Deux écoles philosophiques avaient partagé le dix-huitième siècle : elles partagent la Révolution. — Les Girondins appartiennent à l'école de la sensation et du rationalisme, celle des encyclopédistes ; Robespierre à l'école du sentiment, celle de Jean-Jacques. — Pourquoi. — Qu'il n'y a pas d'opposition réelle entre ces deux écoles. - Malentendu déplorable entre les Montagnards et les Girondins, Robespierre et Brissot, tous soldats de la même cause. — Explication politique du théisme de Jean-Jacques et de Robespierre. — Débat philosophique aux Jacobins. — Robespierre, tout en proclamant l'existence de Dieu, rejette le dieu des théologiens ; il s'élève contre les prêtres, et toutes les sectes impies qui usurpent sa majesté. — Émotion profonde que ce débat produit aux Jacobins. — Glorification des encyclopédistes, par Brissot. — Glorification de Jean-Jacques par Robespierre. — De part et d'autre, injuste esprit d'exclusivisme. — Lafayette dénoncé. — Robespierre accusé d'avoir abandonné son poste d'accusateur public. — Guadet lui reproche d'être l'idole du peuple et lui demande de se condamner à l'ostracisme. — Belle réponse de Robespierre. — Intervention conciliatrice de Pétion. — Arrêté des Jacobins constatant les insinuations calomnieuses de Guadet et de Brissot contre Robespierre. — Objurgation adressée à Robespierre par le journal de Prudhomme. — Confessions de François Robert. — Marat raconte une entrevue qu'il a eue avec Robespierre. — Grande colère du Père Duchêne de voir les Jacobins à chien et à chat. — Que l'égalité n'est pas l'envie.Oh ! qu'ils ont été injustes envers cette immortelle époque, ceux qui n'y ont vu, dans le bouillonnement de toutes les âmes, que l'agitation sans pensée des flots de la mer pendant l'orage ! Qu'on y regarde de près, on trouvera que ces combats naquirent bien moins de la rivalité des ambitions ou de l'orgueil blessé que de l'opposition philosophique des doctrines. C'était le siècle de Diderot et de Voltaire, le siècle de Jean-Jacques qui se développait. Seulement, les livres étaient devenus des actes, l'abstraction avait laissé échapper la vie, le nuage chargé d'électricité avait laissé échapper la foudre, et à la place du tumultueux mais encore pacifique salon du baron d'Holbach, ce qu'il y avait maintenant, c'était le Forum. Dans le premier volume de cet ouvrage, nous avons essayé de bien définir les deux grandes écoles entre lesquelles le XVIIIe siècle s'était partagé : celle de la sensation et du rationalisme, représentée par les encyclopédistes, et celle du sentiment, représentée par Rousseau. Et nous avons dit : Que déclarer l'idée exclusivement fille de la sensation, c'est rendre l'âme esclave des sens, la réduire à la condition de l'oiseau qui, même dans son essor le plus hardi, traîne à travers les airs les liens de sa servitude ; Que, par le sentiment, l'homme se répand au dehors et se prodigue, tandis que, par la sensation, au contraire, il tend à ramener à lui toute chose ; Que la philosophie de la sensation a conséquemment pour corollaire L'INDIVIDUALISME ; Et que, c'est aussi là qu'aboutit fatalement la doctrine du rationalisme, pour peu qu'on l'exagère, la raison étant, quand chacun la cherche de son côté, une divinité difficile à reconnaître, et la raison de Voltaire, par exemple, n'étant pas celle de Pascal. Aussi avons-nous vu ce qui était sorti des conversations des encyclopédistes, écoutées, enregistrées, analysées, résumées par Helvétius ! Il en était sorti un livre qui bannissait l'absolu du monde moral ; qui réduisait à n'être que des notions relatives, la vérité, la vertu, le dévouement, l'héroïsme, le génie ; qui n'assignait à nos passions qu'une source, la sensibilité physique, et à nos actions qu'un mobile, l'intérêt personnel ; qui enfin, sur les ruines de tout ce qui fonde ou maintient l'unité des sociétés humaines, élevait l'incontrôlable souveraineté du MOI. Eh bien ! cette doctrine se trouva être justement celle des Girondins, et elle servait à leur mission historique. Que venaient-ils faire, en effet, dans la Révolution ? Organiser une société neuve sur le principe de l'unité de la famille humaine ? Détruire à jamais les distinctions de classes ? Affranchir le peuple ? Affirmer un monde nouveau ? Non, ils venaient débarrasser de toute entrave l'homme qui peut se suffire à lui-même, l'homme qui a instruction et richesse, le bourgeois ; ils venaient frapper d'un dernier coup la domination du prêtre et la tyrannie du noble ; ils venaient jeter le trône par terre ; ils venaient nier définitivement le monde ancien. Or, à ce rôle de négation et de destruction, rôle qui d'ailleurs avait sa nécessité et sa grandeur, la doctrine de l'individualisme pur était merveilleusement adaptée. Mais ce n'était pas une œuvre de destruction seulement, c'était une œuvre de recomposition que Jean-Jacques avait eue en vue. Il savait s'il est donné au pauvre, au faible, à l'ignorant de se suffire à eux-mêmes, lui qui, enfant, s'était vu réduit à traîner de village en village, de porte en porte, son impuissance et les douleurs de son génie encore inconnu ; lui qui avait été un vagabond, lui qui avait été un mendiant, lui qui avait été un laquais 1 Et c'est pourquoi, au lieu d'exalter la sensation, qui ramène tout à l'homme isolé, et la raison, qui divise, il avait recommandé le sentiment, qui rapproche et réunit. Que si maintenant on réfléchit à la carrière que Robespierre était appelé à fournir dans la Révolution, il sera aisé de comprendre comment la doctrine de Rousseau dut être la sienne. De là au club des Jacobins, la querelle qui remplit les derniers jours du mois d'avril. La querelle ? Et pourquoi ? Est-ce qu'entre les deux doctrines dont nous venons de parler l'incompatibilité est fondamentale ? Est-ce qu'on ne saurait, sans exclure le sentiment, reconnaître le pouvoir de la sensation et rendre à la raison, l'hommage qui lui est dû ? Est-ce qu'il est impossible, sans faire outrage à la sensation et à la raison, d'écouter la voix du sentiment ? L'homme n'a-t-il pas un corps, une intelligence, un cœur ? Et le progrès ne serait-il pas réalisé justement par la doctrine qui unirait harmonieusement, au lieu de les opposer l'un à l'autre, ces trois éléments nécessaires de l'Être humain ? Ah ! sans doute. Mais il est dans la nature de notre esprit de n'arriver à la synthèse qu'après avoir passé par l'analyse. Nous nous attachons de préférence au point qui correspond le mieux à notre faculté dominante ; nous l'étudions avec amour, et, si on le conteste, nous nous mettons à le défendre avec une ardeur qui devient bien vite exclusive, et nous pousse à traiter en ennemis ceux qui, à voir les choses de plus haut, sont souvent nos alliés. Ainsi avaient fait Voltaire et Jean-Jacques, ces deux génies créés pour se compléter l'un l'autre, ces deux gloires jumelles ; ainsi firent, après eux, Brissot et Robespierre, les Girondins et les Montagnards, ces illustres compagnons d'armes dans le grand combat de ce qui doit être contre ce qui fut. Soldats de la même cause, qui vous crûtes ennemis, que la reconnaissance de la postérité vous réconcilie ! La première question sur laquelle Robespierre se sépara des Girondins fut celle de l'existence de Dieu. Si la notion de la solidarité humaine et de l'universelle association des forces vivantes eût été, à l'époque de la Révolution, aussi complète que l'ont rendue les travaux modernes, il est probable que Robespierre eût été panthéiste, en vertu de l'intime et inévitable analogie qui lie les croyances métaphysiques aux convictions sociales ; il n'eût pas compris Dieu comme un être à part, comme un être personnel, gouvernant les mondes à la manière dont un roi gouverne son empire ; il eût salué Dieu dans la nature, et non pas en dehors d'elle, et il eût été conduit à le définir l'âme de l'univers. Mais le temps n'était pas encore venu où l'on devait chercher à faire sortir la régénération de la société de la solidarité humaine mise en action. Robespierre voyait devant lui des faibles à protéger, des malheureux à sauver de l'abandon, le peuple à délivrer du double fléau de l'ignorance et de la misère. Et le moyen pour cela ne lui apparaissait que dans l'intervention d'un pouvoir actif et juste. Si donc il fut amené à être théiste, ce fut non pas, ainsi que Voltaire, par le besoin d'expliquer plus ou moins logiquement la création, mais par le besoin de réserver un protecteur aux faibles et aux opprimés, protecteur qui tôt ou tard rétablirait la balance, et dont la justice devait être considérée comme une garantie contre l'éternité de l'oppression. Parmi les philosophes du XVIIIe siècle, plusieurs n'avaient été poussés à l'athéisme que par l'horreur dont le spectacle du fanatisme avait rempli leur âme. Quel avait été en effet jusque-là le Dieu des prêtres ? Un Dieu fait à l'image de l'homme et du pire des hommes, un Dieu violent, vindicatif, inexorable, punissant l'erreur d'un jour par une agonie éternelle, et donnant à ses créatures la liberté. de descendre la pente de l'enfer ! Ce Dieu, modèle des tyrans terrestres, ou plutôt, tyran impossible à imiter dans sa prodigieuse barbarie, des hommes tels que le ba- ron d'Holbach avant la Révolution, et Guadet dans la Ré- volution même, aimèrent mieux le nier hautement que de justifier en quelque sorte, par la proclamation de son existence, les misérables despotes dont l'impiété des prêtres l'avait fait le prototype. Mais fallait-il donc confondre l'idée de despotisme avec l'idée de tutelle ? Et ne pouvait-on, sans nier Dieu, le définir autrement que ne l'avaient défini les sophistes de l'oppression, dévots cruels ou théologiens blasphémateurs ? C'est ce qu'avait pensé l'auteur de la Profession de foi du Vicaire savoyard, et ce qu'à son tour pensa Robespierre, son fidèle disciple. Partisans l'un et l'autre d'un pouvoir tutélaire dont l'intervention aidât le peuple à s'affranchir, ils rejetèrent en même temps, et la notion du Dieu des théologiens, parce qu'elle tendait à sanctifier la tyrannie sur la terre, et la notion de l'athéisme, parce qu'elle allait à consacrer l'anarchie parmi les hommes, en la supposant dans les cieux. Ce fut une solennelle et terrible séance que celle où, sur un mot, un seul mot tombé des lèvres de Robespierre, Guadet souleva la question de Dieu. Dans une adresse lue aux Jacobins par Robespierre, il y avait cette phrase : Sans le courage inébranlable des citoyens, sans la patience invincible du sublime caractère du peuple, il était permis à l'homme le plus ferme de désespérer du salut public, lorsque la Providence, qui veille toujours sur nous, beaucoup mieux que notre propre sagesse, en frappant Léopold, paraît déconcerter les projets de nos ennemis[1]. Ainsi, dans l'accomplissement de ce grand crime tant dénoncé par les prêtres : la Révolution, Robespierre donnait pour complice au peuple Dieu, oui Dieu lui-même ; et de la Révolution, il faisait le plus éclatant témoignage de cette logique surhumaine qui domine évidemment, à prendre les choses de haut, et le cours général, et les diverses péripéties de l'histoire. Car c'était bien là ce qu'il affirmait dans les paroles qui viennent d'être citées et que nous avons textuellement reproduites. Loin d'impliquer aucune dérogation aux lois qui régissent le monde, elles attestent l'universalité de ces lois et leur permanence. Seulement, elles semblent les rapporter, sous le nom de Providence, à l'action d'un Être suprême ; en d'autres termes, elles sont la profession de foi du théiste ; et, dans la bouche de Robes- pierre, elles étaient l'écho qui prolongeait, au plus fort des tempêtes, dans le tumulte du Forum, au risque d'un choc furieux, ce que le Vicaire savoyard avait dit, quelques années auparavant, à des heures moins orageuses, sur le sommet d'un autre promontoire de Sunium, par un beau jour d'été, aux rayons du soleil levant, au centre d'un tranquille paysage, couronné dans l'éloignement par une chaîne de montagnes : Que la matière soit éternelle ou créée, qu'il y ait un principe passif ou qu'il n'y en ait point, toujours est-il certain que le tout est un et annonce une intelligence unique ; car je ne vois rien qui ne soit ordonné dans le même système , et qui ne concoure à la même fin, , savoir la conservation du tout dans l'ordre établi. Cet être qui veut et qui peut, cet Être actif par lui-même, cet Être enfin, quel qu'il soit, qui meut l'univers et ordonne toutes choses, je l'appelle Dieu[2]. Voilà pourtant ce que Guadet osa taxer de superstition. J'ai entendu souvent dans cette adresse, s'écria-t-il avec violence, répéter le mot Providence. Je crois même qu'il y est dit que la Providence nous a sauvés malgré nous. J'avoue que, ne voyant aucun sens à cette idée, je n'aurais jamais pensé qu'un homme qui a travaillé si courageuse- ment, pendant trois ans, à tirer le peuple de l'esclavage du despotisme, pût concourir à le remettre ensuite sous l'esclavage de la superstition[3]. Ces mots remettaient en présence les deux écoles révolutionnaires que le XVIIIe siècle avait portées dans son sein. Le club des Jacobins parut se partager. Les uns éclatèrent en applaudissements, les autres se répandirent en murmures[4]. Alors, sur-le-champ, sans préparation cette fois[5], sans hésitation, avec cette abondance de paroles qui jaillit d'un cœur qui s'abandonne : La superstition, répondit Robespierre, est un des appuis du despotisme ; mais ce n'est pas induire les citoyens dans la superstition que de prononcer le nom de la Divinité. J'abhorre, autant que personne, toutes ces sectes impies qui se sont répandues dans le monde pour favoriser l'ambition, le fanatisme et toutes les passions, en se couvrant du pouvoir sacré de /'Eternel qui a créé la nature et l'humanité ; mais je suis bien loin de le confondre avec ces imbéciles dont le despotisme s'est armé[6]. Je soutiens, moi, ces éternels principes sur lesquels s'appuie la faiblesse humaine pour s'élancer à la vertu. Ce n'est point un vain langage dans ma bouche, pas plus que dans celle de tant d'hommes illustres, qui n'en avaient pas moins de morale pour croire à l'existence de Dieu. Ici, le tumulte recommençant : Non, reprit-il puissamment ému, non, vous n'étoufferez pas ma voix... Invoquer la Providence et émettre l'idée de l'Être éternel qui influe essentiellement sur les destins des nations, qui me paraît veiller d'une manière toute particulière sur la Révolution française, n'est point une idée trop hasardée, mais un sentiment de mon cœur, un gentiment qui m'est nécessaire à moi qui, livré dans l'Assemblée constituante à toutes les passions et à toutes les viles intrigues, et environné de si nombreux ennemis, me suis toujours soutenu. Seul avec mon âme, comment aurais-je pu suffire à des luttes qui sont au-dessus de la force humaine, si je n'avais point élevé mon âme à Dieu ?... Ah ! ce sentiment divin m'a bien dédommagé de tous les avantages offerts à tous ceux qui voulaient trahir le peuple ![7] Seul avec mon âme ! Jamais cri plus mélancolique et plus noble ne s'était échappé des profondeurs de la conscience. Robespierre ajouta : Le peuple français est bien, certes, pour quelque chose dans la Révolution : sans lui, nous serions encore sous le joug du despotisme. J'avoue que tous ceux qui sont au-dessus du peuple auraient volontiers renoncé pour cet avantage à toute idée de la divinité ; mais est-ce faire injure au peuple et aux sociétés affiliées que de leur parler de la protection de Dieu, qui, selon mon sentiment, nous sert si heureusement ?[8] Il conclut en demandant à la société de décider si ces principes étaient les siens. Là-dessus, grandes clameurs. Sur la motion faite par Sillery d'arrêter l'impression de l'adresse comme d'une opinion particulière de Robespierre, une agitation violente se manifeste. Le président est d'abord obligé de se couvrir, puis de lever la séance, et l'Assemblée se sépare en désordre[9]. Cette scène fit sur les Girondins une impression ineffaçable. La conception de Robespierre en tant que liée à l'idée d'un Dieu personnel pouvait bien paraître contestable, mais ce qui ne l'était pas, c'était le grand caractère d'une croyance qui faisait de la Révolution française, non plus le choc fortuit d'intérêts ou de passions périssables, mais un drame immense, ayant de toute nécessité et de toute éternité sa place à part dans la coordination mystérieuse des choses humaines. Quelle force, quel désintéressement, quel mépris de la mort, quel dédain des soucis et des ambitions vulgaires, ne devaient pas être le lot d'un homme qui croyait cela, et qui dans un tel drame se savait un des principaux acteurs ! Voilà ce que les Girondins comprirent. Robespierre venait de leur apparaître sous un jour nouveau ; dans l'homme politique et pratique, ils venaient d'entrevoir le rêveur puissant dont la pensée n'a pas assez de l'étroit espace qui va d'un berceau à une tombe ; dans le tribun délié, ferme, soupçonneux, ils venaient d'entrevoir le philosophe aux tristesses divines, et qui se sent marqué, ainsi que d'un fer brûlant, du signe de la prédestination. Ô lamentable effet de l'esprit de rivalité, même sur des natures sincères ! Robespierre, sous cet aspect, ne sembla que plus redoutable aux Girondins et conséquemment plus digne d'être abattu ! Sa popularité, d'ailleurs, n'avait cessé de grandir ; et eux qui, en ce moment, dominaient tout : l'Assemblée, le trône, la Commune, la presse, les clubs ; eux qui avaient la représentation nationale pour instrument, les ministres et le maire de Paris pour alliés, une foule de journaux influents pour organes, et, pour chefs, tant d'intelligences d'élite, ils s'étonnaient, ils s'irritaient de ce contre-poids à leur pouvoir : un seul homme, un seul nom ! Son crime, à leurs yeux, — et nous allons entendre Guadet en faire l'aveu naïf, — c'était d'être l'idole du peuple. Le fait est que si l'on pouvait appeler cela un crime, Robespierre en était coupable. Il est même très-remarquable que rien n'égalait son ascendant sur les femmes, comme Brissot s'en plaignit un jour d'une manière assez bizarre[10]. Et pourtant, son visage n'attirait pas ; ses manières étaient dénuées de grâce et d'abandon ; son éloquence n'était servie ni par le son de sa voix ni par son geste ; on ne lui savait aucune des faiblesses qui émeuvent ; lui-même, pour n'avoir pas trop à donner à un culte trop doux, il semblait s'être étudié à murer son cœur, et s'il s'en échappait quelquefois des accents d'une mélancolie pénétrante, l'être abstrait né tardait pas à reparaître. Une circonstance imprévue vint envenimer à l'égard de Robespierre les dispositions de la Gironde. Lorsqu'il avait accepté la place d'accusateur public, il s'était empressé de déclarer que c'était un noble devoir sans doute que celui d'accuser le crime ou de défendre l'innocence, dans des causes particulières, devant un tribunal de judicature, mais, que dans la crise orageuse qui devait décider de la liberté de la France et, peut-être, de tous les peuples de la terre, il connaissait un devoir plus sacré encore, celui de défendre la cause de l'humanité, comme citoyen et comme homme, au tribunal de l'univers. En conséquence, il s'était réservé d'abandonner la fonction d'accusateur public, s'il s'apercevait de l'impossibilité de remplir à la fois les deux tâches. Tel fut le motif[11] de la démission qu'il donna vers le milieu du mois d'avril[12]. Suivant ses propres expressions, il abdiqua cette force, comme on jette son bouclier pour combattre plus facilement l'ennemi ; il abandonna ce poste, comme on abandonne ses retranchements pour monter à la brèche[13]. Mais ce fut justement là ce qui inquiéta les Girondins. En concentrant son action, il ne pouvait manquer de la rendre plus décisive : ils l'accusèrent d'orgueil, ils l'accusèrent de désertion. Déjà, dans la séance du 2 avril, aux Jacobins, Réal avait pris contre lui, au milieu des murmures, l'initiative des attaques[14] ; elles continuèrent plus directes de jour en jour et plus envenimées. Survint la fête des soldats de Châteauvieux. Or, tandis qu'on en faisait les préparatifs, et que sur les vives instances des ennemis de Lafayette, on parlait de substituer à l'inscription, Bouillé seul est coupable, celle-ci : Bouillé et ses complices sont seuls coupables, le bruit se répandit tout à coup que le général était à Paris. Qu'y vient-il faire ? demanda Brissot dans son journal[15]. Nous tromper ? Le temps de l'erreur est passé. Relever son crédit ? Il est perdu sans ressource. L'assertion était singulièrement risquée. Sans doute Lafayette avait beaucoup perdu ; on ne s'adressait plus à lui, du fond des provinces, comme à l'arbitre des destinées de la nation ; il ne trônait plus à la mairie, sans être maire ; il ne remplissait plus de ses gardes les appartements du roi et de la reine ; il ne tenait plus pour ainsi dire Paris dans le creux de sa main. Mais, tout en le laissant derrière elle dans sa course rapide, la Révolution ne lui avait pas encore enlevé complètement son prestige et son pouvoir. Une notable partie de cette garde nationale qu'il avait commandée restait attachée à sa fortune ; les constitutionnels plaçaient en lui leur espoir suprême ; aux frontières, à la tête de son armée, il tenait, après tout, l'épée de la France, et maniée par lui, cette épée était celle du Feuillantisme. Donc, au point de vue jacobin, sa présence inattendue à Paris pouvait être considérée, et fut effectivement signalée par Robespierre comme un danger public[16]. Nouveau grief ! car les Girondins, étant au pouvoir, se trouvaient intéressés à ménager dans Lafayette, quoiqu'il ne fût pas précisément leur homme, la portion très-considérable de la bourgeoisie dont il avait conservé les sympathies et représentait l'esprit. Lorsqu'il le faisait descendre au rôle de coupable, Robespierre jetait les Girondins dans l'alternative, ou de compromettre leur crédit populaire en s'aventurant à le couvrir, ou de s'en faire un ennemi déclaré en lui ôtant la garde des frontières. Ils ressentirent amèrement l'embarras de cette situation, Brissot surtout, qui, auprès des patriotes exaltés, avait toujours à se défendre de ses anciennes relations avec Lafayette. Les choses en étaient à ce point, lorsque deux dénonciations publiques furent portées , l'une contre l'abbé Fauchet, par Chabot, qui lui imputait un rapport trop favorable à Narbonne, l'autre contre Rœderer par Collot-d'Herbois, à cause de certaines affinités de table et de salon qui liaient Rœderer aux Feuillants[17]. Ces deux dénonciations, que les inculpés repoussèrent avec un succès contesté, n'étaient ni l'œuvre de Robespierre, ni le résultat de ses suggestions, même indirectes ; et quand quelques jours après, il en fit la déclaration formelle, mettant toute contradiction au défi, et attestant Chabot, attestant Collot-d'Herbois de la vérité de ses paroles, nul n'osa, nul ne put le démentir[18]. Mais ce qui menace, on l'attribue volontiers à ceux qu'on redoute : soit erreur, soit prévention, les Girondins rendirent Robespierre responsable du trouble que de semblables querelles semaient dans le club des Jacobins. De cela seul qu'il avait parlé vaguement de complots dont le temps n'était pas encore venu de soulever le voile[19], ils conclurent que ses attaques contre Lafayette, la dénonciation de Chabot contre Fauchet, celle de Collot-d'Herbois contre Rœderer, et une sortie de Tallien contre Brissot et Condorcet[20], tenaient à un vaste plan d'agression, dont Robespierre avait à répondre. Il arriva donc que ce fut à lui, qui n'avait attaqué en aucune sorte ni Brissot-ni Condorcet, que Brissot adressa, dans la séance des Jacobins du 25 avril, l'ardente philippique où il cherchait à venger son ami et lui-même. Il commença par se féliciter ironiquement du grand pouvoir que voulaient bien lui attribuer ses détracteurs, lorsqu'ils le représentaient faisant des ministres, nommant des ambassadeurs, et du fond de son humble quatrième étage, dictant des lois au château des Tuileries. Il convint, du reste, que le chemin des places s'était ouvert enfin devant les patriotes. Mais où était le mal ? Ah ! plût au ciel, ajouta-t-il avec un habile abandon, plût au ciel que toutes les places ne fussent occupées que par des Jacobins ! A ces mots, Camille Desmoulins, présent à la séance, se penche à l'oreille de son voisin Duhem, et lui dit assez haut pour être entendu : Je ne connais dans Cicéron ni dans Démosthènes aucun morceau plus propre à exciter l'intérêt ; que d'art ! le coquin ! Cette parole violente, injuste, où la haine se drapait si bien dans une railleuse admiration, excita un tumulte que Camille Desmoulins, le lendemain, ne crut pouvoir mieux peindre qu'en écrivant : Je vis le moment où j'allais être traité par les Brissotins comme Panthée le fut par les Ménades[21]. Brissot continua. En réponse aux défiances de Robespierre touchant Lafayette, il s'écria dédaigneusement : Quoi ! Lafayette un Cromwell ! Vous ne connaissez ni Lafayette, ni votre siècle, ni le peuple français ; Cromwell avait du caractère, Lafayette n'en a pas. Brissot eût-il tenu ce langage, s'il eût prévu que, moins de deux mois plus tard, Lafayette adresserait, de son camp, à l'Assemblée une lettre pleine de menaces, d'arrogance et de hardiesse, serait comparé en pleine tribune à Cromwell par Guadet lui-même et fournirait ainsi une preuve nouvelle de la sagacité de Robespierre[22] ? On avait paru redouter l'avènement d'un protecteur : Brissot, en paroles de flamme, stigmatisa ceux qui, sous le nom de tribuns, se faisaient les flatteurs du peuple et devenaient ses maîtres. Je mourrai en combattant les protecteurs et les tribuns. Mais où il se montra le plus animé, le plus éloquent, ce fut, lorsque, arrivant à Condorcet, il salua dans lui le glorieux héritier ou plutôt le collaborateur des encyclopédistes. Poussant droit à ses détracteurs : Qui êtes-vous pour avoir le droit de le calomnier ? Qu'avez-vous fait ? Où sont vos travaux, vos écrits ? Pouvez-vous citer comme lui tant d'assauts livrés pendant trente ans, avec Voltaire et d'Alembert, au trône, à la superstition, au fanatisme parlementaire et ministériel ? Croyez-vous que si le génie brûlant de ces grands hommes n'eût embrasé petit à petit leurs âmes, ne leur eût fait découvrir le secret de leur grandeur et de leur force, croyez-vous qu'aujourd'hui la tribune retentirait de vos discours sur la liberté ?[23] Brissot venait d'omettre Jean-Jacques. C'était la lutte des deux doctrines qui éclatait au-dessus de la sphère où se débattaient les passions. Mais Guadet se hâta de préciser la querelle, comme s'il eût craint de voir passer sur la tête de son ennemi la flèche qu'il lui voulait dans le cœur : M. Robespierre ayant promis de dénoncer un plan de guerre civile, formé au sein même de l'Assemblée nationale, je le somme de le faire. Moi, je lui dénonce un homme qui met sans cesse son orgueil avant la chose publique ; un homme qui parle sans cesse de patriotisme, et abandonne le poste où il était appelé. Je lui dénonce un homme qui, soit ambition, soit malheur, est devenu l'idole du peuple. Je lui dénonce un homme qui, par amour pour la liberté de sa patrie, devrait peut-être s'imposer à lui-même la peine de l'ostracisme, car c'est servir le peuple que de se dérober à sen idolâtrie. Je lui dénonce un homme qui, ferme au poste où sa patrie l'aura placé, ne parlera jamais de lui, et y mourra plutôt que de l'abandonner. Ces deux hommes, c'est lui, c'est moi ![24] Robespierre répondit d'une manière admirable[25]. Ce n'était ni l'éloquence agile de Brissot, ni la parole acérée de Guadet, ni la pompe de Vergniaud, ni l'ardeur sauvage d'Isnard. Mais quelle gravité puissante ! quelle profondeur de mélancolie, et, dans un style plein de noblesse, quelles nobles pensées ! Le visage tourné, le bras étendu vers le buste de Jean-Jacques qui décorait la salle, il se plaça sous l'invocation de ce génie si fier et si tendre. Il le montra, sur les cimes du dix-huitième siècle, solitaire mais aperçu de tous. Il reprocha leur intolérance cruelle aux académiciens et aux géomètres qui l'avaient persécuté. Malheureusement, il fut exclusif à son tour, il fut injuste, lorsque, parlant de ces académiciens et de ces géomètres, que leur guerre aux prêtres n'avait pas empêchés d'encenser les rois, il oublia que la gloire d'avoir rempli vaillamment la moitié d'une grande tâche ne saurait être effacée par le tort de n'avoir point suffi à la tâche tout entière, , et qu'en fin de compte, c'était dans la liberté religieuse conquise qu'avait pris naissance la liberté politique. Pour ce qui est de cet ostracisme auquel Guadet voulait qu'il se condamnât lui-même, il prononça ces magnanimes paroles : Que la liberté soit assurée, que le règne de l'égalité soit affermi, que tous les intrigants disparaissent, alors vous me verrez empressé de fuir cette tribune. Ah ! ce sont les ambitieux et les tyrans qu'il faudrait bannir. Moi, où voulez-vous que je me retire ? Chez quel peuple trouverai-je la liberté établie, et quel despote voudra me donner asile ? On peut abandonner sa patrie heureuse et triomphante ; mais déchirée, mais opprimée ! on ne la fuit pas ; on la sauve, ou l'on meurt. Le ciel, qui m'a donné une âme passionnée pour la liberté et qui me fit naître sous la domination des tyrans, le ciel qui prolongea mon existence jusqu'au règne des factions et des crimes, m'appelle peut-être à tracer de mon sang la route qui doit conduire mon pays au bonheur. J'accepte avec transport cette destinée. Exigez-vous de moi un autre sacrifice ? Oui, il en est un que vous pouvez me demander encore. Je l'offre à la patrie : c'est celui de ma réputation. Je vous la livre[26]. Il faudrait pouvoir citer ce discours tout entier. Mais la route à parcourir encore est bien longue, et le temps presse. En terminant ce qu'il nomma sa justification, Robes- pierre, avec beaucoup de grandeur, avait proposé la paix à ses adversaires, pourvu que ce fût sur le terrain d'un patriotisme rigide : Je vous offre la paix, avait-il dit[27], aux seules conditions que les amis de la patrie puissent accepter. Cet appel fut entendu par l'homme dont la popularité, à cette époque, se rapprochait le plus de celle de Robespierre : Pétion. Un fait récent venait de prouver d'une manière piquante combien Pétion était aimé des faubourgs : la femme d'un tambour du faubourg Saint-Antoine étant accouchée d'une fille, l'enfant avait reçu le nom de Pétion-Nationale-Pique[28]. Mais le maire de Paris avait une âme inaccessible aux atteintes d'une basse jalousie : il intervint généreusement comme médiateur, et une réconciliation, au moins momentanée, s'en serait suivie, si Guadet et Brissot n'eussent eu le tort de publier leurs discours avec d'outrageantes variantes et des préambules qui altéraient la physionomie de la polémique soutenue. Brissot, du reste, n'avait pas attendu la réponse de Robespierre pour l'insulter publiquement en termes où il n'y avait ni dignité ni justice. Dans le numéro de son journal qui parut le 18 avril, il écrivait, en parlant de Robespierre : Qu'il paraisse donc ce tribun désiré, ce nouveau Mazaniel ; que, du haut de sa tribune sanglante, il demande les têtes des conspirateurs désignés par la voix publique, c'est-à-dire par celle de ses complices et de quelques imbéciles adorateurs ! Patriotes éclairés, ces images vous effrayent ? Rassurez-vous ! Vos tribuns présomptifs sont aussi lâches qu'atroces. Les poignards de la calomnie sont les seuls qu'ils emploient. Ils ne massacreront que des réputations. Et calomniant, au moment même où il se plaignait de la calomnie, il ajoutait : Trois opinions partagent le public sur M. de Robespierre. Les uns le croient fou, les autres attribuent sa conduite à une vanité blessée, un troisième parti le croit mis en œuvre par la liste civile. Nous ne croyons jamais à la corruption, qu'elle ne soit bien prouvée, etc.[29] Le club des Jacobins prit l'arrêté suivant : La société déclare qu'elle regarde la manière dont les écrits, publiés sous les noms de MM. Brissot et Guadet, rendent compte des faits qui se sont passés dans son sein, comme contraire à la vérité, et les inculpations dirigées contre M. Robespierre, comme démenties par la notoriété publique, autant que par sa conduite constante. La société a arrêté également à l'unanimité que cette déclaration serait imprimée et envoyée à toutes les sociétés affiliées : LASOURGE, président ; CHOUDIEU, DUCOS, PÉREZ, PEPIN, secrétaires[30]. Paris s'occupa fort de ces divisions, dont la presse augmenta et prolongea le bruit. Les journaux d'avant-garde prirent parti pour Robespierre, résolument, vivement, sans réserve, à l'exception du journal de Prudhomme, qui enveloppa quelques critiques dans les formes de l'admiration et du respect : Incorruptible Robespierre, Phocion compta plus d'un ennemi comme vous, et fit plus d'un ingrat ; mais il ne quitta le fardeau de la chose publique que pour boire la ciguë. Rends-nous Phocion tout entier, nous en avons besoin ; mais jusqu'à ce que tu en sois venu là, souffre qu'on te dise la vérité avec le même courage que tu l'as dite aux ennemis puissants de ton pays[31]. Partant de là, et à la suite d'une brillante énumération
des services rendus par Robespierre, l'auteur de l'article abordait celle des
griefs dont on pouvait s'armer contre lui : — Il était personnel — Il parlait
trop souvent de lui — Il se plaisait trop à confondre sa cause avec la cause
du peuple — Il manquait de cette bonhomie qui est la grâce du talent et la
propagande de la vertu — Il avait tort de se faire journaliste — allusion
au prospectus du Défenseur de la Constitution qui venait de paraître —,
et d'avoir abandonné, pour le cabinet d'étude d'un folliculaire à la semaine,
le tribunal de l'accusateur public. Dans un gros
temps, de quel œil l'équipage d'un navire verrait-il le pilote abandonner le
timon pour prendre la rame ou pour se faire l'écrivain du vaisseau ?[32] De la part d'une feuille très-accréditée parmi les patriotes et qui méritait de l'être, de tels reproches eussent produit plus d'effet si, dans le même temps, François Robert, un des rédacteurs des Révolutions de Paris, n'eût publié une CONFESSION PUBLIQUE, par laquelle il avouait qu'il avait demandé à Dumouriez une place dans la diplomatie ; qu'on l'avait engagé à s'adresser au crédit de Brissot ; que celui-ci lui avait promis l'ambassade de Constantinople, de Saint-Pétersbourg ou de Varsovie, et qu'en attendant la réalisation de cette promesse, Dumouriez lui donnerait quelque à-compte sur les appointements de l'ambassade : toutes choses dont, finalement, aucune n'avait eu lieu[33]. Cette confession, sans prouver que François Robert eût vendu sa plume à la Gironde, n'en était pas moins de nature à jeter des doutes sur le désintéressement des défenseurs de Brissot, alors qu'il distribuait des ambassades et semblait dire comme César : Je donne à Marcellus la Grèce et la Lycie, A Décime le Pont, à Casca la Syrie. On n'était pas d'ailleurs sans remarquer que ceux qui se déclaraient contre Robespierre étaient pourvus des premières places dans le ministère, témoin Réal, Mendouze, Lanthenas, Santonax, Polverel ; d'où ce mot attribué par Fréron au conseiller officieux d'un candidat jacobin : Que ne faites-vous un bon discours contre Robespierre, et je vous réponds qu'avant huit jours vous êtes placé ![34] A son tour, prêtant à Robespierre un appui dont il n'était certes pas homme à se féliciter, Hébert fulmina contre les Brissotins un de ses numéros les plus grossièrement bouffons : Grande colère du Père Duchêne de voir les Jacobins à chien et à chat. — Rendez-vous qu'il leur donne à la Courtille, pour s'embrasser, se réconcilier, et s'en f.....e une bonne pile, qui fera crever de rage les aristocrates et les Feuillants. — Ceux qui jappent si fort contre Robespierre ressemblent beaucoup aux Lameth et aux Barnave, quand ce défenseur du peuple leur arracha leur masque Ils le traitèrent alors de factieux, de républicain. On l'appelle de même aujourd'hui, parce qu'il découvre encore une fois le pot aux roses[35]. Marat, lui aussi, prit en main la cause de Robespierre. ..... Le plus grand reproche qu'ils lui fassent, c'est de parler souvent de lui... comme si un citoyen perpétuellement inculpé par les ennemis de la Révolution, couverts du masque civique, n'était pas souvent réduit à la triste nécessité de se justifier[36]. Mais lui-même il avait à se défendre d'avoir voulu donner à la France un dictateur, que les Girondins supposaient être Robespierre. Il répondit à cette accusation par le récit d'une entrevue. Laissons-le parler : Je déclare donc que non-seulement Robespierre ne dispose point de ma plume, quoiqu'elle ait souvent servi à lui rendre justice, mais je proteste que je n'ai jamais reçu aucune note de lui, que je n'ai jamais eu avec lui aucune relation directe ni indirecte, que je ne l'ai même jamais vu de mes jours qu'une seule fois ; encore, cette fois-là, notre entretien servit-il à me faire naître des idées et à manifester des sentiments diamétralement opposés à ceux que Guadet et sa clique me prêtent. Le premier mot que Robespierre m'adressa fut le reproche d'avoir en partie détruit moi-même la prodigieuse influence qu'avait ma feuille sur la Révolution, en trempant ma plume dans le sang des ennemis de la liberté, en parlant de corde, de poignards, sans doute contre mon cœur, car il aimait à se persuader que ce n'étaient là que des paroles en l'air dictées par les circonstances. Apprenez, lui répondis-je à l'instant, que l'influence qu'a eue ma feuille sur la Révolution ne tenait point, comme vous le croyez, à ces discussions serrées, où je développais méthodiquement les vices des funestes décrets préparés par les comités de l'Assemblée constituante, mais à l'affreux scandale qu'elle répandait dans le public, lorsque je déchirais sans ménagement le voile qui couvrait les éternels complots tramés contre la liberté publique par les ennemis de la patrie, conjurés avec le monarque, le législateur et les principaux dépositaires de l'autorité ; mais à l'audace avec laquelle je foulais aux pieds tout préjugé détracteur ; mais à l'effusion de mon âme, aux élans de mon cœur, à mes réclamations violentes contre l'oppression, à mes sorties impétueuses contre les oppresseurs, à mes douloureux accents, à mes cris d'indignation, de fureur et de désespoir contre les scélérats qui abusaient de la confiance et de la puissance du peuple pour le tromper, le dépouiller, le charger de chaînes et le précipiter dans l'abîme : apprenez que jamais il ne sortit du Sénat un décret attentatoire à la liberté, et que jamais fonctionnaire public ne se permit un attentat contre les faibles et les infortunés sans que je ne m'empressasse de soulever le peuple contre ces indignes prévaricateurs. Les cris d'alarme et de fureur, que vous prenez pour des paroles en l'air, étaient la plus naïve expression dont mon cœur était agité ; apprenez que si j'avais pu compter sur le peuple de la capitale après l'horrible décret contre la garnison de Nancy, j'aurais décimé les barbares députés qui l'avaient rendu. Apprenez qu'après l'instruction du Châtelet sur les événements des 5 et 6 octobre, j'aurais fait périr sur un bûcher les juges iniques de cet infâme tribunal. Apprenez qu'après le massacre du Champ de Mars, si j'avais trouvé deux mille hommes animés des sentiments qui déchiraient mon sein, j'aurais été à leur tête poignarder le général au milieu de ses bataillons de brigands, brûler le despote dans son palais, et empaler nos atroces représentants sur leurs sièges, comme je le leur déclarai dans le temps. Robespierre m'écoutait avec effroi ; il pâlit et garda quelque temps le silence. Cette entrevue me confirma dans l'opinion que j'avais toujours eue de lui, qu'il réunissait aux lumières d'un sage sénateur l'intégrité d'un véritable homme de bien et le zèle d'un vrai patriote, mais qu'il manquait également et des vues et de l'audace d'un homme d'État. Tels furent ces débats mémorables. Les Girondins y laissèrent échapper ingénument le secret de leur opposition à Robespierre : il appartenait à l'école de Jean-Jacques, et le peuple l'aimait ! De ces deux griefs, le premier tenait à l'esprit d'exclusivisme qu'enfante toute conception incomplète ; le second avait sa source dans un sentiment de l'égalité républicaine faussé par les passions. De nos jours, on a trop dit, on a trop répété : Brisons les idoles et les dieux ! Nous sommes las des héros. Les principes sont tout ; nous n'avons que faire des grands hommes. A quoi bon admirer ? L'admiration est d'essence monarchique ; et il n'est pas jusqu'à la reconnaissance dont l'égalité républicaine ne doive prendre ombrage. Ah ! malheur à la République, le jour où il serait constaté que son triomphe est lié à l'adoption de ces froides maximes, qui font de l'égalité sainte quelque chose de si semblable à l'ingratitude et à l'envie ! Les principes sont tout ? Oui, à condition de créer pour leur usage des hommes à principes. La vertu étalée en maximes sur un chiffon de papier est-elle donc plus respectable que mise en pratique ? La vérité, confinée dans les royaumes de l'es- prit, mérite-t-elle plus nos hommages que lorsqu'elle s'incarne et devient la vie ? Et en quoi consiste le progrès, sinon à changer les nobles pensées en nobles actions et les grands livres en grands hommes ? Tout rapporter à ce qu'on nomme vaguement le PEUPLE, pour se donner le droit de ne faire un mérite de rien à personne, ce n'est pas une injustice seulement, c'est une puérilité. Car, dès qu'on en retranche tous ceux qui sont la concentration de ses forces éparses, le point de réunion de ses pensées diverses, le résumé précis de ses flottantes aspirations, son unité vivante enfin, qu'est-ce que le Peuple, ainsi considéré ? C'est la foule ! Décrions le fétichisme, c'est-à-dire tous les cultes imbéciles ou avilissants, c'est-à-dire l'admiration qui se prodigue aux talents corrupteurs, aux vices fardés, à la puissance reçue du hasard ou engendrée par le crime ; renversons les fausses idoles, mettons en pièces les dieux menteurs ; mais ne disputons pas au génie combattant pour la vérité le bénéfice de cette admiration éclairée qui lui est un encouragement et une récompense. Trop d'impurs mobiles agissent encore sur le cœur humain, pour qu'on puisse sans péril supprimer ceux qui, en l'entraînant, l'élèvent. La gloire, légitimement conquise, est une arme qu'il ne faut pas briser entre les mains du progrès. La popularité, lorsqu'elle n'est ni mendiée bassement ni usurpée, est une force au service du peuple : voilà ce dont il importe, en tout cas, de se souvenir. Quel dissolvant fut jamais plus actif que l'envie ? Ce qu'on lui concède, on le concède à la mort. Ah ! les grands hommes vous gênent, même quand ils vous servent ! Les aimez-vous donc mieux dans les rangs de l'ennemi ? Malheureux ! Gardez qu'ils ne vous prennent au mot ! Oh ! croyez-moi, ne faisons pas le vide autour de nous. C'est une triste idole que l'impuissance, et un triste dieu que le néant ! (voir la note qui suit) ——————————————— M. Michelet écrit, à la fin
de son livre, et comme conclusion : Toute histoire
de la Révolution jusqu'ici était essentiellement monarchique (telle
pour Louis XVI, telle pour Robespierre). Celle-ci
est la première républicaine, celle qui a brisé les idoles et les dieux.
M. Michelet se trompe en ceci. Car, ce qu'il reproche à d'autres d'avoir fait
pour Robespierre, lui, avec un excès de prévention dont nous aurons à relever
les nombreuses erreurs, il se trouve justement l'avoir fait pour Danton. De
sorte que, lui aussi, il a eu son idole. Il ajoute : Cette justice profonde et générale qui a ici son premier avènement,
n'a-t-elle pas entraîné avec elle plusieurs injustices particulières ? Cela
se peut. Cela est. Ainsi, de ce que Robespierre croit en Dieu, de ce
qu'il le dit hautement, et prononce le mot Providence, M. Michelet conclut
que du pharisaïsme moral il était homme à passer, au
besoin, à l'hypocrisie religieuse. (Liv. VI, chap. VI, p. 404.)
Ailleurs (p. 406). il lui reproche de faire appel à l'envie, parce qu'il a
parlé de ceux qui étaient au-dessus du peuple ; et cet appel à l'envie, il ne
le dénonce pas dans Guadet, faisant un crime à Robespierre... de quoi ?
D'être l'idole du peuple ! Il y a
mieux : ce discours de Guadet, M. Michelet ne le cite pas, comme s'il
craignait, d'une part, de mettre en relief la jalousie dont les Girondins
étaient tourmentés ; d'autre part, de constater, par l'aveu même de ses
ennemis, l'immense popularité de Robespierre. On a vu avec quelle vigueur
Robespierre s'était élevé contre les prêtres séditieux, en mainte occasion,
et notamment dans son premier discours sur la guerre, en décembre 1791 cela
n'empêche pas M. Michelet d'avancer, sans rien citer, sans rien prouver, que jusqu'en mai 1792, il avait habilement ménagé les prêtres.
(Liv. VI, chap. VI, p. 405.) Que dis-je ? Suivant M. Michelet, Robespierre était né prêtre, et les femmes l'aimaient
comme tel. (Ibid., p. 401.) Mais elles ne l'aimaient
pas seulement pour cela, à ce qu'il paraît : Avec
ses lambeaux de l'Émile et du Contrat social, il avait l'air à
la tribune d'un triste bâtard de Rousseau, conçu dans un mauvais jour.
(Ibid.) Il faut convenir que voilà une singulière explication de
l'attrait qui poussait les femmes vers Robespierre ! Il est vrai que l'auteur
essaye de rendre la chose plus compréhensible en ajoutant : Ses yeux clignotants, mobiles, parcouraient sans cesse
toute l'étendue de la salle, plongeaient aux coins mal éclairés, fréquemment
se relevaient vers les tribunes des femmes. A cet effet, il manœuvrait, avec
sérieux, dextérité, deux paires de lunettes, l'une pour voir de près ou lire,
l'autre pour distinguer au loin, comme pour chercher quelque personne.
Chacune se disait : C'est moi ! (Ibid.) Le procédé était on ne
peut plus ingénieux. Mais, à moins que celui qui l'employait ne s'en soit
vanté, comment est-on arrivé à en pénétrer le mystère ? Nous devons supposer
que Robespierre qui, étant myope à l'excès, semble au premier abord excusable
de s'être servi de lunettes, eut un beau jour l'imprudence de confier à
quelque indiscret comme quoi ses lunettes n'étaient pour lui qu'un moyen
d'arriver au cœur des femmes ; et cette confidence aura été trahie ! Car,
sans cela, impossible de concevoir que la connaissance de cette stratégie
savante fût parvenue à M. Michelet ! C'est sous l'empire de
cette incroyable prévention qui, évidemment l'obsède, l'aveugle, le
tyrannise, que M. Michelet accuse Robespierre d'avoir commencé par calomnier
les Girondins, lorsque c'est précisément le contraire qui est vrai, ainsi que
cela fut solennellement constaté par un arrêté de la Société des Jacobins,
cité dans notre récit, arrêté d'autant plus remarquable ici, dans la
condamnation de Brissot et de Guadet, qu'il est signé par deux de leurs amis,
par deux Girondins : Lasource, qui alors présidait la Société, et Ducos, qui
était un des secrétaires. Pour expliquer cet arrêté, qui l'embarrasse, que
fait M. Michelet ? Il présente la séance des Jacobins où la Société fléirit
les calomnies de Brissot et de Guadet contre Robespierre, comme ayant eu lieu
sous l'empire des nouvelles arrivées des frontières ce soir-là même, et
montrant nos troupes saisies de panique, à ce cri sorti de leurs rangs : Nous
sommes trahis ! Il est très-vrai que ce désastre au début de la campagne ne
pouvait être attribué qu'à un excès d'impéritie ou à la trahison ; que, par
conséquent, il justifiait les défiances qu'avait manifestées Robespierre, et
semblait condamner la présomptueuse précipitation des Gi- rondins. Mais ce ne
fut pas du tout à cause de cela, comme le prétend M. Michelet, que le 50
avril, aux Jacobins, Brissot fut décidément écrasé
par Robespierre. (Liv. VI, chap. VII, p. 456.) Et la raison en est
bien simple : LE 30 AVRIL, LE DÉSASTRE ÉPROUVÉ AUX FRONTIÈRES N'ÉTAIT PAS ENCORE CONNU. Il ne le fut que le lendemain, 1er mai, ainsi
qu'on en peut voir la preuve, dans le Journal des Jacobins lui-même, n° 188.
Quant à la séance du 30 avril, il n'y fut pas dit un mot, un seul mot, de
cette grande nouvelle qui, selon M. Michelet, s'était répandue, grâce à laquelle
les tribunes étaient fortement chauffées, et
dont Robespierre aurait profité pour attaquer les Girondins avec fureur. La
vérité est que la séance roula tout entière sur les assertions calomnieuses
publiées contre Robespierre par Guadet et Brissot ; la vérité est que la
séance ne roula que là-dessus, ce qui amena l'arrêté en question. C'est donc
sur une erreur matérielle que M. Michelet se trouve avoir ici appuyé une
appréciation fausse. Nous renvoyons le lecteur, pour la vérification de ce point,
au Journal des Jacobins, n° 187. De plus, M. Michelet oublie
de dire que, dans le Patriote français du 28 avril, Brissot n'avait pas rougi
d'insinuer que Robespierre était payé par la liste civile. Quoi ! des
calomnies qui attachent l'infamie d'une manière si précise à un nom respecté
; M. Michelet ne les compte pas, et il traite Robespierre de calomniateur
pour avoir un jour, à une époque toute remplie de complots, dénoncé d'une
manière vague l'existence d'un complot qu'il se réservait de dévoiler plus
tard ! Il ne faut pas demander si
M. Michelet s'arme contre Robespierre des censures des Révolutions de Paris :
cette fois, il cite avec complaisance. Mais ce qu'il n'a garde de citer,
c'est la Confession de François Robert, si propre à diminuer
l'autorité de ces censures ; et il ne s'arrête pas davantage à l'entrevue de
Marat avec Robespierre, entrevue qui fait tant d'honneur à la modération de
ce dernier et qui répond si victorieusement à ceux qui lui ont imputé des
dispositions violentes et des pensées sanguinaires. Au reste, en achevant son
livre, M. Michelet n'a pu se défendre d'un doute qu'il a noblement confessé,
et par où éclate l'élévation de son esprit. Il s'est demandé s'il avait
toujours été équitable envers tous les acteurs de l'immortelle tragédie, et
il a tracé ces lignes vraiment magnanimes : L'auteur, dans
sa trop minutieuse anatomie des personnes et des caractères, n'a-t-il pas
souvent trop réduit la grandeur des hommes héroïques qui, en 95 et 94,
soutinrent de leur indomptable personnalité la Révolution défaillante ? Il le
craint, c'est son doute, son regret, dirai-je son remords ? Il reviendra sur
ce sujet, et, dans une appréciation plus générale des événements, donnera à
ces grands hommes tout ce qui leur est dû. Egregias animas qui sanguine nobis Hanc patriam peperere suo. Grands cœurs qui, de leur sang, nous ont fait la patrie. |
[1] Journal des débats des Amis de la Constitution, séance du 26 mars 1792.
[2] Émile, Profession de foi du Vicaire savoyard.
[3] Journal des débats des Amis de la Constitution, séance du 16 mars 1792.
[4] Journal des débats des Amis de la Constitution, séance du 16 mars 1792.
[5] Si jamais improvisation fut manifeste, ce fut celle-là. Pourquoi donc M. Michelet dit-il que c'était un de ces morceaux habilement travaillés, qui tenaient longtemps la lampe allumée aux mansardes de Duplay ? Voyez son Histoire de la Révolution, liv. VI, chap. VI, p. 405. Quoi ! pas même en cela, de la justice !
[6] On peut voir par là s'il est vrai, comme M. Michelet l'assure, que Robespierre, sans bien répondre, et se jetant à côté, n'en fut pas moins très-habile, etc.
Au reste, M. Michelet, qui prétend (p. 401) que Robespierre était né prêtre, et que les femmes l'aimaient comme tel, se donne bien de garde de citer le passage qui précède, non plus que les perpétuelles sorties que contiennent contre les prêtres les discours de Robespierre.
[7] Ubi supra.
[8] Ubi supra.
[9] Ubi supra.
[10] Voyez l'avant-propos de son discours du 25 avril 1792 aux Jacobins, dans la Bibliothèque historique de la Révolution, 675, 4, 5. British Museum.
[11] Voyez son discours dans la séance du 28 avril 1792, Journal des débats des Amis de la Constitution.
[12] Brissot l'annonce sèchement et sans commentaire dans le Patriote français, n° 980.
[13] Voyez le numéro précité du Journal des Jacobins.
[14] Voyez le numéro précité du Journal des Jacobins.
[15] Le Patriote français, n° 974.
[16] Journal des débats des Amis de la Constitution, n° 175.
[17] Journal des débats des Amis de la Constitution, n° 177, 178.
[18] Voyez le discours de Robespierre aux Jacobins, dans la séance du 28 avril 1792, reproduit en entier dans l'Histoire parlementaire, t. XIV, p. 149.
[19] Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution, n° 178.
[20] Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution, n° 178.
[21] Tribune des patriotes, n° 1.
[22] M. Michelet oublie la fameuse lettre écrite le 18 juin à l'Assemblée par Lafayette, lorsqu'il trouve si ridicule que Robespierre le crût capable d'un coup d'audace à la Cromwell. Voyez l'Histoire de la Révolution, par M. Michelet, liv. VI, chap. VI, p. 399.
[23] Ce discours de Brissot se trouve, plus complet que partout ailleurs, sous les n° 673, 74, 75, de la Bibliothèque historique de la Révolution. British Museum.
[24] Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution, n° 184.
[25] Séance du club des Jacobins, du 28 avril.
[26] Défenseur de la Constitution, n° 1.
[27] Défenseur de la Constitution, n° 1.
[28] Histoire parlementaire, t. XIII, p. 451 et 452.
[29] Le Patriote français, n° 902.
[30] Le texte de cet arrêté, que le journal du club ne donne point, rédigé qu'il était alors dans l'esprit girondin, comme le font observer avec raison les auteurs de l'Histoire parlementaire, fut publié dans la Tribune des patriotes, n° 1.
[31] Révolutions de Paris, n° 147.
[32] Révolutions de Paris, n° 147.
[33] Voyez, dans les Mémoires de madame Roland, au portrait de Robert, t. I, p. 163 à 171 de l'édition P. Faugère, Pans, 1864, le récit des démarches de madame Robert pour faire obtenir une place à son mari.
[34] L'Orateur du Peuple.
[35] N° 131 du Père Duchêne. — C'est à dater de ce numéro que, pour déjouer la contrefaçon, Hébert signe.
[36] L'Ami du Peuple, n° DXLVIII.