HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME SIXIÈME

LIVRE SIXIÈME (SUITE)

 

CHAPITRE XI. — FIN DE L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.

 

 

La révision. — Débats sur le cens électoral ; sur le titre de prince ; sur la durée légale de la Constitution. — Dernière protestation de Malouet. — Présentation de l'acte constitutionnel à Louis XVI. — Incertitudes de la cour. — Lettre du comte de La Marck au comte de Mercy-Argenteau. — Lettre de Burke, destinée à être mise sous les yeux de la reine. — Opinion de Malouet, de Maury, de Malesherbes, du prince de Kaunitz, sur l'acceptation. — Étrange et secrète entrevue de la reine avec Barnave. — La Constitution acceptée. — Le roi humilié par l'Assemblée. — Marie-Antoinette à genoux devant Louis XVI. — Promulgation de la Constitution. — Le roi et la reine à l'Opéra. — Réjouissances publiques — Acclamations autour de la voiture royale : Non, ne les croyez pas, vive la nation ! — Robespierre et Pétion portés en triomphe ; différence d'attitude entre ces deux hommes. — Jugement historique sur l'Assemblée constituante et ses travaux.

 

L'Assemblée constituante était lasse. Tant de travaux, au milieu de tant de combats, la disposaient au repos. Mais elle ne pouvait se séparer en laissant épars les matériaux du monument immortel, œuvre de ses méditations et prix de ses fatigues. Depuis deux ans qu'elle élaborait la Constitution, c'était l'une après l'autre seulement, et sans ordre, au gré des circonstances trop souvent, qu'elle était parvenue à en former les diverses parties. Dans son vaste travail se trouvaient rapprochés, ou plutôt confondus, les principes invariables et les prescriptions transitoires, les maximes générales et les lois de détail, les choses de théorie et les choses de pure réglementation. Réunir les fragments de l'ouvrage entier, les coordonner, les classer, distinguer ce qui était fondamental de ce qui ne l'était pas, composer enfin de tout cela un livre unique, un livre tel que la nation pût d'un seul coup d'œil embrasser l'ensemble de ses destinées, et le roi accepter en un seul acte la Constitution au nom de laquelle il allait régner, voilà quel devait être et quel fut le but de la RÉVISION.

Aux membres du comité de Constitution, Thouret, Target, Le Chapelier, Sieyès, Talleyrand, Rabaut Saint-Étienne et Desmeuniers, on avait adjoint, pour la révision, Duport, Barnave, Alexandre Lameth, Beaumetz, Clermont-Tonnerre, Pétion et Buzot. Sieyès, Pétion et Buzot ne prirent qu'une faible part à la rédaction du projet : cependant, ils le signèrent. Clermont-Tonnerre ne le signa même point[1].

Ce n'était pas une tâche facile que de rédiger ainsi, d'une manière à la fois méthodique, précise et claire, le Code des lois constitutionnelles. On fit, selon le témoignage d'Étienne Dumont, que son ami d'André avait introduit dans les coulisses de l'histoire parlementaire, on fit vingt essais qui ne réussirent pas ; on proposa vingt plans qui furent rejetés, et ce fut seulement après cinq ou six semaines passées dans une sorte de chaos, qu'on s'arrêta, sur les indications de Ramond, au système qui prévalut[2].

Mais, à l'ombre de ce travail de classification, n'était-il pas possible de revenir sur certains points importants, et notamment sur la part faite à la royauté ? Pour ceux qui, sans vouloir un retour absolu à l'ancien régime, auraient désiré voir la monarchie assise sur des bases solides, la tentation était forte ; et la récente conversion des Lameth, de Barnave, de Duport, semblait rendre le succès facile : Malouet le crut. A Le Chapelier, à Barnave, il proposa le plan d'attaque que voici : Je me charge, leur dit-il, de démontrer tous les vices de la Constitution. Vous, messieurs, répondez-moi ; accablez-moi d'abord de votre indignation ; défendez votre ouvrage avec avantage sur les articles les moins dangereux, même sur la pluralité des points auxquels s'adressera ma censure, et quant à ceux que j'aurai signalés comme anti-monarchiques, comme empêchant l'action du gouvernement, dites alors que ni l'Assemblée, ni le comité, n'avaient besoin de mes observations à cet égard ; que vous entendiez bien en proposer la réforme ; et sur-le-champ proposez-la[3].

Barnave et Le Chapelier se prêtèrent sans scrupule à jouer cette comédie malhonnête. Mais ils comptaient sur le concours du côté droit. Or, ils ne tardèrent pas à apprendre que le côté droit n'entendait les aider d'aucune manière dans leurs projets de révision ; qu'il continuerait à s'abstenir[4] ; qu'il persévérait, en un mot, dans l'implacable étendue de ses haines. Ils renoncèrent donc à se faire, dans une scène digne des Fourberies de Scapin, les compères de Malouet ; mais celui-ci, qu'ils oublièrent de prévenir et qui n'avait point avec eux de communications régulières, n'en prépara pas moins son attaque.

Le 5 août, Thouret se leva dans l'Assemblée et dit :

La nuit dernière était l'anniversaire de l'époque où tant d'abus furent renversés. La séance actuelle est l'anniversaire de celle où vous commençâtes à poser les bases du majestueux édifice qui s'achève.

 

Puis il donna lecture du projet du comité de Constitution.

Le 8 août, la discussion commença. Elle ne devait porter d'abord que sur la distribution du travail, et le président eut soin d'en faire l'observation en ouvrant le débat. Mais Malouet, qui avait demandé la parole, se livrant à une critique générale de la Constitution, au lieu de s'en tenir à discuter l'ordre méthodique des décrets, Le Chapelier l'interrompit vivement, et l'Assemblée ôta à l'orateur le prétexte même de son discours, en déclarant qu'elle adoptait l'ordonnance et la distribution des matières présentées par les comités[5]. Elle adopta aussi sans restriction, sans modification, sans débat, la DÉCLARATION DES DROITS DE L'HOMME, telle qu'elle l'avait décrétée au mois d'août 1789[6].

Neuf séances furent consacrées à la révision. On n'y agita, en général, que des questions ou déjà débattues ou secondaires, dont on trouvera la solution aux documents historiques placés à la fin de ce volume. Il serait donc aussi inutile que fastidieux de suivre la discussion pas à pas. Nous nous bornerons à mettre en lumière les points autour desquels s'animèrent les idées ou les passions.

Se rappelant quelles clameurs avait excitées le fameux décret du marc d'argent, et croyant les entendre encore, le comité de révision s'était décidé à faire disparaître ce décret ainsi que toute condition quelconque à l'éligibilité des représentants ; mais la distinction entre les citoyens actifs et les citoyens inactifs, on l'avait maintenue ; mais on avait conservé le système de l'élection à deux degrés ; mais on proposait de n'admettre comme électeurs que les citoyens en état de payer une contribution directe de quarante journées de travail, ce qui supposait deux cent quarante livres de revenu foncier dans les villes opulentes, et un revenu de cent quatre-vingts livres, là même où la journée de travail n'était estimée que quinze sous[7].

Robespierre prit la parole :

Les comités, dit-il, vous proposent de substituer à une condition mauvaise une condition plus mauvaise encore. Le peuple est-il libre de choisir ses représentants, s'il ne l'est pas de choisir ses intermédiaires ? Vous avez reconnu que tous les citoyens étaient admissibles à toutes les fonctions, sans autre distinction que celle des vertus et des talents ; et voilà que vous violez ce grand principe ! Que m'importe à moi qu'il n'y ait plus d'armoiries, si je vois naître une nouvelle classe d'hommes à laquelle je serai exclusivement obligé de donner ma confiance ? — Les hommes vraiment indépendants sont ceux dont les besoins sont plus bornés que la fortune : cherchez là vos garanties, s'il vous en faut. — Quelle était la garantie d'Aristide lorsqu'il subjugua les suffrages de la Grèce ? Ce grand homme qui, après avoir administré les deniers publics, ne laissa pas de quoi se faire enterrer, n'aurait pas eu accès dans vos assemblées électorales. Que ne rougissons-nous d'avoir élevé une statue à Jean-Jacques Rousseau : il était pauvre ! Apprenez donc à reconnaître la dignité de l'homme. Il n'est pas vrai qu'il faille être riche pour tenir à son pays, et la loi est faite pour protéger les faibles. Ceux qui vous ont envoyés ici payaient-ils, pour le droit de vous élire, un marc ou un demi-marc ? Nous ne sommes donc pas purs, puisque nous avons été choisis par des électeurs qui ne payaient rien ?[8]

 

C'était sortir de la discussion de l'ordre méthodique des décrets pour entrer dans celle des principes, et l'Assemblée, en refusant d'entendre Malouet, avait semblé vouloir limiter le débat. Rœderer en fit l'observation. Mais les Constitutionnels craignirent de laisser sans réponse des paroles qui, passant par-dessus la tête de l'Assemblée, pouvaient trouver au dehors tant et de si sonores échos : Barnave s'élança à la tribune. Il s'éleva d'un ton suffisant contre ceux qui confondaient le gouvernement démocratique avec le gouvernement représentatif. Il déclara que la démocratie d'une partie du peuple ne saurait exister que par l'esclavage entier et absolu de l'autre partie. Il rappela que les Athéniens et les Romains n'avaient fondé le gouvernement démocratique que sur l'immolation des droits individuels. Il montra les Lacédémoniens ayant des urnes devant eux, et, derrière eux, des ilotes. Aux applaudissements de la majorité de la gauche, il somma ses adversaires de dire si c'était là qu'ils prétendaient en venir, et il crut avoir triomphalement répondu aux arguments si clairs, si simples, si précis, de Robespierre, en dénonçant au dédain des hommes d'État ceux qui professaient des idées métaphysiques, faute d'en avoir de réelles, et qui s'enveloppaient des nuages de la théorie, parce qu'ils ignoraient profondément les connaissances fondamentales des gouvernements positifs[9].

Cependant un député, nommé Dauchy, avait laissé tomber cette phrase, qui fit sensation : Aux conditions proposées par le comité, vous n'aurez pas d'électeurs dans les campagnes. Et le comité, en effet, fut obligé de confesser, après examen, qu'il y avait beaucoup de fermiers très-riches qui ne payaient pas la somme exigée. Thouret vint porter cet aveu à la tribune, dans la séance du 12, et il proposa de substituer, pour les fermiers, à la base de la contribution, celle du revenu, évalué d'après le prix de l'exploitation agricole. Et quel fut le chiffre qu'il posa comme garantie nécessaire ? Quatre cents livres ! Mais quoi ! Peu de cultivateurs, à ce compte, allaient jouir du droit électoral ? Thouret en convint. Seulement, avec une rare candeur, il ajouta : Il y a un intérêt à ce que ces petits fermiers ne puissent pas être électeurs ! Cet intérêt, c'était leur indépendance mise en suspicion[10].

Il y eut beaucoup d'agitation ; il y eut des applaudissements ; il y eut des murmures. La lutte, commencée entre Robespierre et Barnave, se continua entre l'abbé Grégoire et Le Chapelier. Chacun sentait qu'il y allait de la véritable souveraineté du peuple ; chacun sentait qu'il s'agissait de décider si la Révolution serait faite au profit d'une classe seulement, on bien au profit de la nation tout entière[11]. Vernier fit ajourner l'article, qui, dans la Constitution de 1791, telle qu'elle fut définitivement décrétée, se trouve rédigé ainsi :

Nul ne pourra être nommé électeur, s'il ne réunit aux conditions nécessaires pour être citoyen actif, savoir :

Dans les villes au-dessus de six mille âmes, celle d'être propriétaire ou usufruitier d'un bien évalué sur les rôles de contribution à un revenu égal à la valeur locale de deux cents journées de travail, ou d'être locataire d'une habitation évaluée sur les mêmes rôles à un revenu égal à la valeur de cent cinquante journées de travail.

Dans les villes au-dessous de six mille âmes, celle d'être propriétaire ou usufruitier d'un bien évalué sur les rôles de contribution à un revenu égal à la valeur locale de cent cinquante journées de travail, ou d'être locataire d'une habitation évaluée sur les mêmes rôles à un revenu égal à la valeur de cent journées de travail.

Dans les campagnes, celle d'être propriétaire ou usufruitier d'un bien évalué sur les rôles de contribution à un revenu égal à la valeur locale de cent cinquante journées de travail, ou d'être fermier ou métayer de biens évalués sur les mêmes rôles à la valeur de quatre cents journées de travail.

 

Quand les idées et les intérêts se livrent de tels combats, il est rare que les passions n'y viennent pas mêler leur violence. Dans la séance du 15 août, un membre de l'extrême gauche, Guillaume, ayant laissé échapper ces mots : Les trais amis de la Constitution, toute la salle fut soulevée. Aux applaudissements partis des tribunes, les Constitutionnels, insultés, répondirent par des cris fu- rieux. Les plus emportés demandaient qu'on traînât Guillaume à l'Abbaye. Ce fut, pour Barnave, l'occasion d'épancher tout ce que son âme renfermait, depuis quelque temps, d'amertume et de colère. Le visage tourné vers ceux de l'extrême gauche, il les accusa, sans nommer personne, de haïr tout ce qui était l'ordre public, tout ce qui était de nature à fixer la machine politique, tout ce qui rendait à chacun ce qui lui appartient, tout ce qui mettait à leurs places l'homme de bien et le malhonnête homme, l'ami de la vérité et le vil calomniateur. Et cela, il le dit aux acclamations du parti constitutionnel, sous les yeux du côté droit, qui contemplait cette scène avec un calme ironique[12], et pendant qu'immobile, silencieux, irrité, Robespierre préparait, dans le secret de ses pensées, une réponse qu'il ne trouva l'occasion de prononcer que quelques jours plus tard, et qui terrassa pour jamais le Feuillantisme.

La discussion fut reprise, et n'offrit rien qui n'eût été déjà traité, épuisé presque, en de précédents débats, jusqu'au moment où on lut l'article portant que les membres de la famille royale ne pourraient exercer aucun des droits du citoyen actif.

Le duc d'Orléans se leva aussitôt, et après avoir combattu vivement cet article, il dit : Si vous l'adoptez, je déclare que je déposerai sur le bureau ma renonciation formelle aux droits de membre de la dynastie régnante, pour m'en tenir à ceux de citoyen français[13].

A ces mots, les galeries éclatent en applaudissements passionnés ; une agitation extraordinaire se manifeste sur tous les bancs ; puis quelques moments d'un silence plein d'émotion, puis de nouveaux applaudissements. Sillery fut, en cette occasion, d'une éloquence entraînante : Quoi ! le comité de Constitution prétendait dépouiller les princes des droits de citoyen actif, leur dérober ce titre glorieux, leur ravir leur place au banquet de Légalité ! Était-ce donc là le prix des services que certains d'entre eux avaient rendus à la cause publique ? Était-ce là le salaire de leur patriotisme et de leurs sacrifices ? Parmi les princes, il y en avait qui étaient au dehors à former contre leur pays des ligues sacrilèges ; il y en avait d'autres qui étaient restés en France pour y servir la Révolution : rétablir le titre de prince comme privilège, c'était accorder aux premiers tout ce qui faisait l'objet de leurs désirs et priver les seconds de tout ce qu'ils estimaient. Est-ce pour donner plus de dignité au trône que vous voulez rendre ces titres aux parents du roi ? Mais, en détruisant tous les préjugés, vous avez anéanti le prix imaginaire de ces distinctions vaines ; elles avaient de l'éclat quand vous les avez abolies, et, après en avoir fait connaître toute l'absurdité, vous voudriez les rétablir ! Serait-ce rendre ce que vous avez ôté ? Non, vous ne ferez point de la sorte une restitution, vous ne rendrez rien, et vous dépouillerez du bien que vous aviez donné en échange. Enlever aux parents du roi les droits de citoyen actif ! Mais savez-vous à qui vous les assimilez par là ? Relisez ce code criminel décrété par vous-mêmes : Les malfaiteurs, les banqueroutiers, les faussaires, les déprédateurs de deniers publics, les calomniateurs, voilà ceux parmi lesquels vous rangeriez ceux que vous prétendez honorer ! Les droits de l'homme, évangile immortel de la raison, sont tous violés. N'avez-vous pas dit que les hommes étaient tous égaux en droits ; que tous les citoyens, pour les mêmes délits, étaient sujets aux mêmes peines ? Imaginez donc un nouveau code criminel pour cette caste proscrite ; car, s'ils se rendent coupables d'un crime qui mérite la privation du droit de citoyen, vous ne pourrez trouver le moyen de le punir par vos lois, puisque déjà leur naissance a prononcé l'anathème sur eux. Jetez les yeux sur un des rejetons de cette race qu'on vous propose d'avilir. La ville de Vendôme lui a décerné une couronne civique. Malheureux enfant ! Sera-ce la première et la dernière que ta race obtiendra de la nation ? Puisque vous conservez le trône... ah ! combien il serait heureux pour celui qui serait appelé à ce poste redoutable, d'avoir connu et rempli les devoirs de citoyen ! Tandis que si ce décret passait, la nation ne pourrait attendre d'une famille dégradée, civilement proscrite, que des régents ambitieux, des rois imbéciles ou des tyrans[14].

Ce discours, que des applaudissements presque continuels interrompirent, et dont l'Assemblée ordonna l'impression, était d'une habileté singulière ; si l'orléanisme s'y montrait à découvert, c'était du moins sous un aspect qui ne manquait pas de grandeur[15]. Seulement, Sillery paraissait supposer que l'intention du comité, en privant les membres de la famille royale des droits de citoyen actif, avait été de les dégrader, lorsqu'il était, au contraire, bien évident qu'il avait entendu, par la restitution contre-révolutionnaire du titre de prince, les élever au-dessus du reste des citoyens. C'est ce que Robespierre fit ressortir avec beaucoup de finesse : L'Europe, dit-il ensuite, sera bien étonnée d'apprendre qu'à cette période de notre carrière, une des délibérations à laquelle on ait attaché le plus d'importance a eu pour objet le titre de prince. Les parents du roi sont tout simplement les parents du roi[16].

Restait à résoudre une question dernière et fort importante. La Constitution de 1791 enchaînerait-elle pour toujours, ou pour longtemps, la volonté du peuple souverain ?

Proclamerait-elle sa propre immobilité ? Ou bien, se soumettrait-elle d'avance au jugement de l'opinion en progrès ? Ce fut l'objet de longs débats qui aboutirent à la reconnaissance du principe de révision, avec indication des formes suivant lesquelles elle devrait avoir lieu. Aucune époque n'était fixée. L'Assemblée se contenta de déclarer que, suivant elle, l'intérêt de la France était de ne point toucher à l'œuvre nouvelle pendant vingt ans : étrange façon de mesurer la puissance de la Révolution française et la force d'impulsion contenue dans son sein !

Malouet, avant que la discussion fût fermée, fit un effort suprême. Il adjura l'Assemblée, si elle voulait terminer la Révolution, d'anéantir les dispositions et de mettre fin aux actes qui, d'après lui, en contredisaient les principes : il se déchaîna contre les comités de recherches, les lois sur les émigrants, les serments multipliés, la persécution des prêtres, les emprisonnements arbitraires, le fanatisme et la domination des clubs ; il parla, au milieu d'un tonnerre de murmures, de la violence avec laquelle la lie de la nation bouillonnait : Vous murmurez ! Eh ! nous serions la première nation du monde qui prétendrait n'avoir point de lie... — Ce sont les prêtres et les nobles, interrompit une voix de la gauche. Et les tribunes d'applaudir[17].

Le 1er septembre, Beaumetz lut, sur la présentation de l'acte constitutionnel à Louis XVI, un projet qui fut adopté, et, le 3, tout fut terminé relativement au titre VII et dernier : De la Révision. C'était dans la première de ces deux séances que Robespierre avait lancé au parti déserteur des Jacobins, comme un adieu sinistre, les paroles que nous avons déjà rapportées et sous lesquelles Duport resta comme accablé[18].

Une députation de soixante membres ayant été nommée pour présenter au roi l'acte constitutionnel, elle partit de la salle, le 5 septembre, à neuf heures du soir, et se rendit au château, à la lueur des torches, à travers les flots d'un peuple ému, qui couvrait la place du Carrousel. Le roi, entouré de ses ministres, attendait dans la salle du conseil le message de l'Assemblée. Thouret s'avança et dit[19] :

Les représentants de la nation viennent présenter à Votre Majesté l'acte constitutionnel qui consacre les droits imprescriptibles du peuple français, rend au trône sa vraie dignité et régénère le gouvernement de l'empire.

Je reçois, répondit Louis XVI d'un air satisfait, la Constitution que me présente l'Assemblée nationale. Je lui ferai part de ma résolution dans le plus court délai qu'exige l'examen d'un objet aussi important. JE ME SUIS DÉCIDÉ À RESTER À PARIS. Je donnerai mes ordres au commandant général de la garde nationale parisienne pour le service de ma garde[20].

Le lendemain, les Tuileries furent ouvertes et toutes les consignes levées. Dès la pointe du jour, beaucoup de citoyens s'étaient rendus à la chapelle du château. Au mo- ment où le roi entrait pour entendre la messe, plusieurs voix crièrent : Vive la nation ! vive la Constitution !

Louis XVI ne put s'empêcher de verser des larmes. Alors, touchés de sa douleur, les assistants crièrent de toutes parts : Vive le roi ! vive la liberté ![21]

La question de savoir, d'abord, si on accepterait la Constitution, ensuite, dans quelle mesure et de quelle manière on l'accepterait, fut, à la cour, le sujet de délibérations pleines d'anxiété. Sur la nécessité de l'acceptation, la reine n'avait aucun doute, car elle écrivait au comte de Mercy, le 16 août 1791 : Nous sommes au moment où l'on apportera cette constitution à l'acceptation ; elle est par elle-même si monstrueuse qu'il est impossible qu'elle se soutienne longtemps ; mais pouvons-nous risquer de la refuser dans la position où nous sommes ? Non...[22] ; et le 21 août : Il ne s'agit pour nous que de les endormir et de leur donner confiance en nous. Il est impossible vu la position ici que le roi refuse son acceptation[23]. Mais sur le mode d'acceptation, une lettre du comte de La Marck au comte de Mercy-Argenteau rend fort bien l'incertitude où flottaient, à cet égard, et le roi, et la reine, et leurs conseillers.

Accepter sans motifs, d'un seul mot, serait laisser des doutes sur ses intentions, perpétuer l'inquiétude, et perdre toute confiance. — Donner des motifs, c'est se jeter dans un océan de difficultés. — Louer la Constitution ne se peut. — L'accepter et la critiquer, c'est se placer dans le parti des mécontents. — Ne faire aucune observation en ce moment, après la critique qu'on a faite à l'époque du voyage de Montmédy, c'est presque se déshonorer. Proposer des changements, c'est s'exposer à l'humiliation de les voir rejeter ; car l'Assemblée n'en veut pas. — Donner des motifs plausibles pour montrer que depuis deux mois on a changé de principes ? Mais quels pourraient être ces motifs ?[24]

 

Très-divers, on le pense bien, et très-contradictoires furent les avis. Maury fit savoir au roi que, selon lui, sanctionner la Constitution, c'était sanctionner tous les mal- heurs de la Révolution et tous ses crimes. Consulté, un ancien intendant de la marine et des colonies, nommé Dubucq, répondit laconiquement : Empêchez le désordre de s'organiser[25]. Burke écrivit, dans une lettre confiée au comte de Mercy et destinée à être mise sous les yeux de la reine[26] : Si le roi accepte la Constitution, vous êtes tous deux perdus à tout jamais. Ne livrez pas à des traîtres votre personne, votre époux, et les droits de tant de souverains, vos alliés, dont la cause est enveloppée dans la vôtre... Des intrigants vous diront que les Barnave, les Lameth, les Le Chapelier, les Lafayette en valent bien d'autres s'ils peuvent être utiles : erreur funeste ! Rappelez-vous qui sont ceux qui ont arraché votre fils de vos bras et vous ont enlevé, ainsi qu'à son père, le soin de son éducation. Ce n'est pas l'adresse, c'est la fermeté qui vous sauvera. Votre situation intéresse le genre humain... Votre salut consiste dans la patience, le silence, le refus[27].

Telle n'était pas l'opinion du prince de Kaunitz, tant s'en faut. Frappé des dangers d'un refus, de la nécessité de s'appuyer sur les Constitutionnels, soit contre les Jacobins, soit contre l'idée républicaine, le diplomate autrichien insistait vivement pour l'acceptation ; et c'était aussi l'avis de Malesherbes[28].

D'autres, et Malouet à leur tête, auraient voulu que le roi dénonçât franchement les vices qu'il apercevait dans la Constitution, tout en l'acceptant néanmoins, mais d'une manière provisoire, et jusqu'à ce que la nation eût été appelée solennellement à se prononcer[29].

Dans le trouble né de ces impulsions contraires, la reine, plus ardemment que jamais, désira de voir Barnave. Jusqu'au jour de la présentation de l'acte constitutionnel[30], il avait été impossible de l'introduire au château ; mais, après le 5 septembre, la levée des consignes rendant la chose moins difficile, une entrevue fut ménagée. Madame Campan rapporte à ce sujet des circonstances qui peignent trop bien la situation pour être omises[31] : J'avais été chargée d'attendre Barnave à une petite porte des entresols du palais, la main posée sur la serrure. Le roi venait m'y visiter souvent, et toujours pour me parler de l'inquiétude que lui donnait un garçon du château, patriote. Il revint me demander encore si j'avais entendu ouvrir la porte de Décret. Je l'assurai que personne n'avait passé dans le corridor, et il fut tranquillisé. Le roi me quitta brusquement et revint un moment après avec la reine : Donnez-moi votre poste, me dit-elle. Je vais l'attendre à mon tour, etc., etc. Et, l'oreille ouverte au moindre bruit, la main posée sur la serrure, dans l'attitude du coupable qui tremble d'être surpris, la reine de France attendit Barnave.

Les Constitutionnels avaient, sous tous les rapporte, un intérêt immense à ce que le roi acceptât la Constitution purement et simplement : un refus de la part de ce Louis XVI, dont ils avaient si à découvert épousé la cause, ou même une acceptation chagrine, les eût désignés comme traîtres, et eût donné sur eux aux Jacobins un avantage formidable. Elles retentissaient encore au fond de l'âme de Duport, ces menaçantes paroles de Robespierre : Je ne suppose pas qu'il existe dans cette Assemblée un homme assez lâche pour transiger avec la cour sur aucun article de notre code constitutionnel[32]. D'un autre côté, les ministres étaient pour l'acceptation : en se réunissant à eux, Barnave, Duport et Lameth firent pencher la balance.

Le 13 septembre, le président de l'Assemblée annonça qu'un message du roi venait de lui être remis par le ministre de la justice, et il lut ce qui suit :

Messieurs, j'ai examiné attentivement l'acte constitutionnel que vous avez présenté à mon acceptation. Je l'accepte, et je le ferai exécuter. Cette déclaration eût pu suffire dans un autre temps ; aujourd'hui je dois aux intérêts de la nation, je me dois à moi-même de faire connaître mes motifs. Dès le commencement de mon règne, j'ai désiré la réforme des abus, et, dans tous les actes du gouvernement, j'ai aimé à prendre pour règle l'opinion publique. Diverses causes, au nombre desquelles on doit placer la situation des finances à mon avènement au trône, et les frais immenses d'une guerre honorable, soutenue longtemps sans accroissement d'impôts, avaient établi une disproportion considérable entre les revenus et les dépenses de l'État. Frappé de la grandeur du mal, je n'ai pas seulement cherché les moyens d'y porter remède, j'ai senti la nécessité d'en prévenir le retour, j'ai conçu le projet d'assurer le bonheur du peuple sur des bases constantes, et d'assujettir à des règles invariables l'autorité même dont j'étais dépositaire. J'ai appelé autour de moi la nation pour l'exécuter. Dans le cours des événements de la Révolution, mes intentions n'ont jamais varié. Lorsque, après avoir réformé les anciennes institutions, vous avez commencé à mettre à leur place les premiers essais de votre ouvrage, je n'ai point attendu, pour y donner mon assentiment, que la Constitution entière me fût connue. J'ai favorisé l'établissement de ses parties avant même d'avoir pu en juger l'ensemble, et si les désordres qui ont accompagné presque toutes les époques de la Révolution venaient trop souvent affliger mon cœur, j'espérais que la loi reprendrait de la force entre les mains des nouvelles autorités, et qu'en approchant du terme de vos travaux, chaque jour lui rendrait ce respect sans lequel le peuple ne peut avoir ni liberté ni bonheur.

J'ai persisté longtemps dans cette espérance, et ma résolution n'a changé qu'au moment où elle m'a abandonné. Que chacun se rappelle le moment où je me suis éloigné de Paris ; la Constitution était prête à s'achever, et cependant l'autorité des lois semblait s'affaiblir chaque jour. — L'opinion, loin de se fixer, se subdivisait en une multitude de partis. Les avis les plus exagérés semblaient seuls obtenir de la faveur ; la licence des écrits était au comble ; aucun pouvoir n'était respecté. Je ne pouvais plus reconnaître le caractère de la volonté générale dans des lois que je voyais partout sans force et sans exécution Alors, je dois le dire, si vous m'eussiez présenté la Constitution, je n'aurais pas cru que l'intérêt du peuple — règle constante et unique de ma conduite — me permît de l'accepter. Je n'avais qu'un sentiment, je ne formais qu'un seul projet : je voulus m'isoler de tous les partis, et savoir quel était véritablement le vœu de la nation.

Les motifs qui me dirigeaient ne subsistent plus aujourd'hui ; depuis lors, les inconvénients et les maux dont je me plaignais vous ont frappés comme moi ; vous avez manifesté la volonté de rétablir l'ordre ; vous avez porté vos regards sur l'indiscipline de l'armée ; vous avez connu la nécessité de réprimer les abus de la presse. La révision de votre travail a mis au nombre des lois réglementaires plusieurs articles qui m'avaient été présentés comme constitutionnels. Vous avez établi des formes légales pour la révision de ceux que vous avez placés dans la Constitution. Enfin, le vœu du peuple n'est plus douteux pour moi ; je l'ai vu se manifester à la fois, et par son adhésion à votre ouvrage, et par son attachement au maintien du gouvernement monarchique.

J'accepte donc la Constitution. Je prends l'engagement de la maintenir au dedans, de la défendre contre les attaques du dehors, et de la faire exécuter par tous les moyens qu'elle met en mon pouvoir. Je déclare qu'instruit de l'adhésion que la grande majorité du peuple donne à la Constitution, je renonce au concours que j'avais réclamé dans ce travail, et que n'étant responsable qu'à la nation, nul autre, lorsque j'y renonce, n'aurait le droit de s'en plaindre. — La partie gauche et toutes les tribunes retentissent d'applaudissements. — Je manquerais cependant à la vérité, si je disais que j'ai aperçu dans les moyens d'exécution et d'administration toute l'énergie qui serait nécessaire pour imprimer le mouvement et pour conserver l'unité dans toutes les parties d'un si vaste empire ; mais, puisque les opinions sont aujourd'hui divisées sur ces objets, je consens que l'expérience seule en demeure juge. —Lorsque j'aurai fait agir avec loyauté tous les moyens qui m'ont été remis, aucun reproche ne pourra m'être adressé, et la nation, dont l'intérêt seul doit servir de règle, s'expliquera par les moyens que la Constitution lui a réservés. — Nouveaux applaudissements. —

Mais, Messieurs, pour l'affermissement de la liberté, pour la stabilité de la Constitution, pour le bonheur individuel de tous les Français, il est des intérêts sur lesquels un devoir impérieux nous prescrit de réunir tous nos efforts. Ces intérêts sont le respect des lois, le rétablissement de l'ordre, et la réunion de tous les citoyens. — Aujourd'hui que la Constitution est définitivement arrêtée, des Français vivant sous les mêmes lois ne doivent connaître d'ennemis que ceux qui les enfreignent ; la discorde et l'anarchie, voilà nos ennemis communs. Je les combattrai de tout mon pouvoir : il importe que vous et vos successeurs me secondiez avec énergie ; que, sans vouloir dominer la pensée, la loi protège également tous ceux qui lui soumettent leurs actions. Que ceux que la crainte des persécutions et des troubles aurait éloignés de leur patrie, soient certains de trouver, en y rentrant, la sûreté et la tranquillité. Et pour éteindre les haines, pour adoucir les maux qu'une grande Révolution entraîne toujours à sa suite, pour que la loi puisse d'aujourd'hui commencer à recevoir une pleine exécution, consentons à l'oubli du passé. — La partie gauche et les tribunes retentissent d'applaudissements. — Que les accusations et les poursuites qui n'ont pour principes que les événements de la Révolution, soient éteintes dans une réconciliation générale.

Je ne parle pas de ceux qui n'ont été déterminés que par leur attachement pour moi : pourriez-vous y voir des coupables ? Quant à ceux qui, par des excès où je pourrais apercevoir des injures personnelles, ont attiré sur eux la poursuite des lois, j'éprouve à leur égard que je suis le roi de tous les Français.

Signé LOUIS.

13 septembre 1791.

Les applaudissements recommencent. —

P. S. J'ai pensé, Messieurs, que c'était dans le lieu même où la Constitution a été formée, que je devais en prononcer l'acceptation solennelle. Je me rendrai en conséquence demain, à midi, à l'Assemblée nationale.

 

Moins de trois mois après cette lettre, le 3 décembre 1791, Marie-Antoinette écrivait à sa belle-sœur, femme de l'empereur Léopold : Le roi a accepté la constitution. dans l'espoir d'en faire mieux sentir tous les défauts en ayant l'air de vouloir franchement la faire exécuter, et prouver par la chose même qu'elle ne pouvait point aller[33]. Et ces paroles, triste témoignage de la duplicité de Louis XVI, ne font que confirmer celles que la reine adressait, le 21 août, au comte de Mercy : Il s'agira à présent de suivre une marche qui éloigne de nous la défiance, et qui en même temps puisse servir à déjouer et culbuter au plus tôt l'ouvrage monstrueux qu'il faut adopter[34].

Aussitôt après la lecture de la lettre du roi, l'Assemblée, profondément émue, décréta d'enthousiasme, sur la proposition de Lafayette, que les personnes détenues à raison du départ du roi seraient mises en liberté ; que les procédures relatives aux événements de la Révolution seraient abolies ; que l'usage des passeports et toutes les gênes momentanément apportées à la libre circulation, tant au dedans qu'au dehors, seraient supprimés[35].

Le jour même, une députation alla présenter au roi ce décret, et lui faire part des sentiments qui avaient accueilli la lecture du message. Louis XVI répondit avec effusion qu'il accédait aux désirs de l'Assemblée, et serait toujours prêt à suivre la volonté de la nation dès qu'elle lui serait connue. Un décret ayant aboli, le matin, l'ordre du Saint-Esprit, il ajouta qu'il était déterminé à quitter cette décoration. Puis, se tournant vers l'entrée de la chambre du conseil : Voilà dit-il, ma femme et mes enfants qui partagent mes sentiments. Aussitôt la reine s'avança et dit : Nous accourons, mes enfants et moi, et nous partageons tous les sentiments du roi[36]. Mais ces paroles de Marie-Antoinette n'avaient rien de sincère, et pendant qu'elle faisait briller aux yeux de l'Assemblée l'espoir d'un patriotique concours, à ses intimes elle disait : Ces gens ne veulent point de souverains. Nous succomberons à leur tactique perfide et très-bien suivie. Ils démolissent la monarchie pierre par pierre[37].

Le 14 septembre, les membres de l'Assemblée se trouvaient tous réunis vers onze heures. Une foule ardente avait, dès le matin, assiégé et rempli les tribunes. Un dais préparé, la veille, pour le roi, par les soins du premier aide des cérémonies, avait dû être enlevé, sur les observations de l'abbé Gouttes[38] ; et, à côté du fauteuil du président, on en voyait un exactement semblable qui était destiné au roi. Dans le moment où le roi prêtera son serment, dit le président, l'Assemblée doit être assise. — Sans doute, s'écrient un grand nombre de voix ; et le roi debout, tête nue[39]. Malouet, fort aigrement, observa qu'il n'y avait pas de circonstance où la nation, en présence du roi, ne le reconnût pour son chef. Eh bien ! répliqua un membre de la gauche d'un ton railleur, décrétons qu'il sera permis à M. Malouet, et à quiconque en aura envie, de recevoir le roi à genoux ![40] A midi précis, un huissier annonce l'arrivée du monarque.

Il entre. Profond silence. Surpris et presque inquiet, il monte lentement les degrés de la tribune. Un huissier lui indiquant alors la place qu'il doit occuper à la gauche du président, il se sent humilié, il hésite4. Il s'approche du fauteuil cependant, et, debout, découvert, il commence ainsi : Messieurs, je viens consacrer ici solennellement l'acceptation que j'ai donnée à l'acte constitutionnel. En conséquence, je jure. A ces mots, l'Assemblée, qui d'abord s'était levée, s'assied. Le roi, toujours debout, continue, sans remarquer ce mouvement : Je jure d'être fidèle à la nation et à la loi, d'employer tout le pouvoir qui m'est délégué à maintenir la Constitution décrétée par l'Assemblée nationale constituante, et à faire exécuter les lois[41]. Arrivé là Louis XVI s'aperçoit qu'il est resté seul debout et découvert, la parole lui manque ; il pâlit, s'assied brusquement à son tour, et, plein d'une tristesse indignée[42], prononce cette dernière phrase de la formule de son serment : Puisse cette grande et mémorable époque être celle du rétablissement de la paix, de l'union, et devenir le gage du bonheur du peuple et de la prospérité de l'empire.

Des cris redoublés de vive le roi ! s'élevèrent[43]. Mais la bourgeoisie venait de montrer assez clairement par son attitude à quelles conditions et dans quel intérêt elle entendait conserver la monarchie ! Le président eut beau répondre à Louis XVI : C'est l'attachement des Français, c'est leur confiance qui vous défèrent ce titre respectable à la plus belle couronne de l'univers[44] ; ni ce tardif hommage, ni les acclamations qui retentirent avec une force nouvelle, ni l'Assemblée en corps se levant pour l'accompagner jusqu'aux Tuileries, rien ne put consoler Louis XVI, en cet instant si solennel, et qu'il venait de trouver si amer.

La reine, qui avait assisté à la séance dans une loge particulière, rentra au château, silencieuse et comme accablée. A peine avait-elle gagné ses appartements, que le roi arriva chez elle par l'intérieur. Le visage de Louis XVI était si pâle, si profondément altéré, que Marie-Antoinette, en le voyant ainsi, ne put retenir un cri d'étonnement et de douleur. Lui, se jetant dans un fauteuil et portant un mouchoir à ses yeux : Tout est perdu ! Ah ! Madame ! Et vous avez été témoin de cette humiliation ! quoi ! vous êtes venue en France, pour voir... Il s'arrêta, oppressé par ses sanglots, tandis que la reine, tout émue, tombait à genoux devant lui et le serrait dans ses bras[45].

La proclamation de l'acte constitutionnel se fit le 18 septembre, avec une pompe extraordinaire et au milieu des démonstrations de joie les plus passionnées. Des salves d'artillerie avaient annoncé dès le matin cette fête vraiment nationale : vers dix heures, la municipalité se mit en marche, accompagnée de nombreux détachements d'infanterie et de cavalerie. Il y eut trois proclamations, la première, à l'Hôtel de ville, la seconde, au Carrousel, la troisième, à la place Vendôme ; et toutes les fois que Bailly éleva le livre dans les airs, les cris d'allégresse mêlés au bruit du canon, l'aspect de plusieurs milliers de bonnets militaires se balançant à la pointe des baïonnettes, le mouvement des épées, le salut des drapeaux, les hymnes chantés par des groupes nombreux de musiciens choisis, le tressaillement de la multitude, l'idée partout répandue et comme visible de l'ère nouvelle qui s'ouvrait, tout concourut à faire de cette scène une des plus imposantes dont il ait été jamais donné à un grand peuple de jouir.

Le soir, le roi et la reine furent priés d'aller à l'Opéra, où leur entrée fut célébrée par de vifs applaudissements. On donnait le ballet de Psyché. Au moment, raconte madame de Staël[46], qui était présente, au moment où les Furies dansaient en secouant leurs flambeaux, et où cet éclat d'incendie se répandait dans toute la salle, je vis le visage du roi et de la reine à la pâle lueur de cette imitation des enfers, et des pressentiments funestes sur l'avenir me saisirent. La reine souriait, mais de ce sourire qui touche aux larmes. Quant à Louis XVI, il semblait, comme à son ordinaire, plus occupé de ce qu'il voyait que de ce qu'il éprouvait[47]. Après l'Opéra, on alla se promener dans les Champs-Elysées, ornés de guirlandes de feu qui couraient d'arbre en arbre depuis la place Louis XV jusqu'à l'arc de l'Étoile. Beaucoup de cris de vive le roi ! se firent entendre ; mais aussitôt que ces cris cessaient, un inconnu, qui ne quittait pas la portière de la voiture royale, criait d'une voix tonnante, aux oreilles de la reine, saisie d'effroi : Non, ne les croyez pas ; vive la nation ![48]

Et les membres de l'Assemblée eux-mêmes erraient, perdus dans l'innombrable foule, laissant voir sur leur front une inquiétude vague, songeant à leurs successeurs, et semblables à des souverains détrônés[49].

Le 30 septembre, jour fixé pour la clôture de la session, le roi se rendit à la salle des séances. Revirement remarquable ! Les choses en étaient à ce point, que la séparation de l'Assemblée était maintenant un malheur pour lui[50].

Il le sentait, et ne put s'empêcher de l'exprimer. Quand il fut sorti, Thouret, qui présidait, éleva la voix, et s'adressant à ceux de la salle et des tribunes : L'Assemblée nationale, dit-il, déclare que sa mission est finie.

Au dehors, le peuple attendait, avec des couronnes de chêne à la main. Robespierre et Pétion. Ils furent portés en triomphe. Pétion, enivré, laissait éclater sa joie et saluait gracieusement la foule. Robespierre était triste[51].

 

L'Assemblée constituante est une des plus imposantes figures qui aient jamais paru sur la scène du monde.

Ses travaux furent immenses. Ce qui semblait ne pouvoir être que l'œuvre de plusieurs siècles, elle sut l'accomplir dans l'espace de deux ans, et cela au milieu de l'Europe inquiète, de la France agitée, de Paris bouillonnant, de toutes les passions en éveil, de tous les partis en lutte, avec la noblesse à détruire, la cour à combattre, le peuple à suivre ou à diriger, les prêtres à tenir en respect, des milliers de conspirateurs à déjouer, l'esprit de sédition à contenir, et lorsque dans son propre sein, d'où il y avait à faire sortir tout un ordre nouveau, elle sentait gronder l'anarchie.

Aussi, que d'ouvriers illustres rassemblés pour la construction du merveilleux édifice ! Mirabeau, Sieyès, Duport, Thouret, Rabaut Saint-Étienne, Barnave, Maury, Volney, Pétion, Cazalès, Robespierre ! A quelle époque de l'histoire vit-on jamais réunis tant d'hommes d'État, de penseurs, de philosophes, de légistes profonds, d'éclatants orateurs, de tribuns puissants par le cœur ou par le génie !

Si l'on considère l'Assemblée constituante comme pouvoir révolutionnaire, on demeure étonné des heureux prodiges de son audace. Elle paraît., et le régime féodal s'écroule ; le sol se dérobe sous les pas de tous ces usurpateurs de la majesté divine qui, avec le produit du ciel vendu, avaient acheté la terre ; le despotisme royal s'évanouit ; les courtisans prennent la fuite ; les parlements disparaissent ; le règne des maltôtiers expire ; le déficit s'en va, les douanes intérieures tombent ; les États provinciaux se dispersent ; la division du royaume cesse ; l'agriculture est débarrassée de la mainmorte et des corvées ; l'industrie l'est des corporations et des maîtrises... La France meurt : vive la France !

Que si l'on considère l'Assemblée constituante comme pouvoir organisateur, nul doute qu'elle n'ait fait de grandes choses.

Par elle, l'unité du territoire fut fondée, et la hiérarchie, montant, le long d'une échelle savamment construite, de la commune au canton, du canton au département, du département au centre de l'État, constitua une force à la fois d'action et de résistance contre laquelle toute l'Europe en armes vint se briser.

A la place d'une foule de petites tribunes éparses, consacrées autrefois à des débats sans sonorité et à des délibérations sans lueurs, elle établit en haut lieu une tribune d'où la France pouvait parler aux nations les plus lointaines, et qui, véritablement, lui donnait pour auditoire le monde entier.

Par un emploi aussi hardi que sage des assignats, elle régénéra les finances, mobilisa le sol, créa des intérêts nouveaux, pourvut à la liquidation de la société ancienne, et ranima la circulation des richesses.

Elle sut introduire tant d'ordre dans le maniement des deniers publics, que, sans obérer la nation, elle trouva moyen de faire face à une augmentation considérable de la force publique, à l'équipement et à l'armement des gardes nationales, à l'entretien de la marine, à la formation de plusieurs arsenaux, à la réparation des places de guerre.

Elle régla le vote de l'impôt, sa perception, sa destination, de manière à rendre les dilapidations difficiles, et ce furent ses décrets qui arrangèrent les premiers rouages du mécanisme administratif où chaque dépense a son contrôle.

La hiérarchie régulière des tribunaux, la simplification des procédures, la fixation précise des attributions, l'établissement d'une magistrature élue par le peuple, l'institution paternelle et conciliante des justices de paix dans les communes, tout cela fut son ouvrage.

Non contente de supprimer les supplices atroces d'autrefois, d'adoucir les peines, de briser les instruments de torture, elle institua le jury, et assura aux prévenus toutes les garanties que peut réclamer l'innocence en péril.

Que ces magnifiques résultats aient été dus exclusivement à l'initiative de l'Assemblée, non sans doute ; ce qu'elle fit, la philosophie du XVIIIe siècle l'avait pensé ; et il ne faut pas oublier que Paris était près d'elle, autour d'elle, l'échauffant de son haleine fécondante, la pressant, l'inspirant, moulant quelquefois dans le fait ce qu'elle n'avait plus ensuite qu'à écrire dans la loi, ou bien, lui lançant, enveloppées dans le tumulte même de ses clameurs, les paroles qui avertissent et qui sauvent. Mais qu'importe ? Avoir mis en mouvement les pensées d'un grand siècle et codifié les plus nobles entraînements d'un grand peuple, est ce donc une gloire si médiocre ?

Voilà le bien ; voici le mal :

L'Assemblée constituante laissa volontairement, systématiquement, en dehors de son action toute une catégorie d'intérêts dont la justice lui commandait de tenir compte. Distinguer, comme elle le fit, les citoyens actifs des prétendus citoyens inactifs, dérober à ceux-ci leur part de souveraineté, attacher une condition de fortune au droit d'élire, armer les uns quand on se refusait à armer les autres, c'était recommencer la division des classes, c'était détruire d'avance l'unité de la famille française, c'était vouloir que ce beau mot LE PEUPLE, qui dans une société bien organisée signifierait l'universalité des citoyens, ne fût plus employé désormais que par opposition à la BOURGEOISIE : dualisme à jamais funeste, par où s'expliquent, aujourd'hui encore, nos meurtrières défiances, nos révolutions, nos déchirements.

Il est dans la Constitution de 1791, un article qui révèle d'une façon bien frappante l'esprit qui la dicta : c'est celui qui attribue deux cent quarante-neuf députés à la population, deux cent quarante-neuf à la contribution directe, et deux cent quarante-sept au territoire. Quoi ! un droit de représentation attaché à des pierres et à des arbres, là où il s'agit de représenter des hommes !

Oui, l'Assemblée constituante fut, quoi qu'en dise M. Michelet[52], une assemblée essentiellement bourgeoise.

Que les électeurs à deux cent cinquante francs de revenu fussent en plus ou moins grand nombre, que la fixation du cens électoral à ce chiffre fît reposer la classe dominante sur une base plus ou moins large, la question n'est point là Le principe une fois posé, qui pouvait affirmer qu'on n'en étendrait pas les conséquences ? La souveraineté du peuple une fois limitée d'une manière aussi arbitraire qu'inique, était-il supposable que la limitation serait à toujours tel chiffre plutôt que tel autre ? Ah ! la suite n'a que trop montré ce qu'on devait attendre de cette première atteinte au droit : la loi électorale de 1791 contenait en germes les lois électorales que, de 1815 à 1848, la France a dû subir.

Ce n'est point, d'ailleurs, une affaire de chiffres que la justice. Pour qui prend la source de ses jugements sur les hauteurs voisines du ciel, la haine due à l'iniquité ne se mesure pas au nombre des victimes. Plus ce nombre est petit, plus l'oppression est lâche. Seul contre l'univers, si je suis dans mon droit, je le brave, et s'il m'écrase, il est infâme.

Demandera-t-on maintenant pourquoi l'Assemblée constituante conserva la monarchie ? Pourquoi ? La raison en est bien simple. Ne voulant pas du régime démocratique auquel conduisaient néanmoins plusieurs des principes qu'ils avaient émis, les législateurs de la bourgeoisie songèrent à s'abriter derrière le trône comme derrière un rempart.

Mais au moins eût-il fallu le rendre solide, ce rempart ! Et c'est ici que les législateurs de la bourgeoisie reçurent, dans leur aveuglement, la punition mémorable de leur égoïsme. Quelle folie, en effet, de croire que la royauté se pourrait maintenir, quand on lui ôtait. son soutien naturel, l'aristocratie ; quand, par l'abolition des titres de noblesse, on dispersait les rayons de son auréole ; quand on lui refusait même une garde d'honneur ; quand on lui enviait jusqu'au droit de faire grâce ; quand on la condamnait, dans le partage des attributions, à la honte d'une sorte de rôle automatique ; quand on lui donnait à représenter, comme symbole... quoi ? Les privilèges héréditaires en politique, c'est-à-dire ce qu'on avait tué, ce qui n'existait plus, le néant !

Il est vrai que le roi proposait la paix ou la guerre, qu'il avait le commandement des armées de terre et de mer, que la justice se rendait en son nom, que la loi devait être sanctionnée par lui, qu'il jouissait d'une grosse liste civile, qu'il était inviolable. ; mais quelque étendues que ces prérogatives paraissent au premier abord, elles étaient loin de constituer une force réelle, et il eût été contraire à la nature humaine que, faisant la balance des gains et des pertes, le prince à qui on les conférait après l'avoir à demi dépouillé, ne fût point tenté du désir de reprendre, au moyen du pouvoir qu'on lui laissait, le pouvoir qu'on lui avait ravi.

Et certes, si l'Assemblée ne s'en douta point, ce ne fut pas la faute des événements. Les intrigues, les ruses, les appels à la violence, les négociations bien connues avec l'étranger, l'incessante connivence de la Cour avec les nobles et les prêtres, la faiblesse de Louis XVI convertie en mensonges, les colères mal dissimulées de la reine, les complots de Bouillé, le voyage à Montmédy, que d'avertissements envoyés coup sur coup à l'Assemblée ! Eh bien, non, telle est sa préoccupation, que, même après la fuite de Varennes, elle repousse loin d'elle la République, au risque de la voir sortir plus tard d'un soulèvement ; et il lui échappe que, si la royauté est impuissante à retenir la démocratie, elle la rendra furieuse en l'irritant ; et elle s'obstine à le conserver, suspendu dans l'orage, balancé sur un abîme, ce trône qui serait un embarras lors même qu'il ne deviendrait pas un obstacle, et qui ne cessera d'être un obstacle que le jour où il se transformera en échafaud !

Bourgeoise dans la sphère des idées politiques, l'As- semblée constituante le fut-elle moins dans celle des idées sociales ? Disons tout : Pour que l'insolence des nobles ne fit plus rougir les bourgeois, les vieux titres de noblesse furent déchirés et les vieux écussons mis en pièces.

Pour que le clergé ne pût pas s'armer contre la domination des bourgeois de son pouvoir spirituel et de ses richesses, on le contraignit à prêter serment à la constitution, et on lui enleva ses biens, moyennant salaire.

Pour que la royauté fût désormais hors d'état d'effrayer, de vexer, de piller, d'emprisonner les bourgeois, on la priva de ses satellites étrangers, et une garde nationale fut créée ; on fit main basse sur les lettres de cachet, et la liberté individuelle fut décrétée ; on mit au néant les anciens offices de judicature, et le jugement des citoyens par leurs pairs fut consacré ; on força les gens de finance à rendre compte de leur gestion, et le vote des impôts par ceux qui les payaient fut établi ; enfin on invoqua le courage héroïque du peuple, et sur la dernière pierre de la Bastille renversée, on écrivit : ici l'on danse.

Justes et admirables réformes, sans nul doute ! Mais, franchement, était-ce aux prolétaires qu'en revenait le principal bénéfice ?

Étaient-ce des hommes vivant au jour le jour et dans la plus profonde misère, qui pouvaient demander compte aux grands de l'insolence de quelques parchemins illisibles ?

L'accaparement des biens du clergé profitait-il aux pauvres, forcés désormais de payer aux prêtres, sous forme d'impôt, ce que le riche propriétaire de biens-fonds cessait de leur payer sous forme de dîme ?

Et le vote des impôts, l'affaiblissement de la royauté, ne laissaient-ils plus rien à désirer à ceux qui, ne possédant pas même les instruments de travail, échappaient par leur obscurité et leur pauvreté, soit aux vexations du roi, soit aux déprédations des courtisans ?

A la vérité, une réforme avait eu lieu, qui se liait plus étroitement à l'intérêt des prolétaires : le système des jurandes et des maîtrises avait été aboli. Mais par quoi fut-il remplacé ? On proclama le principe de la libre concurrence.

Or, au temps de la Révolution, le domaine du travail se trouvait occupé tout entier par la bourgeoisie. A elle le sol, le numéraire, le crédit. Mais ceux qui n'avaient ni propriétés, ni capitaux, ni avances, ceux qu'attendait, après les fatigues mal rémunérées de la veille, le chômage, le terrible chômage du lendemain, qu'allaient-ils devenir ? De quelle valeur serait pour eux le don de la liberté ? Ne risquaient-ils point d'être à la merci des propriétaires du travail ? Le principe de la libre concurrence ne les livrerait-il pas aux hasards d'une homicide folle-enchère ? Ô grammaire changeante de l'oppression, qui change si peu ! On semblait leur dire, à ces malheureux citoyens inactifs : de quoi vous plaignez-vous ? vos ancêtres étaient des esclaves, vos pères étaient des vilains : vous n'êtes plus que des pauvres !

On ne saurait nier, toutefois, que du coup mortel porté à la tyrannie féodale et des changements complets introduits, soit dans le régime de la fiscalité, soit dans la constitution géographique et administrative du royaume, le sort du peuple des campagnes n'ait reçu une immense amélioration : pour s'en convaincre, il suffit de se rappeler ce que nous avons dit des horribles abus qui existaient avant 89, de la pression du château sur le village, des rapines de la ferme-générale, de l'état de perpétuelle angoisse et de détresse où vivait cette pauvre France du laboureur, que ravageait, du nord au sud, de l'est à l'ouest ; l'armée avide, la féroce armée des gapiants[53]. Mais quels autres bienfaits ne seraient point sortis de la Révolution, si, moins possédée de l'esprit de caste, l'Assemblée constituante ne se fût arrêtée, en ses desseins, qu'aux limites marquées par la justice ! Et de combien de catastrophes elle eût tari la source, si elle eût fondé, sur les bases proposées par Ferrières[54], cette banque nationale au moyen de laquelle il devenait facile de tuer l'usure et de commanditer l'industrie des malheureux ; si seulement elle eût embrassé l'idée féconde suggérée par Malouet en 1789 relativement à l'institution des Chambres de travail ! Elle ne fit rien de tout cela, parce que son principe philosophique était L'INDIVIDUALISME ; elle laissa le faible sans protection ; elle n'opposa à l'intolérance religieuse que le scepticisme ; aux anciens monopoles industriels que le laissez-passer, — laissez-mourir.

Et ne fut-elle bourgeoise que dans ses idées ?... Ici se dressent tout sanglants devant nous les spectres du Champ de Mars ! Jusqu'au 17 juillet 1791, la division en deux classes : LA BOURGEOISIE, LE PEUPLE, avait été réelle sans doute, incontestable, mais enfin il ne s'y était attaché aucun désir de vengeance. Après le massacre du Champ de Mars, au contraire, cette division néfaste prit un caractère sinistre.

Je veux être juste : la responsabilité n'en doit pas être rejetée tout entière sur l'Assemblée : une part notable en revient à Marat, à Fréron, à Camille Desmoulins, et aux écrivains qui, comme eux, s'imaginèrent que c'était servir le peuple que d'irriter à tout propos et hors de propos ses défiances, que d'exalter ses haines, que de grossir par de monstrueuses exagérations les torts de ceux qui avaient la foire de se constituer en féodalité bourgeoise. Signaler ces torts, en restant fidèle a la vérité ; montrer à la classe qui aspirait à devenir dominante les dangers de son égoïsme ; faire effort pour la ramener par vives raisons dans une voie plus droite et plus large... c'était un devoir. Mais ni Marat, ni Fréron, ni Camille, ni les rédacteurs, moins en évidence, du Journal du Diable et autres feuilles semblables, ne s'en tinrent là ; ils s'étudièrent à tout noircir, à tout envenimer ; ils transportèrent, de la sphère des idées dans celle des passions, cet antagonisme de classe à classe qu'il eût fallu travailler à faire disparaître ; ils conclurent au combat, loin de conclure au rapprochement, et leur plume devint l'aiguillon dont on se sert pour rendre les taureaux furieux.

Il y a quelques années, j'écrivais dans la CONCLUSION de l'Histoire de dix ans, c'est-à-dire dans la partie du livre qui en résume l'esprit :

Si la bourgeoisie est noblement inspirée, elle peut tout pour la régénération de ce pays. Captive dans ses monopoles, vouée aux passions mesquines auxquelles l'égoïsme de son principe la condamne, elle perdrait la France et se perdrait elle-même, n'ayant que la moindre partie des qualités que la grande politique exige. Il faut donc qu'au lieu de se tenir séparée du peuple, elle s'unisse à lui d'une manière indissoluble, en prenant l'initiative d'un système qui ferait passer l'industrie, du régime de la concurrence, à celui de l'association, qui généraliserait la possession des instruments de travail, qui instituerait le pouvoir banquier des pauvres, qui, en un mot, abolirait l'esclavage du travail. En une telle entreprise, il y aurait équité et sagesse, intelligence et charité. Retrempée dans le peuple et raffermie par son concours, la bourgeoisie tirerait de sa sécurité reconquise des ressources incalculables. Pacifiquement victorieuse de l'esprit de sédition, elle ne craindrait pas, tournée vers l'Europe des rois, de rendre à la France la parole et le geste du commandement. Elle acquerrait, d'ailleurs, en devenant la nation, toutes les vertus qui lui manquent. Car, si elle a beaucoup à donner au peuple, elle a beaucoup aussi à recevoir de lui. Elle lui peut donner l'instruction, la vraie liberté, et les trésors qui en découlent ; elle recevra de lui l'énergie, la puissance des mâles instincts, le goût de la grandeur, l'aptitude au dévouement : précieux échange qui relèverait notre pays, par l'harmonieux emploi des volontés et des vertus de tous ses enfants[55].

J'écrivais encore :

Comment croire que la bourgeoisie s'obstinera dans son aveuglement ? Tutrice naturelle du peuple, est-il possible qu'elle persiste à se défier de lui comme d'un ennemi ? Ceux qui l'y excitent la trompent et se préparent à l'asservir. A force de lui faire peur des hommes du peuple, on lui a ôté la conscience de ses véritables dangers. Ils sont moins à ses pieds que sur sa tête et autour d'elle. Qu'elle y songe ![56]

 

Hélas ! c'est parce qu'elle n'y a pas songé, c'est parce qu'elle a voulu rester séparée de la vile multitude, que cet avertissement solennel s'est trouvé être une prophétie !

 

 

 



[1] Buchez et Roux, Histoire parlementaire, t. XI, p. 197.

[2] Souvenirs d'Étienne Dumont, chap. XVIII, p. 352.

[3] Lettre du comte de Gouvernet à Bouillé, dans les Mémoires de ce dernier, chap. XII, p. 286.

[4] Lettre du comte de Gouvernet à Bouillé, dans les Mémoires de ce dernier, chap. XII, p. 286.

[5] Buchez et Roux, Histoire parlementaire, t. XI, p. 237.

[6] Buchez et Roux, Histoire parlementaire, t. XI, p. 248.

[7] Discours de Thouret, séance du 11 août 1791.

[8] Buchez et Roux, Histoire parlementaire, t. XI, p. 276.

[9] Histoire parlementaire, t. XI, p. 280.

[10] Histoire parlementaire, t. XI, p. 284 et 285.

[11] Il est bien étrange que ni M. de Lamartine ni M. Michelet n'aient dit un mot de ce débat, d'une importance si capitale et si caractéristique !

[12] Voyez cette séance, soit dans le Moniteur, soit dans l'Histoire parlementaire, t. XI, p 289-298.

[13] Histoire parlementaire, t. XI, p. 328 et 329.

[14] Histoire parlementaire, t. XI, p. 329-334.

[15] Bertrand de Molleville dit ici, avec sa bonne foi ordinaire, que Sillery prononça un discours patriotique, tout à fait dégoûtant, et il ne le cite pas, bien entendu ! Voyez ses Annales, t. IV, chap. XLIV.

[16] Histoire parlementaire, t. XI, p. 336.

[17] Histoire parlementaire, t. XI, p. 365.

[18] Voyez la fin du chapitre intitulé le Feuillantisme.

[19] Compte rendu à l'Assemblée par Thouret, dans la séance du 4 septembre 1791.

[20] Compte rendu à l'Assemblée par Thouret, dans la séance du 4 septembre 1791.

[21] Histoire de la Révolution, par deux Amis de la liberté, t. VI, chap. VII, p. 305. Paris, 1792.

[22] Correspondance inédite de Marie-Antoinette, publiée par M. le comte d'Hunolstein, p. 205-206. Paris, 1864.

[23] Correspondance inédite de Marie-Antoinette, p. 219.

[24] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. III, p. 191 et 192.

[25] Bertrand de Molleville, Annales de la Révolution, t. IV, chap. XLV.

[26] Mémoires de madame Campan, t. II, chap. XIX, p. 165.

[27] Voyez cette lettre in extenso dans les Mémoires du comte d'Allonville, t. II, chap. XIV, p. 238-241.

[28] Les Annales de Bertrand de Molleville et les Mémoires de madame Campan sont tout à fait d'accord en ceci.

[29] Bertrand de Molleville, Annales de la Révolution, t. IV, chap. XLV.

[30] Madame Campan dit jusqu'au jour de l'acceptation, parce qu'elle paraît croire que ce fut alors seulement que les consignes furent levées, ce qui est une erreur.

[31] Mémoires de madame Campan, t. II, chap. XIX, p. 187.

[32] Séance du 1er septembre 1791.

[33] Correspondance inédite de Marie-Antoinette, etc., p. 267.

[34] Correspondance inédite de Marie-Antoinette, etc., p. 215.

[35] Décret du 13 septembre 1791.

[36] Compte rendu de cette visite à l'Assemblée par Le Cheneher, dans la séance du 14 septembre.

[37] Mémoires de madame Campan, t. II, chap. xix, p. 167.

[38] Georges Duval, Souvenirs de la Terreur, t. I, chap. XIII, p. 343.

[39] Mémoires de madame Campan, t. II, chap. XIX, p. 168.

[40] Ibid. Voyez aussi Georges Duval, Souvenirs de la Terreur, t. I, ch. XIII. Dans ce dernier ouvrage, dont l'auteur assistait à la séance, le mot est attribué à Robespierre. Georges Duval, Souvenirs de la Terreur, t. X, ch. XIII, p. 545.

[41] Bûchez et Roux, Histoire parlementaire, t. XI, p. 402.

[42] Georges Duval, Souvenirs de la Terreur, t. 1, p. 345. — Il ne faut pas oublier que l'auteur raconte ici ce qu'il a vu.

[43] Georges Duval, Souvenirs de la Terreur, t. 1, p. 345.

[44] Buchez et Roux, Histoire parlementaire, t. XI, p. 403.

[45] Mémoires de madame Campan, t. II, chap. XIX, p. 169 et 170. — Madame Campan était présente à cette scène : La reine me dit : Ah sortez ! avec un accent qui disait seulement : Ne restez pas spectatrice du désespoir de votre souverain.

[46] Considérations sur la Révolution française, IIe partie, chap. XXIII.

[47] Considérations sur la Révolution française, IIe partie, chap. XXIII.

[48] Mémoires de madame Campan, t. II, chap. XIX, p. 171.

[49] Madame de Staël, Considérations sur la Révolution française, IIe partie, chap. XXIII.

[50] Mémoires de Ferrières, t. X, liv. X, p. 509.

[51] Voyez Georges Duval, Souvenirs de la Terreur, t. I, p. 353. — Il les vit passer et rend cette impression à sa manière, c'est-à-dire avec le sentiment d'un contre-révolutionnaire fanatique et dans le style de la haine.

[52] Histoire de la Révolution, t. III, p. 188.

[53] Voyez le chapitre II du IVe volume de cet ouvrage.

[54] Nous avons exposé son plan en détail dans le chapitre du IVe volume, intitulé Tableau des finances.

[55] Histoire de dix ans, t. V, CONCLUSION.

[56] Histoire de dix ans, t. V, CONCLUSION.