HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME SIXIÈME

LIVRE SEPTIÈME

 

CHAPITRE II. — LES GIRONDINS.

 

 

Physionomie de l'Assemblée législative. — Partis divers qui la composent. — Dédains qu'elle inspire. — Comment elle est jugée par Marat. — Déclin du parti constitutionnel. — Retraite de Lafayette. — Bailly remplacé par Pétion. — Manuel et Danton à l'Hôtel de ville. — Modifications ministérielles. — Madame de Staël et son amant : Narbonne, ministre de la guerre. — Bertrand de Molleville, à la Marine. — Cahier de Gerville, à l'Intérieur. — Lettre odieuse attribuée à ce dernier par Marat. — Un paysan du Danube à la Cour. — Formation du parti de la Gironde. — Définition de ce parti. — Physionomie générale du groupe des Girondins. — Madame Roland.

 

La Révolution s'était développée avec tant de fougue, que les démocrates de la première assemblée étaient devenus les aristocrates de la seconde.

Le côté droit, dans la Législative, était ce parti des Lameth qui, dans la Constituante, avait formé le côté gauche. Là siégeaient, le front chargé de soucis et l'âme troublée, Ramon, Jaucourt, Lebrun, Beugnot, Becquet, Girardin, Vaublanc, Lafon-Ladebat, Vimar, Mathieu Dumas. Sur sept cent trente députés dont se composait la Législative, le parti de la constitution en comptait cent soixante[1].

En face étaient les novateurs.

Au centre étaient les timides.

De quel côté devaient naturellement pencher ceux-ci ?

Du côté où se révélerait la force. Or, en révolution, la force, c'est le mouvement.

Les novateurs avaient d'ailleurs pour eux une puissance, bien difficile à contre-balancer là où la parole commandait aux événements : ils avaient pour eux l'éloquence. Orateur moins nerveux que Mirabeau, Vergniaud avait quelque chose de plus éblouissant, peut-être. Guadet lançait ses pensées comme un sagittaire habile lance ses flèches. Le provençal Isnard semblait homme à mettre le feu à l'histoire par des discours où se reflétait le soleil étincelant de son pays. Gensonné, plus froid, n'entraînait pas ; mais il savait s'emparer de son auditoire, à force de subtilité et de finesse. Condorcet ne parlait presque jamais à la tribune et parlait peu en conversation[2] ; mais il fallait compter avec son silence plein de pensées : c'était le Sieyès des républicains. Quant à Brissot, il avait un esprit qui touchait à toutes les agitations, et une voix qui montait dans le bruit de tous les orages.

Le côté gauche, que des passions actives, le désir de paraître, l'ambition du pouvoir, et la haine naturelle de l'intelligence pour les supériorités de convention poussaient sur une pente au bout de laquelle étaient la République et la guerre, le côté gauche présentait, on le voit, un concours de talents audacieux qui ne pouvait manquer de prévaloir, et sur la modération terne des constitutionnels,. et sur les incertitudes du centre.

L'Assemblée nouvelle avait, comme la précédente, son triumvirat des opinions extrêmes. Le génie inquiet et rude des jacobins s'y personnifiait, malheureusement avec plus de violence que d'éclat, dans Merlin de Thionville, Chabot et Bazire.

A l'exception de Lecointre, dont la présence rappelait le trop fameux repas des gardes à Versailles ; à l'exception de Fauchet et de Thuriot, en qui revivait le souvenir de la Bastille conquise, nul, au côté gauche, n'avait son nom dans le passé de la Révolution ; et à quelques-uns elle ne réservait qu'un rôle tardif : témoin Couthon, le formidable paralytique ; témoin Carnot, le futur organisateur de la victoire, et Cambon, le futur homme d'État du papier-monnaie, et l'Alsacien Rühl, philosophe sombre, républicain des temps antiques, qui devait se tuer le jour où il deviendrait impossible à la République de vivre.

Une assemblée pareille n'était certes pas à dédaigner.

Mais comme on ne la connaissait point encore et qu'elle ne se connaissait point elle-même, comme on y cherchait en vain des noms déjà illustres, comme enfin son premier pas avait été un faux pas, tous les partis furent un moment d'accord pour rendre contre elle un arrêt méprisant. La pièce n'est plus jouée que par des doublures, disaient les gens de cour, et ils se réjouissaient d'apprendre que les tribunes étaient ordinairement dégarnies[3]. De leur côté, les Lameth, Duport, Beaumetz, et plusieurs autres des anciens législateurs, semblaient, selon le témoignage de Dumouriez, ne se tenir à Paris que pour tourner leurs successeurs en ridicule[4] ; et voici de quelle manière, deux semaines après son installation, la Législative était jugée par Marat : Jusqu'à présent, la nouvelle législature ne s'est annoncée que comme un corps d'hommes bornés, inconséquents, versatiles, ineptes, que quelques fripons adroits mènent par le nez, en leur donnant le change au moyen de distinctions subtiles, ou en leur faisant peur de certains fantômes comme à des enfants[5].

Ce mépris ne devait pas tarder à faire place au ressentiment, à la popularité, à la haine, à la peur ; et, en attendant, la décadence de l'ancien parti dominant devenait plus visible de jour en jour. Tandis que les meneurs républicains tenaient à Auteuil, dans une maison louée par Duchatelet, l'ami intime de Condorcet, des conciliabules auxquels Sieyès assistait assidûment[6], c'est à peine si ceux du parti Lameth osaient se réunir à l'hôtel Richelieu, désigné aux soupçons du peuple[7]. Le club des Feuillants avait beau se fortifier par le nombre : ce qu'il gagnait de ce côté, il le perdait en puissance morale. Composé d'hommes naturellement modérés, qui, de temps en temps, s'avisaient de jouer la violence pour se rendre populaires, il manquait de discipline et de tenue. Gouy d'Arcy en avait été chassé comme aristocrate ; Emmery, l'auteur du sanglant décret Tout brûle, en était un des principaux personnages ; Guillotin y brillait, et si les Lameth y paraissaient encore, c'était sans éclat[8]. Aux Jacobins était le vrai foyer de la Révolution. Ils venaient de rendre leurs séances publiques[9], et leurs tribunes, qui contenaient quinze cents personnes, étaient remplies, étaient gardées à deux heures, comme à l'Opéra, lors de quelque grande nouveauté[10].

Pour comble, le parti constitutionnel se vit enlever une à une toutes ses positions officielles.

Un décret, rendu le 12 septembre 1791, ayant supprimé les fonctions de commandant général de la garde nationale pour les attribuer aux six chefs de légion, appelés à les exercer chacun à tour de rôle pendant un mois, Lafayette dut obéir à cette prescription qui rompait l'unité et la force de la bourgeoisie armée[11]. Il résigna ses fonctions le 8 octobre, emportant les regrets de l'Hôtel de ville, qui lui vota une médaille, et ceux de la milice parisienne, qui lui fit présent d'une épée à garde d'or avec cette inscription : A Lafayette l'armée parisienne reconnaissante ; mais il fut poursuivi dans sa terre de Chavagneux, où il se retira, par mille clameurs importunes et vengeresses. Après avoir posé la question de savoir si un tel homme avait fait plus de mal que de bien à la Révolution, le journal de Prudhomme répondait :

Pour résoudre le problème, il suffirait peut-être de parcourir la suite des numéros des Révolutions de Paris.

On y verrait le fondateur de la Liberté américaine n'oser se rendre au vœu du peuple, sans l'approbation du monarque.

On le verrait s'empresser de faire prendre l'uniforme aux Parisiens, et métamorphoser les soldats de la patrie en satellites du despotisme.

On le verrait pâlir le 5 octobre 1789, à la vue des gardes nationaux en route pour Versailles ; et, voulant se ménager à la fois la cour et la ville, dire au roi : Je ne vous amène pas l'armée parisienne ; c'est elle qui m'amène à vous.

On le verrait, par une sécurité impardonnable, livrer sa troupe au repos, au milieu de tous les dangers qui l'assiégeaient.

On le verrait se concerter avec Mirabeau pour faire passer le décret de la loi martiale, et celui du droit de paix et de guerre, et celui de l'initiative accordée au roi, et bien d'autres auxquels nous n'obéirons qu'en rougissant.

On le verrait, dans l'Assemblée nationale, s'opposer de tout son pouvoir a ce qu'on lût les dépêches des Brabançons réclamant l'appui de la France devenue libre, contre Joseph II, qui rivait leurs chaînes.

On le verrait, dans la même tribune, voter des remercîments, et, s'il J'eût osé, les honneurs du triomphe pour son cousin, le massacreur de Nancy.

Voilà une partie des services que Lafayette a rendus à la Révolution française. C'est lui qui a dressé les gardes nationales parisiennes aux cérémonies religieuses et civiques ; c'est lui qui les a familiarisées au bruit du canon et aux fatigues des évolutions du matin dans le Champ-de- Mars ; c'est lui qui a mis les serments militaires à la mode, ainsi que les repas de bataillons, dont un seul coûta dix mille livres à défunt Mirabeau.

Lafayette ! pour consommer la plus belle révolution du globe, il nous fallait un chef dont le caractère fût au niveau de l'événement. Plusieurs voix le nommèrent, et nous t'acceptâmes. Les muscles souples de ta physionomie, ton maintien manière, tes allures équivoques, tes discours étudiés, tes apophtegmes, tous ces produits de l'art, désavoués par la nature, parurent suspects aux patriotes clairvoyants ; les plus courageux s'attachèrent à tes pas et crièrent à la multitude idolâtre : Ce héros n'est qu'un courtisan, ce législateur n'est qu'un charlatan. Vains efforts ! Le prestige l'emporta sur la réalité, et tu respiras sans pudeur l'encens qui n'est dû qu'à la patrie. Tu as limé les dents du lion ; le peuple n'est plus à craindre pour ses conducteurs ; ils ont repris l'éperon et la verge, et tu pars ![12]

 

Terribles adieux, dont l'extrême amertume n'était pas sans éloquence, et où l'invective associait ses emportements à des faits empruntés de la vérité !

La retraite de Lafayette comme chef des prétoriens de l'Hôtel de ville, laissait Bailly bien seul : il prit alarme de sa responsabilité et donna sa démission. Alors parut claire- ment le déclin, de plus en plus rapide, du parti constitutionnel. Sur dix mille six cent trente-deux électeurs qui votèrent pour la nomination du maire de Paris, Pétion, le candidat républicain, réunit près de sept mille voix ; Lafayette n'en obtint que trois mille cent vingt-trois, et d'André que soixante-dix-sept. Il est vrai que la reine, en haine de Lafayette, fit voter ses partisans pour Pétion, de sorte que ce dernier triompha par le concert des deux partis extrêmes[13]. L'installation du successeur de Bailly, qui eut lieu le 18 novembre, éveilla parmi les membres du conseil général de la commune un sentiment de répulsion qui prit les dehors de l'indifférence, et, parmi le peuple, de vifs transports d'enthousiasme[14]. Le 2 décembre, les électeurs nommèrent Manuel, procureur de la commune, et, le 8 décembre, ils lui donnaient pour substitut adjoint... Danton.

De sorte qu'en moins de deux mois, les constitutionnels perdirent ce qu'il leur avait fallu deux ans d'efforts pour conquérir ; influence parlementaire, pouvoir municipal, force armée, tout leur échappait à la fois.

A propos de l'élection du nouveau maire de Paris, Pellenc, dans une lettre au comte de La Marck, traça ces, lignes caractéristiques : Il y a eu dix mille votants et quatre-vingt mille qui ont laissé faire. Or, à coup sûr, les absents n'étaient point pour Pétion. On a donc manqué l'élection, parce qu'on l'a voulu ; et nos prétendus meneurs ne mènent rien. Les Lameth ne se mettent point en avant : ils croient tout mener par quelques fils plus ou moins embrouillés. La duchesse de Devonshire, à l'époque de la nomination de Fox à Westminster, ne se tenait pas dans son boudoir, mais dans la rue, et se laissait baiser sur la bouche[15].

Cependant les constitutionnels auraient peut-être pu défendre quelque temps encore leur crédit de toutes parts menacé, si l'influence qu'ils avaient jusqu'alors exercée sur les ministres s'était maintenue ; car les ministres subissant la direction des Lameth, chefs des Feuillants, et, d'un autre côté, le roi recevant l'impulsion sans jamais la adonner, il s'ensuivait que le roi, les ministres, le côté droit de l'Assemblée et les Feuillants, ne formaient en réalité qu'une seule armée, qu'un seul parti, dont cette combinaison de forces semblait de nature à prolonger l'existence. Mais la même fatalité qui avait renouvelé les éléments du corps législatif, décentralisé l'action de la garde nationale et livré l'Hôtel de ville à la Révolution, poussait à la désorganisation du ministère.

Le 1er octobre, Bertrand de Molleville fut appelé à remplacer Thévenard au département de la marine[16]. C'était un royaliste exalté, et rien n'était plus propre que cette nomination à contrebalancer les tendances constitutionnelles du garde des sceaux Duport Dutertre et du ministre de la guerre Duportail. En même temps, Montmorin demandait avec instances qu'on déchargeât sa faiblesse du fardeau des affaires étrangères : de Moustiers, ministre plénipotentiaire à Berlin, fut mandé en toute hâte ; mais comme c'était un homme dont l'énergie n'aurait pas manqué de rendre le royalisme odieux, on s'effraya, du jour au lendemain, de l'impopularité d'un tel choix.

A peine fut-il arrivé, qu'on reprit l'offre qu'on lui avait faite ; et le comte de Ségur, sur qui l'on jeta les yeux, ayant retiré son acceptation presque aussitôt après l'avoir donnée, pour avoir été témoin, à l'Assemblée, d'une scène dont la violence lui fit peur, de Lessart passa au département des relations extérieures[17], ce qui était entrer dans la tempête.

D'autres changements suivirent, plus significatifs, mais d'une signification différente.

Parmi les constitutionnels de salon figurait un jeune seigneur, doué de grâce et d'esprit, aux allures brillantes, à la parole vive, plein de légèreté et de présomption.

L'élégance de ses défauts l'avait mis fort à la mode dans le monde des femmes faciles. On se disait à l'oreille qu'il était le fruit d'un inceste de Louis XV, et il laissait dire.

Ce fut de ce personnage que la fille de Necker, mariée en 1786 au baron de Staël, ambassadeur de Suède en France, imagina de faire son amant et un héros. Par malheur, l'un était plus aisé que l'autre. Quoiqu'elle fût loin d'être belle et qu'il n'y eût rien dans sa personne de ce charme féminin qui manqua même à son génie, madame de Staël possédait le genre d'attraction que donne une intelligence d'élite. Elle n'avait encore publié ni Delphine, ni Corinne ; elle n'avait pas encore tracé, de l'Allemagne, ce vigoureux tableau qui nous révéla la patrie de Kant, de Gœthe et de Schiller2[18] ; mais tout l'annonçait déjà comme une femme supérieure, sa conversation surtout, plus éloquente que ses écrits. Elle n'eut donc pas de peine à attirer Narbonne, et l'ayant rêvé puissant, elle le voulut tel.

Il arriva précisément qu'à cette époque Du portail eut avec l'Assemblée une querelle, à la suite de laquelle il baissa tomber de ses mains découragées le portefeuille de la guerre : aussitôt l'ardente madame de Staël fit agir et parler en faveur de son amant[19]. Lui confier l'épée de la France, et une fois qu'il la tiendrait, le pousser à devenir un homme historique en la tirant du fourreau, comme pour en frapper l'Europe, mais en réalité pour sauver le roi, voilà ce qu'ambitionnait pour l'élu de son cœur la fille du sage Necker[20]. Les qualités de Narbonne n'étaient pas de celles que pouvait beaucoup priser Louis XVI. Quand on lui soumit cette candidature inattendue : Je connais Narbonne mieux que vous, dit-il vivement, et je suis sûr qu'il n'est pas du tout propre au ministère[21]. Mais Duport-Dutertre et de Lessart, qui s'étaient chargés de la proposition, insistèrent ; et Louis XVI, avec sa faiblesse ordinaire, fit le sacrifice de ses répugnances.

Restait à remplir le ministère de l'intérieur, vacant depuis que de Lessart avait accepté celui. des affaires étrangères : sur la présentation du garde des sceaux Duport-Dutertre, Cahier de Gerville fut nommé[22].

Le portrait suivant qu'a tracé de Cahier de Gerville un royaliste bien connu, donnera une idée de l'effet que dut produire sur les gens de cour le choix d'un semblable ministre. Cahier de Gerville était, comme Roland, un de ces fanatiques de liberté qui se croyaient sublimes quand ils n'étaient qu'insolents, austères quand ils n'étaient que grossiers. Cahier de Gerville voulait et a proposé au conseil que le roi allât prêter le serment civique à la municipalité avec sa nouvelle garde. Cette infamie n'a point passé ; et en plein conseil il a dit des sottises du roi : Comment s'intéresser à cet animal ? Madame Élisabeth l'ayant prié de passer chez elle, il se rendit, après des murmures et des hauteurs. La princesse lui ayant recommandé une religieuse, il lui dit : Parbleu, madame, si j'avais su que vous me faisiez venir pour cela, je n'aurais pas quitté mes affaires. — Si madame Elisabeth, lui dit le ministre de la marine, a admiré votre application, elle n'aura point admiré votre aménité[23].

Il est certain que ce n'était point pour l'aménité de ses manières qu'on l'avait choisi, mais à cause d'une certaine popularité que, selon le témoignage de son ami Duport-Dutertre, il avait acquise comme membre de la Commune.

Or, soit qu'il voulût associer ses collègues à cette popularité, ou leur en fournir la preuve, peu de jours après son entrée au conseil, il les pria tous à dîner dans son ancien petit logement, rue Beaubourg, avec Pétion, qui venait d'être élu maire, et quelques autres membres de la Commune. Là Bertrand de Molleville raconte que les ministres firent aux meneurs de la place publique toutes sortes de politesses ; qu'ils les traitèrent de camarades ; qu'ils furent toujours de leur avis ; et que lui, Bertrand, ne dédaigna pas de jouer au billard avec Pétion, dont il avoue que la physionomie, plate et sans expression quand on l'examinait de près, était ouverte et, de loin, assez agréable[24]. Ce sont là des scènes qui définissent une époque !

Il paraît, du reste, que cette popularité dont Cahier de Gerville faisait si bien les honneurs, n'était guère du goût de Marat ; car, le nouveau ministre ayant fait communication officielle de son avènement à l'Assemblée, l'Ami du Peuple écrivit : Il faut ici un bout de commentaire pour ceux qui ne connaissent pas le sire, et c'est le sieur Cahier lui-même qui va nous le donner. Ce commentaire est contenu dans une lettre à l'adresse du sieur Lacépède, qu'il a laissée tomber de sa poche, dans un couloir où il était avec Moreau de Saint-Méry, Desmottes, Lajarre, Vinezac, Plainville, d'Hermilly. Un patriote l'a ramassée ; comme elle était ouverte, il l'a lue, et comme elle contenait des choses bonnes à publier, il m'en a fait passer une copie. Suit cette lettre, prodige d'invraisemblance, et dont, seul au monde, Marat était capable de faire un acte d'accusation, après l'avoir inventée. Cahier de Gerville s'y vante, en un style ignoble, de n'être qu'un charlatan et un fourbe ; il assure avoir envoyé à l'Assemblée un document plein d'absurdités, plein de mensonges, uniquement pour savoir jusqu'à quel point elle était stupide et folle ; il déclare que son but est de ruiner la représentation, de se moquer du peuple, de rendre le roi maître absolu, et de donner à la reine de quoi jouer tout à son aise, enrichir ses favoris et payer des espions ; avec la fatuité de la bassesse qui s'admire, il cite une proclamation de lui comme un chef-d'œuvre d'astuce, et il termine en ces termes : Hein, hein, qu'en dites-vous, hein ? Est-ce là un tour à la Cahier, hein ?[25] Ce n'était qu'un tour à la Marat !

Loin d'avoir le caractère hypocrite que lui imputait l'Ami du Peuple, Cahier de Gerville était un homme violent et rude, une espèce de paysan du Danube. Républicain dans l'âme, le seul lien qui le retînt attaché à la Constitution était le serment qu'il avait fait de lui obéir ; mais à la Constitution il préférait la Révolution, et ne s'en cachait pas. Il méprisait les rois, il abhorrait les prêtres.

Je voudrais, disait-il un jour à ses collègues en sortant du conseil, je voudrais pouvoir tenir entre mes deux doigts cette maudite vermine des prêtres de tous les pays, pour les écraser tous à la fois[26]. L'étiquette le révoltait. La reine lui inspirait un singulier mélange de peur, d'aversion et de défiance. Lorsque le conseil se tenait dans le cabinet du château, jamais il ne s'expliquait avec abandon, croyant Marie-Antoinette cachée derrière la porte ou dans quelque niche ; si bien que, lorsqu'il avait commencé de parler, il s'arrêtait tout court, pour peu qu'il entendît le moindre craquement dans la boiserie[27].

Le ministre des finances était Tarbé, homme actif, appliqué, modeste, aussi doux que son collègue de l'intérieur l'était peu, et entièrement dévoué au roi[28].

Quant à de Lessart, qu'attendait un sort funeste, il apportait aux relations extérieures un esprit fin, une santé chancelante, des opinions indécises et sa mauvaise étoile.

Ainsi, un homme de cour, plein de grâce, d'esprit, de fatuité et d'ambition, Narbonne ; un royaliste exalté, Bertrand de Molleville ; un républicain grondeur, Cahier de Gerville ; un constitutionnel convaincu, Duport-Dutertre ; deux personnages sans autre religion politique que leur attachement à la personne de Louis XVI, de Lessart et Tarbé, voilà de quels éléments disparates le ministère se composait.

Et pendant ce temps, l'on voyait se former le noyau du parti le plus illustre et le plus vain, le plus attractif et le plus infortuné, le plus à blâmer et à plaindre, qui soit jamais passé sur la scène du monde.

Ce parti, qu'on appela girondin, parce que quelques-uns de ses principaux membres venaient de la Gironde, mais qui en réalité se recruta dans toute la France, fut celui qui, plus tard, montra réunis, ou du moins combattant côte à côte, tant d'hommes si diversement remarquables : Vergniaud, l'orateur immortel ; Isnard, l'àme de feu ; Brissot ; le violent pasteur des Cévennes, Lasource ; un autre ministre protestant, figure plus calme et devant laquelle on s'arrête, Rabaut Saint-Étienne ; Buzot, un des rares républicains de la Constituante ; Guadet et Gensonné ; Valazé, qu'un coup de poignard sauva de la guillotine, quand vint le moment de mourir ; Chamfort, le plus amer des hommes d'esprit ; le Genevois Clavière, qui avait soufflé l'idée puissante des assignats, et qui chargeait les mines que Mirabeau faisait sauter ; l'ingénieux Louvet ; Barbaroux, au cœur de lion et à la tête d'Antinoüs ; l'intrépide Rebecqui ; le sage Roland ; Fauchet ; sur la même ligne qu'eux tous, mais un peu à l'écart, Condorcet, Pétion, et en tête madame Roland !

A la fin de 1791, le parti girondin était encore au berceau ; il ne pouvait encore figurer, dans l'Assemblée, que par Brissot, Vergniaud, Isnard, Guadet, Gensonné, Condorcet, et, hors de l'Assemblée, que par Buzot, Clavière, les Roland. Mais déjà se révélait l'esprit qui devait l'immortaliser, le ternir et le perdre, esprit qu'il importe d'indiquer d'avance aux lecteurs, pour leur donner la clef des événements qui vont suivre.

Et d'abord, les Girondins sortaient de la bourgeoisie.

Mais, déjà dès cette époque, on aurait pu remarquer dans la bourgeoisie deux éléments bien distincts, et que le grand malentendu de nos jours est de confondre : l'élément industriel ou mercantile, et, si je puis m'exprimer ainsi, l'élément intellectuel.

Que les industriels et les commerçants soient conduits à préférer aux orages de la liberté militante, l'ordre, ami du travail ; que le bénéfice promis à leurs préoccupations actives par le luxe d'une prodigue aristocratie leur rende l'égalité moins enviable ; que la monarchie leur plaise, comme garantie ou, seulement, comme image de la stabilité, on le conçoit de reste. Mais il faut la liberté, la liberté de l'intelligence, quelle que soit la forme de ses manifestations, à ceux devant qui s'est ouverte la carrière des sciences, de la littérature, des arts, et qui se sentent moins attirés par la fortune que par l'honneur ou la gloire. Et à ceux-là aussi, bien qu'eux-mêmes ils ne soient que trop enclins à se séparer de la masse du peuple, à ceux-là aussi les privilèges de naissance doivent plus particulièrement paraître odieux, incompatibles qu'ils sont avec la prééminence absolue du talent.

L'élément intellectuel de la bourgeoisie est donc, par essence, sinon démocratique, du moins révolutionnaire et républicain. Cet élément, les Girondins, en 1792, venaient le représenter.

Que si maintenant on nous demandait de les définir en peu de mots, nous dirions : ce furent des artistes égarés dans la politique[29].

Artistes, ils durent vouloir la guerre, dont l'éclat était si propre à les séduire ; artistes, ils durent aimer la liberté, sous les traits d'une femme jeune, belle et forte ; artistes, ils durent fonder la République, telle qu'elle se dressait devant eux à Rome et dans Athènes, au point le plus lumineux des âges lointains. Généreux, sincères, dévoués jusqu'au martyre, enthousiastes, pleins d'élan et, vers la fin, d'humanité, ils furent tout cela certainement ; mais, dans la route où les poussa une fatalité sombre, ne vous étonnez pas si leur générosité se rend suspecte d'ostentation ; si leur sincérité s'associe à la recherche des applaudissements sonores ; si leur dévouement aspire à l'éclat non moins qu'aux périls du pouvoir emporté de haute lutte ; si leur enthousiasme s'éteint dès que l'histoire devient austère ; si leur élan tombe, dès qu'il faut agir sans paraître ; si c'est Guadet, l'un d'eux, qui le premier définit la responsabilité par la mort, et si enfin, quand la conquête de la ville de Pétrarque semble orner et parer le meurtre, leur humanité, qui s'ajourne, ne les empêche pas d'amnistier les égorgeurs d'Avignon. L'incendie brûle, mais il brille : les Girondins l'allumèrent, au risque d'y périr consumés.

Oui, ce qui frappe en eux, ce qui explique à la fois leur grandeur, leur déclin, leurs services, leurs fautes, leur mort, c'est leur tendance générale à sacrifier le fond à la forme, le culte de l'idée à celui de la parole, les principes aux formules, et le vrai au beau, qui, selon l'expression de Platon, n'en est que la splendeur. Osons l'avouer : leur politique fut un peu théâtrale. Lorsque, à la Convention, comme nous aurons à le raconter, Louvet, prenant le style de l'égalité pour l'égalité même, s'écria : Robespierre, je t'accuse, et que Robespierre répondit sèchement : Monsieur Louvet m'accuse, nul doute que Louvet ne se crût plus près du peuple que Robespierre. Ce qui, dans la Révolution, toucha le plus les Girondins, on le peut dire, ce fut son côté extérieur, témoin l'empressement avec lequel leur grammaire élégante adopta le mot sans-culotte, témoin l'ardeur avec laquelle ils mirent à la mode les piques, arme poétique qui rappelait si bien les guerriers de l'antiquité, et le bonnet rouge, la plus éclatante, la plus pittoresque des coiffures.

Aussi verrons-nous les Girondins céder peu à peu au chant des sirènes de l'ancien monde ; le parfum qui s'exhale des chevelures dénouées leur portera bien vite à la tête ; après s'être essoufflés à la poursuite d'une gloire toute virile, ils se reposeront dans le plaisir, les imprudents, ils s'endormiront dans l'amour ; des femmes en robes de soie et qui se diront sous le couteau, iront se confier tremblantes à leur magnanimité athénienne, et rivales préférées de la première maîtresse, la patrie, les amèneront insensiblement, par des soupirs, par un effroi caressant, par des larmes, par l'attrait d'un autre genre de courage, à énerver la Révolution pour la fléchir, à l'entraver, à l'abandonner, et à se faire, sans le vouloir hélas ! que dis-je ? sans le savoir, les complices de la réaction royaliste. Vergniaud, tout humain qu'il était au fond et qu'il se montra depuis, se laissant emporter par l'ivresse de sa propre éloquence jusqu'à couvrir les abominations de la Glacière, appelant l'assassinat sur une échelle immense un combat, comparant des prisonniers sans défense qu'on égorge à des vaincus, et évoquant, à propos des Duprat et des Main vielle, les fantômes sanglants, mais héroïques, de Marius, de Sylla, de César, c'est la Gironde qui naît. Rebecqui allant soulever Marseille contre les Montagnards, organisant une résistance qu'il croit républicaine, et, quand il y découvre le royalisme, courant, de désespoir, se noyer dans le port, de Marseille, c'est la Gironde qui meurt.

Trois personnes se détachent, néanmoins, par leurs allures, du groupe que nous venons de dessiner : Condorcet, homme de passion concentrée ; Pétion, qui avait moins d'imagination que de bon sens et moins d'élan que de fermeté, et Roland qui n'eut que des vertus simples. Mais les deux premiers ne furent, à proprement parler, que des alliés de la Gironde, et le troisième disparaît, dans l'histoire, derrière celle qui fut, en même temps que la compagne de sa vie, l'âme de ses actions.

Au reste, pour avoir présenté une physionomie générale par où il se distingue de tous les autres groupes environnants, le groupe des Girondins ne s'en composa pas moins d'individualités très-diverses. Brissot, dont l'activité prodigieuse côtoyait l'esprit d'intrigue, ne ressemblait certes pas à Vergniaud, qu'on trouvera, jusqu'au pied de la guillotine, perdu dans son indolence et ses rêves. Il y a plus : le grand nombre de personnalités remarquables que renferma la Gironde dut être pour elle une cause de faiblesse, en la rendant incapable de se plier à une discipline sévère et de suivre une direction quelconque. Cette direction, si nécessaire là où une inconséquence est un suicide, madame Roland, alors même qu'elle n'eût pas été une femme, se fût trouvée bien embarrassée de l'imprimer à une réunion d'hommes à ce point brillants et impétueux. Et cependant, qui mieux qu'elle personnifia le vrai génie de la Gironde ?

Madame Roland ! Il est impossible de prononcer ce nom, et de ne point se représenter aussitôt une femme qui, jeune encore, d'une beauté originale, vêtue d'une robe blanche, et ses longs cheveux noirs tombant épars jusqu'à sa ceinture, monte sur l'échafaud, s'incline devant la statue de la liberté, et dit, pour adieu suprême à cette République qui va la tuer et qu'elle adore : Ô liberté, que de crimes l'on a commis en ton nom ! Car, telle était la fin réservée à celle qui, dans des Mémoires charmants, composés par elle-même au bruit de la hache,. écrivait, l'œil tout humide de pleurs, en retraçant son enfance heureuse : Aimable Meudon ! combien de fois j'ai respiré sous tes ombrages... avec ce charme d'un désir sans impatience, qui ne fait que colorer les nuages de l'avenir des rayons de l'espoir ! Comme j'aimais à me reposer sous ces grands arbres ! Je me rappelle ces lieux plus sombres où nous passions les moments de la chaleur. Là, tandis que mon père, couché sur l'herbe, et ma mère doucement appuyée sur un amas de feuilles que j'avais préparé, se livraient au sommeil de l'après-diner, je contemplais la majesté des bois silencieux... j'adorais la Providence dont je sentais les bienfaits... et les charmes du Paradis terrestre existaient pour mon cœur[30]...

Oh ! avec quelle curiosité navrante on suit, dans les Mémoires de madame Roland, dessinée de sa propre main, la route qui, du fond des riantes solitudes, la conduisit à la place des exécutions !

Il y avait eu, dans ses premières années, un jour, une heure, où la chance d'une vie obscure et paisible s'était offerte à elle. Gatien Phlipon, son père, qui était graveur, lui avait enseigné le maniement du burin et lui donnait à faire de petits ouvrages, dont ils partageaient le profit[31].

Mais non : elle avait été, en naissant, condamnée à la gloire ! Elle ne put se résigner longtemps à graver les bords d'une boîte de montre ou à friser un étui : elle embrassa l'étude d'un désir avide. A peine âgée de neuf ans, elle portait à l'église, en guise de semaine-sainte, les Vies des hommes illustres de Plutarque[32] ; elle lut Fénelon avec larmes ; elle s'égara, sur les pas du Tasse, dans les jardins enchantés d'Armide ; elle se laissa toucher au mysticisme du tendre saint François de Sales ; elle entra en commerce avec le jansénisme, dans Nicole ; elle apprit de Voltaire, de d'Argens, de Diderot, de d'Holbach, à regarder le prêtre en face, à chercher la vérité hardiment, et à dire : Examinons[33]. Ainsi, traités de dévotion ascétique, ouvrages d'imagination, livres d'histoire, livres de morale, dissertations philosophiques, elle se plut de bonne heure à tout ce qui embrase l'esprit, à tout ce qui exalte les puissances de l'âme, à tout ce qui fait une destinée grande et fatale.

Et il faut voir combien aisément sa nature d'artiste, son génie girondin, s'adaptent au moule changeant de ses lectures ! Tantôt, sous l'impression d'un in-folio de la Vie des Saints, ardemment feuilleté, elle se jette aux genoux de sa mère, et obtient à force de prières qu'on la mette au couvent du faubourg Saint-Marcel[34] ; tantôt, c'est l'éclat des vertus fières qui la tente : J'étais Agis et Cléomène à Sparte ; j'étais les Gracques à Rome[35]. Après avoir passé en revue les anciennes sectes des philosophes, elle se crut pendant quelque temps stoïcienne : étrange stoïcienne, en vérité, qui était sujette à des attendrissements infinis, que la rêverie emportait volontiers sur son aile, et qui connut, de l'amour, tous ses troubles, toutes ses peurs !

J'ai dit que les Girondins venaient représenter dans la Révolution cette portion de la bourgeoisie en qui la passion de l'égalité n'exclut pas un certain degré de dédain pour le peuple, et n'est au fond que la révolte naturelle du talent contre es supériorités factices : eh bien ! c'est justement là ce qu'on découvre dans le développement des impressions de jeunesse qui firent madame Roland républicaine. Un jour, par exemple — elle n'avait encore que treize ans — ayant été menée par sa grand'mère chez une femme de qualité, elle raconte l'accueil amical mais protecteur qui lui fut fait, avec un remarquable mélange de fierté blessée à l'égard de la maîtresse de la maison, et de fierté méprisante à l'égard de ses domestiques. Comme les gens la complimentaient : Je commençai, dit-elle[36], à sentir une sorte de malaise difficile à m'expliquer, et dans lequel je démêlai pourtant que les gens pouvaient me regarder, mais qu'il ne leur appartenait point de me complimenter. Puis, lorsqu'elle est admise auprès de madame de Boismorel : J'avais soin d'éviter ses regards, qui me déplaisaient beaucoup ; et portant les miens dans l'appartement, dont la décoration me paraissait plus agréable que la dame qui l'habitait, mon sang circulait avec plus de rapidité que de coutume, je sentais mes joues animées, mon cœur palpitant et oppressé ; je ne me demandais pas encore pourquoi ma bonne maman n'était point sur le canapé, et madame de Boismorel dans le rôle de ma grand'mère ; mais j'avais le sentiment qui conduit à cette réflexion[37]. Ce fut bien pis, quand, pour la première fois, conduite à Versailles, elle y fut témoin des préférences accordées à la noblesse sur le mérite. Je n'étais pas insensible à l'effet d'un grand appareil, mais je m'indignais qu'il eût pour objet de relever quelques individus déjà trop puissants et fort peu remarquables par eux-mêmes ; j'aimais mieux voir les statues des jardins que les personnes du château... je soupirais en songeant à Athènes, où j'aurais également admiré les beaux-arts, sans être blessée par le spectacle du despotisme[38].

Le vrai caractère du républicanisme élégant et artiste de la Gironde est ici fortement accusé, et il n'éclate pas d'une façon moins frappante dans le dédain de madame Roland pour l'esprit du bijoutier, pour celui du petit mercier au-dessus duquel il se croit, et du riche marchand de draps qui s'estime plus qu'eux tous ; esprit qui semble tout entier dans la convoitise de l'or, la ruse d'en multiplier les moyens, et qui est étranger aux idées relevées, aux sentiments délicats[39]. Quant à ces hommes riches, ces pitoyables anoblis, ces impertinents militaires comme d'Essales, ces pauvres magistrats comme Vouglans, c'est sur le ton de la colère que madame Roland leur reproche de se croire les soutiens de la société civile, et de jouir véritablement des privilèges refusés au mérite[40].

Jusque-là les Mémoires de madame Roland rappellent assez les Confessions de Jean-Jacques, qui ont évidemment servi de modèle. Mais la tragique sollicitude de Rousseau pour les âmes simples et ignorantes, mais la douloureuse anxiété avec laquelle il sonde les bas-fonds de la société, mais sa haine contre l'inégalité, même quand ce n'est pas sur le talent qu'elle pèse, mais les cris vengeurs que lui arrache la vue du paysan opprimé par un publicain barbare ou celle de l'homme du peuple étouffant dans les étreintes de la misère, voilà ce qu'on ne trouve pas chez madame Roland. Le sort de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ne paraît pas occuper beaucoup de place dans ses préoccupations ; du moins il n'en occupe guère dans son livre, où, cependant, avec un abandon quelquefois plus sincère que pudique, elle prend plaisir à tout dire, depuis ses flottantes pensées d'enfant jusqu'à ses sensations de jeune fille nubile[41].

Autre trait qu'il ne faut pas omettre, parce qu'il fut un des traits distinctifs de la Gironde ; de fort bonne heure l'idée de son importance personnelle, l'ambition littéraire et le pressentiment d'un rôle à jouer dans le monde, possédèrent Manon Phlipon. Elle-même nous apprend que, lorsqu'elle n'était encore qu'une toute petite personne, elle mettait de la dignité dans sa manière d'acheter du persil ou de la salade[42], au point que les fruitières du quartier la respectaient. Un peu plus tard, ce n'est pas sans songer à l'usage qu'on pourra faire de ses lettres, qu'elle écrit à Sophie, son amie de couvent. Elle a beau assurer qu'elle ne rêve point pour ses barbouillages la fortune brillante des lettres de madame de Sévigné, cette protestation même la trahit[43]. Ne lui arrive-t-il pas, d'ailleurs, de s'écrier, dans un moment de franchise naïve : Ne brûle rien. Dussent mes lettres être vues de tout le monde, je ne veux point dérober à la lumière les seuls monuments de ma faiblesse, de mes sentiments[44]. Déjà, déjà la postérité l'occupait, et elle faisait toilette pour paraître devant l'histoire.

Ce fut en 1780 qu'elle épousa Roland, homme de mœurs graves, honnête, instruit, laborieux, mais dont l'âge, le front dégarni, le maintien roide, l'esprit absolu et la sensibilité trop soigneusement voilée, étaient plus propres à commander le respect qu'à provoquer l'abandon ou à y répondre. Aussi madame Roland n'eut-elle pour son mari que l'affection de Julie pour M. de Volmar dans la Nouvelle Héloïse, affection austère, que le sentiment du devoir fortifie sans l'embellir, et qui est mêlée de tristesse quand elle ne l'est pas de secrets déchirements !

Bien imprudentes les natures passionnées qui s'exposent à de pareilles épreuves ! Si elles sont faibles, la victoire ne leur est possible qu'à la condition d'en mourir. Mais une grande passion condamnée, un violent amour combattu, sont de ces douleurs qui façonnent à l'héroïsme une âme forte. En l'accoutumant à une noble manière de souffrir, elles l'élèvent au-dessus de toutes les peines et de toutes les craintes vulgaires ; elles l'entretiennent dans un état perpétuel d'émotion qui se répand sur toute chose, colore les paroles, anime et agrandit les actions. Quel supplice effrayera et de quel dévouement n'est point capable l'âme assez vaillante pour s'interdire le bonheur lorsqu'elle n'a pu échapper à l'amour[45] ?

Telle fut la source de feu où madame Roland trempa son patriotisme et son courage. Qu'entraînée par le démon tentateur de la gloire, par la haine de l'injustice, par l'impatience de poursuivre sur la noblesse les vengeances du talent offensé, elle eût couru à la rencontre de la Révolution, tout d'abord et comme éperdue, rien de plus simple ; mais, une fois dans cette formidable carrière, peut-être l'eût-elle parcourue d'un pas moins fier, d'un air moins héroïque, si les combats intérieurs qu'elle eut à subir ne lui eussent fait appeler comme une diversion chère à son cœur troublé d'autres luttes et d'autres orages.

La vérité est que le parti de la Gironde eût pu difficilement trouver un chef plus énergique que madame Roland ; et certes, il n'en pouvait trouver de plus séduisant. D'après le portrait qu'elle a laissé d'elle-même, madame Roland avait la taille haute, la poitrine large, les épaules effacées, l'attitude ferme et gracieuse, la démarche rapide et légère. Ce qu'elle devait encore à la nature, c'était un front où rayonnait l'intelligence, de beaux cheveux noirs, un sourire plein de tendresse, un teint d'une fraîcheur admirable, un regard ouvert, franc, vif et doux. Elle avoue, dans ses Mémoires, que Camille Desmoulins ne la trouvait pas belle ; mais aussitôt, comme si elle tremblait que la postérité ne crût sur parole le mari de Lucile, elle se hâte d'expliquer, avec une arrière-pensée de coquetterie qui n'est pas sans charme, qu'elle a besoin, pour plaire, de le vouloir un peu, sa beauté consistant moins dans la parfaite régularité des traits que dans l'expression de la physionomie.

On a maintenant le champ de bataille sous les yeux ; on connaît les combattants ; et, quant à l'issue des terribles luttes que nous allons décrire, ce qui précède l'annonce : comment le parti qui ne songeait qu'à agiter la surface de la Révolution, aurait-il pu résister longtemps à celui qui, résolu, calme et sombre, en venait remuer les profondeurs ?

 

 

 



[1] Souvenirs de Mathieu Dumas, t. II, liv. VI, p. 5.

[2] Étienne Dumont, Souvenirs sur Mirabeau, chap. XIX, p. 590.

[3] Voyez à ce sujet la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. III, p. 252. — On devine que, sous ce titre, ont été publiées beaucoup de lettres postérieures à la mort de Mirabeau.

[4] La vie et les Mémoires de Dumouriez, t. II, chap. VI, p. 152. Collection des Mémoires relatifs à la Révolution.

[5] L'Ami du Peuple, n° 576.

[6] Lettre du comte de La Marck au comte Mercy-Argenteau, dans la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. III, p. 260.

[7] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. III, p. 265. Lettre de Pellenc au comte de La Marck.

[8] Voyez lettre de Pellenc au comte de La Marck, p. 275 de la correspondance ci-dessus.

[9] Chronique de Paris, du mois d'octobre.

[10] Lettre de Pellenc au comte de La Marck, dans la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, p. 265.

[11] Souvenirs de Mathieu Dumas, t. II, liv. VI, p. 6.

[12] Révolutions de Paris.

[13] Souvenirs de Mathieu Dumas, t. II, liv. VI, p. 7.

[14] Voyez le Journal des Amis de la Constitution, n° 96.

[15] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. III, p. 268 et 269.

[16] Mémoires particuliers de Bertrand de Molleville, t. I, ch. IV, p. 103.

[17] Voyez les Mémoires particuliers de Bertrand de Molleville, t. I, chap. V, en les rapprochant de la Correspondance entre le comte de Mirabeau ci le comte de La Marck, t. III, p. 252, 253, 255.

[18] Delphine parut en 1802 seulement, Corinne en 1807, et l'Allemagne, dont la première édition fut saisie en 1810 et mise au pilon, par ordre de Bonaparte, fut publiée à Londres en 1815.

[19] Mémoires particuliers de Bertrand de Molleville, t. I, ch. IV, p. 117.

[20] Voyez ce que dit à ce sujet l'auteur des Mémoires d'un homme d'État, t. I, p. 172.

[21] Mémoires particuliers de Bertrand de Molleville, t. I, ch. IV, p. 117.

[22] Mémoires particuliers de Bertrand de Molleville, t. I, ch. VI, p. 132.

[23] Notes de Mallet du Pan, dans les Mémoires et correspondance de Mallet du Pan, t. I, chap. II, p. 244 et 245.

[24] Mémoires particuliers de Bertrand de Molleville, t. I, ch. VI, p. 134.

[25] L'Ami du Peuple, n° 617.

[26] Mémoires particuliers de Bertrand de Molleville, t. I, ch. XV, p. 288.

[27] Mémoires particuliers de Bertrand de Molleville, t. I, ch. XV, p. 289.

[28] Mémoires particuliers de Bertrand de Molleville, t. I, ch. XV, p. 289.

[29] Et c'est justement à cause de cette qualité d'artistes, qu'ils ont trouvé tant de faveur auprès de tous les grands artistes qui ont parlé d'eux, tels que MM. Michelet, de Lamartine, Sainte-Beuve.

[30] Mémoires de madame Roland, t. II, p. 118. Nouvelle édition publiée par M. P. Faugère. — Paris, 1864.

[31] Mémoires de madame Roland, t. II, p. 76 et 77.

[32] Mémoires de madame Roland, t. II, p. 21 et 22.

[33] Mémoires de madame Roland, t. II, p. 86.

[34] Mémoires de madame Roland, t. II, p. 57 et 58.

[35] Mémoires de madame Roland, t. II, p. 125.

[36] Mémoires de madame Roland, t. II, p. 69.

[37] Mémoires de madame Roland, t. II, p. 71.

[38] Mémoires de madame Roland, t. II, p. 100.

[39] Mémoires de madame Roland, t. II, p. 149.

[40] Mémoires de madame Roland, t. II, p. 124.

[41] J'avais été quelquefois tirée du plus profond sommeil d'une manière surprenante, etc. etc. etc., Mémoires, etc., t. II, p. 88 et suivantes.

Dans un dernier portrait de madame Roland, portrait définitif et admirablement tracé par M. Sainte-Beuve, à propos des Mémoires complets de madame Roland et de ses Lettres à Buzot, publiés par MM. Faugère et Dauban (Voyez le Constitutionnel, des 4, 11 et 18 juillet 1864), l'éminent critique nous signale un passage du Voyage de Madame Roland en Angleterre, témoignant qu'elle n'était pas aussi indifférente au sort du peuple que nous lui paraissons le croire. Mais notre observation ne s'applique qu'aux Mémoires de Madame Roland, dans lesquels nous aurions aimé trouver cet autre point de ressemblance avec les Confessions de Rousseau, plutôt que certaines pages justement censurées par M. Sainte-Beuve.

[42] Mémoires, etc., t. II, p. 26.

[43] Ceci n'a point échappé à M. Sainte-Beuve, dans le portrait, trop complaisant, trop flatté, mais très-élégant et très-fin qu'il a tracé de madame Roland. Voyez ses Portraits de femmes, p. 192. Paris, 1852.

[44] Lettre du 15 janvier 1776. — Voyez Madame Roland et son temps, par M. C. A. Dauban, p. XLII. — Paris, 1864.

[45] Quel était l'homme aimé par Madame Roland ? Le préjugé vulgaire nommait Barbaroux, mais les mieux informés nommaient tout bas Buzot. Les preuves qui manquaient et qui viennent de se produire témoignent qu'ils avaient raison. — Voyez Lettres inédites de Madame Roland à Buzot, publiées par M. Dauban. — Paris, 1864.