HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME NEUVIÈME

LIVRE DIXIÈME

 

CHAPITRE XI. — MORT DE MARIE-ANTOINETTE

 

 

Chronique du Temple ; ce qu’il en faut penser. — La Commune trahie par plusieurs de ses agents. — Tentative d’évasion ; le général Jarjayes et Toulan. — Visite d’Hébert au Temple ; chapeau d’homme découvert. — Nouvelle tentative ; le baron de Batz. — Le jeune prince traité en roi par sa famille. — Madame première. — Motifs qui décident le Comité de salut public à éloigner le fils de Marie-Antoinette sa mère. — Scène de la séparation ; versions contradictoires. — Visite de Drouet, Maure et Chabot au Temple ; rapport de Drouet. — Le cordonnier Simon. — Un mensonge royaliste. — Mission de Maret et de Sémonville relative à la mise en liberté de la famille royale. — Machiavélisme inhumain de la maison d’Autriche ; elle ne veut pas sauver Marie-Antoinette ; arrestation de Maret et de Sémonville ; politique égoïste de Thugut. — La reine transportée à la Conciergerie. — Émissaire dépêché à Danton par le comte Mercy-Argenteau. — Complot de Rougeville pour sauver la reine. — La reine à la Conciergerie. — Odieux interrogatoire. — Procès de Marie-Antoinette. — Sa mort.

 

L’avant-veille du jour où les républicains rejetaient les Vendéens au delà de la Loire, et le jour même où ils repoussaient la coalition à Wattignies, la destinée de Marie-Antoinette s’accomplissait.

Après l’exécution de Louis XVI, la surveillance, au Temple, avait paru se relâcher à ce point que les gardes se crurent à la veille de voir les portes de la prison s’ouvrir[1] ; mais la trahison de Dumouriez était venue tout changer. La proclamation dans laquelle il déclarait Louis XVII seul souverain légitime de la France ramena fatalement les pensées vers le Temple comme vers le centre où s’attachait l’espoir des conspirateurs ; on redoubla de précautions ; un mur s’éleva qui séparait le jardin, et l’on mit des jalousies au haut de la tour[2].

L’histoire du Temple repose exclusivement, il est juste de s’en souvenir, sur le témoignage de personnes disposées et intéressées à représenter les choses sous un jour odieux. La fille de Louis XVI ; Cléry et Huë, valets de chambre de Louis XVI ; Turgy, garçon servant delà bouche de Louis XVI ; Lepitre, royaliste exalté, employé par la Commune, qu’il trahissait : tels sont les auteurs des récits qui forment l’unique base de tout ce qui a été écrit relativement au Temple. Et quels moyens de vérification ? Aucuns, si ce n’est quelques documents officiels épars ça et là, lesquels, précisément, contredisent les récits en question. Quoi qu’il en soit, des faits mêmes relatés dans les chroniques ultraroyalistes du Temple, il résulte que les rigueurs déployées à l’égard de la famille royale, prisonnière, n’eurent point ce caractère de cruauté gratuite qui a donné lieu à tant d’anathèmes, et que la surveillance ne fut si stricte que parce qu’elle eut à lutter contre une succession non interrompue de complots.

Et ce n’était pas autour de la prison seulement que se nouaient les intrigues, c’était dans l’intérieur. La trahison siégeait au Temple d’une manière permanente en la personne des officiers municipaux Toulan, Lepitre, Brunot, Moelle, Vincent, Michonis, cœurs dévoués et fidèles selon les chroniques royalistes, mais dont la fidélité consistait à mentir à leurs fonctions, librement acceptées, et à protéger les tentatives d’évasion qu’ils s’étaient engagés à prévenir. Lepitre a raconté, depuis, comment, de service au Temple, il y composa, en l’ honneur de Louis XVI, une romance funèbre, qu’on fit chanter au jeune prince, sa sœur l’accompagnant sur le clavecin[3] !

Le premier effort tenté pour la délivrance de la famille royale remonte au commencement de février 1793. Le 2 février, le général Jarjayes, dont la femme avait sollicité la faveur d’être enfermée au Temple avec la reine, reçoit la visite d’un inconnu, porteur d’un billet où il lit : Vous pouvez prendre confiance en l’homme qui vous parlera de ma part en vous remettant ce billet. Ses sentiments me sont connus ; depuis cinq mois, il n’a pas varié… Ces lignes étaient de l’écriture de la reine, et l’inconnu était Toulan. Il s’agissait d’un plan d’évasion. On devait cacher dans la tour des habits d’officiers municipaux, que la reine et madame Élisabeth auraient revêtus, et à la faveur desquels il leur eût été possible de sortir, un jour où Toulan et son collègue se seraient trouvés de garde. Quant à l’évasion des enfants, voici ce qui fut projeté. Il y avait un homme du nom de Jacques qui venait chaque matin nettoyer les réverbères et chaque soir les allumer. Il était d’ordinaire accompagné et aidé dans son travail par deux enfants à peu près de l’âge et de la taille du jeune prince et de sa sœur. Or c’était entre cinq et six heures qu’il allumait son dernier réverbère ; et, à sept heures sonnantes, on relevait les sentinelles. On convint qu’après le départ de Jacques et le renouvellement des factionnaires, un homme accoutré comme le lampiste et muni d’une carte d’entrée se rendrait à l’appartement de la reine, une boîte de fer-blanc sous le bras. Là, Toulan, après lui avoir reproché d’avoir envoyé les enfants faire son ouvrage, lui aurait remis le fils et la fille de Louis XVI, déguisés en conséquence. L’exécution de ce plan sembla d’abord couronnée d’un plein succès. Toulan trouva moyen d’introduire le général Jarjayes auprès de la reine ; on gagna, au moyen d’une somme d’argent que le général s’empressa d’avancer, le commissaire dont la complicité était requise ; le faux lampiste fut trouvé ; on se procura des passeports en bonne forme ; et trois cabriolets furent apostés qui devaient conduire les fugitifs, non en Vendée, mais en Normandie, et de là en Angleterre. Déjà, le jour avait été pris, l’on y touchait, lorsque soudain éclate dans Paris un de ces mouvements tumultueux dont le Temple ressentait toujours le contre-coup. La surveillance y devenant plus soupçonneuse, le projet d’évasion parut trop compliqué si on l’étendait au delà de la délivrance de Marie-Antoinette et de madame Élisabeth. Mais la reine pouvait-elle abandonner ses enfants, prisonniers ? Madame Élisabeth la pressa de fuir seule, s’offrant de rester pour tenir sa place, et, un moment, Marie-Antoinette eut l’air d’être persuadée. Ce moment fut court ; elle refusa de laisser derrière elle ses enfants. Il y a tant de tendresse et de dévouement dans le cœur d’une mère[4] !

Sur ces entrefaites, la Commune fut informée que Lepitre, Toulan, Brunot, Moëlle, Vincent et le médecin de la prison entretenaient avec la famille royale des intelligences secrètes ; qu’ils lui fournissaient de la cire, des pains à cacheter, du papier, des crayons, et que la reine avait des correspondants au dehors[5]. La dénonciation partait d’un nommé Tison et de sa femme, envoyés au Temple, dans l’origine, pour y faire les gros ouvrages, et dont le caractère s’était aigri par suite de l’interdiction de voir leur fille[6]. La Commune ordonna aussitôt la vérification des faits relatifs aux personnes désignées, et envoya Hébert au Temple avec mission d’y procéder aux recherches qu’il jugerait nécessaires[7].

La fille de Louis XVI raconte, — et il n’y a rien dans le caractère d’Hébert qui démente ce récit, — qu’une extrême brutalité présida aux perquisitions du substitut du procureur général de la Commune ; qu’on fouilla jusque sous les matelas ; que le fils de Marie-Antoinette, qui dormait, fut durement arraché de son lit, et remis à sa mère tout transi de froid[8]. La visite ne finit qu’à quatre heures du matin et aboutit à la saisie d’une adresse de marchand, d’un bâton de cire à cacheter, d’un sacré cœur de Jésus et d’une prière[9]. Mais, le 25 avril, une nouvelle perquisition amena la découverte d’un chapeau d’homme que madame Élisabeth déclara avoir conservé comme un souvenir parce qu’il avait appartenu à son frère[10]. Les registres d’achat, consultés, fournirent la preuve que Louis XVI, au Temple, n’avait eu qu’un chapeau, lequel l’avait suivi au lieu du supplice, et avait été mis en pièces, après l’exécution, pour être partagé entre les spectateurs[11].

Les projets d’évasion se renouèrent.

Cette fois, les acteurs principaux du drame étaient le commissaire Michonis et le baron de Batz : ce dernier, conspirateur infatigable, rompu à la science des embûches, âme d’un espionnage actif qu’il payait bien, et habile à se ménager dans Paris une foule d’asiles impénétrables[12]. Un épicier nommé Cortey, auquel une hypocrite affectation de civisme avait valu le grade de capitaine dans la garde nationale, fut l’agent que le baron de Batz employa et qui l’introduisit au Temple sous le nom de Forget. On imagina de gagner le chef de poste ainsi que vingt-huit gardes nationaux appelés à être de patrouille pendant la nuit aux mêmes heures où Michonis serait de garde dans l’appartement de la reine. Les hommes de faction dans l’escalier de la tour auraient endossé par-dessus leur habit des redingotes d’uniforme, dont Michonis, à un signal convenu, les aurait dépouillés, pour en revêtir les princesses, qui, sous ce déguisement et l’arme au bras, auraient été incorporées dans la patrouille, au centre de laquelle le jeune prince devait disparaître enveloppé. Une circonstance impossible à prévoir fit échouer ce projet. Un gendarme trouva sur le pavé, devant la grande porte, un papier sans adresse qui portait : Michonis vous trahira cette nuit. Veillez ![13]

Chaque jour, nouveaux sujets d’alarmes. Il n’était bruit que d’entreprises sur le Temple. De l’aveu des écrivains royalistes, le jeune roi était l’objet de toutes les espérances contre-révolutionnaires, et sa légitimité comme maître de la France fournissait un prétexte à tous les complots[14]. Reprenant l’ancienne étiquette de la Cour, sa mère affectait de le traiter, au Temple, avec le respect dû à un monarque[15]. Lorsqu’il se mettait à table, on lui donnait un siège plus élevé que les autres et garni d’un coussin[16]. Cette obstination à faire d’un grand peuple la propriété d’un enfant sous les verrous ne pouvait qu’irriter profondément des républicains. Une dame Laurent, s’intitulant nourrice de Madame Première — titre de cour qui servait à distinguer la fille de Louis XVI de la princesse Elisabeth —, avait sollicité la permission de voir son enfant : la Commune passa rudement à l’ordre du jour, par la raison qu’elle ne connaissait personne du nom de Madame Première[17]. Quelque insultante que fût pour le régime révolutionnaire la prétention de ressusciter l’ancien régime dans ce qu’il avait de plus puérilement orgueilleux, on s’en serait moins préoccupé, sans doute, si à cette prétention ne s’étaient pas liées les fureurs croissantes de la guerre civile. Mais le principe en vertu duquel un enfant de huit ans était appelé à s’asseoir sur un coussin, à côté de sa mère qui n’en avait pas, c’était le même qui faisait couler des flots de sang en Vendée ; le même que les Lescure, les la Rochejaquelein, les Bonchamp, les Charette proclamaient l’épée à la main le long des rives de la Loire ; le même qui avait présidé aux égorgements de Machecoul, et enfanté un 2 septembre royaliste bien plus hideux encore que le 2 septembre révolutionnaire. N’était-ce pas au nom de Louis XVII que les prêtres s’agitaient, que les généraux trahissaient, que les émigrés intriguaient, que l’Ouest se révoltait, que les étrangers combattaient ? Et, dès lors, n’y avait-il aucun inconvénient à permettre, d’une part, que Marie-Antoinette enseignât à son fils le métier de roi ; d’autre part, qu’elle l’employât, l’ayant auprès d’elle, à enflammer, du fond de sa prison, des préjugés et un zèle si funestes à la France ? Tels furent les motifs qui décidèrent le Comité de salut public à prendre une mesure, très-rigoureuse assurément, mais dont ceux-là ont calomnié l’intention, qui l’ont présentée comme un pur raffinement de cruauté : au commencement du mois de juillet, le général Arthur Dillon ayant été accusé d’un complot pour l’enlèvement du jeune prince[18], le Comité de salut public ordonna au maire de Paris d’éloigner le fils de sa mère : décision que, le 11 juillet, l’Assemblée ratifia[19]. Cambon avait présenté le rapport ; et, à cette époque, Robespierre n’était pas membre du Comité de salut public[20].

Ainsi qu’on devait s’y attendre, la séparation n’eut pas lieu sans déchirement ; mais, sur la conduite tenue par les commissaires de la Commune, il existe deux versions contradictoires.

Selon le récit de la fille de Louis XVI, Marie-Antoinette défendit contre les municipaux le lit où le jeune prince était placé, déclarant qu’on la tuerait avant de lui arracher son enfant, menace à laquelle les municipaux auraient répondu en déclarant, à leur tour, qu’ils la tueraient en effet, elle et sa fille, si elle ne cédait pas : Il fallut qu’elle cédât encore par amour pour nous. Nous levâmes mon frère, ma tante et moi, car ma pauvre mère n’avait plus de force ; et, après qu’il fut habillé, elle le prit et le remit entre les mains des municipaux, en le baignant de pleurs[21]

D’un autre côté, voici ce qu’on lit dans les registres du Conseil du Temple :

La séparation s’est faite avec toute la sensibilité que l’on devait attendre dans cette circonstance, où les magistrats du peuple ont eu tous les égards compatibles avec la sévérité de leurs fonctions.

EUDES, GAGNANT, ARNAUD, VÉRON, CELLIE, et DEVEZE[22].

 

Le cœur de Marie-Antoinette n’était point préparé à ce dernier coup : elle en fut accablée ; et quel surcroît de douleur quand elle sut que le cordonnier Simon, homme violent et grossier, était l’instituteur donné à son fils ! Comme le jeune prince montait souvent sur la tour, elle passait des heures entières le visage collé contre une petite fente par où elle espérait le voir passer[23].

De son côté, le malheureux enfant se désolait. Pendant deux jours, il ne cessa de pleurer, redemandant sa mère[24].

Le bruit courut, très-peu de temps après, qu’il avait été vu sur le boulevard, et Drouet, chargé avec Maure, Dumont et Chabot, de constater la présence des détenus au Temple, fit à la Convention un rapport où il disait : Nous sommes montés à l’appartement des femmes, et nous y avons trouvé Marie-Antoinette, sa fille et sa sœur jouissant d’une parfaite santé. On se plaît à répandre chez les nations étrangères qu’elles sont maltraitées ; et, de leur aveu, fait en présence des commissaires de la Commune, rien ne manque à leur commodité. Drouet, Maure, Dumont et Chabot avaient d’abord visité le fils de Louis XVI. Au moment où ils entrèrent, il jouait tranquillement aux dames avec son mentor[25].

Pour être tout à fait exact, le rapport aurait dû ajouter que Marie-Antoinette avait porté plainte de la séparation qu’on la condamnait à subir[26].

Il est des écrivains royalistes qui ont raconté heure par heure, presque minute par minute, la vie intérieure du cordonnier Simon, de sa femme et de l’enfant royal[27]. Pas un détail qu’ils aient ignoré, pas une parole qui ne leur soit parvenue, pas un geste qui ait été perdu pour eux, pas une intonation de voix qu’ils n’aient recueillie : chose merveilleuse assurément, quand on songe que personne n’a reçu les confidences des acteurs mis en scène, que le drame s’est développé entre quatre épaisses murailles, et que Marie-Antoinette elle-même, qui vivait à quelques pas de son fils, avait à gémir, en ce qui le concernait, d’une ignorance qui ajoutait aux tourments de sa tendresse maternelle ! Ma mère ne savait que rarement des nouvelles de mon frère, soit par les municipaux, soit par Tison, qui voyait Simon quelquefois[28]. Un peu de défiance est donc ici de rigueur. Que Simon, être sans éducation et naturellement brutal, ait abusé de son pouvoir, et que, selon l’expression de Mercier, tout son soin ait été de désapprendre à son élève à être roi[29], en l’habituant à chanter la Carmagnole et à crier Vive les Sans-Culottes ! c’est certain ; et il ne l’est pas moins que, victime d’une politique à laquelle ne descendirent ni la Convention ni le Comité de salut public, le pauvre enfant fut amené à déposer contre sa mère[30]. Mais qu’il y ait eu parti pris de le torturer, de le faire mourir à petit feu, et que des hommes dont la forte main ébranlait la terre jusqu’en ses fondements aient été les auteurs d’une lâche et infernale conspiration contre la vie d’une faible créature sans défense, c’est là une de ces fables atroces dont ceux qui l’inventèrent auraient dû s’étudier au moins à mieux couvrir l’invraisemblance. Citons un exemple entre mille. On a raconté, à propos de la visite de Drouet au Temple, qu’entre Simon et les commissaires de l’Assemblée le dialogue suivant s’engagea : Citoyens, que décidez-vous à l’égard du louveteau ? Veut-on le déporter ?Non. — Le tuer ?Non. — L’empoisonner ?Non. — Mais quoi donc ?S’en défaire. Or, sur quelle autorité repose cette accusation monstrueuse ? Sur l’autorité d’un témoignage qui, vérification faite, se trouve ne pas exister !

La vérité est qu’à l’époque de l’installation de Simon au Temple, c’est-à-dire au mois de juillet 1793, le gouvernement républicain, loin de suivre les inspirations d’une politique aveugle et farouche, se montrait disposé à garantir la sûreté de la famille royale, moyennant certaines conditions que Sémonville et Maret furent chargés de négocier : le premier avec le grand duc de Toscane ; le second, avec Naples. Les seules puissances qui fussent encore en alliance avec la République étant Venise, Naples et Florence, ce qu’on leur demandait, c’était de continuer de se tenir à l’écart de la coalition ; moyennant quoi, la délivrance de la famille royale. Mais il y avait à cela un grand obstacle : le machiavélisme de la maison d’Autriche. Oui, l’égoïsme barbare des propres parents de Marie-Antoinette, voilà ce qui devait lui être plus fatal que la haine de ces conventionnels à qui, si elle eût triomphé, on eût certainement coupé la tête[31] ! Qu’arriva-t-il en effet ? Les deux plénipotentiaires partent vers la fin de juillet, se rencontrent à Genève, et s’acheminent ensemble dans la direction de Venise. Ils atteignaient Novale, sur le territoire neutre des Grisons, lorsque tout à coup ils sont brusquement enlevés, par ordre du gouverneur de Milan. On les transféra à Gravedone, et de là dans la forteresse de Mantoue. Maret avait sauvé ses instructions, mais, celles de son collègue, étant tombées aux mains de l’Autriche, il ne doutait pas que le baron de Thugut, instruit de l’objet de leur mission, ne leur donnât le moyen de la remplir[32]. Il n’en fut rien. Qu’importait à la maison d’Autriche la vie de Marie-Antoinette ? Thugut n’avait-il pas déjà fait annuler les engagements de Cobourg avec Dumouriez pour le rétablissement de la monarchie ? Le congrès diplomatique d’Anvers n’avait-il pas décidé que les alliés devaient trouver dans les suites de la guerre des indemnités pour le passé et des garanties pour l’avenir ? C’est cette idée du démembrement de la France qui poussa l’Europe, et particulièrement la maison d’Autriche, à abandonner Marie-Antoinette. Maret et Sémonville restèrent donc prisonniers. Il fallait un prétexte : on imagina, quoiqu’on eût la preuve du contraire sous les yeux, que la mission des deux négociateurs était d’étendre en Autriche le réseau des affiliations jacobines. Cette violation du droit des gens, ce mélange d’audace et d’hypocrisie, révoltèrent la Convention. Dans la séance du 12 août, Deforgues, successeur de Lebrun au ministère des affaires étrangères, s’écria : La maison d’Autriche vient d’offrir à la République française un nouvel outrage à venger, et à tous les peuples de l’Europe un nouveau crime à punir[33].

Quelques jours auparavant, le 2 août, la reine avait été transportée à la Conciergerie. Elle entendit sans s’émouvoir la lecture d’un décret qui la rapprochait de l’échafaud, et quitta le Temple sans jeter les yeux sur sa belle-sœur et sur sa fille, de peur que sa fermeté ne l’abandonnât. Prévoyant qu’elle pourrait s’évanouir, les municipaux qui la fouillèrent au moment du départ lui avaient laissé un flacon. Mais, après tant d’épreuves, quelle infortune eût pu l’étonner ? En sortant, elle se heurta la tête contre le guichet ; et, comme on lui demandait si elle s’était fait mal. Oh ! non, répondit-elle, rien ne peut me faire de mal à présent[34].

Un homme qui avait eu toute sa confiance, le même que madame Elisabeth, écrivant à madame de Raigecourt, qualifiait de vieux renard, le comte Mercy-Argenteau, était alors à Bruxelles. Vivement alarmé, il dépêcha un émissaire à Danton, lui promettant une somme d’argent considérable s’il consentait à s’employer en faveur de Marie-Antoinette ; et l’on assure que Danton promit son concours, sans en accepter le prix[35]. Il se serait fait, dans ce cas, une bien étrange illusion sur l’étendue de son pouvoir. Protéger la reine ! ah ! c’était lui-même qui allait avoir besoin qu’on le protégeât ; car, au souffle des révolutions, pas de popularité qui ne s’effeuille.

Ce fut sur ces entrefaites qu’un chevalier de Saint-Louis, nommé Rougeville, entreprit de sauver la reine. Ayant mis dans sa confidence et gagné à son projet la maîtresse d’un municipal, il parvint à s’introduire à la Conciergerie et à donner à Marie-Antoinette un œillet dans le calice duquel avait été caché adroitement un papier roulé, portant ces mots : J’ai à votre disposition des hommes et de l’argent. La reine, avertie par un signe expressif, se retire dans un coin de la chambre, ouvre l’œillet, y trouve le papier et le lit. Déjà elle traçait sa réponse avec la pointe d’une épingle, lorsqu’un gendarme en faction, venant à entrer soudain, découvrit et révéla tout. La femme du concierge et son fils furent aussitôt arrêtés, enfermés au couvent des Madelonnettes, mis au secret, et ne recouvrèrent leur liberté qu’au bout de quelques jours. Rougeville avait réussi à s’évader[36]. Quant au concierge, contre lequel on n’avait que des soupçons, il fut destitué et remplacé par un nommé Bault, royaliste déguisé, qui avait sollicité ce poste, dans l’intention, non de garder la prisonnière, mais de la servir[37].

Un fait prouve que, quelque rigoureuse qu’on se soit plu à représenter la surveillance révolutionnaire, elle n’était pas tellement stricte qu’elle ne rendît possibles de nombreuses intelligences avec le dehors. La première fois que Marie-Antoinette aperçut le nouveau concierge, elle lui dit : Ah ! vous voilà, monsieur Bault ! Je suis charmée que ce soit vous qui veniez ici. Et la femme de Bault, après avoir rappelé cette circonstance, ajoute : Mon mari n’avait jamais eu l’honneur d’approcher de Sa Majesté. Il ne concevait pas par quel miracle elle avait pu être instruite d’une négociation qui avait été si prompte et si secrète[38].

L’installation de Bault contribua beaucoup à adoucir la captivité de la reine. Il veilla à ce que la nourriture fût convenable et saine ; il sut détourner par d’ingénieux commentaires les défiances de nature à dégénérer en persécutions ; il fit son étude de deviner les moindres désirs de la captive et de les prévenir ; il lui facilita les moyens de recevoir les melons ou les pêches que lui apportaient les femmes de la halle. Elle lui avait confié le soin de ses cheveux, et il s’en acquittait chaque matin avec un zèle si respectueux, qu’elle lui dit un jour, par allusion à son nom : Je veux vous appeler bon, parce que vous l’êtes, et que cela vaut encore mieux que d’être beau[39]. Mais il ne pouvait être donné au dévouement d’un fonctionnaire subalterne, très-surveillé lui-même, d’écarter de la grandeur déchue les humiliations qui en sont l’inséparable cortège. On vit la fille, jadis si brillante, de Marie-Thérèse vêtue d’une robe qui tombait en lambeaux. Elle avait des chemises assez fines, dont une garnie d’une fort belle dentelle de Malines ; mais elle n’en avait que trois, et on les lui donnait alternativement tous les dix jours. Une pointe d’épingle lui servait à tracer l’état de son linge sur la muraille. Un jour, voulant tresser une jarretière, elle dut arracher les fils de la tapisserie attachée à son lit, et employer, en guise d’aiguilles à tricoter, deux cure-dents ! Elle désirait une couverture de coton anglaise : Bault se chargea de présenter la demande à Fouquier-Tinville, qui, pour toute réponse, s’écria : Qu’oses-tu demander ? Tu mériterais d’être envoyé à la guillotine[40].

Le 3 octobre, Billaud-Varenne fit décréter l’ordre au tribunal révolutionnaire de prononcer sans plus de délai sur le sort de Marie-Antoinette ; et l’accusateur public, Fouquier-Tinville, reçut du Comité de salut public les pièces relatives au procès.

Le 8, les principaux membres de la Commune arrivaient au Temple. Nous étions occupés à faire nos chambres et à nous habiller, raconte la fille de Louis XVI. Ma tante n’ouvrit que quand elle fut habillée. Pache me pria de descendre. J’embrassai ma tante, qui était toute tremblante, et je descendis. C’était la première fois que je me trouvais avec des hommes ; j’ignorais ce qu’ils me voulaient ; mais je recommandai mon âme à Dieu. Chaumette, dans l’escalier, voulut me faire des politesses ; je ne lui répondis pas. Arrivée chez mon frère, je l’embrassai tendrement ; mais on l’arracha de mes bras, en me disant de passer dans l’autre chambre. Chaumette me fit asseoir ; il se plaça en face de moi. Un municipal prit la plume. Chaumette m’interrogea sur mille vilaines choses dont on accusait ma mère et ma tante. Il y a des choses que je n’ai pas comprises, mais ce que je comprenais était si horrible, que je pleurais d’indignation[41]. Laissons un voile sur cette violence odieuse faite à la piété filiale d’une jeune fille et à sa pudeur étonnée : le cynique Hébert n’expliquera que trop tôt ce qu’un tel récit a d’obscur !

Ce fut le 14 octobre 1793 que Marie-Antoinette comparut devant le tribunal révolutionnaire. Il était composé comme il suit : Herman, président ; Foucault, Douzé-Verneuil et Lane, juges ; Fouquier-Tinville, accusateur public ; Fabricius, greffier. Siégeaient en qualité de jurés : Gannay, perruquier ; Grenier-Trey, tailleur ; Antonelle, ex-marquis ; Châtelet, peintre ; Souberbielle, chirurgien ; Picard, profession non désignée ; Trinchard, menuisier ; Jourdeuil, ex-huissier ; Devèze, charpentier ; Deydier, serrurier ; Gimond, tailleur. Jeux étranges de la destinée ! Il fallut que devant cette réunion d’hommes obscurs la fille altière de Marie-Thérèse vînt rendre compte de sa vie. Elle s’assit d’un air calme dans le fauteuil qui lui était destiné. Quoique le chagrin eût prématurément blanchi ses cheveux, elle était encore belle. La foule qui remplissait le prétoire la contemplait en silence. Votre nom ? demanda le président. Elle répondit : Marie-Antoinette de Lorraine d’Autriche. — Votre état ?Je suis veuve de Louis Capet, ci-devant roi des Français. — Votre âge ?Trente-huit ans. Ainsi, elle semblait l’accepter, ce nom de Capet dont plus profondément que personne elle comprenait l’injure, tant il est difficile, même aux natures hautaines, de ne pas se courber sous la dure loi des événements !

Fouquier-Tinville prononça son réquisitoire contre l’accusée, qu’il comparait à Messaline, à Brunehaut, à Frédégonde, à Marie de Médicis. Là revivaient sous une forme solennelle toutes les rumeurs impudiques que la méchanceté de la Cour avait fait passer du fond des boudoirs dans les carrefours et les tavernes ; là les attachements d’une femme jeune et inexpérimentée, son goût pour les plaisirs, ses imprudences, ses prodigalités, mille torts qui étaient moins ceux de sa conduite que ceux de son éducation et de son rang, se trouvaient haineusement transformés en crimes. Mais que de choses vraies, hélas ! Lorsque l’accusateur public montrait Marie-Antoinette rompant avec la vie facile de ses premières années pour être l’âme d’une guerre à mort contre la Révolution, prenant possession de son époux, le troublant, l’irritant, l’enivrant du regret d’un pouvoir perdu, lui soufflant le mépris de la foi jurée, mettant la main au fond de tous les complots, devenant le roi des nobles et la déesse des prêtres, s’alliant en secret aux ennemis extérieurs de la République, et, pour reprendre un sceptre que l’ancien régime avait fait d’airain, prête à courir la sanglante aventure d’une guerre étrangère, compliquée d’une guerre civile, quel homme d’alors, l’histoire du temps sous les yeux, eût osé se lever et dire à l’accusateur public : Vous mentez ! Où il mentit, et d’une manière déshonorante à jamais, ce fut quand il s’arma de certaines révélations immondes et fausses, arrachées à la peur d’un enfant prisonnier, après lui avoir été évidemment suggérées ; ce fut quand il ne rougit pas d’imputer à une mère d’avoir elle-même corrompu son fils[42] !

Les témoins furent appelés. C’était Bailly, c’était le comte d’Estaing, c’était Valazé, c’était Manuel ; des hommes d’un autre siècle déjà, des habitants d’un autre monde, des figures historiques, des ombres ! Et Fouquier-Tinville, et le triomphant Hébert, qui allaient si vite disparaître, n’étaient-ils pas aussi des ombres ? Le bourreau ne se tenait-il point à la porte, attendant, pour les saisir un à un, et indistinctement, l’accusateur, l’accusé, les témoins, les juges ? On frissonne à de tels souvenirs, et l’on croit voir devant soi les pâles royaumes de Pluton !

Le comte d’Estaing, quoique ennemi de la reine, ne dit rien de nature à aggraver son sort, et même il rappela qu’à Versailles, avertie de l’approche du peuple de Paris et pressée de fuir, elle avait répondu noblement : Si les Parisiens viennent ici pour m’assassiner, c’est aux pieds de mon mari que je serai assassinée, mais je ne fuirai pas[43]. Bailly, lorsqu’on lui demanda s’il connaissait l’accusée, s’inclina et répondit avec un respect courageux : Ah ! oui, je la connais[44]. Son témoignage, non plus que celui de Manuel, ne fournit aucun fait dont se pussent prévaloir soit l’accusation, soit la défense[45]. Il n’en fut pas ainsi de la déposition de Valazé. L’ancien secrétaire de la commission des vingt-quatre, et un ex-employé du comité de surveillance ayant affirmé avoir vu, parmi les papiers de Septeuil, des bons signés de Marie-Antoinette et payables chez le trésorier de la liste civile[46], Valazé, interrogé à cet égard, déclara que les papiers de Septeuil contenaient, non-seulement une quittance de la reine pour une somme de quinze ou vingt mille livres, mais encore une lettre par laquelle le ministre priait Louis XVI de communiquer à Marie-Antoinette un plan de campagne[47]. Cette déposition était grave, surtout rapprochée de celle de la Tour du Pin, lequel avoua qu’à l’époque de son ministère il avait dû, sur la demande de la reine, lui remettre l’état exact de l’armée française[48]. A quoi bon cette demande, si étrange de la part d’une jeune femme qui prétendait ne s’être pas mêlée des affaires publiques ? Était-ce pure fantaisie de curiosité, ou impatience coupable de communiquer le secret des plans et des forces militaires de la France au roi de Bohême et de Hongrie ? Cela ne fit pas un instant question dans l’esprit des juges.

On apporta un paquet, on l’ouvrit, et le greffier en fit l’inventaire. Singulières pièces de conviction produites contre une reine ! Des cheveux, des aiguilles, de la soie, un petit miroir, un portrait de femme, un morceau de toile sur lequel un cœur enflammé traversé d’une flèche[49].

Pendant qu’on pesait ainsi devant elle sa destinée, Marie-Antoinette promenait ses doigts sur la barre de son fauteuil avec l’apparence de la distraction et comme si elle eût joué du piano[50]. Aux questions qu’on lui adressa, elle répondit, tantôt qu’elle ne se souvenait pas, tantôt que les imputations étaient fausses, ou bien encore, en ce qui concernait les actes politiques, qu’elle n’était pas responsable[51], n’étant que la femme de Louis XVI, et conséquemment soumise à ses volontés[52]. Elle ne cacha point que son mari n’eût eu beaucoup de confiance en elle[53] ; mais, l’accusateur public rappelant combien Louis XVI était faible : Je ne lui ai jamais connu, dit-elle, le caractère dont vous parlez[54]. Sur certains points, une faiblesse pardonnable et un vague espoir de sauver ses jours ; sur d’autres points, la crainte généreuse de compromettre des amis, firent qu’elle trahit la vérité. Elle nia qu’elle eût jamais écrit à d’Affry : Peut-on compter sur vos Suisses ? Feront-ils bonne contenance ? Et cette lettre, écrite de sa main, avait figuré dans le procès de d’Affry et Cazotte comme document judiciaire[55]. Elle nia qu’elle eût jamais signé aucun bon payable chez le trésorier de la liste civile ; et l’affirmation de Valazé, à cet égard, vint corroborer d’une manière accablante celle de l’ancien secrétaire de la commission des vingt-quatre. Elle nia qu’elle eût jamais fait cadeau d’une boîte d’or à Toulan ; et nous lisons dans les Mémoires du baron de Goguelat : Aussi désintéressé qu’il se montrait sensible et dévoué, Toulan ne voulut rien accepter de la reine qu’une boîte en or dont elle faisait quelquefois usage ; et cette boîte même fut plus tard la cause de sa perte. Sa femme ne put, dit-on, résister au désir de parler du cadeau qu’il avait reçu[56].

Il était réservé à Hébert de grandir Marie-Antoinette en essayant de l’avilir. Il eut l’infamie d’accuser une mère d’avoir dépravé son fils, pour énerver son corps, éteindre son intelligence, et se ménager de la sorte le moyen de régner, plus tard, à sa place[57]. Marie-Antoinette gardait le silence du mépris et de l’horreur. Un juré insistant : Si je n’ai pas répondu, dit-elle avec une émotion profonde, c’est que la nature se refuse à répondre à une pareille inculpation faite à une mère. J’en appelle à toutes celles qui peuvent se trouver ici[58]. Il y eut un frémissement d’approbation dans l’auditoire. Hébert demeura muet, atterré. Robespierre, apprenant ce détail du procès, éclata en ces termes : Ce n’était donc pas assez pour ce scélérat d’en avoir fait une Messaline, il fallait qu’il en fît encore une Agrippine ![59]

Les débats terminés, Fouquier-Tinville reprit son réquisitoire ; Chauveau et Tronçon-Ducoudray, nommés d’office, présentèrent la défense, et, l’accusée ayant été conduite hors de l’enceinte, Herman résuma l’accusation.

Les questions soumises aux jurés furent :

Est-il constant qu’il ait existé des manœuvres tendant à fournir aux ennemis extérieurs de la République des secours en argent, à leur ouvrir l’entrée du territoire et à y faciliter le progrès de leurs armes ?

Marie-Antoinette d’Autriche est-elle convaincue d’avoir coopéré à ces manœuvres ?

Est-il constant qu’il existe un complot tendant à allumer la guerre civile ?

Marie-Antoinette d’Autriche a-t-elle participé à ce complot ?

 

Le verdict des jurés fut affirmatif ; et, après une courte allocution, où le président rappelait qu’une fois atteints par la loi, les coupables n’appartiennent plus qu’au malheur et à l’humanité[60], la reine fut ramenée à l’audience, pour entendre prononcer son arrêt de mort. Elle ne changea point de visage, et sortit sans proférer une seule parole. Il était quatre heures et demie du matin. Les flambeaux étaient presque entièrement consumés[61].

Reconduite à la Conciergerie, l’infortunée écrivit à sa sœur une lettre qu’on a publiée depuis, et qui est aussi noble que touchante. … Je viens d’être condamnée, non pas à une mort honteuse, elle ne l’est que pour les criminels, mais à aller rejoindre votre frère. J’ai un profond regret d’abandonner mes pauvres enfants. Dans quelle position je vous laisse !… Que mon fils n’oublie jamais les derniers mots de son père, que je lui répète expressément : Qu’il ne cherche jamais à venger notre mort… J’avais des amis ; l’idée d’en être séparée pour jamais et leurs peines sont un des plus grands regrets que j’emporte en mourant ; qu’ils sachent du moins que jusqu’à mon dernier moment j’ai pensé à eux. Adieu, ma bonne et tendre sœur ! Puisse cette lettre vous arriver ! Je vous embrasse de tout mon cœur ainsi que ces pauvres et chers enfants. Mon Dieu ! qu’il est déchirant de les quitter pour toujours ! Adieu ! adieu ![62]

Une crainte la tourmentait, celle de ne pouvoir se confesser à un prêtre non assermenté ; mais la consolation qu’elle désirait si ardemment ne lui manqua point, l’abbé Magnin étant parvenu à s’introduire auprès d’elle sous le nom de Charles[63]. Aussi, lorsqu’on vint lui annoncer qu’un curé de Paris était là, demandant si elle voulait se confesser : Un curé de Paris ! dit-elle à voix basse, il n’y en a guère[64]. Elle consentit à ce que le prêtre constitutionnel l’accompagnât, mais ce fut tout. Mercier assure qu’en ces terribles instants elle ne perdit point la passion et l’instinct d’une femme ; qu’elle repassa soigneusement son bonnet, et fit sa toilette avec le même goût qu’à l’ordinaire[65]. Sur son lit de sangle, elle demandait aux gendarmes, qui n’étaient séparés d’elle que par un paravent : Croyez-vous que le peuple me laissera aller à l’échafaud, sans me mettre en pièces ? Un d’eux répondit : Il ne vous sera fait aucun mal, madame[66].

A cinq heures du matin, le rappel avait été battu dans toutes les sections ; à sept, la force armée était sur pied ; à dix, de nombreuses patrouilles sillonnaient les rues ; à onze, le bourreau parut.

Marie-Antoinette espérait qu’on la conduirait au supplice en voiture, comme on avait fait pour Louis XVI : elle tressaillit, à la vue de la charrette qui l’attendait. Sur cette charrette, ni foin ni paille ; en guise de banquette, une planche ; derrière, un marchepied ; devant, à la tête d’un cheval vigoureux, un homme au front sinistre ; le long de la route à parcourir, des soldats. La grille s’ouvrit : la reine s’avança pâle, mais fière. Sanson la suivait, tenant les bouts d’une grosse ficelle qui retirait en arrière les bras de la royale condamnée. Il mettait un soin visible à laisser flotter les cordes. Son aide se plaça au fond ; lui, plus près de la reine, mais debout, et le chapeau à trois cornes à la main[67].

Le jour où Marie-Antoinette — qui venait alors d’épouser le Dauphin — fit son entrée publique dans la capitale, avait été pour la jeune princesse un triomphe de toutes les minutes. Elle était ravissante de beauté et de grâces. Le char brillant qui la portait avait peine à fendre les flots du peuple, qui ne pouvait se rassasier de la voir, de l’admirer et de la bénir... Le maréchal de Brissac, gouverneur de Paris, vint à sa rencontre et lui dit : Madame, vous avez là sous vos yeux deux cent mille amoureux de votre personne[68]. Cela s’était passé en 1770.

La charrette se mit en mouvement, sans qu’un cri, sans qu’un murmure se fit entendre. Un jupon blanc dessus, un noir dessous, une espèce de camisole de nuit blanche, un ruban de faveur noire aux poignets, un fichu de mousseline unie blanc, un bonnet avec un bout de ruban noir, tel était le costume de la reine. Elle avait les cheveux coupés ras autour du bonnet, les pommettes rouges, les yeux injectés de sang, les cils immobiles et roides[69]. Sa contenance ne trahissait ni abattement ni frayeur. Elle parla peu au prêtre constitutionnel qui l’accompagnait et qui était vêtu en laïque. Elle promenait un regard d’indifférence sur les longues lignes de soldats qui bordaient la route ; mais, dans les rues du Roule et de Saint-Honoré, elle parut considérer d’un air attentif les drapeaux tricolores qui flottaient au haut des maisons. Quoique le comédien Grammont, brandissant son sabre et se dressant sur ses étriers, prît à tâche de la désigner à la haine de la foule par de basses invectives, le peuple demeura silencieux, soit insouciance, soit pitié, soit pudeur. Seulement, des cris de : Vive la République ! s’élevaient çà et là ; et il y eut des battements de mains, lorsque la charrette fatale arriva devant Saint-Roch, dont les marches étaient couvertes de spectateurs. En passant près du Palais-Royal, Marie-Antoinette avait lancé sur cette demeure d’un ennemi un regard fort animé : la vue du jardin des Tuileries lui causa une émotion différente, mais non moins vive. Au moment où elle montait les degrés de l’échafaud, son pied s’étant posé par mégarde sur celui du bourreau, elle lui dit : Pardon, monsieur, je ne l’ai pas fait exprès. A midi un quart, sa tête tomba et fut montrée à la foule, au cri de : Vive la République ![70]

Ce jour-là même, les Français remportaient aux frontières, la grande victoire de Wattignies.

S’il faut en croire Vilate, le lendemain du jugement de Marie-Antoinette, Barère, Robespierre, et Saint-Just, se trouvant à dîner chez Venua, Saint-Just dit, en parlant de la mort de la reine : Les mœurs gagneront à cet acte de justice nationale ; et Barère ajouta : La guillotine a coupé là un puissant nœud de la diplomatie des Cours de l’Europe[71]. Ah ! combien plus vraies ces paroles de madame de Staël : En immolant Marie-Antoinette, vous la consacrez. Vos ennemis vous ont fait plus de mal par leur mort que par leur vie ![72]

 

 

 



[1] Récit des événements arrivés au Temple, par madame Royale, p. 206 du Journal de Cléry.

[2] Récit des événements arrivés au Temple, par madame Royale, p. 207 et 208.

[3] Quelques souvenirs ou notes fidèles sur mon service au Temple, par Lepitre.

[4] Voyez, pour tout ce qui se rapporte à ce projet d’évasion, les Mémoires du baron de Goguelat, p. 72-79, et le livre publié par M. de Beauchesne, sous ce titre : Louis XVII, sa vie, soit agonie et sa mort, t. II, liv. XI, p. 21 et suiv.

[5] Commune. Séance du 20 avril 1793.

[6] Récits des événements arrivés au Temple, par madame Royale, p. 209 et 210.

[7] Commune. Séance du 20 avril 1793.

[8] Récit des événements arrivés au Temple, par madame Royale, p. 212.

[9] Récit des événements arrivés au Temple, par madame Royale, p. 212.

[10] Récit des événements arrivés au Temple, par madame Royale, p. 214.

[11] Extrait du procès-verbal dressé le 23 avril par les commissaires nommés à l’effet de faire une perquisition exacte chez les prisonniers détenus à la tour du Temple, et Rapport de l’administration de police au conseil général de la Commune, dans sa séance du 29 avril 1793.

[12] Ce portrait du baron de Batz, c’est un écrivain ultra-royaliste qui le trace. Voyez Louis XVII, sa vie, son agonie et sa mort, par M. de Beauchesne, t. II, liv. XII, p. 59.

[13] Voyez, pour plus amples détails, l’ouvrage de M. de Beauchesne, t. II, liv. VI, p. 59 et suiv.

[14] Louis XVII, sa vie, son agonie et sa mort, M. de Beauchesne, t. II, liv. XII, p. 66.

[15] Mercier, le Nouveau Paris, t. III, chap. LXXXII. — Voyez aussi le procès de Marie-Antoinette.

[16] Histoire parlementaire, t. XXIX, p. 557 et 574. — Récit de Turgy, cité par M. de Beauchesne, t. II, liv. XI, p. 48.

[17] Commune de Paris. Séance du 25 janvier 1793.

[18] Nous avons déjà parlé de cette dénonciation dans le chapitre intitulé : Marat assassiné.

[19] Voyez l’Histoire parlementaire, t. XXVIII, p. 275.

[20] Il n’y entra, on l’a vu, que le 27 juillet.

[21] Récit de la fille de Louis XVI, p 220 et 221 du Journal de Cléry.

[22] M. de Beauchesne dit, au sujet de ce document officiel, t. II, liv. XI, p. 71 : C’est au lecteur à juger ce qu’il y a d’ironie dans l’expression de cette sensibilité. Nous dirons, nous : C’est au lecteur à juger ce qu’il y a d’équité dans cette remarque.

[23] Récit des événements, etc., p. 221 du Journal de Cléry.

[24] Récit des événements, etc., p. 221 du Journal de Cléry.

[25] Rapport de Drouet, Moniteur du 9 juillet 1793.

[26] Voyez le récit de la fille de Louis XVI. p. 225 du Journal de Cléry.

[27] M. de Beauchesne, par exemple, dans Louis XVII, sa vie, son agonie et sa mort.

[28] Récit de la fille de Louis XVI, p. 222 du Journal de Cléry.

[29] Le nouveau Paris, t. III, chap. LXXXII.

[30] Voyez plus loin.

[31] Un écrivain royaliste n’a pu s’empêcher d’en faire amèrement la remarque. Voyez, dans la Biographie universelle, l’article Maret, par Durozoir.

[32] Relation de Maret, reproduite textuellement dans sa biographie, par Durozoir.

[33] Il importe de remarquer que tous ces faits sont établis par des témoignages royalistes, et conséquemment peu suspects en cette occasion. Voyez la relation de Maret lui-même ; l’article Sémonville, par Boulée, dans la Biographie universelle ; l’article Kilmaine, par Michaud jeune, ibid. ; les Mémoires d’un homme d’État, t. II, p. 395-398

[34] Récit de la fille de Louis XVI, p. 224 du Journal de Cléry.

[35] Voyez l’article Mercy-Argenteau, par René Alby, dans la Biographie universelle, et les Mémoires d’un homme d’État, t. II, p. 299.

[36] Récit de M. Huë, à la suite du Journal de Cléry. Éclaircissements historiques, note (5). — Voyez aussi, dans le procès de Marie-Antoinette, Histoire parlementaire, t. XXIX, p. 569, les dépositions du gendarme François Dufresne et de la femme Richard.

[37] Voyez le récit de madame Bault, à la suite du Journal de Cléry. — Éclaircissements historiques, p. 321.

[38] Journal de Cléry. — Éclaircissements historiques, p. 321.

[39] Voyez le récit de madame Bault, p. 322-325.

[40] Voyez le récit de madame Bault, passim.

[41] Voyez p. 233 et 234 du Journal de Cléry.

[42] Voyez l’Histoire parlementaire, t. XXIX, p. 344

[43] Voyez l’Histoire parlementaire, t. XXIX, p. 344.

[44] Notice biographique de Bailly, par François Arago.

[45] On les interrogea, du reste, sur des circonstances relatives à eux-mêmes. Voyez l’Histoire parlementaire, t. XXIX, p. 360-367.

[46] Dépositions de Garnerin et de Tisset, dans le Procès de Marie-Antoinette, ubi supra, p. 386 et 575.

[47] Procès de Marie-Antoinette, Histoire parlementaire, t. XXIX, p. 388.

[48] Procès de Marie-Antoinette, Histoire parlementaire, t. XXIX, p. 383

[49] Procès de Marie-Antoinette, Histoire parlementaire, t. XXIX, p. 578.

[50] Procès de Marie-Antoinette, Histoire parlementaire, t. XXIX, p. 400.

[51] Procès de Marie-Antoinette, Histoire parlementaire, t. XXIX, passim.

[52] Procès de Marie-Antoinette, Histoire parlementaire, t. XXIX, p. 402.

[53] Procès de Marie-Antoinette, Histoire parlementaire, t. XXIX, p. 349.

[54] Histoire parlementaire, t. XXIX, p. 402.

[55] La déclaration de l’accusateur public, à cet égard, ne fit que confirmer la déposition de l’huissier Jourdeuil, qui avait saisi chez d’Affry lui-même la lettre dont il s’agit. — Voyez le Procès de Marie-Antoinette, t. XXIX, p. 598, de l’Histoire parlementaire.

[56] Mémoires du baron de Goguelat, p. 77.

[57] Voyez, dans l’Histoire parlementaire, t. XXIX, p. 555, cette déposition infâme, dont nous épargnons à la pudeur du lecteur la reproduction textuelle.

[58] Histoire parlementaire, t. XXIX, p. 358.

[59] Telle est la version de Beaulieu dans la Biographie d’Hébert ; et Beaulieu, écrivain royaliste d’ailleurs très-grave, n’est certes pas suspect de partialité à l’égard de Robespierre.

Vilate, qui écrivit son livre immédiatement après la chute de Robespierre, étant en prison, et dans le but manifeste d’obtenir son pardon des vainqueurs en attaquant le vaincu, Vilate, dans les Causes secrètes de la Révolution du 9 au 10 thermidor, donne la version que voici : Cet imbécile d’Hébert ! ce n’est pas assez qu’elle soit réellement une Messaline, il faut qu’il en fasse encore une Agrippine, et qu’il lui fournisse, à son dernier moment, un triomphe d’intérêt public. Et l’abbé de Montgaillard de renchérir : Cet imbécile ! je lui ai dit d’en faire une Messaline ; il faut qu’il en fasse une Agrippine, et qu’il lui fournisse, à son dernier moment, un triomphe d’intérêt public. Voilà comment, d’altération en altération, l’esprit de parti peut arriver à rendre odieuses des paroles inspirées par l’indignation d’une âme honnête !

[60] Histoire parlementaire, t. XXIX, p. 408.

[61] L’audience, commencée le 14, se termina le 16 ; le tribunal était resté en permanence.

[62] Le fac-simile de cette lettre se trouve dans l’ouvrage de M. de Beauchesne, intitulé : Louis XVII, sa vie, son agonie et sa mort, t. II, liv. XII, p. 158.

[63] Cela résulte d’une attestation signée de cet ecclésiastique, et qui a été entre les mains de M. Hyde de Neuville, d’après une lettre de ce dernier, citée par M. de Beauchesne.

[64] Révolutions de Paris, n° 212.

[65] Le Nouveau Paris, t. III, chap. LXXXII.

[66] Le Nouveau Paris, t. III, chap. LXXXII.

[67] Nous empruntons ces circonstances caractéristiques à une relation du vicomte Charles Desfossez, lequel faisait partie d’un détachement de la section des Gravilliers, rangé près de la charrette. M. de Beauchesne a reproduit textuellement cette relation dans son Histoire de Louis XVII, t. II, liv. XII, p. 87.

[68] Weber, t. I, p. 29 et 30.

[69] Relation de Charles Desfossez. Je traçai ce portrait, dit-il, en rentrant chez moi. — Voyez M. de Beauchesne, liv. XII, p. 160.

[70] Voyez, en les rapprochant, les récits de Mercier, dans le Nouveau Paris, t. III, chap. LXXII et XCVII ; de Prudhomme, dans les Révolutions de Paris, n° 212 ; des Deux Amis, t. XXI, p. 501 ; de Michaud jeune, Biographie de Marie-Antoinette, du vicomte Charles Desfossez, etc.

[71] Causes secrètes de la Révolution du 9 au 10 thermidor. — Voyez, dans la collection des Mémoires relatifs à la Révolution française, le volume intitulé : Camille Desmoulins, Vilate et Méda, p. 180.

[72] Réflexions sur le procès de la Reine, par une femme, p. 29 et 50 Londres, 1793.