Créations révolutionnaires. — Rapport de Lakanal sur l’instruction publique. — Manuscrit de Lepeletier Saint-Fargeau, lu à la Convention par Robespierre. — Admirable plan d’éducation nationale ; discussion ; la Convention adopte le principe de l’éducation commune et gratuite. — La propagation des lumières devenue l’objet d’une préoccupation générale et passionnée. — La Convention décrète qu’il y aura trois degrés d’instruction publique. — Les presbytères consacrés à l’instruction. — Recueil des actions héroïques et civiques. — Décret relatif à la confection d’une nouvelle grammaire et d’un vocabulaire nouveau. — Concours pour la confection de livres élémentaires. — Efforts pour universaliser en France l’usage de la langue française. — Ecole polytechnique. — École normale. — Encouragements donnés aux arts. — Décret qui ordonne et règle l’application du télégraphe. — Projet d’établissement d’un conservatoire des arts et métiers. — Inventaire des collections précieuses. — Ouverture du Musée, les arts logés dans le palais des rois. — Défense de mutiler les monuments. — Projet d’achèvement du Louvre. — Merveilleuse coïncidence de ces travaux avec les luttes à soutenir. — L’idée d’un Code civil appartient à la Révolution, à elle seule. — Rapport de Cambacérès sur le Code civil, articles adoptés. — Institution du Grand-Livre. — Uniformité des poids et mesures. — Réforme du calendrier.Reposons un instant nos regards sur des tableaux moins sombres. Aussi bien, nous avons à venger la Révolution d’une foule d’omissions iniques où s’est complue la haine de ses détracteurs. Oui, que la postérité le sache et ne l’oublie jamais : la Révolution eut cela de caractéristique qu’au déchaînement des passions elle associa l’exercice des vertus les plus sereines, ensemençant d’une main, tandis qu’elle frappait de l’autre. A quoi, par exemple, la vit-on employer les courts moments de repos que lui laissa l’orageuse histoire des mois d’août, septembre et octobre 1795 ? Elle pose le principe que toute société doit à ses membres le pain de l’âme comme celui du corps et jette les bases d’un magnifique système d’éducation nationale. Elle prépare l’établissement de l’École polytechnique et de l’École normale. Elle s’occupe du développement des sciences et des arts. Elle s’étudie à universaliser en France l’usage de la langue française. Elle travaille à l’établissement des télégraphes sur les grandes lignes de communication. Elle décrète la rédaction du Code civil, en commence la discussion et en assoit les fondements. Elle institue le Grand-Livre. Elle inaugure le système décimal. Elle établit l’uniformité des poids et mesures. Elle réforme le calendrier. Nobles choses, que les tragédies de la Révolution nous ont trop fait perdre de vue et qui valent bien qu’on s’y arrête. Dès le 26 juin 1795, Lakanal, au nom du Comité d’instruction publique, était venu soumettre à la Convention une plan d’éducation nationale[1] ; mais ce n’était encore qu’une ébauche informe. Établissement d’une école primaire par mille habitants[2] ; intervention financière de l’État en faveur des enfants peu fortunés qui auraient prouvé, dans les écoles primaires, leur aptitude à acquérir des connaissances supérieures[3] ; droit reconnu à chaque citoyen d’ouvrir une école et de la diriger à son gré[4] : telle était l’économie du projet. Il était loin de suffire aux aspirations de l’époque et se ressentait à peine de l’influence des idées alors dominantes. Toutefois il renfermait quelques dispositions fort belles, celle-ci entre autres : L’instituteur portera, dans l’exercice de ses fonctions, et aux fêtes nationales, une médaille avec cette inscription : Celui qui instruit est un second père. Le 15 juillet, au moment même où Charlotte Corday assassinait Marat, Robespierre parut à la tribune de la Convention, tenant un manuscrit à la main, et prononça ces touchantes paroles : Michel Lepeletier a légué à son pays un plan d’éducation que le génie de l’humanité semble avoir tracé. Celui qui disait : Je meurs content ; ma mort servira la Liberté, avait raison de se réjouir : il ne quittait pas la terre sans avoir préparé le bonheur des hommes[5]. Et il lut : Former des hommes, propager les connaissances humaines, voilà les deux parties du problème à résoudre. La première constitue l’ÉDUCATION, la seconde, l’INSTRUCTION. Celle-ci, quoique offerte à tous, devient, par la nature même des choses, la propriété exclusive d’un petit nombre de membres de la société, à raison de la différence des professions et des talents. Celle-là doit être commune à tous et universellement bienfaisante. Je vous demande de décréter que, depuis l’âge de cinq ans jusqu’à douze pour les garçons, et jusqu’à onze pour les filles, tous les enfants, sans exception, seront élevés en commun, aux dépens de la République, et que tous, sous la sainte loi de l’égalité, recevront mêmes vêtements, même nourriture, même instruction, mêmes soins. La portion de la vie qui s’écoule depuis cinq ans jusqu’à douze est vraiment décisive pour la formation de l’être physique et moral de l’homme : il faut la dévouer à une surveillance de chaque instant. Jusqu’à cinq ans, on ne peut qu’abandonner l’enfance aux soins des mères ; c’est le vœu, c’est le besoin de la nature. A cinq ans donc, la patrie recevra l’enfant des mains de la nature. A douze, elle le rendra à la société, parce que c’est alors l’âge où les enfants sont en état de gagner leur subsistance, l’âge où leur corps, déjà robuste, peut commencer à se plier aux travaux de l’agriculture, et où leur esprit, déjà formé, peut se livrer avec fruit à l’étude des lettres, des sciences ou des arts. L’éducation commune est bonne, tant qu’il s’agit de former, non des laboureurs, non des artisans, non des savants, mais des hommes. L’âge des professions arrivé, l’éducation commune doit cesser, parce que l’instruction doit être différente. Je propose que, pour les filles, le terme de l’institution publique soit fixé à onze ans, leur développement étant plus précoce, et les métiers auxquels elles sont propres exigeant moins de force. L’instruction publique des enfants sera-t-elle obligatoire ? En principe, oui ; car il y a ici intérêt public du premier ordre, et, de la part des parents, devoir civique. … La mesure la plus douce, comme la plus efficace de corriger la bizarre disparité que le hasard de la propriété jette entre les citoyens, se trouve dans le mode de répartir les charges publiques. La théorie est simple : elle consiste à épargner le pauvre et à faire contribuer le riche. Eh bien, que dans chaque canton l’entretien des enfants soit payé par les habitants du canton, au prorata de la contribution directe de chacun d’eux, de telle sorte que l’homme aux trois journées de travail paye une livre dix sous ; le citoyen à mille livres de revenu, cent livres, et celui qui est riche de cent mille livres de revenu, dix mille livres. Ce sera un dépôt commun formé de la réunion de plusieurs mises inégales ; le pauvre mettra très-peu, le riche beaucoup ; et, le dépôt une fois formé, chacun en retirera même avantage, l’éducation de ses enfants[6]. Ainsi, selon Michel Lepeletier, il fallait que l’éducation fût commune, obligatoire, gratuite. Il fallait, suivant ses propres expressions, que l’enfant du pauvre fût élevé aux dépens du riche, proposition magnanime, venant d’un riche ! Ah, quelle ne dut pas être l’émotion de l’Assemblée, — tout entière en ce moment au souvenir de ce grand homme assassiné, — lorsque Robespierre en vint au passage suivant du manuscrit : Jetez les yeux sur les campagnes ; portez vos regards dans l’intérieur des chaumières ; pénétrez dans les profondeurs des villes, où une immense population fourmille, couverte à peine de haillons. Là le travail apporterait l’aisance, mais la fécondité y ramène le besoin. La naissance d’un enfant y est un accident. Les soins que la mère lui prodigue sont mêlés de regrets et d’inquiétude. L’enfant est mal nourri, mal soigné ; il ne se développe point, ou se développe mal, et, faute de culture, cette jeune plante est avortée. Quelquefois même, le dirai-je, un spectacle plus déchirant m’a navré ; je vois une famille affligée, j’approche : un enfant venait d’expirer, il était là. La nature arrachait, d’abord, au couple infortuné quelques pleurs ; mais bientôt l’affreuse indigence lui présentait cette consolation, plus amère encore que ses larmes : c’est une charge de moins ! Utiles et malheureux citoyens. cette charge cessera d’être pour vous un fardeau ; la République bienfaisante viendra l’alléger un jour ; peut-être, rendus bientôt à l’aisance et aux douces impulsions de la nature, vous pourrez donner sans regrets des enfants à la patrie. Elle les recevra tous également, les élèvera tous également sur les fonds du superflu de la richesse, les nourrira et les vêtira tous également ; et, lorsque vous les reprendrez, tout formés, de ses mains, ils feront rentrer dans vos familles une nouvelle source d’abondance, puisqu’ils y apporteront la force, la santé, l’amour et l’habitude du travail[7]. Nous voudrions que le cadre de cet ouvrage nous permît de reproduire, sans en rien retrancher, l’admirable texte qui est sous nos yeux : forcé d’abréger, léguons du moins au souvenir reconnaissant des générations futures les dispositions principales d’un projet qu’elles auront à reprendre en le complétant : Tous les enfants seront élevés aux dépens de la République, depuis l’âge de cinq ans jusqu’à douze pour les garçons, et jusqu’à onze pour les filles. L’éducation nationale sera la même pour tous. Dette de la patrie envers tous, tous y ont droit, et nul n’en peut refuser la jouissance à ses enfants. L’objet de l’éducation nationale sera de fortifier le corps des enfants, de le développer par des exercices de gymnastique, de les accoutumer au travail des mains, de les endurcir à la fatigue, de leur élever le cœur, et d’orner leur esprit des connaissances nécessaires à tout citoyen, quelle que soit sa profession. Lorsque les enfants seront parvenus au terme de l’éducation nationale, ils seront remis entre les mains de leurs parents ou tuteurs, et rendus aux divers travaux de l’agriculture et de l’industrie. Les connaissances humaines et les beaux-arts seront enseignés publiquement et gratuitement par des maîtres qui recevront de la nation leur salaire. Les cours, où les enfants ne seront admis qu’après avoir reçu l’éducation nationale, seront partagés en trois degrés d’instruction : les Écoles publiques, les Instituts, les Lycées. Pour l’étude des belles-lettres, des sciences et des arts, il sera choisi un enfant sur cinquante, parmi ceux qui auront annoncé des aptitudes particulières ou des talents supérieurs. Les enfants choisis seront entretenus aux frais de la République, auprès des Écoles publiques, pendant le cours d’études qui sera de quatre ans. Parmi ces derniers, ceux dont les talents se seront développés davantage seront également entretenus, aux frais de la République, auprès des Instituts, pendant les cinq ans que durera ce second cours d’études. Enfin, moitié des pensionnaires qui auront parcouru avec le plus de distinction la carrière des Instituts, seront choisis pour être entretenus auprès du Lycée et y suivre le cours d’études pendant quatre années. Lorsqu’une femme conduira un enfant âgé de cinq ans à l’établissement de l’éducation nationale, elle recevra de la République, pour chacun des quatre premiers enfants qu’elle aura élevés jusqu’à cet âge, la somme de 100 livres ; le double, pour chaque enfant qui excédera le nombre de quatre jusqu’à huit, et pour chaque enfant au delà, 500 livres. Aucune mère ne pourra refuser l’honneur de cette récompense ; elle n’y aura droit qu’autant qu’elle justifiera par une attestation de la municipalité qu’elle a allaité son enfant. Durant le cours de l’éducation nationale, le temps des enfants sera partagé entre l’étude, la gymnastique et le travail des mains. Le dixième du produit de leur travail leur sera remis ; les neuf dixièmes seront appliqués aux dépenses de la maison. Aucun domestique ne sera employé dans les maisons d’éducation nationale. Les enfants les plus âgés, chacun à son tour, rempliront les diverses fonctions du service journalier de la maison. Les enfants recevront une nourriture saine mais frugale, un habillement commode mais grossier ; ils seront couchés sans mollesse ; de telle sorte que, quelque profession qu’ils embrassent et dans quelques circonstances qu’ils se trouvent plus tard, ils puissent se passer des superfluités et mépriser les besoins factices. La surveillance de chaque établissement d’éducation nationale sera confiée à un conseil de pères de famille[8]. Telles étaient les lignes principales du plan que Michel Lepeletier avait tracé, et que Robespierre lut dans la séance du 13 juillet 1795, en déclarant qu’il l’adoptait[9]. Le 30, la discussion s’étant ouverte, l’abbé Grégoire, après avoir rendu hommage à l’élévation des vues de Michel Lepeletier, combattit le projet, en se fondant Sur l’énormité de la dépense, qu’il évaluait à 500 millions au moins ; Sur le besoin qu’ont les pauvres habitants des campagnes du travail de leurs enfants ; Sur l’inconvénient de porter atteinte aux douceurs de la vie de famille ; Et enfin, sur ce que c’étaient là des inconvénients certains, tandis que le danger de livrer les enfants en proie aux préjugés et au fanatisme des parents n’était que problématique[10]. Ces objections n’avaient rien de décisif. Et d’abord, quant à la dépense, Lakanal prouva plus tard que, si l’on avait soin de grouper les communes de manière à former, dans le plus petit espace possible, des ensembles de population approchant de deux mille personnes, le budget de vingt-six mille écoles primaires, c’est-à-dire d’une école primaire par mille habitants, n’excéderait pas 54 millions, ou le sixième des contributions de ce temps-là[11]. A l’objection tirée de la misère du paysan, qui lui rendait précieuse la ressource du travail de ses enfants même en bas âge, Michel Lepeletier avait répondu d’avance : L’homme aux trois journées de travail, moyennant une surtaxe de trente sols, se verrait affranchi, suivant mon projet, du poids d’une famille souvent nombreuse. Avec ce faible sacrifice de trente sous, il pourrait avoir jusqu’à sept enfants à la fois, élevés aux frais de la République. C’est ce que fit avec raison remarquer Robespierre, lorsque, le 5 août, la discussion fut reprise. On objecte, dit-il, que le père indigent ne voudra point se priver des services de ses enfants ; mais comment regretterait-il ces services, nuls en bien des cas, lorsque par l’instruction de son fils il en recevra dont l’importance est incomparable ?[12] A l’égard du dernier motif exposé par l’abbé Grégoire, il ajouta : Il n’est point vrai que, dans le plan de Michel Lepeletier, l’enfant soit éloigné de sa famille. Il y reste pendant les cinq premières années de sa vie, et, pendant les sept années qui suivent, il vit près d’eux, sinon avec eux. N’oubliez pas, d’ailleurs, cette idée sublime par où Lepeletier reconnaît et consacre les droits de la nature : la création du conseil des pères de famille pour juger et surveiller les instituteurs[13]. Il conclut par ces paroles péremptoires : Je vois d’un côté la classe des riches, qui repousse cette loi ; de l’autre, le peuple qui la demande. Je n’hésite plus : elle doit être adoptée[14]. L’Assemblée se montra moins convaincue ou moins hardie que Robespierre. Non que le principe de l’éducation commune et gratuite la fît reculer ; au contraire, elle couvrit Danton d’applaudissements, lorsque celui-ci s’écria : Quand vous semez dans le champ de la patrie, ne comptez pas le prix de la semence. Après le pain, l’éducation est le premier besoin du peuple[15]. Mais irait-on jusqu’ à la rendre obligatoire, au risque de troubler les joies du foyer et d’offenser l’amour maternel ? Danton, qui sous des airs impétueux cachait beaucoup de finesse, s’aperçut qu’à cet égard la Convention flottait incertaine, et soit qu’il partageât cette incertitude, soit qu’il craignît de ne pas obtenir assez en demandant trop, il proposa de tolérer, à côté des établissements nationaux où les enfants seraient nourris, instruits et logés gratuitement, des classes où les citoyens qui désireraient garder leurs enfants chez eux seraient libres de les envoyer s’instruire. Ce système fut celui qui prévalut[16]. C’était s’arrêter aux deux tiers du chemin ; c’était permettre que la lutte des intérêts individuels contre l’unité sociale continuât autour du berceau des générations futures. Et, toutefois, quel pas immense en avant ! Que de grandeur dans cette déclaration que la France faisait au monde armé contre elle : Une société DOIT à chacun de ses membres du pain et l’éducation ! Un fait digne de remarque, c’est qu’à aucune époque de l’Histoire, la propagation des lumières ne fut l’objet d’une préoccupation plus générale et plus passionnée. Emanciper l’intelligence humaine, voilà ce que voulaient d’une égale ardeur, et à quelque prix que ce fût, les Jacobins, les Cordeliers, la Commune, la. Convention. Et à ce désir répondait, chez le peuple, une envie de s’instruire qu’il regardait comme le complément de son amour pour la liberté. J’ai vu dernièrement aux Champs-Elysées, écrivait Anacharsis Clootz, deux jeunes sans-culottes couchés sur l’herbe avec un livre à la main, et se servant mutuellement de répétiteurs. Je m’approche, en louant leur zèle. Citoyen, me répondirent ces enfants, on n’est pas libre sans cela. Nous criâmes tous trois à tue-tête : Vive la République ![17] De cette disposition générale on eut une preuve bien frappante, lorsque, le 13 septembre, Dufourny vint, à la tête d’une députation des sociétés populaires, presser la Convention d’instituer trois degrés d’instruction publique ; requête que Lakanal convertit aussitôt en motion, et dont l’Assemblée fit un décret, ainsi conçu : Indépendamment des écoles primaires, dont la Convention s’occupe, il sera établi dans la République trois degrés progressifs d’instruction : le premier, pour les connaissances indispensables aux artistes et aux ouvriers ; le second, pour les connaissances nécessaires à ceux qui se destinent aux autres professions de la société ; le troisième, pour les objets dont l’étude difficile n’est pas à la portée de tous les hommes[18]. Le Comité — d’instruction publique conçut dès lors le projet d’une Ecole polytechnique. Mais comment former de bons élèves, sans avoir formé d’abord de bons professeurs ? De là l’idée d’une École normale, heureuse et féconde idée qui, comme la première, ne tarda pas à être réalisée[19]. Que de combats livrés à l’ignorance, et dans l’espace de quelques mois ! Tantôt, c’est la Convention qui consacre les presbytères à l’instruction[20] ; tantôt c’est le Club des Jacobins qui invite tous les Français à recueillir les traits dignes de mémoire[21] ; tantôt c’est le Comité de salut public qui fait tirer à cinquante mille exemplaires et envoie aux municipalités, aux armées, aux sociétés populaires, aux écoles, le récit des actions héroïques et civiques[22]. Un décret charge le Comité d’instruction publique de faire une nouvelle grammaire et un vocabulaire nouveau[23]. On met au concours la confection de livres élémentaires[24]. Un jury spécial a mission de prononcer sur les ouvrages qui traitent de l’éducation physique et morale des enfants[25]. Non, jamais tant d’ardeur n’avait été mise à dissiper les ténèbres. Ils savaient, ces hardis lutteurs, qu’aux républicains encore plus qu’aux aigles il convient de regarder le soleil en face, et que le culte de la nuit n’est bon que pour les hiboux et les tyrans ! Mais la chose pressante, c’était d’universaliser en France — l’usage de la langue française. Quel espoir de faire accepter la Révolution là où elle ne pouvait se faire comprendre ? N’était-ce pas au moyen du bas-breton, parlé presque exclusivement dans le Morbihan, le Finistère, les Côtes-du-Nord, une partie d’Ille-et-Vilaine et de la Loire-Inférieure, que les prêtres retenaient sous leur empire le peuple de ces contrées ? N’était-ce pas en se servant de la langue italienne que Paoli avait réussi à détacher les Corses d’une révolution, dont ils ne pouvaient ni saisir la propagande ni connaître les lois ? En Alsace, la retraite des Allemands n’avait-elle pas entraîné l’émigration de près de vingt mille villageois[26], tant avait de puissance l’identité du langage entre les habitants des deux rives du Rhin ? Et le peuple des Pyrénées occidentales, quelle langue parlait-il ? Celle de l’inquisition ! La superstition et le fanatisme, disait Barère, parlent bas-breton ; l’émigration et la haine de la République parlent allemand ; la contre-révolution parle italien, et le fanatisme parle basque... Brisons ces instruments d’erreur. C’est ce que la Convention essaya, et un instituteur de langue française fut donné à chaque commune étrangère à l’idiome national[27]. La Révolution n’eut garde de négliger les arts : la peinture, la sculpture et l’architecture reçurent des prix d’encouragement[28]. Le soin d’inventorier les collections précieuses fut confié à une commission spéciale[29]. Un décret ordonna et régla l’application du télégraphe[30]. Enfin, l’attention des Comités où s’élaboraient les diverses questions à résoudre se porta sur ces deux belles créations de la période révolutionnaire : le Conservatoire des arts et métiers et l’Institut[31]. Puis, que d’étonnants synchronismes ! C’est au plus fort de l’émotion produite par le crime et l’exécution de Charlotte Corday que, le 27 juillet, la Convention ordonne l’ouverture du Muséum, affecte une somme annuelle à l’achat de tableaux et statues dans les ventes particulières, et loge les arts dans le palais des rois[32] ! C’est au moment du procès des Girondins qu’elle publie défense expresse de mutiler ou d’altérer, non-seulement les monuments publics, mais les collections, cabinets, musées, soit publics, soit particuliers, sous prétexte d’en faire disparaître les signes de féodalité ou de royauté[33]. C’est dans la séance même où elle envoie Collot-d’Herbois et Fouché exterminer les Lyonnais qu’on la trouve occupée à organiser un jury pour les prix de peinture, de sculpture et d’architecture[34]. Souvent la sollicitude de l’Assemblée éclatait en scènes d’enthousiasme, comme le jour où la Commission des arts vint demander à la Convention l’achèvement du Louvre et qu’on ouvrît un concours aux artistes qui voudraient y célébrer les traits d’héroïsme et de vertu nés du génie de la Liberté. David présidait. Il répondit : Les arts vont reprendre leur dignité, ils ne se prostitueront plus à illustrer les tyrans. Et les pétitionnaires, admis dans la salle, la traversèrent au milieu d’applaudissements enflammés[35]. La Constitution avait fixé les droits politiques des Français : restait à déterminer leurs droits civils, tâche dont la difficulté pouvait seule égaler l’importance. Beaucoup de lois font une mauvaise république ; leur multiplicité est un fardeau, et le peuple qui en est accablé souffre presque autant de ses lois que de ses vices. Plurimæ leges, corruptissime Republica ; utolim vitüs, ita nunc legibus laboramus[36]. Et, d’un autre côté, comment resserrer en un petit nombre de règles cette foule de cas auxquels donne lieu le développement d’une civilisation compliquée ? Comment prévenir les innombrables procès qu’enfante l’obscurité ou le caractère contradictoire des textes, et introduire dans la direction du corps social quelque chose de cette unité simple et forte qui préside à l’harmonie de l’univers ? Le Comité de législation pensa que le mieux serait de poser une série de principes formulés très-succinctement, avec clarté, et de manière à écarter d’avance beaucoup de doutes, en laissant subsister peu de questions. Réduire le vaste ensemble des lois à un petit volume que chacun pût non-seulement comprendre mais retenir par cœur, et qui devînt comme le manuel du peuple : voilà le problème que la Révolution se proposa de résoudre... et résolut. Dès 1791, il avait été décidé qu’il y aurait un CODE CIVIL[37] : le 22 août 1793, Cambacérès fit lecture à la Convention d’un imposant travail qui embrassait toutes les dispositions relatives aux naissances, aux mariages, aux divorces, aux adoptions, aux décès, aux donations entre vifs ou héréditaires, aux contrats, aux successions, aux hypothèques[38]. Une discussion savante s’ouvrit, et le mois d’août n’était pas achevé, que déjà les titres suivants étaient votés : — État des personnes. — Mariage. — Droits des époux. — Rapports entre les pères et mères et les enfants. — Divorce. — Mode du divorce[39]. — Le débat, plusieurs fois interrompu et repris, occupa soixante séances[40]. Mais la Convention avait un idéal si élevé, qu’un travail tant admiré depuis lui parut encore au-dessous de ce que le peuple était en droit d’attendre ; et le projet de Cambacérès, attaqué comme sentant trop l’homme du palais, fut renvoyé à un Comité de philosophes[41]. Quoi qu’il en soit, l’Empire trouva, tout préparés et déjà mis en ordre, les matériaux d’une œuvre que son rôle se borna à compléter, et dont il gâta les parties principales en les modifiant au point de vue du despotisme. Quant à l’idée primordiale, on voit à quelle époque elle se rapporte. C’est donc à la Révolution que revient l’honneur d’avoir doté la France d’un Code civil. Et c’est aussi la Révolution qui a fondé le GRAND-LIVRE. Jusqu’au mois d’août 1795, la dette publique avait été un véritable chaos, composée, qu’elle était d’une foule d’obligations de nature, d’origine et de date différentes. Il y avait les anciens contrats souscrits au nom des rois. Il y avait les dettes des anciens pays d’État ; les dettes des communautés d’arts et métiers ; les rentes dues par les corps particuliers du clergé ; toutes obligations que la nation avait prises à sa charge, en retirant l’actif de ces diverses corporations. Il y avait les titres provenant des divers emprunts remboursables, contractés sous le gouvernement de Louis XVI. Il y avait les titres résultant des privilèges achetés à prix d’argent sous l’ancien régime et que la Révolution n’avait abolis qu’en s’engageant à indemniser les possesseurs. Il y avait enfin les dettes dont l’origine se liait aux créations successives d’assignats[42]. De là des inconvénients énormes et des abus sans nombre, l’extrême diversité des titres ayant pour effets de compliquer la comptabilité d’une manière effroyable, de favoriser le manque de foi par l’excès de la confusion, d’alimenter l’agiotage, de multiplier outre mesure les parties prenantes, de discréditer les contrats nationaux, et d’introduire dans les payements un désordre ruineux. Telle était, souvent, la division d’une même créance, qu’un créancier de deux mille livres de rente ne pouvait recevoir son payement qu’après s’être adressé à quarante payeurs différents et s’être procuré quarante fois les pièces nécessaires[43]. Cet état de choses n’était pas moins funeste sous le rapport politique que sous le rapport financier. La dette contractée sous le despotisme restant distincte de celle qui datait de la Révolution, les capitalistes qui avaient un roi pour débiteur désiraient son rétablissement, de peur de perdre leur créance. Il importait donc de couper court à ces regrets et à ces espérances de l’égoïsme alarmé, en substituant à tant de titres divers un titre unique et fondamental, ou, comme on disait alors, il fallait républicaniser la dette[44]. En conséquence, il fut décidé, sur la proposition de Cambon, dont cela seul suffit pour illustrer à jamais la mémoire, que tous les contrats des créanciers de l’Etat, quels qu’ils fussent, seraient convertis en une inscription uniforme conservée dans un registre appelé le Grand-Livre de la dette publique, et que le capital de chaque créance se transformerait en une rente perpétuelle, au taux de cinq pour cent. Ainsi le créancier de 2.000 fr. le devint d’une rente de 100 fr., avec faculté de la vendre sur la place pour la valeur du capital qu’elle représentait, mais sans pouvoir exiger le remboursement de ce capital de l’État lui-même, lequel se réservait, de son côté, le droit de racheter les rentes au cours du marché, de façon à profiter de la baisse. Les créanciers furent avertis d’avoir à remettre leurs titres, en échange de l’inscription, dans un délai donné, sous peine de perdre les intérêts s’ils laissaient s’écouler six mois sans se présenter, et le capital s’ils laissaient s’écouler un an. La dette publique avait été chargée jusqu’alors de plusieurs genres d’impôts : on les remplaça par une imposition foncière d’un cinquième, ce qui réduisit de 200 millions à 160 millions le service annuel des intérêts[45]. Le résultat de cette belle et vigoureuse opération fut de ramener l’ordre dans une branche importante des finances, de préparer le règne du crédit public, d’intéresser au maintien du gouvernement révolutionnaire une classe nombreuse de capitalistes, de tarir mille sources, obscures d’agiotage, de mettre au néant les parchemins et paperasses de l’ancien régime, et de simplifier la comptabilité à ce point, que Cambon pût dire : Désormais toute la science des financiers, en fait de dette publique, consistera dans une addition du Grand-Livre[46]. Mais ce qui valait mieux encore, c’était l’éclatante preuve que la République donnait de sa loyauté, en déclarant siennes les dettes provenant des abus qu’elle avait détruits, du despotisme qu’elle avait vaincu. A quoi n’osa point s’attaquer l’impétueux génie de nos pères ? Ils cherchèrent la loi de la pesanteur, celle de l’espace, celle du temps ; et ils les trouvèrent. Jusqu’alors l’absence d’uniformité dans les poids et mesures avait livré les transactions industrielles à l’empire de la fraude et du hasard : où était le chaos, parut l’harmonie. Une quantité déterminée d’eau distillée fut prise pour unité de poids, une fraction donnée du méridien pour unité de mesure ; et, en multipliant ou divisant par dix, à l’infini, ces quantités, qui ne présentaient aucun caractère arbitraire et local, mais qu’avait fournies la mère commune des hommes, la nature, on eut le système décimal, système conçu de manière à être adopté par tous les peuples de la terre, et l’un des plus splendides hommages qui aient jamais été rendus à l’unité du genre humain ! Mais ce n’était pas encore assez d’avoir découvert la vraie mesure de la pesanteur et de l’espace : ils voulurent avoir la vraie mesure du temps, et Romme fut chargé de la réforme du calendrier, conjointement avec Lagrange, Monge, Pingré, Dupuis, Féri, et Guyton-Morveau. Laissons-le expliquer lui-même les motifs qui décidèrent la Convention à abolir l’ère vulgaire. Aussi bien le langage de la science ne pouvait revêtir, sur les lèvres d’un mathématicien, plus de poésie et de grandeur : … Le Temps ouvre un nouveau livre à l’Histoire, et dans sa marche nouvelle, majestueuse et simple comme l’égalité, il doit graver d’un burin neuf et pur les annales de la France régénérée. Les Tyriens dataient du recouvrement de leur liberté. Les Romains dataient de la fondation de Rome. Les Français datent de la fondation de la liberté et de l’égalité. Jusqu’en 1564 la France a commencé l’année à Pâques. Un roi imbécile et féroce, ce Charles IX qui ordonna le massacre de la Saint-Barthélemy, fixa le commencement de l’année au 1er janvier, sans autres motifs que de suivre l’exemple qui lui était donné. Cette époque ne s’accorde ni avec les saisons, ni avec les signes, ni avec l’histoire du Temps. Le cours des événements nombreux de la Révolution française présente une époque frappante, peut-être unique, par son accord parfait avec les mouvements célestes, les saisons et les traditions anciennes. Le 21 septembre 1792, les représentants du peuple, réunis en Convention nationale, ont prononcé l’abolition de la royauté : ce jour fut le dernier de la monarchie, il doit l’être de l’ère vulgaire et de l’année. Le 22 septembre fut décrété le premier jour de la République, et, ce même jour, à neuf heures dix-huit minutes trente secondes du matin, le soleil arrivait à l’équinoxe vrai d’automne en entrant dans le signe de la Balance. Ainsi l’égalité des jours et des nuits était marquée dans le ciel, au moment même où l’égalité civile et morale était proclamée sur la terre par les représentants du peuple français. Ainsi le soleil a éclairé à la fois les deux pôles et successivement le globe entier, le jour même où, pour la première fois, a brillé sur la nation française le flambeau qui doit un jour éclairer le monde. Ainsi le soleil a passé d’un hémisphère à l’autre, le même jour où le peuple, triomphant de l’oppression des rois, a passé du gouvernement monarchique au gouvernement républicain. C’est après quatre ans d’efforts que la Révolution est arrivée à sa maturité en nous conduisant à la République, précisément dans la saison de la maturité des fruits. Les traditions sacrées de l’Égypte, qui devinrent celles de tout l’Orient, faisaient sortir la terre du chaos sous le même signe que notre République, et y fixaient l’origine des choses et du Temps. Ce concours de tant de circonstances imprime un caractère religieux à l’époque du 22 septembre, qui doit être une des plus célébrées dans les fêtes des générations futures. En conséquence, la commission dont Romme fut l’organe proposait de décréter : L’ère des Français compte de la fondation de la République, qui a eu lieu le 22 septembre 1792[47]. Après avoir fixé le commencement de l’année, il y avait à en déterminer la longueur. Devait-on continuer de la faire de douze mois lunaires, c’est-à-dire de trois cent cinquante-quatre jours, bien que la révolution de la terre autour du soleil, qui seule règle les saisons et le rapport des jours aux nuits, soit de trois cent soixante-cinq jours, cinq heures, quarante-huit minutes, quarante-neuf secondes ? Les Egyptiens, les plus éclairés des peuples de la haute antiquité, faisaient l’année de trois cent soixante-cinq jours, suivant de la sorte autant que possible le cours naturel des choses, et cherchant un point fixe dans les mouvements célestes : cette base, vraiment astronomique, fut celle que la commission adopta. Restait à diviser et à subdiviser l’année. La commission rejeta l’idée de prendre pour divisions les quatre saisons : d’abord à cause de l’inégalité de leur durée, puisqu’on compte quatre-vingt-dix jours de l’équinoxe d’automne au solstice d’hiver ; quatre-vingt-neuf, du solstice d’hiver à l’équinoxe du printemps ; quatre-vingt-treize, de l’équinoxe du printemps au solstice d’été ; quatre-vingt-treize, du solstice d’été à l’équinoxe d’automne ; et ensuite, parce que l’esprit ne saurait s’élever facilement de la petite unité du jour à la grande unité de l’année qu’à l’aide de plusieurs unités intermédiaires et croissantes, propres à lui servir à la fois d’échelle et de repos[48]. On pensa donc que, comme divisions de l’année, il valait mieux adopter les phases de la lune, dont chacune se répète douze fois dans l’année, à des intervalles égaux de vingt-neuf jours, douze heures et demie, ou, en compte rond, trente jours. La lune, d’ailleurs, est si utile au marin, au voyageur, à l’homme des champs, à l’habitant du Nord, surtout, pour qui elle supplée au jour dans les longues nuits d’hiver ! Ces considérations amenèrent à conserver les mois, qu’on fit tous égaux et de trente jours chacun. Mais, attendu que douze mois de trente jours chacun ne donnent que trois cent soixante jours, on compléta l’année en la terminant, comme chez les Égyptiens, par cinq jours épagomènes ou surajoutés. La semaine ne mesurant exactement ni les lunaisons, ni les mois, ni les saisons, ni l’année, et ne rappelant d’autre souvenir historique que celui des combinaisons cabalistiques qu’y avaient attachées les astrologues et les mages, on la supprima, et l’on substitua aux quatre semaines dont le mois se composait trois décades ou fractions de dix jours, ce qui avait l’avantage d’appliquer à la mesure du temps la numération décimale, adoptée déjà pour les poids et mesures, ainsi que pour les monnaies de la République[49]. Enfin, la division du jour en dix parties, et de chaque partie en dix autres, jusqu’à la plus petite portion commensurable de la durée, compléta la réforme que, dans la séance du 20 septembre, Romme, au nom du Comité d’instruction publique, soumit à la Convention[50]. Outre les dispositions qui viennent d’être analysées, le projet contenait une nomenclature des mois et des jours, en vertu de laquelle chaque mois aurait porté un nom particulier ; l’un se serait appelé Régénération ; un autre, Réunion ; un troisième, Jeu de Paume ; un quatrième, Bastille… Et de même qu’on aurait donné aux mois certains noms commémoratifs des diverses époques de la Révolution, de même on aurait donné aux différents jours de la décade des noms symboliques se rapportant, soit aux idées révolutionnaires, soit aux instruments de leur triomphe, par exemple : le Niveau, le Bonnet, le Compas, la Pique, le Canon, la Charrue… L’Assemblée ne rejeta du projet que la nomenclature, et préféra la dénomination ordinale[51], si bien que, le 6 octobre, elle datait son procès-verbal du quinzième jour du premier mois de l’an II de la République. Mais cette manière d’indiquer une date était trop vicieuse pour ne pas provoquer un nouvel examen. On se remit à l’étude, et, le 24 octobre, Fabre d’Églantine vint proposer à l’Assemblée l’adoption de ce calendrier charmant où l’histoire de l’année est comme racontée par les grains, les pâturages, les plantes, les fruits et les fleurs. Il commença en ces termes : La régénération du peuple français et l’établissement de la République ont entraîné la réforme de l’ère vulgaire. Nous ne pouvions plus compter les années où les rois nous opprimèrent comme un temps où nous avons vécu. Vous avez réformé le calendrier, vous lui en avez substitué un autre où le temps est mesuré par des calculs plus exacts et plus symétriques. Ce n’est pas assez : une longue habitude du calendrier grégorien a rempli la mémoire du peuple d’un nombre considérable d’images qu’il a longtemps révérées et qui sont encore aujourd’hui la source de ses erreurs religieuses ; il est nécessaire de substituer à ces visions de l’ignorance les réalités de la raison, et au prestige sacerdotal la vérité de la nature. Et ce n’est pas seulement à ce but que vous devez tendre ; en matière d’institutions, il ne faut rien laisser pénétrer dans l’entendement du peuple qui ne porte un grand caractère d’utilité publique. Ce vous doit être une heureuse occasion à saisir que de ramener, par le calendrier, le livre le plus usuel de tous, le peuple français à l’agriculture[52]. La puissance des images ! ah ! rien ne la constatait mieux que les succès du catholicisme ; et c’est ce que Fabre d’Églantine n’eut garde d’oublier, enfant de Voltaire qu’il était. Il fit remarquer avec quel art les prêtres avaient choisi, pour les fêtes lugubres de la commémoration des morts, le moment de la fuite des heures riantes et de la chute des feuilles. Il rappela que c’était dans les jours les plus longs et les plus effervescents de l’année qu’avaient lieu ces triomphales cérémonies de la Fête-Dieu, piège dévot tendu à la frivolité ou à la coquetterie des femmes, et à l’indocilité domestique des jeunes amants. Il montra les hommes de Dieu, quand vient le joli mois de mai, quand le soleil naissant n’a pas encore absorbé la rosée et la fraîcheur de l’aurore, appelant à eux les peuplades crédules, les promenant à travers les campagnes, au bruit des Rogations, et semblant leur dire : C’est nous qui avons reverdi ces campagnes : c’est par nous que vos greniers se rempliront[53]. De ces exemples Fabre d’Eglantine concluait à la nécessité d’agir vivement sur l’imagination du peuple, si on voulait l’arracher à cet empire des prêtres, auquel le pouvoir des images l’avait livré. Et quelles plus gracieuses, quelles plus instructives images que celles qui se rapportent à l’économie rurale ! Fabre d’Églantine proposa donc de nommer : Vendémiaire, Brumaire, Frimaire, le mois des vendanges, qui ont lieu de septembre en octobre ; celui des brouillards et des brumes basses, qui sont, d’octobre en novembre, une sorte de transsudation de la nature, et celui du froid qui se fait sentir de novembre en décembre ; Nivôse, Pluviôse, Ventôse, le mois de la neige, qui blanchit la terre de décembre en janvier ; celui des pluies, qui tombent généralement avec plus d’abondance de janvier en février, et celui du vent, qui vient sécher la terre de février en mars ; Germinal, Floréal, Prairial, le mois de la fermentation et du développement de la sève, de mars en avril ; celui de l’épanouissement des fleurs, d’avril en mai, et celui de la récolte des prairies, de mai en juin ; Messidor, Thermidor, Fructidor, le mois des ondoyantes moissons, qui dorent les champs, de juin en juillet ; celui de la chaleur à la fois solaire et terrestre, qui embrase l’air, de juillet en août ; et enfin celui des fruits, que le soleil mûrit, d’août en septembre[54]. Chaque dénomination devenait de la sorte un moyen de préciser et de décrire l’époque correspondante de l’année. Et quelle harmonie imitative dans la prosodie des mots adoptés, dans le mécanisme de leurs désinences ! Pour l’automne, un son grave et une mesure moyenne ; pour l’hiver, un son lourd et une mesure longue ; pour le printemps, un son gai et une mesure brève ; pour l’été, un son sonore et une mesure large. Que l’on compare ces noms si admirablement appropriés aux choses qu’ils expriment, à ces mots inintelligibles et barbares : janvier, février, mars, avril, etc., ou à ceux-ci, plus ridicules encore : septembre, octobre, novembre, décembre, c’est-à-dire le septième mois quand il s’agit de désigner le neuvième, le huitième mois quand il s’agit de désigner le dixième, et ainsi de suite ! Les mots lundi, mardi, mercredi, etc., qui, dans le calendrier grégorien, servent à indiquer les divers jours de la semaine, ne méritaient pas davantage d’être conservés, n’ayant d’autre mérite que de rappeler les sottises de l’astrologie judiciaire. Fabre d’Églantine demanda qu’ils fussent supprimés, et qu’on baptisât les dix jours de la décade, qui remplaçait la semaine : primidi, duodi, tridi, quartidi, quintidi, sextidi, septidi, octidi, nonidi, décadi. Le motif qui, à l’égard des dix noms de la décade, fit rejeter l’emploi des expressions figuratives, fut que les images, locales par essence, ne sauraient demeurer en rapport constant avec des appellations dont chacune revient trente-six fois l’an[55]. Les prêtres avaient assigné à chaque jour de l’année la commémoration d’un saint : Fabre d’Églantine proposa de mettre dans le calendrier républicain, à la place de cette foule de canonisés, les objets qui composent la vraie richesse nationale, les fleurs, les fruits, les racines, les plantes, les arbres, les grains, les minéraux ; et cela, en les disposant de manière à leur faire indiquer, rien que par la place et le quantième, l’époque précise où la nature nous les donne. A chaque quintidi devait être inscrit le nom d’un animal domestique, et à chaque décadi, le nom d’un instrument aratoire, avec rapport précis entre la date de l’inscription et l’utilité, à cette date, de l’animal ou de l’instrument. Au moyen de cette méthode, disait l’ingénieux Fabre d’Églantine, il n’y aura pas de citoyen en France qui, dès sa plus tendre jeunesse, n’ait fait insensiblement une étude élémentaire de l’économie rurale. Aujourd’hui, pas de citadin qui ne puisse en peu de jours apprendre dans ce calendrier ce qu’à la honte de nos mœurs, il a ignoré jusqu’à cette heure, apprendre en quel temps la terre nous donne telle production, et en quel temps telle autre. J’ose dire ici que c’est ce que n’on jamais su bien des gens très-instruits dans plus d’une science urbaine, fastueuse et frivole[56]. On a vu que, pour compléter l’année, telle que Romme en avait déterminé la longueur, il restait cinq jours épagomènes ou complémentaires ; on eut l’heureuse idée de les consacrer, comme fêtes nationales : le premier, au Génie ; le second, au Travail ; le troisième, aux Actions ; le quatrième, aux Récompenses ; le cinquième, à l’Opinion. La fête de l’Opinion était destinée à châtier moralement les dépositaires fautifs de la loi et de la confiance publique, en les abandonnant aux traits de la gaieté française. Chansons, allusions, caricatures, pasquinades, tout, ce jour-là, devait être permis à ceux qui auraient souffert des abus du pouvoir contre ceux qui en auraient bassement profité. Mais ces cinq fêtes, comment les nommer ? Sans-Culottides ? Et pourquoi non ? Est-ce qu’anciennement la Gaule lyonnaise n’était point appelée la Gaule culottée, Gallia braccata ? Le reste des Gaules, jusqu’aux bords du Rhin, était donc la Gaule non-culottée ! Et puis, ajoutait Fabre d’Églantine, que cette dénomination soit antique ou moderne, qu’importe ? Elle a été illustrée par la liberté, elle nous doit être chère ; cela suffit[57]. Tel fut ce projet, chef-d’œuvre de grâce, de poésie et de raison. Converti aussitôt en décret, il figurait dans le procès-verbal du lendemain, 25 octobre 1795, sous la date nouvelle, 4 Frimaire, an II de la République française ; et c’est de ce décret, fondu avec celui du 5 octobre, que résulta l’établissement du calendrier républicain. Pauvre Fabre d’Églantine ! Hélas ! il ne lui fut pas donné de le voir finir, ce mois de l’épanouissement des fleurs pour lequel il avait trouvé un nom si doux. Mais combien furent-ils qui survécurent ! Et, du reste, lorsque, la tête penchée et l’oreille ouverte au bruit des combats, ils méditaient le grand problème du monde à régénérer, ils savaient bien quel serait le prix de leurs travaux, et que la passion qui consumait leur âme était de celles dont on meurt. Mais ils savaient aussi que leur œuvre était d’essence immortelle ; que la terre où ils seraient ensevelis était féconde, et que leurs enfants moissonneraient sur leurs tombeaux. |
[1] Voyez le Moniteur, 1793, n° 187.
[2] Art. 2 du projet.
[3] Art. 39.
[4] Art. 41.
[5] Moniteur, 1793, n° 198.
[6] Moniteur, 1793, n° 198.
[7] Moniteur, 1793, n° 198.
[8] Moniteur, 1793, n° 198.
[9] Le 25 juillet, il le présenta au vote de l’Assemblée, avec quelques légères modifications qui ne portaient que sur des détails. — Voyez le n° 225 du Moniteur, 1793.
[10] Moniteur, 1793, n° 223.
[11] Rapport de Lakanal sur les écoles centrales, séance du 26 frimaire an III.
[12] Moniteur, 1793, n° 227.
[13] Moniteur, 1793, n° 227.
[14] Moniteur, 1793, n° 227.
[15] Moniteur, 1793, n° 227.
[16] Moniteur, 1793, n° 227.
[17] Opinion d’Anacharsis Clootz sur l’Instruction publique et les spectacles, dans la Bibliothèque historique de la Révolution. — 775, 6, 7. British Museum.
[18] Moniteur, 1793, n° 262.
[19] La première organisation de l’École polytechnique fut décrétée sous le titre d’École centrale des travaux publics, le 26 novembre 1794. — L’établissement complet d’une École normale, à Paris, avec écoles partielles correspondantes dans les départements, fut décrété le 9 brumaire an III.
[20] Moniteur, 1793, n° 56.
[21] Moniteur, 1793, n° 51.
[22] Bibliothèque historique de la Révolution. — 501, 2. British Museum.
[23] Moniteur, 1793, n° 258.
[24] Moniteur, 1793, n° 126.
[25] Moniteur, 1793, n° 289.
[26] Rapport de Barère sur l’enseignement de la langue française, 8 pluviôse an II, dans la Bibliothèque historique de la Révolution. — 501, 2. British Museum.
[27] Rapport de Barère sur l’enseignement de la langue française, 8 pluviôse an II, dans la Bibliothèque historique de la Révolution. — 501, 2. British Museum.
[28] Moniteur, 1793, n° 183.
[29] Moniteur, 1793, n° 143.
[30] Moniteur, 1793, n° 94.
[31] L’établissement du Conservatoire des arts et métiers date de l’an III, et celui de l’Institut national de l’an IV ; mais les travaux y relatifs remontent à 1793.
[32] Moniteur, 1793, n° 211.
[33] Moniteur, 1793, an II, 1793, n° 56.
[34] Moniteur, 1793, an II, 1793, n° 42.
[35] Moniteur, 1793, an II, 1793, an II, 1794, n° 119.
[36] Ces mots de Tacite furent cités par Cambacérès dans son rapport sur le Code Civil.
[37] Moniteur, 1791, n° 247.
[38] Moniteur, 1793, n° 235, 256 et 258.
[39] Moniteur, 1793, n° 235, 256 et 258.
[40] Durozoir, Biographie de Cambacérès, dans la Biographie universelle.
[41] Durozoir, Biographie de Cambacérès, dans la Biographie universelle.
[42] Voyez le rapport de Cambon sur la formation du Grand-Livre, dans le tome XXXI de l’Histoire parlementaire, p. 446-500.
[43] Voyez le rapport de Cambon, ubi supra.
[44] Voyez le rapport de Cambon, ubi supra.
[45] Voyez le rapport de Cambon, sur la formation du Grand-Livre, etc.
[46] Voyez le rapport de Cambon, sur la formation du Grand-Livre, etc.
[47] Voyez le travail de Romme, reproduit in extenso dans l’Histoire parlementaire, t. XXXI, p. 430 et suiv.
[48] Histoire parlementaire, t. XXXI, p. 430 et suiv.
[49] Histoire parlementaire, t. XXXI, p. 450.
[50] Histoire parlementaire, t. XXIX, p. 8.
[51] Séance du 5 octobre 1793.
[52] Rapport de Fabre d’Églantine sur la confection du calendrier. Voyez le tome XXXI de l’Histoire parlementaire, p. 415 et suiv.
[53] Rapport de Fabre d’Églantine sur la confection du calendrier.
[54] Histoire parlementaire, t. XXXI, p. 415 et suiv.
[55] Histoire parlementaire, t. XXXI, p. 415 et suiv.
[56] Rapport de Fabre d’Églantine, etc.
[57] Rapport de Fabre d’Églantine sur la confection du calendrier.