HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME SIXIÈME

LIVRE SEPTIÈME

 

CHAPITRE XI. — LE SERRURIER GAMAIN.

 

 

Visite mystérieuse de Gamain au château. — Nuit du 22 mai 1792 aux Tuileries ; Louis XVI, Gamain et Durey placent l'armoire de fer. — En retournant à Versailles, Gamain est saisi de douleurs violentes. — Les symptômes d'un empoisonnement se déclarent. — Récit verbal fait par Gamain de ce qui s'était passé dans la nuit du 22 mai. — Décret de la Convention qui, plus tard, accuse Louis XVI d'avoir empoisonné Gamain. — Contradiction entre la pétition de ce dernier, du 8 floréal an II, et ce qu'il racontait dans les derniers temps de sa vie. — Documents officiels soustraits de la Bibliothèque royale et des Archives. — Ce qu'il faut penser de cette sombre aventure. — Comment l'armoire de fer était indispensable. — Mallet du Pan, agent d'une trahison. — Système de corruption adopté par la Cour. — Beaucoup de choses à cacher !

 

Nous allons montrer le peuple aux Tuileries... Mais pendant que tout se préparait pour la visite tumultueuse que les faubourgs firent au roi, il se passait dans l'intérieur du château des choses étranges sur lesquelles les réticences calculées ou l'ignorance de l'histoire ont jusqu'ici laissé planer un mystère épouvantable.

Sur ces choses, comme nous l'expliquerons un peu plus loin, les archives du royaume avaient reçu un dépôt qu'elles n'ont point gardé ; il existait des documents officiels, et ils ont disparu ; il existait des traces de feu, et des mains inconnues, mais à coup sûr toutes-puissantes, les ont effacées. N'importe ! Le fait dont il s'agit se trouvant tirer une gravité funèbre, non pas seulement de soupçons plus ou moins bien fondés, mais d'un décret solennel rendu par une grande assemblée, il est nécessaire de présenter ce fait sous le jour douteux qui l'environne quant à présent, pour que plus tard, si des lumières nouvelles viennent à briller, il prenne son rang parmi les affirmations ou les négations historiques.

Lors des 5 et 6 octobre, Gamain, le maître en serrurerie de Louis XVI, s'était abstenu de quitter Versailles, où il avait ses ateliers, et, depuis cette époque, pour aller aux Tuileries, il avait toujours attendu que le roi le fît mander. Le 21 mai 1792, comme il était dans sa boutique, un homme à cheval s'arrêta devant sa porte et l'appela par son nom. L'homme portait l'habit de roulier. Gamain s'approche, et reconnaît Durey, que Louis XVI avait pris pour aide de forge. Monsieur Gamain, dit Durey, Sa Majesté m'envoie vous ordonner de venir au château.

Les relations de Gamain avec son royal élève ne l'avaient point préservé de la contagion des idées révolutionnaires ; la pente de ses opinions était vers la République. Déjà compromis aux yeux des patriotes exaltés par ses rapports avec le château, il craignait de l'être encore davantage. D'ailleurs on commençait à parler vaguement d'une prochaine invasion des Tuileries. Gamain eut d'autant plus peur de trop s'engager cette fois, que Durey lui avait dit : Vous entrerez par les cuisines, pour ne pas inspirer de soupçons. Il s'excusa donc de son mieux Mais le lendemain ses hésitations furent vaincues par un billet écrit de la main même du roi, et dans lequel Louis XVI le priait amicalement de lui venir donner un coup de main pour un ouvrage difficile. II embrassa sa femme et ses enfants, leur promit d'être de retour avant la nuit, et suivit Durey, qui lui avait apporté l'invitation écrite du roi.

Ils entrèrent aux Tuileries par les communs, et se rendirent à l'atelier de Louis XVI, où Gamain resta, pendant que Durey allait annoncer son arrivée. Lorsque le roi et Durey arrivèrent, Gamain était occupé à examiner une porte en fer nouvellement forgée, une serrure exécutée avec beaucoup de précision, et une petite cassette en fer. Le visage de Louis XVI respirait la bienveillance, et ses lèvres souriaient. Eh bien, mon pauvre Gamain, dit-il à l'artiste, voilà bien longtemps que nous ne nous sommes vus ! Puis, lui montrant la porte en fer et la serrure : Que dis-tu de mon talent ? C'est moi seul qui ai terminé ces travaux en moins de dix jours. Gamain s'enorgueillit de l'habileté de son apprenti, et fit l'offre de tout son dévouement. Le roi lui dit alors qu'il se confiait à sa fidélité, et il le conduisit dans un couloir sombre qui communiquait de son alcôve à la chambre du Dauphin.

Durey, à la lueur d'une bougie, leva, par ordre du roi, un panneau de la boiserie, derrière lequel était un trou rond d'à peu près deux pieds de diamètre, pratiqué dans la muraille. Le roi apprit à Gamain qu'il avait fait cette cachette pour y serrer de l'argent ; que Durey l'avait aidé à percer ce mur ; qu'ils en jetaient les gravois dans la rivière, et avaient été obligés d'y faire plusieurs voyages dans la nuit. Maintenant, ajouta-t-il, la question est d'appliquer la porte de fer à l'entrée de ce trou. Je ne sais comment m'y prendre pour cette opération. Voilà le service que j'attends de toi.

Gamain se mit à l'œuvre aussitôt, activement secondé par le roi, dont la main robuste était plus propre à presser des travaux de maçonnerie qu'à manier le sceptre dont la chargèrent de moqueuses destinées. Ce furent des heures pleines d'anxiété. Chaque coup de marteau vibrait douloureusement au fond du cœur de Louis XVI, et les précautions prises pour étouffer le bruit de ce travail nocturne en prolongèrent la durée. Quand il fut achevé, le roi pria Gamain de l'aider à compter avec lui deux millions en doubles louis, qui furent divisés en quatre sacs de cuir ; et, pendant ce temps, le serrurier, non sans surprise, aperçut Durey qui transportait des liasses de papier. Il n'en sut pas davantage[1].

Au moment où il allait se retirer... ici que se passa-t-il ?

Dans la pétition que Musset lut à la Convention, le 8 floréal an II[2] il est dit : L'ouvrage fini, Capet apporta lui-même au citoyen Gamain un grand verre de vin qu'il l'engagea à boire, parce qu'effectivement il avait chaud. Quelques heures après qu'il eût avalé ce verre de vin, il fut atteint d'une colique violente, qui ne se calma que lorsqu'il eut pris une ou deux cuillerées d'élixir, qui lui firent rendre tout ce qu'il avait mangé et bu dans la journée. Il s'en est suivi une maladie terrible qui a duré quatorze mois, dans lesquels il en a été neuf perclus de ses membres, sans que sa santé se soit rétablie assez pour lui permettre de vaquer à ses affaires de manière à subvenir aux besoins de sa famille.

Mais ce n'était pas le roi que Gamain accusait dans le récit verbal que, depuis, on lui entendit faire si souvent, et toujours sans la moindre variante. Car il ne mourut qu'en 1800 ; et dans l'agonie d'une vieillesse prématurée, il semblait trouver un amer plaisir à rappeler les détails d'une aventure, dont le souvenir l'obsédait. Voici comment la fin de son récit est rapportée dans la brochure que nous analysons :

Lorsque j'allais me retirer, la reine entra tout à coup par la porte masquée qui se trouvait au pied du lit du roi : elle tenait à la main une assiette chargée d'une brioche et d'un verre de vin ; elle s'avança vers moi, qui la saluais avec étonnement : Mon cher Gamain, me dit-elle d'une voix caressante, vous avez chaud : buvez ce verre de vin et mangez ce gâteau, cela vous soutiendra pour la route que vous allez faire. Je la remerciai tout confus, je vidai le verre de vin à sa santé, et glissai la brioche dans ma poche... Quand je sortis des Tuileries, il était nuit close... Je m'acheminai à travers les Champs-Elysées, en longeant la chaussée du bord de l'eau, où ne passaient guère ni piétons ni voitures, les communications entre Paris et Versailles étant devenues de plus en plus rares, depuis que le roi avait quitté cette dernière ville. Soudain je fus saisi d'un malaise général, bientôt suivi de déchirements d'estomac, de spasmes nerveux, de brûlements d'intestins, jusqu'à ce que des souffrances inouïes me fissent tomber haletant au pied d'un arbre... Il me semblait qu'on m'arrachait le cœur et les entrailles... Je poussais par intervalles des cris aigus, et sans interruption des gémissements étouffés. Une heure, qui me parut un siècle d'enfer, s'écoula dans ces angoisses. Enfin, je me regardai comme sauvé quand le bruit d'une voiture roulant sur le pavé parvint à mes oreilles. Je me poussai en avant sur les mains et les genoux, afin d'être secouru ou écrasé... A mes plaintes réitérées, un homme mit la tête à la portière, et, voyant quelque chose qui se mouvait dans l'ombre, ordonna au cocher de retenir les chevaux pour éviter un malheur. Puis il s'élança hors de la voiture. C'était un riche Anglais, d'un caractère humain et généreux. Il considéra ma face livide, tâta mon pouls à peine sensible, toucha ma poitrine brûlante, et me demanda froidement si je n'avais pas été empoisonné. Ce fut pour moi un éclair imprévu, dont la lueur me montra les motifs qu'on pouvait avoir de se défaire du possesseur d'un secret d'État.... L'Anglais me porta dans sa voiture, et la fit arrêter devant une boutique d'apothicaire de la rue du Bac, où fut préparé sur-le-champ un élixir dont la puissance combattit l'action foudroyante du poison. Je recouvrai en partie l'ouïe et la vue ; le froid, qui déjà circulait dans mes veines, se dissipa par degrés ; et l'Anglais jugea que je pouvais être transporté à Versailles. Nous arrivâmes chez moi à deux heures du matin : ma femme était dans les transes ; son désespoir éclata en sanglots quand elle me vit revenir moribond, enveloppé dans une houppelande comme dans un linceul, et déjà semblable à un cadavre... Le médecin, M. de Lameiran, et le chirurgien, M. Voisin, furent appelés, et constatèrent les signes non équivoques du poison. Interrogé à ce sujet, je refusai de répondre. Grâce à leurs soins, je triomphai du poison après trois jours de fièvre, de délire et de douleurs inconcevables, mais non sans en subir les terribles conséquences : une paralysie presque complète, qui n'a jamais été guérie tout à fait, une névralgie de la tête, et enfin une inflammation générale des organes digestifs, avec laquelle je suis condamné à vivre. Je ne voulais pas avouer même à ma femme que j'avais été empoisonné. Mais la vérité vit le jour malgré moi. Quelque temps après cette catastrophe, la servante, nettoyant l'habit que je portais lors de mon accident, trouva dans les poches un mouchoir sillonné de taches noirâtres, et une brioche aplatie, déformée. Le chien mangea cette pâtisserie, et mourut. Il fut ouvert par M. Voisin, et la présence du poison constatée, etc., etc.[3]

Ainsi, de deux choses l'une : ou Gamain avait odieusement calomnié le roi dans la pétition que le 8 floréal an II il présenta à la Convention nationale, ou il calomniait odieusement la reine dans le récit verbal qui vient d'être transcrit. Par qui le verre de vin lui fut-il offert, s'il est vrai qu'on lui ait offert quoi que ce soit ? Par Louis XVI ? par Marie-Antoinette ? Impossible de concevoir que, sur un fait de ce genre, il soit resté la moindre incertitude dans ses souvenirs. Il y a donc ici une contradiction qui, à elle seule ; suffirait pour démentir le témoignage de Gamain, s'il n'était combattu de reste et anéanti par une démonstration morale presque plus décisive que toute preuve matérielle ! Qui, de nos jours, pourrait s'arrêter une seconde à l'idée que, soit Louis XVI, soit Marie-Antoinette, aient été capables d'un tel attentat ?

Et cependant, — chose qui montre bien jusqu'où peut aller dans un moment donné le délire des passions politiques, — le 28 floréal an n, sur un rapport de Peyssard, la Convention nationale adopta par acclamation le décret suivant[4] :

Article 1er. François Gamain, empoisonné par Louis Capet, le 22 mai 1792 (vieux style), jouira d'une pension annuelle et viagère de la somme de 1.200 livres, à compter du jour de l'empoisonnement.

Article 2. Le présent décret sera inséré au Bulletin de la correspondance.

 

Quant aux pièces qui motivèrent ce décret, elles n'existent plus aux Archives. Certificats des médecins, certificats de la Commune de Versailles, enquête ordonnée par le comité des secours publics, tout a été soustrait, tout a disparu Les originaux de cette sombre affaire furent-ils mis à l'index par la Restauration ? C'est probable. Toujours est-il que ce singulier épisode de la Révolution ayant excité, il y a quelques années, la curiosité d'un étranger de distinction, il fut bien vite découragé dans ses recherches par les entraves de tout genre que l'administration lui suscita[5]. Et d'un autre côté, le volume du Moniteur qui contient la motion de Musset et le rapport de Peyssard, se trouvait, en 1838, avoir été enlevé de la Bibliothèque royale[6]. Par qui ? Pourquoi ?

Maintenant, que, dans la journée du 22 mai 1792, Gamain ait été appelé au château ; qu'il y ait aidé Louis XVI à placer la fameuse armoire de fer ; qu'en retournant chez lui, il ait été saisi de douleurs atroces ; que le médecin Lameiran et le chirurgien Voisin aient reconnu dans ces douleurs l'action du poison, et que, jusqu'à la fin de ses jours, Gamain ait gardé, visibles sur sa personne, les traces d'un empoisonnement, voilà ce qui est acquis à l'histoire : Les vieux habitants de Versailles se rappelaient encore, en 1838, cet homme qu'on voyait se promener seul, courbé sur sa canne comme un vieillard, dans les allées désertes du parc, en regardant le château veuf de ses rois héréditaires. Gamain n'avait pas plus de cinquante-huit ans à l'époque de sa mort, et il offrait déjà tous les signes de la décrépitude : ses cheveux étaient tombés, et le peu qui lui en restait blanchissait sur son front sillonné de rides profondes ; ses joues blêmes s'enfonçaient dans le vide que l'absence de ses dents avait fait, et ses yeux, au regard terne et morne, ne s'allumaient qu'au nom de Louis XVI, qu'il prononçait toujours avec amertume, quelquefois avec larmes... Gamain passait ordinairement ses soirées dans un café de Versailles, en compagnie de deux notaires — ils vivaient encore en 1838 — et du docteur Lameiran, qui l'avait soigné. Ces trois personnes attestaient au besoin toutes les particularités du poison, lequel, du reste, avait été constaté par procès-verbaux ; mais Gamain manquait de témoins pour affirmer ce qui était arrivé aux Tuileries dans la journée du 22 mai 1792[7].

Après un semblable exposé, on se demande naturellement quels motifs poussèrent Gamain à poursuivre d'accusations si meurtrières ceux qui l'avaient honoré de tant de confiance. Lui, quand il lui arrivait de lire cette question sur le visage de ses auditeurs, il montrait ses infirmités, le tic nerveux qui le défigurait, sa main droite entièrement paralysée, une de ses jambes tordue ; il rappelait les tourments de sa longue maladie, la perte de son industrie et des modiques ressources amassées par son travail[8]. Il prétendait n'avoir fait que se venger.

Victime d'un de ces hasards extraordinaires que notre ignorance attribue quelquefois au calcul, Gamain crut-il réellement avoir été empoisonné de propos délibéré ? Ou bien, ce qu'il racontait à cet égard n'était-il qu'une explication, la seule qu'il eût jugée propre à colorer sa conduite ? Car enfin, ce prince qui fut son apprenti et s'était abandonné à sa foi, il l'avait mis sur la route de l'échafaud, par la dénonciation que, le 19 novembre 1792, il fit à Roland de l'existence de l'armoire de fer. Or, s'il manqua du courage de sa trahison, peut-être pensa-t-il qu'il la couvrirait au moyen d'une calomnie ! Mais, sur ce point, l'histoire est réduite à des conjectures ; et si c'est trop peu pour absoudre, c'est aussi trop peu pour condamner.

Quoi qu'il en soit, une armoire de fer qui dérobât à jamais au peuple le secret des correspondances de la Cour, était certainement très-nécessaire. Car, au mois de juin, tout annonçait que le château des Tuileries ne resterait pas longtemps inviolable ; et, d'un autre côté, la masse des papiers compromettants devenait de jour en jour plus considérable. De ce nombre étaient les lettres de Barnave à la reine et les réponses de Marie-Antoinette, dont elle avait fait des copies[9].

A cette époque se rapporte la mission secrète confiée à Mallet du Pan. Cet écrivain, un des plus éclairés parmi les royalistes, ayant pris la résolution de quitter en même temps le Mercure, même temps le Mercure, qu'il rédigeait, et le royaume, Malouet, Montmorin et Bertrand de Molleville persuadèrent à Louis XVI qu'il fallait rendre ce voyage utile à la cause royale : Mallet serait allé à Vienne, à Berlin, à Coblentz ; il aurait représenté au roi de Bohême et de Hongrie, au roi de Prusse, aux frères de Louis XVI, la situation du royaume ; il leur aurait communiqué, relativement à la guerre et à ses conséquences, les intentions de la Cour des Tuileries.

Mallet accueillit avec empressement les ouvertures qui lui furent faites. L'esquisse d'un manifeste à publier par les puissances lui ayant été demandée, Louis XVI y fit de sa main plusieurs corrections, et ce brouillon fut conservé par Bertrand de Molleville, ainsi que d'autres billets journaliers du roi, dans un Saint Augustin de la bibliothèque de l'ex-ministre[10].

Louis XVI y joignit un sommaire d'instructions générales, dont la première partie, concernant les princes et les émigrés, était conçue en ces termes :

Le roi joint ses prières aux exhortations, pour engager les princes et les Français émigrés à ne point faire perdre à la guerre actuelle, par un concours hostile et offensif de leur part, le caractère de guerre étrangère faite de puissance à puissance.

Il leur recommande expressément de s'en remettre à lui et aux cours intervenantes de la discussion et de la sûreté de leurs intérêts, lorsque le moment d'en traiter sera venu.

Il désire qu'ils paraissent seulement parties, et non arbitres dans le différend ; cet arbitrage devant être réservé à Sa Majesté, lorsque la liberté ainsi que la puissance royale lui seront rendues.

Toute autre conduite produirait une guerre civile dans l'intérieur, menacerait les jours du roi et de sa famille, pourrait renverser le trône, ferait égorger les royalistes, rallierait aux Jacobins tous les révolutionnaires qui s'en sont détachés, et rendrait plus opiniâtre une résistance qui fléchira devant les premiers succès décisifs, lorsque le sort de la Révolution ne paraîtra pas remis à ceux contre qui elle a été dirigée, et qui en ont été les victimes[11].

Venaient ensuite les recommandations que l'envoyé de Louis XVI avait mission d'adresser aux cours de Vienne et de Berlin :

Représenter l'utilité d'un manifeste commun.

Le rédiger de manière à séparer les Jacobins et les factieux de toutes classes du reste de la nation.

Insister sur l'avantage de faire entrer dans le manifeste la vérité fondamentale qu'on n'entend point toucher à l'intégrité du royaume.

N'imposer ni ne proposer aucun système de gouvernement, mais déclarer qu'on s'arme pour le rétablissement de la monarchie et de l'autorité royale, telle que Sa Majesté elle-même entend la circonscrire.

Déclarer avec force à l'Assemblée nationale, aux corps administratifs, aux ministres, aux municipalités, aux individus, qu'on les rendra personnellement responsables de tous les attentats commis contre la personne du roi, contre celle de la reine et de leur famille, contre les vies et propriétés de tous les citoyens quelconques.

Déclarer enfin qu'en entrant dans le royaume, les puissances sont prêtes à donner la paix, mais qu'elles ne traiteront qu'avec le roi[12].

 

Certes, si jamais trahison fut incontestable, c'est celle dont la preuve a été consignée si naïvement dans ces remarquables aveux.

Ainsi, Louis XVI avait, au nom de la nation française, déclaré publiquement la guerre à l'Autriche, et sous main il lui faisait passer des indications propres à éclairer sa marche !

Ainsi, Louis XVI, dans ses proclamations, repoussait l'intervention de l'étranger dans nos affaires comme une insulte à notre honneur, et dans ses dépêches confidentielles, il se concertait avec lui sur les termes de cette intervention outrageante !Ainsi, Louis XVI professait, en toute circonstance, le respect le plus strict pour la Constitution, dont il affectait même de porter toujours le livre dans sa poche, et secrètement il appelait les ennemis de la France, une fois la guerre engagée, à faire sortir de tout le sang répandu le rétablissement de l'autorité royale légitime, telle que Sa Majesté entendrait la circonscrire !

Muni des instructions qu'on vient de voir, Mallet partit et arriva le 12 juin à Francfort[13] : nous l'y retrouverons.

Les négociations mystérieuses au dehors n'empêchaient pas la Cour d'assurer de son mieux ses positions au dedans. Aussitôt après le renvoi du ministère girondin, dont il ne resta que Lacoste et Duranton, le roi avait nommé Chambonas aux affaires étrangères, Terrier-Monteil à l'intérieur, Lajard à la guerre, et Beaulieu aux finances.

C'était un ministère feuillant. Et son principal moyen d'action, quel fut-il ? La corruption. Le 18 juin, presque à la veille du drame émouvant que nous allons raconter, Chambonas écrivait au roi :

Sire, je rends compte à Votre Majesté que mes agents viennent de se mettre en mouvement. Je viens de convertir un méchant. Ce soir, on fera une proposition à Santerre. J'ai donné ordre qu'on m'éveillât pendant la nuit pour m'apprendre le succès. Tous les intérêts respectifs sont ménagés. On me répond actuellement du secrétaire des Cordeliers. Tous ces gens-là sont à vendre, et certes il n'y en a pas un à louer[14].

La corruption, tel était aussi le grand moyen de gouvernement proposé alors par Bertrand de Molle ville, comme il ne rougit pas de s'en vanter dans ses Mémoires :

Mon plan consistait à faire occuper tous les jours les premiers rangs des deux tribunes à l'Assemblée par deux cent soixante-deux personnes affidées, dont la solde était fixée, savoir :

1° Pour un chef, qui était seul dans le secret : 50 livres par jour.

2° Pour un sous-chef choisi par le premier : 25 livres par jour.

3° Pour dix adjudants choisis par les chefs et sous-chefs, ne se connaissant pas entre eux, chargés de recruter chacun vingt-cinq hommes et de les conduire tous les jours à l'Assemblée, dix livres chacun.. 100 livres par jour.

Pour deux cent cinquante hommes payés chacun à cinquante sols par jour, total : 625 livres par jour.

Total : 800 livres[15].

 

C'était donc une somme de huit cents livres par jour que Bertrand de Molleville voulait qu'on dépensât, de son propre aveu, pour acheter, selon le besoin du jour, des applaudissements ou des huées !

Le roi avait d'abord répugné à cette mesure, non pas à cause de ce qu'elle avait d'immoral, mais simplement parce qu'il lui en avait coûté, disait-il, près de trois millions pour avoir les tribunes pendant la première Assemblée, et qu'elles avaient été constamment contre lui[16]. Cependant, pressé par Bertrand de Molleville, il permit un essai, dont le succès fut si étrange et si scandaleux, qu'il éveilla des soupçons. Averti un jour que les tribunes venaient, de manifester bruyamment des opinions qu'on savait antipopulaires, Pétion envoya dans les faubourgs des émissaires qui se mirent à questionner les ouvriers... et la Cour craignit que la mèche ne fût bien vite éventée. De là ce que Bertrand de Molleville ajoute :

Le lendemain, lorsque je parus au lever, Leurs Majestés et Madame Élisabeth m'adressèrent le regard le plus gracieux et le plus satisfait. Au retour de la messe, le roi, rentrant dans sa chambre, et passant auprès de moi, me dit, sans se retourner, et assez bas pour n'être entendu que de moi : Fort bien ; mais trop vite. Je vous écrirai. En effet, dans la lettre que le roi me renvoya le même jour avec sa réponse, il me marqua que l'épreuve avait réussi au delà de ses espérances, mais qu'il y aurait du danger, surtout pour moi, à la prolonger ; qu'il fallait réserver ce moyen pour le besoin, et qu'il m'avertirait quand il en serait temps[17].

Lorsqu'on gouverne de la sorte, la nécessité d'armoires de fer qui gardent bien ce qu'on leur confie s'explique de reste !

 

 

 



[1] Ce que nous disons ici, relativement à cette ténébreuse affaire, est tiré d'une brochure fort intéressante et fort bien faite, publiée en 1838 par le bibliophile Jacob, sous ce titre : Dissertations sur quelques points curieux de l'histoire de France.

[2] Voyez le Moniteur de cette époque. Le procès-verbal de la séance du 8 floréal an II, moins détaillé que le compte rendu du Moniteur, se trouve aux Archives.

[3] Dissertations sur quelques points curieux de l'histoire de France, p. 22-35.

[4] Voyez le Moniteur du temps.

[5] Dissertations sur quelques points curieux relatifs à l'histoire de France, par le bibliophile Jacob, p. 49.

[6] Dissertations sur quelques points curieux relatifs à l'histoire de France, par le bibliophile Jacob, p. 50.

[7] Dissertations sur quelques points curieux relatifs à l'histoire de France, par le bibliophile Jacob, p. 10-14.

[8] Dissertations sur quelques points curieux relatifs à l'histoire de France, par le bibliophile Jacob, p. 56 et 37. — La conclusion de l'auteur de la brochure qui vient d'être analysée est celle-ci :

Louis XVI était-il coupable d'un empoisonnement ? — Non.

Gamain a-t-il été réellement empoisonné ? — Oui.

[9] Mémoires de madame Campan, t. II, chap. XX, p. 221.

[10] Mémoires et correspondance de Mallet du Pan, t. I. chap. XII, p. 281.

[11] Mémoires et correspondance de Mallet du Pan, t. I, chap. XII, p. 284 et 285.

[12] Mémoires et correspondance de Mallet du Pan, t. I, chap. XII, p. 285-287.

[13] Mémoires et correspondance de Mallet du Pan, t. I, chap. XII, p. 292.

[14] Papiers trouvés dans l'armoire de fer. — Recueil des pièces justificatives, n° 8, p. 37.

[15] Mémoires particuliers de Bertrand de Molleville, t. II, chap. XXIII, p. 58.

[16] Mémoires particuliers de Bertrand de Molleville, t. II, chap. XXIII, p. 53.

[17] Mémoires particuliers de Bertrand de Molleville, t. II, chap. XXIII, p. 62 et 65.