Description de la vie coloniale. — La traite. — Quelques pages du Code noir. — Griefs des mulâtres. — Luxe des colons. - lis aspirent à l'indépendance. — Assemblée de Saint-Marc à Saint-Domingue. — Alexandre Lameth, possesseur de nègres ; Barnave, avocat des colons. — Lutte entre Peynier et l'assemblée de Saint-Marc. — Décrets des 8 et 18 mars 1790. — Décret du 12 octobre 1790. — Vincent Ogé ; ses projets ; leur portée véritable. — Le soulèvement des mulâtres comprimé. — Supplice d'Ogé, de Chavannes et de leurs compagnons. — Assassinat de Mauduit par les pompons rouges. — Affaiblissement du pouvoir métropolitain. — Débats dans l'Assemblée nationale sur les droits politiques des mulâtres. — Décret du 15 mai 1791. — Effet qu'il produit sur les colons. — La milice bordelaise offre de passer les mers. — Agitation générale dans les colonies. — Fureurs imprudentes des blancs. — Les noirs se soulèvent. — Le magicien Bouckmann. — Plaine du Cap incendiée. — Scènes d'horreurs. Épouvantables représailles. — Conclusion.Pendant que ces choses se passaient en France, la Révolution, par delà les mers, illuminait les colonies., mais à la manière de la foudre, qui ne combat les ténèbres que par des éclairs. Tout ce que des calamités éparses nous donnaient à dire sur des événements, objet d'une éternelle pitié et d'une épouvante éternelle, nous l'avons mis en réserve pour en former un seul tableau : plus frappante et plus vive sera la leçon ! Voici comment la vie coloniale, telle que l'esclavage l'a faite, était décrite il y a quelques années par un créole élevé en Europe, jeune homme qui portait dans son imagination et dans son cœur l'ardent soleil des Antilles, mais dont certains préjugés de race, comme autant de nocturnes fantômes, continuaient à hanter l'intelligence : Lorsque les Européens arrivèrent dans les îles, la nature y régnait dans toute la sauvage grandeur de son luxe. De la crête des montagnes pendaient d'immenses forêts pleines de lianes flottantes, qui tombaient dans les savanes et traînaient, comme une longue chevelure, jusque dans la mer. Les nuages, retenus à la pointe de ces forêts, leur versaient éternellement l'humidité qu'aimaient les plantes grasses de ces climats. De plus haut leur tombaient des fleuves de soleil. Ainsi, nourries de toutes les vapeurs de l'Océan et de toutes les flammes des tropiques, les îles étaient en proie à une végétation fougueuse qui, n'étant jamais arrêtée par le froid des hivers, s'étouffait et se dévorait elle-même, pour se renouveler plus ruisselante encore. Alors commença de toutes parts une immense démolition. La hache et le feu furent mis à la fois dans ces forêts sauvages. Les savanes perdirent leurs ombrages séculaires. Des navires venus d'Afrique commencèrent à jeter des nègres sur ces rivages. Aujourd'hui, les cannes à sucre forment des rivières d'or sur toute la surface des colonies. A la Guadeloupe, six cents habitations-sucreries se partagent les belles terres ; les caféières sont montées sur les mornes ; l'île, ainsi distribuée, est ravissante à voir. C'est un jardin enchanté. De toutes parts, le regard se repose avec délices sur ces champs de cannes, sarclés, soignés chaque jour comme des parterres de fleurs, coupés en nappes carrées par des sentiers qui courent à travers les plantations et viennent de toutes les extrémités se nouer en rosette à la savane, au milieu de laquelle s'élève la maison du maître. Là est le cœur ; de là part la vie, et le sang se répand dans toutes les veines. A une centaine de toises de la maison du planteur, s'élèvent les cases des nègres, qui forment un village de cent cinquante à trois cents âmes sur chaque habitation. Pendant la récolte ; qui commence au mois de janvier et se termine au mois de juillet, c'est un spectacle sans pareil au monde que de voir, de quelque hauteur, tourner des ailes de moulin sur toute l'île, tomber au loin les riches plantations de cannes, la robe de l'île changer à chaque instant d'aspect et de couleur, la récolte courir de proche en proche comme une flamme joyeuse, et fumer en l'air les cheminées des sucreries ! Des chants s'élèvent de toutes les savanes, le parfum du sucre chaud embaume le ciel. Le soir venu, les moulins s'arrêtent, les nègres viennent se ranger à la file devant la maison du maître, pour la prière commune, que le planteur écoute avec toute sa famille, la tête découverte ; puis, chacun rentre dans sa case, et allume son feu pour le souper. Deux nègres, désignés à tour de rôle, se placent alors dans un ajoupa près de la maison du maître, allument un brasier, et, armés de coutelas, sont chargés de veiller sur les établissements. Toutes les portes se ferment, toutes les autres lumières s'éteignent, et la nuit s'étend sur l'habitation[1]. Un de nos amis[2], glorieux continuateur de l'œuvre sainte poursuivie en Angleterre par Wilberforce, en France par l'abbé Grégoire, et aujourd'hui en Amérique par madame Stowe, répondit au gracieux passage qui précède, en ces lignes sévères : Je ne nie pas qu'il n'y ait un côté vrai dans votre peinture de la vie coloniale. Mais comme vous n'avez pas contesté les faits de barbarie spéciale à l'esclavage, j'oserai dire que la servitude ne doit pas vous inspirer plus longtemps les indulgences que vous lui montrez. L'état social qui n'existe qu'à la condition de métamorphoser deux cent soixante mille hommes sur deux cent quatre-vingt-dix mille en purs instruments de travail, mérite plus de réprobation, et il n'est point permis de regarder d'un œil complaisant une société qui n'a pour appui que la vieille terreur d'une législation atroce... Le marronnage, les fuites à l'étranger, les empoisonnements de tous les jours, les révoltes accompagnées de meurtres et d'incendies, qui éclatent presque de dix en dix ans, répondent que les esclaves ne sont pas aussi contents de leur sort qu'il vous a paru ; et les hécatombes de noirs immolés en ces dernières occasions à la sécurité des maîtres attestent que ceux-ci ne se croient pas non plus bien sûrs de leur puissance, puisqu'ils jugent ces boucheries nécessaires pour les garantir[3]. Au surplus, si, même après la Révolution française et sous l'influence des idées de justice répandues par elle, l'esclavage, adouci en fait, a continué d'apparaître sous de hideux aspects, comment se rappeler sans frémir ce qu'il était avant la Révolution ? Ce fut en l'année 1685 que fut publié, solennellement et au son du tambour, dans toutes les îles françaises, l'ordonnance du mois de mars, qui réglait d'une façon définitive, ferme et stable à toujours, la constitution de l'esclavage. Mais des ordonnances antérieures avaient déjà organisé le prodigieux brigandage connu sous le nom de TRAITE. C'est en parlant de la traite que Stansfield a dit : Un vaisseau négrier contient, dans un espace donné, la
plus grande masse de tortures et d'atrocités qu'il soit possible d'accumuler.
Et il faut en croire Stansfield : il avait participé à la traite, et publiait
ce qu'il savait en expiation de ce crime[4]. C'est en parlant
de la traite que Léonard écrivait : Pendant mon séjour
à la Pointe, j'étais voisin d'un capitaine danois qui venait d'arriver de la
côte de Guinée avec soixante nègres, seul reste des quatre cents qu'il avait
transportés. C'était, en vérité, un tableau pitoyable de voir ces malheureux,
assis le matin sur le pavé de la rue, la plupart nus et décharnés, les coudes
appuyés sur les genoux, soutenant leur tête, et regardant d'un air consterné
les esclaves occupés autour d'eux. Il n'y avait point de jour où ces
infortunés ne portassent en terre quelques-uns de leurs camarades. Et
Léonard était un créole de la Guadeloupe[5]. Bières ambulantes, voilà de quel nom Mirabeau a
flétri pour jamais ces navires qui formèrent au-dessus de l'Océan
l'abominable pont sur lequel, avant la Révolution, quatre-vingt mille nègres
passaient annuellement d'Afrique en Amérique, non compris tous ceux qui,
entassés dans des cales infectes, périssaient misérablement durant la
traversée[6]. Chose horrible à dire ! Le roi de France, averti qu'on faisait payer cinq pour cent par tête de nègre, à l'arrivée dans les colonies, avait craint que la levée de ce droit ne ralentît la traite, et une ordonnance du 26 août 1670 avait exempté de cette charge les trafiquants de chair humaine. Puis, on en était venu à leur accorder, sur les deniers du roi, une prime de dix livres par tête de nègre débarqué aux colonies, sans compter une autre prime de trois livres par tête offerte au capitaine du navire négrier ![7] Les colonies furent vite remplies de la sorte, et le mode d'organisation fut digne en tout point du mode de recrutement : le principe de l'esclavage une fois admis, les conséquences devaient naturellement suivre la loi d'une épouvantable logique. Être esclave, c'est n'être plus homme. Aussi les nègres, à peine débarqués, furent-ils attachés à la terre, en qualité d'instruments de travail. On leur dit : Vous devez neuf heures de travail par jour ; vous aurez pour votre nourriture, par semaine, deux pots et demi de farine de manioc, et deux livres de bœuf salé ; pour vêtement, vous recevrez deux habits de toile par an ; à chacun de vous une case, plus un petit jardin qu'il vous sera loisible de cultiver pour votre compte, aux heures libres ; on vous reconnaît un pécule ; malades on vous soignera ; on se charge de vous enterrer... Mais songez-y ! vous, vos femmes, vos enfants, vous êtes notre bien ! Nous ne vous donnerons pas la question, si vous nous déplaisez, et il ne nous est point permis de vous mettre à mort ; seulement, attendez-vous, en ce cas, à être chargés de chaînes ou battus de verges[8]. Vous êtes des meubles animés, mais enfin des meubles[9]. Souvenez-vous que le commandeur est armé d'un fouet. Allez ! Le nègre ainsi mis au rang des choses, il s'agissait de lui en imprimer autant que possible l'immobilité ; il fallait étouffer l'essor de son âme, couper les ailes à son désir. Les cannes ne couvraient qu'une partie de la surface des îles ; le reste du terrain appartenait aux gorges profondes, aux forêts solitaires, aux couches touffues des halliers, c'est-à-dire à la nature, c'est-à-dire à la liberté ! Si l'on ne fermait pas ces retraites aux esclaves, nul doute qu'ils ne s'y précipitassent en foule : des primes furent accordées à qui les arrêterait ; des détachements de soldats eurent ordre de fouiller sans cesse les bois. C'était peu, on écrivit dans le Code noir : L'esclave qui aura été en fuite pendant un mois aura les oreilles coupées et sera marqué d'une fleur de lis ardente sur une épaule ; s'il récidive pendant un autre mois, il aura le jarret coupé et sera marqué d'une fleur de lis sur l'autre épaule. La troisième fois, il sera puni de mort. Mais n'était-il pas à craindre que, comprimé de la sorte, l'amour de la liberté ne se changeât en fureur ? Voici comment il fut pourvu à la sécurité du maître : L'esclave qui aura frappé son maître, ou la femme de son maître, ou leurs enfants, sera puni de mort. — Les nègres sont désarmés ; ils doivent aller les mains libres. Défense de porter même un bâton[10]. — Défense aux esclaves appartenant à différents maîtres de s'attrouper, soit le jour, soit la nuit, sur les chemins, dans les lieux écartés. Le fouet et la fleur de lis ardente aux contrevenants. Ordre à tous les passants de leur courir sus[11]. Après la protection accordée à la personne du maître, devait venir la protection accordée à ses richesses. Le climat des îles ne permettant ni les murailles épaisses, ni les souterrains impénétrables, ni la vie barricadée d'Europe, on imagina de suppléer par des règlements terribles aux murailles, aux grilles et aux verrous. Les vols de chevaux, mulets, bœufs et vaches seront punis de peines afflictives, même de mort, si le cas le requiert[12]. Tel était donc, avant la Révolution, le régime légal de l'esclavage. Et lorsque la tyrannie est de la sorte transformée en droit, est-il possible qu'elle n'existe point en fait ? D'ailleurs, l'esclavage, on l'a vu, avait sa logique. Alors même que le maître n'aurait pas été corrompu par l'horrible pouvoir dont on l'investissait, comment l'aurait-il conservé, ce pouvoir, sans recourir à la violence et à la terreur ? Ces nègres-meubles, ils avaient une âme, en dépit de tout : là était le point difficile ! Dès que le meuble cessait de se considérer comme tel, le danger devenait excessif, et que faire alors ? Alors, dans le meuble, on tuait l'homme ! Certes, c'eût été un miracle qu'un pareil état de choses se maintînt sans altération, devant une Révolution qui était venue rendre à la dignité humaine de si solennels témoignages. Et toutefois, ce ne fut point d'abord parmi les nègres que le mouvement d'émancipation se déclara, ce fut parmi les mulâtres, race intermédiaire issue du commerce des colons blancs avec les esclaves noires[13]. Les mulâtres étaient libres, mais ils n'étaient pas citoyens ; le préjugé de la peau s'élevait contre eux et les condamnait à des humiliations d'autant plus insupportables, qu'elles ne se liaient point à leur égard à l'idée légale de servitude ; quoique fils d'affranchis ou d'hommes libres, et mariés légitimement, ils n'étaient point appelés aux charges et dignités publiques, ne pouvaient exercer certaines professions, et se voyaient injurieusement exclus des assemblées primaires. Animés d'une colère où l'orgueil du maître se confondait avec les ressentiments de l'esclave, ils avaient, dès le 22 octobre 1789, envoyé à l'Assemblée nationale une députation qui, après avoir déposé sur l'autel de la patrie un don gratuit de six millions, exposa vivement leurs griefs. Le président répondit : Aucune partie de la nation ne réclamera ses droits en vain[14]. Ce mouvement, dont ils prévoyaient bien les suites, alarma
fort les colons. Tout changement devait être odieux à leur égoïsme,
l'oppression par eux exercée sur les nègres leur ayant fait une existence
splendide. Voici le tableau qu'en a tracé Valverde, auteur espagnol qui
écrivait en 1785 : Chaque habitant mène sur son bien
un train de prince, dans une maison magnifique ornée de plus beaux meubles
que ceux du palais de nos gouverneurs. Ils ont une table plus abondante que
nos seigneurs, des alcôves et chambres superbement tendues, avec des lits
richement drapés, afin de recevoir leurs amis et les voyageurs. Des barbiers
et perruquiers sont à leur ordre et soignent leur toilette. Ils ont deux ou
trois voitures avec lesquelles ils se rendent les uns chez les autres, et
vont à la comédie dans la ville de leur district, où ils se réunissent pour
faire bonne chère et s'entretenir des nouvelles de l'Europe[15]. Les nègres, toutefois, ne paraissaient pas avoir encore senti le souffle orageux et fécond venu des côtes de France ; ils continuaient à marcher sous leur fardeau avec une résignation muette, et, d'autre part, les mulâtres ne semblaient songer qu'à leurs propres intérêts, plusieurs d'entre eux possédant des esclaves et ne voulant point, au moment même où ils revendiquaient contre les blancs leur part de liberté, abandonner à l'égard des noirs leur part de tyrannie ! Mais, pour troubler le cœur des colons blancs, pour le remplir d'une colère mêlée d'effroi, il suffisait que des gens de couleur prétendissent s'égaler à eux. D'ailleurs, l'impulsion une fois donnée, où s'arrêterait-on ? L'aristocratie de la peau, selon le mot de l'abbé Grégoire, une fois mise en question, l'édifice auquel elle servait de base ne s'écroulerait-il pas tout entier ? Sous l'influence de ces craintes et de leurs passions, les colons commencèrent à caresser un projet qui, jusque-là, n'avait existé dans leur esprit qu'à l'état d'aspiration vague et flottante : ils songèrent sérieusement à briser les liens qui les unissaient à la mère patrie. Entre les rivages de la France et eux il y avait l'immense Océan ; mais, dès qu'ils virent que l'esprit nouveau avait reçu puissance de supprimer l'espace, entre eux et la Révolution ils voulurent autre chose encore que la mer. Dès que la nouvelle des événements de France leur était arrivée, les colons de Saint-Domingue s'étaient formés en assemblées primaires, et les trois grandes divisions de l'île s'étaient chacune donné une représentation locale, d'où trois assemblées provinciales, celle du nord au Cap, celle de l'ouest à Port-au-Prince, celle du sud aux Caves : le 27 février 1790, ces trois assemblées procédèrent à la nomination d'une sorte de convention qui, chargée de traiter des intérêts généraux, se réunit à Saint-Marc, sous le titre d'Assemblée générale de la partie française de Saint-Domingue[16]. Parmi les personnages influents qui, à Paris, représentaient l'esprit des colons et servaient leurs intérêts, figurait, chose triste à constater, un homme qui, dans la carrière de la Révolution, avait débuté avec beaucoup d'éclat. Il est vrai que, le 4 décembre 1789, dans le premier élan de son enthousiasme révolutionnaire, Alexandre Lameth avait dit : Je suis un des plus grands propriétaires de Saint-Domingue ; mais je vous déclare que, dussé-je perdre tout ce que j'y possède, je le préférerais plutôt que de méconnaître les principes que l'humanité et la justice ont consacrés. Je me déclare, et pour l'admission des sang-mêlé aux assemblées administratives, et pour la liberté des noirs[17]. Malheureusement, ce noble langage ne fut pas longtemps celui d'Alexandre Lameth, ni celui de Barnave, que son rôle dans la question des colonies fit appeler depuis l'Homme aux deux visages[18]. Ce fut sur un rapport de Barnave que l'Assemblée nationale rendit un premier décret autorisant chaque colonie à faire connaître son vœu sur la Constitution législative et administrative qui lui convenait le mieux, en se conformant aux principes généraux qui liaient les colonies à la métropole[19]. C'était, d'une part, prêter les mains aux idées d'indépendance que nourrissaient les colons, et, d'autre part, à la faveur d'une rédaction obscure, abandonner aux blancs, dominateurs exclusifs de la législature coloniale, la décision de tout ce qui concernait l'avenir des colonies. Un second décret[20], développement du premier, statua que toutes personnes, âgées de vingt-cinq ans, possesseurs d'immeubles, ou, à défaut d'une telle propriété, domiciliées depuis deux ans et payant une contribution, se réuniraient pour former une assemblée coloniale. Ceci était plus clair, et il en résultait bien évidemment qu'entre les mulâtres et les blancs l'égalité des droits politiques était proclamée ; mais parce que, dans la loi, les hommes de couleur, libres, n'étaient pas désignés en propres termes, les colons soutinrent que le décret du 18 mars ne s'appliquait qu'aux blancs, et Peynier, qui alors gouvernait Saint-Domingue, sous leur influence, ne se crut pas obligé de le faire exécuter[21]. Usurper un à un tous les pouvoirs de l'Assemblée nationale, combattre à face découverte l'autorité des administrateurs et chefs militaires envoyés par le roi, et enfin déclarer que les décrets émanés du Corps législatif de France et relatifs au régime intérieur de la colonie ne seraient exécutés qu'après leur admission par la législature coloniale[22], telle fut la conduite de l'Assemblée de Saint-Marc[23]. Peynier, quelle qu'eût été longtemps sa condescendance à l'égard des colons, ne pouvait, sans déshonneur et sans péril, tolérer jusqu'au bout de semblables envahissements : il finit par résister ; et dès lors il y eut dans l'île deux gouvernements, deux partis, deux armées ; il y eut les métropolitains ou pompons blancs, et les partisans de l'assemblée de Saint-Marc ou pompons rouges. Bientôt, la querelle s'envenimant, le gouverneur prononce la dissolution de l'assemblée de Saint-Marc, qu'il déclare ennemie de la colonie et du roi ; Mauduit, commandant le régiment de Port-au-Prince, est envoyé dans l'ouest qui s'agite et menace ; les deux partis en viennent aux mains ; atteints par une décharge furieuse, qui couche quinze des leurs sur le carreau, les soldats ripostent et mettent en fuite les pompons rouges ; tout prend feu, et, le 8 août, sentant la force leur échapper, quatre-vingt-cinq personnages des plus riches, des plus importants de l'île, s'embarquent pour aller rendre compte de leurs actes à la métropole. Ils montaient le Léopard, vaisseau de l'État, dont l'équipage, mutiné, s'était mis sous leurs ordres[24]. Nous avons raconté ailleurs avec quels transports de joie et quelles marques de sympathie factieuse ils furent accueillis par les matelots de Brest, que d'artificieux rapports avaient jetés dans une erreur trop tard reconnue[25]. Circonvenue par des hommes intéressés à la tromper,
assaillie de plaintes contradictoires, et trop éloignée du théâtre des
événements pour les apprécier avec une constante rectitude, l'Assemblée
nationale était condamnée à suivre, en ce qui touchait les colonies, une
marche vacillante et tortueuse. Le 12 octobre 1790, elle rendit un décret qui
confirmait la dissolution de l'assemblée de Saint-Marc, annulait ses actes
comme entachés de rébellion, et prescrivait l'exécution des décrets
antérieurs, ceux du mois de mars ; mais le comité colonial avait fait
précéder ses conclusions d'un préambule obscur, ambigu, rédigé dans le but de
satisfaire les deux partis et qui ne pouvait manquer de les mécontenter tous
les deux. Dans le décret d'octobre, dit plus
tard Brissot, on sacrifiait l'assemblée de
Saint-Marc à de petites vengeances, et les gens de couleur à l'assemblée de
Saint-Marc[26]. La guerre civile devait sortir de ces obscurités, comme la foudre sort des nuages ; mais, pour éclater, l'agitation n'avait pas attendu le décret du 12 octobre. Déjà, dès le mois de juin, les mulâtres s'étaient soulevés à la Martinique ; une insurrection avait eu lieu à l'Ile-de-France, et depuis longtemps tout présageait la tempête[27]. Le 26 octobre 1789, un jeune mulâtre, nommé Vincent Ogé, abordait furtivement au Cap, rapportant d'Europe des idées d'affranchissement associées à un espoir audacieux. Toutefois il ne venait pas, comme on l'a trop dit et trop répété[28], combattre pour la justice, pour le droit absolu, pour les esclaves. Par une déplorable inconséquence, séparant d'avec la cause des noirs celle de sa caste, il réclamait l'égalité politique des mulâtres et des blancs, il invoquait les décrets de mars, il en voulait ardemment l'exécution, mais il n'allait point au delà. A peine débarqué à Saint-Domingue, il se hâtait d'écrire à Vincent, commandant général : M. le commandant, nous vous prions de ne point empoisonner nos démarches. Nous avons réclamé pour notre classe, et non pour celle des nègres qui vivent dans l'esclavage[29]. Dans une autre lettre, adressée le 29 octobre à l'assemblée provinciale du Nord, il disait : Apprenez à apprécier le mérite d'un homme dont l'intention est pure. Lorsque j'ai sollicité de l'Assemblée nationale un décret que j'ai obtenu en faveur des colons américains connus au commencement sous l'épithète injurieuse de sang-mêlé, je n'ai point compris dans mes réclamations le sort des nègres qui vivent dans l'esclavage. Vous et mes adversaires avez empoisonné mes démarches, pour me faire démériter des gens honnêtes[30]. Ogé ne s'arma que pour les franchises politiques
contestées à sa race ; mais, sur le champ de bataille resserré dans ces
limites, il déploya du moins beaucoup de résolution et de courage. Accompagné
de cent mulâtres à cheval, il s'était avancé jusqu'à cinq lieues du Cap,
lorsque, à l'endroit de la grande Rivière, il rencontra deux dragons,
porteurs-de dépêches que l'assemblée du Cap envoyai t à la Marmelade. Il
s'agissait précisément dans ces dépêches de mesures à prendre contre lui. Je puis, dit-il aux deux dragons, vous donner la mort ; mais votre jeunesse m'intéresse.
Voici deux lettres, l'une pour le président de l'assemblée, l'autre pour le
commandant. Mes projets sont aussi grands que mon courage est indomptable.
Puis, se retournant, il leur montra les cavaliers qui le suivaient, ajoutant
qu'il avait à sa disposition quatorze mille hommes dans la partie espagnole
et quatre frégates. Il les renvoya après leur avoir remis un passeport ainsi
conçu : Nos frères du canton de Limonade sont priés
de laisser passer librement les deux dragons, porteurs du présent. OGÉ. Il était en uniforme et se
faisait appeler colonel. La sommation qu'il adressait à ses ennemis ne
concernait que la promulgation du décret du 8 mars dans toute sa teneur, et
on y remarque cette phrase : Je ne ferai point soulever
les ateliers ; ce moyen est indigne de moi[31]. Pour toute réponse, l'assemblée du Cap fit battre la générale, et on marcha contre lui. Vainement, il essaya de soutenir la lutte ; accablé par le nombre, il n'eut que le temps de se réfugier dans la partie espagnole de l'île, où l'assemblée du Nord se hâta de le réclamer, au nom du roi de France. Ogé se trouvait, avec son ami Chavannes, homme d'un grand cœur, et treize mulâtres qui s'étaient dévoués à sa fortune, dans la ville de Hinche, lorsque, par une odieuse et lâche violation du droit d'asile, Francisque Nuñez, commandant de Saint-Raphaël, les fit arrêter[32]. Le sort qui les attendait n'était pas douteux, hélas ! Dans une lettre de don Garcia, le gouverneur espagnol, à Francisco Nuñez, Ogé et ses compagnons sont représentés comme des gens diaboliques et préjudiciables à la société des hommes[33]. Pourquoi ? On l'a vu : parce qu'ils avaient demandé l'exécution d'une loi qui consacrait un principe d'équité ! Ils furent donc livrés à leurs ennemis. Or, toujours et partout, ceux qui donnent les premiers l'exemple du sang versé et des exécutions farouches, ce sont les hommes qui s'appellent eux-mêmes les modérés. Les vainqueurs se montrèrent donc implacables, et, comme il faut bien prêter des crimes à celui qu'on veut assassiner avec le glaive de la justice[34], on ne manqua pas de déclarer Ogé coupable de vols, d'assassinats, d'incendies. Treize de ses compagnons furent condamnés aux galères perpétuelles, vingt-deux à être pendus. Quant à Ogé et à son généreux complice Chavannes, la sentence fut qu'ils expireraient sur la roue, après avoir été rompus vifs ! Pour donner plus d'appareil à cet épouvantable châtiment, l'assemblée provinciale voulut assister en corps au spectacle de ses ennemis torturés. Elle entoura l'échafaud, et put rassasier ses yeux de l'agonie des victimes[35]. Ce n'était pas assez ; il fallait à la cruauté la saveur de l'insulte : afin de bien marquer, jusque dans les supplices, le respect dû à l'aristocratie de la couleur, l'échafaud destiné aux insurgés de couleur blanche, — quelques blancs avaient pris part à ce mouvement, — fut placé dans un autre endroit que celui qui avait été réservé aux mulâtres[36] ! Le supplice d'Ogé et de ses compagnons laissa dans l'âme des mulâtres un immortel levain de haine et la passion de la vengeance. Soldats de la cause des leurs, Ogé, Chavannes, en devinrent les saints, et une année ne s'était pas écoulée depuis le jour qui pour eux fut le dernier, que, du haut de la tribune française, Brissot s'écriait, au bruit d'applaudissements enthousiastes : Ogé est mort martyr de la liberté, martyr de la loi. Le concordat l'a vengé, L'infamie ne flétrit plus son nom : qu'elle flétrisse à jamais celui de ses tyrans ![37] Cependant, à l'appui de son décret du 12 octobre 1790, l'Assemblée nationale avait envoyé à Saint-Domingue deux bataillons d'Artois et de Normandie. Quand ces deux bataillons, déjà travaillés à Brest par les émissaires de l'assemblée de Saint-Marc, arrivèrent à Port-au-Prince, Blanchelande, successeur de Peynier, se rendit à bord pour leur enjoindre de débarquer au môle Saint-Nicolas, trop sûr que, s'ils entraient à Port-au-Prince, ils seraient circonvenus et gagnés par les pompons rouges. C'est ce qui arriva, les soldats ayant refusé d'obéir à l'ordre qui les envoyait au môle[38]. Ils ne furent pas plutôt descendus dans la ville, que les pompons rouges les entourèrent et mirent en pratique à leur égard un actif système de séduction, dont les tavernes fournirent le théâtre[39]. C'était surtout au colonel Mauduit que s'adressait le ressentiment des partisans de l'assemblée de Saint-Marc, à cause de l'énergie avec laquelle il avait réprimé les troubles par eux excités dans l'ouest de l'île : aussi ne négligèrent-ils rien pour irriter contre lui, en la trompant, la fureur des soldats d'Artois et de Normandie, fureur qu'à leur tour ceux-ci parvinrent à communiquer au régiment même que Mauduit commandait et dont il avait été jusqu'alors très-aimé. Le moyen que les pompons rouges employèrent pour changer cet attachement en indignation, fut un faux : ils fabriquèrent un décret, daté du 17 décembre après- midi, lequel révoquait des éloges précédemment accordés à Mauduit et à son régiment par l'Assemblée nationale[40]. Horrible fut le succès de toutes ces manœuvres. Des prisonniers pour meurtre sont élargis ; et un d'eux se voit porté en triomphe à l'église par matelots et soldats réunis, et les prêtres sont forcés de chanter un Te Deum, devant des malfaiteurs, assis sur l'autel même, comme à la place de Dieu[41]. Mauduit savait bien que ses ennemis étaient altérés de son sang : la mort, qu'il attendait, ne tarda pas à le venir chercher, et il la reçut tranquillement, les bras croisés, en soldat qui ne peut se défendre, mais qui sait mourir. Telle était la rage des assassins, qu'ils coururent tuer ses chevaux dans son écurie. Mauduit avait à son service un mulâtre qui lui était fort attaché. Le corps de la victime ayant été mis en lambeaux, le fidèle serviteur rassembla les membres épars de son maître, creusa une fosse où il les enterra et sur le bord de laquelle il se tua ensuite d'un coup de pistolet[42]. Ni les gens de couleur ni les noirs n'avaient pris part à l'assassinat de Mauduit : ce fut le crime exclusif des fauteurs de l'indépendance coloniale[43]. A dater de ce moment, la puissance métropolitaine alla déclinant de jour en jour à Saint-Domingue. La troupe, séduite, appartenait aux blancs. Le gouverneur fut forcé de quitter Port-au-Prince, et d'errer d'une ville à l'autre, fantôme d'un pouvoir qui n'était plus. Les créoles s'administrèrent eux-mêmes. Mais il ne leur suffisait pas d'avoir vaincu ainsi la métropole dans ses agents : pour être durable, leur victoire avait besoin que l'Assemblée nationale la consacrât, et tous leurs efforts se dirigèrent vers ce but. Les propriétaires de Saint-Domingue, résidant à Paris, s'y étaient formés en un club qu'on appela Club Massiac, du nom de celui d'entre eux chez lequel ils s'assemblaient[44] : non contents de faire une rude guerre d'écrits et de paroles à Brissot, à l'abbé Grégoire, à tout le Club des amis des Noirs, les représentants des colons transportèrent hardiment le combat au sein de l'Assemblée nationale. Ils pouvaient s'y appuyer sur les sympathies des Lameth ; ils y avaient Barnave pour avocat ; ils étaient parvenus à y soumettre le comité colonial à leur influence : la bataille fut risquée. Le 7 mai 1791, Delâtre vint, au nom du comité colonial, présenter un projet qui concluait à ce qu'aucune loi sur l'état des personnes ne fût portée, sans avoir été provoquée par la demande des assemblées coloniales. Autant eût valu décréter l'éternité du régime sous lequel nègres et mulâtres se traînaient frémissants. Le 11, après avoir tracé un vif tableau des humiliations infligées à la race des hommes de couleur, l'abbé Grégoire demanda pour eux l'admission à tous les droits des citoyens libres, et la question préalable sur le projet du comité. Vous avez reconnu, dit Clermont-Tonnerre, qu'un peuple n'appartient pas à un homme : sachez convenir qu'un peuple n'appartient pas davantage à un autre peuple. Comme si les colons avaient formé un peuple distinct de celui qui habitait la mère patrie ! Comme s'ils n'étaient liés à elle par aucun contrat depuis longtemps et très-librement consenti ! Comme si enfin les hommes de couleur, eux aussi, n'invoquaient pas leur qualité de Français[45] ! — Et Clermont- Tonnerre était de ceux qui, dans les débats sur Avignon, avaient voulu que cette ville continuât à appartenir au pape, malgré la volonté expresse des Avignonnais ! — A la question de droit Malouet opposa la question de fait ; il déclara que rejeter le projet du comité serait décréter la croisade la plus sanguinaire qu'on pût prêcher contre les Français[46] ; à quoi Lanjuinais répondit : Craignez, au contraire, une explosion terrible, si vous prononcez contre les gens de couleur une exclusion éternelle, en rendant leurs tyrans... leurs juges[47]. Créole, Moreau de Saint-Méry prit la parole pour les créoles, et put à peine développer son opinion, trop conforme à son intérêt, interrompu qu'il fut à diverses reprises par les sifflets des tribunes[48]. Barnave s'étant écrié : Il faut tenir aux colons ce qu'on leur a promis, l'abbé Sieyès répliqua que, par les décrets du mois de mars, l'initiative des lois avait été accordée à tous les hommes libres, non à certains colons, et cette réponse fut accueillie par trois salves d'applaudissements[49]. La droite était consternée : l'abbé Maury parut un instant rendre la lutte incertaine par un discours, le plus habile peut-être et le plus animé qui fût jamais sorti de sa bouche. Il imputa aux hommes de couleur les passions et l'orgueil qui, presque toujours, composent le lot des parvenus ; il les montra plus attentifs à ce qui était sur leur tête qu'à ce qui était sous leurs pieds ; il leur reprocha le goût de la domination, et prononça cette phrase remarquable : La fantaisie du gouvernement est devenue le luxe de leur amour pour la liberté. Comparant ensuite les nombres : ici trente mille blancs, là sept cent mille noirs ou mulâtres, Si vous ne mettez, ajouta-t-il, du côté des trente mille la protection de la loi, plus d'équilibre : les colonies ne feront que changer d'oppresseurs. Ce discours fit tant d'impression sur la droite, que lorsque l'orateur descendit de la tribune, plusieurs s'élancèrent vers lui et l'embrassèrent[50]. Robespierre alors se leva. Barnave avait demandé : Voulez-vous avoir des colonies, oui ou non ? Robespierre dit : Périssent les colonies, s'il doit vous en coûter votre gloire, votre bonheur et votre liberté[51]. Dupont, déjà, s'était écrié, en réponse aux prédictions sinistres de Malouet : S'il fallait sacrifier l'intérêt ou la justice, il vaudrait mieux sacrifier les colonies qu'un principe[52]. Le résultat de cette discussion fut un décret qui parut le 15 mai 1791. Il était ainsi conçu : Le corps législatif ne délibérera jamais sur l'état politique des gens de couleur qui ne sont pas nés de père et mère libres, sans le vœu préalable, libre et spontané des colonies. Les assemblées coloniales actuellement existantes subsisteront ; mais les gens de couleur nés de père et mère libres seront admis dans toutes les assemblées paroissiales et coloniales futures, s'ils ont d'ailleurs les qualités requises[53]. Ainsi, du même coup, la cause des mulâtres triomphait et celle des noirs était abandonnée ! Mais la question de l'abolition de l'esclavage avait fait encore si peu de progrès, même dans beaucoup de cœurs très-sincèrement républicains, que Pétion, parlant en faveur des mulâtres, ne craignit pas d'employer cet argument étrange, cet argument criminel : Les colons ne doivent la conservation de leurs esclaves qu'à la surveillance des hommes libres de couleur ![54] Tel qu'il était, le décret du 15 mai excita parmi les colons des transports de rage. Voilà donc les gens de couleur nos égaux ! Adieu promenades et spectacles ! Nos femmes blanches répugneront toujours à se mettre à côté d'une peau noire[55]. Un des députés que les colons avaient envoyés à Paris se rend à Bordeaux, et là il déclare que tout va être mis à feu et à sang dans les colonies, que le décret du 15 mai est à la fois un poignard et une torche. Ému de ces menaces, le directoire de la Gironde fait suspendre le départ des vaisseaux, qui étaient au bas de la rivière, et écrit en toute hâte à l'Assemblée nationale, la suppliant de déployer les forces nécessaires pour l'exécution du décret. En même temps, saisie de cet enthousiasme sacré qui déjà l'avait fait voler au secours de Montauban, la garde nationale bordelaise s'offre à passer les mers. Un registre est ouvert à la municipalité, les volontaires sont appelés à s'y faire inscrire, et ils se présentent en foule[56]. Si les Bordelais étaient partis, peut-être eût-on évité les désastres qui suivirent[57]. Mais non : le pouvoir dirigeant se contenta d'applaudir à cet élan patriotique, quand la question était de l'employer, et le décret arriva aux colonies, sans autre appui que le respect dû aux décisions de l'autorité métropolitaine ! A Saint-Domingue, parmi les colons, ce ne fut qu'un cri : Il faut résister ! L'Angleterre et ses vaisseaux furent appelés contre les îles françaises[58] ; on effaça des lieux publics les mots la nation, la loi et le roi, pour les remplacer par celui-ci : Saint-Domingue ; et dans l'assemblée coloniale ces paroles furent entendues : La France ne nous est plus rien. Que n'avons-nous ici Bouillé ![59] Il est vrai que, le 9 août 1791, l'assemblée générale, séante à Léogane, arrêta, à la majorité de 67 voix contre 46, qu'elle reconnaissait sa dépendance en ce qui concernait les relations avec la métropole ; mais en même temps elle agissait comme pouvoir souverain, établissait des impôts, suspendait la liberté de la presse, défendait l'entrée des papiers venus de France, taxait le sucre et le café embarqués pour la métropole[60]. Et ce qui ne fut malheureusement que trop prouvé, c'est que les blancs recoururent, comme protestation contre le décret du 15 mai, à un redoublement d'outrages à l'égard des mulâtres, de châtiments à l'égard des noirs[61]. D'horribles cruautés furent exercées sur ces derniers, lorsqu'ils n'étaient encore coupables que d'ouvrir une oreille complaisante aux suggestions des mulâtres. Dans une savane, près du Cap, des fosses creusées pour contenir vingt ou trente cadavres recevaient les esclaves fusillés. On les forçait de se mettre sur le bord de ces fosses, où ils s'enterraient eux-mêmes en tombant[62]. Les membres de l'assemblée générale, pour marques distinctives, portaient en séance, et sous les armes, une écharpe de crêpe noir ; les membres de l'assemblée provinciale avaient une écharpe rouge, image, disait l'arrêté, du sang dont le territoire était arrosé[63]. Il était impossible que de tant d'aveugles provocations ne sortît point une catastrophe. L'excitation, partout, était - au comble. Les colons parlaient d'indépendance ; les petits blancs, c'est-à-dire ceux qui ne possédaient pas au delà de vingt esclaves et formaient la démocratie de la race blanche, parlaient d'égalité ; les mulâtres parlaient de droits politiques : à leur tour, les nègres parlèrent de liberté[64]. Déjà plusieurs d'entre eux s'étaient enfuis. Dans le courant de juillet quelques ateliers s'étaient agités d'une manière formidable. Selon l'énergique expression d'un poète allemand, l'heure du tapage allait sonner. Dans la nuit du 25 au 24 août, les nègres du nord s'assemblent au fond des forêts épaisses qui couvrent le morne rouge. Moment terrible ! c'était une nuit d'orage ; les éclairs sillonnaient le ciel, et la foudre faisait gronder tous les échos des mornes. Un noir, auquel ceux de sa race attribuaient une puissance surnaturelle, élève la voix, et après s'être répandu en invocations magiques, prononce cet oracle, au milieu de la tempête[65] : Bon Dié qui fait soleil qui clairé nous en haut Qui soulèvé la mer, qui fait grondé l'orage Bon Dié, la zot tendé, caché dans yout nuage, Et là li gardé nous. Il vouai tout ça blancs fait. Bon Dié blancs mandé crime, et par nous vlé benfêts ; Mais Dié là qui si bon, ordonnin nous vengeance ; Li va condui bras nous, li ba nous assistance. Jetté portrait Dié blancs qui soif dlo dans gié nous. Couté la liberté qui palé cœur nous tous[66]. Ainsi s'exprima le magicien Bouckmann, et, le lendemain, la plaine du Cap était incendiée. Ce furent des scènes d'inexprimable horreur. Le mot profond de Mirabeau donnez-moi une bête brute, j'en ferai une bête féroce, se réalisa pour le malheur de ceux qui avaient si longtemps tenu des êtres appartenant comme eux à la grande famille humaine, dans l'abrutissement de l'esclavage. Les oppresseurs de la veille furent les égorgés du lendemain. Point de pitié, point de merci, de la part des noirs, altérés de vengeance. Deux siècles de crimes commis contre eux leur étaient un encouragement au crime. N'était-ce pas un blanc qui le premier avait jeté un noir dans un four ardent, et fait manger à un esclave sa propre chair[67] ? Cent mille nègres, la torche à la main, passèrent sur l'île comme un torrent de feu. La plaine du Cap, la plus riche des Antilles, ne présenta bientôt plus qu'un lamentable monceau de ruines. Dans cette partie de l'île, deux cents manufactures de sucre et six cents de café furent détruites en quelques jours[68]. Ces richesses que le travail de l'esclave avait créées, la colère de l'esclave les anéantissait, au milieu dès transports d'une joie sauvage. Guerre aux choses ! mais aussi guerre, guerre implacable aux hommes ! Les habitants des lieux écartés qui n'eurent pas le temps de monter à cheval furent mas- sacrés. Beaucoup se réfugiaient sur les canots, à la lueur des flammes qui dévoraient leurs maisons. Au Cap, chaque ménage avait de l'eau devant sa porte, pour conjurer l'incendie. De vingt pas en vingt pas, des sentinelles. Sur les navires mouillés en rade, on vit se presser, portant avec elles ce qu'elles avaient de plus précieux, une foule de femmes éplorées[69]. Partout la désolation, la terreur, l'incendie, la mort. Dans cette affreuse confusion de forfaits, le cœur cherche des traits qui le reposent. L'esclave Bartholo cachant son maître, au risque de passer pour traître et d'être immolé, le conduisant déguisé jusqu'aux portes du Cap, et retournant vers les siens, c'est là certes un noble spectacle. Mais, plus tard, le généreux noir fut conduit à la mort, comme complice du soulèvement de sa race. Et quel fut son dénonciateur ? Ce fut Mongin, son maître, celui-là même qu'au péril de ses jours il avait sauvé[70] ! Cependant, revenus de leur première surprise, les blancs avaient couru aux armes. La lutte s'engagea, Bouckmann fut tué, et les nègres se dispersèrent, n'étant pas assez forts pour résister à la fois à la garde nationale et aux troupes. On assure qu'ils étaient commandés par des chefs masqués, et qu'à leur tête on aperçut souvent un Européen vêtu de rouge ; le bruit courut que c'était un Anglais[71]. Quoi qu'il en soit, ils ne purent tenir la campagne, et alors les exécutions, les égorgements, les atrocités continuèrent en sens inverse. Au Cap, trois échafauds furent dressés. Une pique plantée au milieu de la place d'armes montrait ces mots écrits au-dessous d'une tête sanglante : Tête de Bouckmann, chef des révoltés. Dans les campagnes où l'échafaud manquait, on attachait les prisonniers sur une échelle pour les fusiller plus à l'aise. Tous les chemins du nord furent bordés de piquets portant des têtes de nègres[72] ! Arrêtons-nous ici : nous reprendrons, quand il en sera temps, ce récit funeste. Ainsi, vont dire les logiciens du mal, des ruines, des meurtres, la dévastation, l'incendie, voilà ce qui marque chaque pas fait dans l'histoire par le monstre qui se décore du beau nom de PROGRÈS ! On parle justice ! et les fatales syllabes ne sont pas plutôt prononcées, que des iniquités sans nom se donnent carrière ! On parle humanité, et aussitôt le sang ruisselle sur les échafauds ! On parle fraternité, et, à l'instant même, des races entières se levant pour exterminer d'autres races, il s'ouvre des abîmes où oppresseurs et opprimés, bourreaux et victimes, vainqueurs et vaincus, tombent entrelacés hideusement, roulent pêlemêle, et disparaissent engloutis ! C'est le progrès, c'est l'immortel minotaure ! Ah ! je l'avoue, je l'avoue, plus d'une fois, j'ai entendu le bruit de ces paroles retentir au fond de mon cœur comme le son d'une cloche funéraire ; plus d'une fois, j'ai demandé à ma conscience étonnée quelle était cette loi dérisoire, quelle était cette inconcevable et barbare ironie des lois du monde, qui faisait presque toujours aboutir les efforts vers le bien à quelque nouveau triomphe du mal ; et pourquoi la vérité ne ressemblait pas au soleil qui, lorsqu'il se dégage des nuées, répand la joie, sans mélange de pleurs ; et pourquoi les révolutions, celles qui sont le plus légitimes, creusaient un tombeau aux apôtres du droit découvert, de la justice reconnue, de la morale vengée ? Effroyable mystère, impossible à expliquer, en effet, pour ceux qui ne croient pas comme nous à l'intime solidarité des générations entre elles, à la prolongation de l'existence des unes dans l'existence des autres, en un mot, à l'impuissance de la mort ! Ô Pascal, quelle belle et consolante définition vous avez donnée de l'humanité, quand vous avez dit : L'humanité est un homme qui vit toujours et qui apprend sans cesse ![73] |
[1] Revue du progrès, t. VII, 5e livraison ; — publiée par nous de 1839 à 1845.
[2] M. Schœlcher.
[3] Revue du progrès, t. VII, 6e livraison.
[4] Schœlcher, Revue du progrès, t. VII, 2e livraison.
[5] Schœlcher, Revue du progrès, t. VII, 2e livraison.
[6] Histoire abrégée de la Révolution, par l'auteur du Règne de Louis XVI, t. I, liv. VIII, p. 208.
[7] Ordonnance du 15 janvier 1672.
[8] Code noir de 1724.
[9] Code noir de 1724.
[10] Code noir, art. 15.
[11] Code noir, art. 16.
[12] Code noir, art. 35.
[13] Les nègres libres étaient compris dans ce qu'on appelait la classe des mulâtres.
[14] Histoire abrégée de la Révolution française par l'auteur du Règne de Louis XVI, t. I, livre VIII, p. 6.
[15] Cité par Schœlcher, Colonies étrangères, t. II. p. 89.
[16] Cité par Schœlcher, Colonies étrangères, t. II, p. 35.
[17] Histoire abrégée de la Révolution française par l'auteur du Règne de Louis XVI, t. I, livre VIII, p. 216 et 217.
[18] Histoire abrégée de la Révolution française par l'auteur du Règne de Louis XVI, t. I, livre VIII, p. 216 et 217.
[19] Décret du 8 mais 1790.
[20] Décret du 18 mars 1790.
[21] Schœlcher, Colonies étrangères, t. II, p. 95.
[22] Déclaration du 28 mai 1790.
[23] L'abbé de Montgaillard, Histoire de France, t. II, p. 223, 230 et 231.
[24] Schœlcher, Colonies étrangères, t. II, p. 95 et 96.
[25] Voyez le chapitre du volume précédent, intitulé Anarchie.
[26] Discours de Brissot sur les troubles de Saint-Domingue, Moniteur du 3 décembre 1791.
[27] N'écrivant point une histoire spéciale des colonies, nous n'avons pas cru devoir entrer dans les détails de ce qui se passa dans chaque colonie, à la Guadeloupe, à la Martinique, etc., et si Saint-Domingue nous a arrêtés davantage, c'est parce que ce fut principalement de ce côté que regarda la France.
[28] C'est une des très-nombreuses erreurs contenues dans l'éloquente Histoire des Girondins. Dans le premier volume de cette histoire, p. 220, édition de Bruxelles, M. de Lamartine dit : Il était venu en Europe pour défendre seulement l'intérêt des mulâtres, il y embrassa la cause plus libérale et plus sainte des noirs.
[29] Moniteur du 29 décembre 1790.
[30] Débats dans l'affaire des colonies, citation empruntée à Schœlcher, Colonies étrangères, t. II, p. 225.
[31] Lettre du Cap, en date du 30 octobre 1790, et insérée dans le Moniteur du 24 décembre 1790.
[32] Lettre de Francisque Nuñez à Cambfort, colonel du régiment du Cap, dans le Moniteur du 12 janvier 1791.
[33] Moniteur du 14 février 1791.
[34] Brissot, dans son discours sur les troubles de Saint-Domingue, Moniteur du 5 décembre 1791.
[35] Malenfant, cité dans les Colonies étrangères, t. II, p. 96.
[36] Débats dans l'affaire des colonies, séance du 16 pluviôse.
[37] Discours de Brissot sur les troubles de Saint-Domingue, Moniteur du 3 décembre 1790.
[38] Mémoire de M. Blanchelande, sur son administration, p. 12, dans la Bibliothèque historique de la Révolution. — Colonies. — 72* 3* 4*. British Muséum.
[39] Histoire abrégée de la Révolution, par l'auteur du Règne de Louis XVI, t. I, liv. VIII, p. 236.
[40] Histoire abrégée de la Révolution, par l'auteur du Règne de Louis XVI, t. I, liv. VIII, p. 233. Voyez aussi le Mémoire de M. Blanchelande, sur son administration, p. 10.
[41] Histoire abrégée de la Révolution, par l'auteur du Règne de Louis XVI, liv. VIII, p. 241.
[42] Histoire abrégée de la Révolution, t. I, liv. VIII, p. 246.
[43] L'abbé de Montgaillard, Histoire de France, t. II, p. 287.
[44] Schœlcher, Colonies étrangères, t. II, p. 92.
[45] Moniteur, séance du 11 mai 1791.
[46] Moniteur, séance du 11 mai 1791.
[47] Moniteur, séance du 12 mai 1791.
[48] Moniteur, séance du 12 mai 1791.
[49] Moniteur, séance du 12 mai 1791.
[50] Moniteur, séance du 13 mai 1791.
[51] Ce sont les propres paroles prononcées par Robespierre. Voyez le Moniteur.
[52] C'est donc de Dupont qu'est la fameuse phrase communément attribuée à Robespierre et un peu modifiée : Périssent les colonies plutôt qu'un principe ! On ne conçoit pas comment cette même phrase a pu être attribuée par M. de Lamartine, liv. X, p. 220 de son Histoire des Girondins, — édition de Bruxelles, — à qui ? à Barnave !
[53] L'abbé de Montgaillard, Histoire de France, t. II, p. 318.
[54] Moniteur, séance du 12 mai 1791.
[55] Lettre écrite de Saint-Domingue, citée dans l'Histoire abrégée de la Révolution, par l'auteur du Règne de Louis XVI, liv. VIII, p. 250.
[56] Histoire abrégée de la Révolution, par l'auteur du Règne de Louis XVI, liv. VIII, p. 250.
[57] C'est ce que déclara M. Mirbeck, un des commissaires envoyés à Saint- Domingue, d'où il fut obligé de repartir en fugitif.
[58] Discours de Brissot sur les troubles de Saint-Domingue. Moniteur du 5 décembre 1791.
[59] Discours de Brissot sur les troubles de Saint-Domingue. Moniteur du 5 décembre 1791.
[60] Histoire abrégée de la Révolution, par l'auteur du Règne de Louis XVI, t. I, liv. VIII, p. 256.
[61] Voyez l'Histoire abrégée, etc., p. 272 ; les Colonies étrangères, de Schœlcher, t. II, p. 104 ; l'abbé de Montgaillard, t. II, p. 594.
[62] Histoire abrégée, etc., p. 278.
[63] Histoire abrégée, etc., p. 277.
[64] Schœlcher, Colonies étrangères, t. II, p. 98.
[65] Le bon Dieu qui a créé le soleil dont les rayons nous éclairent, qui soulève la mer et fait gronder la tempête, le bon Dieu, entendez-vous, nous garde, caché dans un nuage. Il voit tout ce que font les blancs. Le Dieu des blancs leur ordonne le crime, le nôtre la vengeance. Il va conduire nos bras, il nous prêtera secours. Renversez le Dieu des blancs, qui mit dans nos yeux tant de larmes. Écoutez la liberté qui parle au cœur de nous tous.
[66] Hérad-Dumesle, Voyage au nord de Haïti, cité par Schœlcher.
[67] Discours de Brissot sur les troubles de Saint-Domingue, Moniteur du 5 décembre 1791.
[68] L'abbé de Montgaillard, Histoire de France, t. II, p. 594.
[69] Histoire abrégée, etc., t. I, liv. VIII, p. 280.
[70] Schœlcher, Colonies étrangères, t. II, p. 100.
[71] Histoire abrégée, etc., t. I, 1. VIII, p. 281.
[72] Débats dans l'affaire des colonies, séance du 14 pluviôse.
[73] Nous ne saurions abandonner ce sujet, sans rappeler que l'abolition définitive de l'esclavage dans les colonies françaises est un des résultats de la Révolution de 1848, et que cette grande victoire d'un principe de justice n'a pas coûté, cette fois, une seule goutte de sang répandu. Car le lamentable événement qui eut lieu à la Martinique le 22 mai 1848, fut tout à fait indépendant du décret par lequel le gouvernement provisoire déclara l'esclavage définitivement aboli. Voici ce décret :
Le gouvernement provisoire de
la République,
Considérant que l'esclavage
est un attentat contre la dignité humaine ;
Qu'en détruisant le libre
arbitre de l'homme, il supprime le principe naturel du droit et du devoir ;
Qu'il est une violation
flagrante du dogme républicain : Liberté, Égalité, Fraternité ;
Décrète :
L'esclavage est entièrement
aboli dans toutes les colonies et les possessions françaises.
L'Assemblée nationale réglera
la quotité de l'indemnité qui devra être accordée aux colons.
Les colonies et les
possessions de l'Inde seront représentées à l'Assemblée nationale.
Le principe que le sol de France affranchit l'esclave qui le touche est appliqué aux colonies et possessions de la République...
L'abolition de l'esclavage est un des grands actes qui resteront l'honneur du gouvernement provisoire aux yeux de la postérité, et un de ceux sur lesquels on le jugera, quand les partis auront disparu de la scène et que la voix des passions contemporaines sera tombée.
Puissent les républicains de l'Amérique se souvenir bientôt de l'exemple que leur ont donné les républicains de France !