Catherine II poursuit ses conquêtes. — Revers des Turcs. — Prise d'Ismaïlow par les Russes ; épouvantable carnage. — Sensation produite par ces événements à Londres et à Berlin. — Tendances de Frédéric-Guillaume modifiées. — Il adopte un nouveau plan. — Négociation confiée à Bischofswerder. — Ouvertures faites à la cour de France, do la part du roi de Prusse. — Vues secrètes de Montmorin ; il repousse les ouvertures de la Prusse. — Retour de Frédéric-Guillaume à ses penchants de Reichenbach. — Politique occulte de Léopold. — Retraite d'Hertzberg. — Histoire de la circulaire aux ambassadeurs du 23 avril 1791. — Duplicité de Louis XVI. — Fluctuations de la cour de France. — Défiance de la reine à l'égard du comte d'Artois. — Le comte d'Artois à Coblentz. — La petite cour de Coblentz dirigée par Calonne. — Louis XVI et la reine se rapprochent tout à coup du comte d'Artois. — Mission confidentielle du comte de Durfort. — Conférences de Mantoue. — Berceau de la coalition. — Léopold opposé au projet de fuite. — Intrigues du baron de Breteuil, rival de Calonne. — Louis XVI décidé à fuir ; ses motifs déterminants ; il entraîne Marie-Antoinette. — Lettre inédite de cette princesse à Léopold.Cette force attractive de la Révolution française, les rois n'en voyaient que trop bien les effets, et ils en comprenaient de reste la portée ; mais des complications diplomatiques, auxquelles il leur était difficile de trouver une issue, embarrassaient leur marche, dispersaient leurs efforts, suspendaient leurs coups. Revenons à l'extérieur, en reprenant les choses au point où nous les avons laissées. On a vu, dans un précédent chapitre, comment le 5 août 1790, le traité de Reichenbach avait mis fin aux longues rivalités de l'Autriche et de la Prusse ; comment, presque aussitôt après, la paix de Vérela avait désarmé, dans le Nord, Catherine II et le roi de Suède ; comment enfin Léopold, proclamé empereur le 30 septembre, avait profité de son rapprochement avec la Prusse pour faire rentrer, vers la fin de 1790, les provinces belgiques sous la domination autrichienne. Pas un de ces événements qui n'eût levé un des obstacles qui s'opposaient à la coalition des souverains contre la France révolutionnaire. Mais le dernier et le plus considérable de tous subsistait encore : c'était la guerre furieuse, la guerre sans merci, que Catherine Il faisait aux Turcs. En informant la czarine du résultat des conférences de Reichenbach, l'Autriche et la Prusse n'avaient pas manqué de lui présenter leur conduite comme un exemple à suivre. On avait même insinué que, si Catherine II refusait absolument d'entrer dans une politique de modération, une armée prussienne ne tarderait pas à couvrir les frontières de la Courlande[1]. L'habile impératrice répondit que le Turc lui ayant déclaré la guerre, on ne devait pas s'attendre à ce qu'elle se laissât dicter les lois de la paix. En même temps, elle eut soin de tenir aux trois cours de Vienne, de Berlin et de Saint-James un langage plein de douceur, leur donnant à entendre que sa sympathie à leur égard pouvait beaucoup plus, pour la pacification générale, que toutes les menaces[2]. Mais ces vaines démonstrations d'amitié ne faisaient illusion, ni à la Prusse, ni à l'Angleterre. Inquiètes des progrès de la Russie, ces deux puissances avaient vu avec plaisir le roi de Suède tirer l'épée contre elle ; et Gustave était à la veille de recevoir, de la première un secours en argent, de la seconde un secours en vaisseaux, lorsque tout à coup la paix de Vérela vint déjouer la jalousie satisfaite des deux cabinets, déranger leur politique, enlever à l'Angleterre l'espoir d'isoler la Russie, et faire craindre à la Prusse que Catherine II n'eût tout calmé dans le Nord que pour être mieux en état de poursuivre, dans l'Orient, le cours de ses conquêtes. Le fait justifia ces appréhensions ; et tandis que l'Autriche accordait une trêve aux Turcs, tandis que des négociateurs, rassemblés à Sistow, perdaient le temps en projets aussitôt rejetés que proposés, Potcmkin, Repnin et Suwarow conquéraient les provinces russes en les traversant, s'emparaient d'Akerman, emportaient Kilia, se rendaient maîtres de l'embouchure des fleuves. Conformément aux traditions sauvages de l'ancienne politique carthaginoise, continuée dans les âges modernes par les sultans, Sélim avait fait verser du poison, ou — les récits varient à cet égard — trancher la tête à Hassan-Pacha[3], ce vieux guerrier dont la magnanimité luttait depuis quinze ans contre la décadence de son pays, et qui avait su s'immortaliser par des revers, plus que ne firent jamais par leurs victoires, beaucoup de triomphateurs fameux. De là, chez les Turcs, redoublement d'effroi. Yusuph-Pacha prend le commandement de l'armée. Le nouveau grand vizir était un homme d'un courage à l'épreuve, un soldat rude et vigilant. Il opposa aux Russes, enflés de leurs succès, une résistance inattendue. Mais, dans cette lutte d'un peuple vieux contre un peuple jeune, c'était du côté de la jeunesse que penchait visiblement la destinée : des troubles qui s'élevèrent à Constantinople[4] servirent la cause des ennemis, on aurait pu dire des exterminateurs de l'empire ottoman. Ils épuisèrent leur fortune avec une sorte d'avidité farouche, et, au mois de décembre 1790, Suwarow frappa un coup qui saisit toute l'Europe d'horreur. La ville d'Ismaïlow avait toujours été considérée comme la clef du bas Danube : Suwarow investit cette place, et à cinq heures du matin, le 22 décembre 1790, fit jouer, pour la réduire en poussière, la plus formidable artillerie qu'on eût encore vue. Au milieu de la consternation que ce bombardement terrible répandait dans la ville, et pendant que les Cosaques se précipitaient vers les remparts du côté de la rivière, l'ordre fut donné pour un assaut général. Frères, disait Suwarow à ceux qui l'entouraient, avec une familiarité sinistre, pas de quartier, surtout ! pas de quartier ! Les vivres sont chers[5]. Les Turcs déployèrent une intrépidité égale au délire de leurs ennemis. Huit fois les Russes furent repoussés, renversés dans des fleuves de sang. Leur perte était si considérable, que déjà l'on jugeait impossible la continuation de l'attaque : transporté de rage, Suwarow fait mettre pied à terre aux cavaliers, les pousse à l'assaut. Lui-même arrache des mains de celui qui le portait un étendard, escalade les murs, va planter son drapeau sur une batterie turque. Les assaillants redoublèrent de vigueur, et bientôt, une masse rugissante de guerriers pénétra de toutes parts dans la ville. Alors se déploya un spectacle épouvantable, pareil à ceux que Numance et Sagonte ont légués à l'histoire. Animés d'un désespoir sublime, et impatients de mourir, les Turcs s'élancent en foule, ou sur la pointe des baïonnettes, ou dans les flots du Danube. Nul n'implore la pitié du vainqueur, dont ce lugubre dédain redouble la furie. Il était six heures du soir quand les Russes avaient envahi la place, et ils avaient employé toute la nuit à tuer : lorsque le soleil se leva, il éclaira une scène de carnage dont l'horreur n'avait pu être devinée, pendant la durée des ténèbres, que par les détonations de l'artillerie, les cris des mourants, les lamentations des enfants et des femmes. Des vingt-quatre mille soldats turcs qui défendaient Ismaïlow, tous périrent, depuis le premier jusqu'au dernier. Le nombre des morts, y compris les habitants de tout sexe, de tout âge, de toute condition, monta jusqu'à trente et un mille[6]. Le gouverneur d'Ismaïlow fut trouvé, sous un monceau de cadavres, criblé de blessures. Trois cents Circassiennes, appartenant à divers harems, allaient se jeter dans le Danube pour échapper au malheur d'être violées par les Cosaques, lorsqu'un gentilhomme anglais, au service de la Russie, le colonel Cobley, intervint et les sauva[7]. A la nouvelle de l'acharnement sanguinaire avec lequel les soldats de Catherine servaient ce qu'elle appelait sa gloire, les cours de Saint-James et de Berlin furent vivement émues. A Berlin, surtout, la sensation fut profonde. Frédéric-Guillaume se crut joué ; il pensa que l'artificieuse czarine ne l'avait tant pressé de s'armer contre la Révolution française que pour écarter du chemin de son ambition les forces protectrices de l'Occident et du Midi. Il poussa plus loin ses défiances. C'était de très-bonne foi que, touché du sort de Louis XVI
et de l'intérêt qu'avaient les rois à épouser sa querelle, il avait, à
Reichenbach, tendu la main à l'Autriche, abandonné la politique,
exclusivement prussienne, de Hertzberg, et ruiné, par sa subite désertion, le
système continental, œuvre des efforts combinés de son grand ministre et du
diplomate anglais, M. Ewart. Dans ce revirement, dû aux avances habiles de
Léopold et aux suggestions de Bischofswerder, Frédéric-Guillaume avait été si
sincère, qu'en octobre 1790, deux mois après le traité de Reichenbach, lord Malmesbury
écrivait, de Coblentz, au duc de Portland : Sa
Majesté prussienne, quoique aussi gracieuse et aussi bonne pour moi que
possible, a soigneusement évité de m'entretenir des affaires publiques ; et
elle observe la même réserve à l'égard du ministre de Sa Majesté, qui, au
lieu d'être, comme il y a quelques mois, le dépositaire de tous les secrets
et en quelque sorte le directeur du cabinet prussien, n'est maintenant ni
traité avec confiance ni consulté[8]. Mais quand Frédéric-Guillaume vit que Catherine II poursuivait violemment le cours de ses conquêtes, que la cour de Vienne tardait à faire sa paix avec les Turcs, et restait attachée au cabinet de Saint-Pétersbourg, il sentit se réveiller dans son cœur, à l'égard de l'Autriche, la flamme de ses rivalités anciennes. Il n'ignorait point, d'ailleurs, que le nouveau système adopté à Reichenbach contrariait les tendances naturelles de la nation prussienne, et que Bischofswerder était très-impopulaire à Berlin. On y murmurait, en effet, contre lui sans déguisement, on l'y accusait tout haut d'avoir vendu la Prusse à l'empereur, et cette accusation avait d'autant moins de peine à se faire accueillir, que Bischofswerder était étranger[9]. Quel parti prendre, cependant ? Fallait-il revenir à la politique de Hertzberg, ne plus s'occuper que de l'intérêt prussien, rompre avec Vienne, laisser le torrent de la Révolution française rouler sur sa pente, renoncer au projet, si complaisamment caressé jusqu'alors, de sauver Louis XVI ? Frédéric-Guillaume ne put s'y résoudre, et, après quelque hésitation par où se révélait l'agitation de ses pensées, il s'arrêta au système mixte que voici : reprendre la politique de Hertzberg, mais dépouillée de son caractère exclusif ; intervenir en faveur de Louis XVI, mais en se séparant de l'Autriche, et non plus de concert avec elle ; offrir à la cour de France le secours prompt et immédiat d'une armée de quatre-vingt mille hommes, et, pour prix de l'autorité de Louis XVI rétablie, lui demander de rompre les liens qui l'unissaient à l'Autriche, et de s'engager dans une alliance intime avec la maison de Brandebourg[10]. Ce plan semblait tout concilier. Que d'avantages réunis ! L'Autriche était abaissée ; le mécontentement de l'opinion publique en Prusse faisait place à l'enthousiasme ; l'intérêt prussien triomphait ; à Frédéric-Guillaume revenait la gloire de s'être porté seul le champion des têtes couronnées, et, comme récompense de cet illustre effort, on enlevait à la cour de Vienne le bénéfice d'une alliance précieuse ! Malheureusement, ce beau rêve reposait sur la réalisation de deux hypothèses, également hasardées l'une et l'autre : la première, qu'il n'y avait qu'à attaquer la Révolution française pour la vaincre ; la seconde, que Louis XVI se prêterait volontiers au succès d'un plan hostile à Léopold, c'est-à-dire à un prince dont Marie-Antoinette était la sœur. L'entreprise fut tentée, néanmoins, et ce qu'il y eut de singulier, c'est que le roi de Prusse chargea de la conduite de cette négociation Bischofswerder lui-même[11]. Celui-ci accepta, soit crainte de compromettre son crédit par un refus, soit secret espoir que la tentative échouerait ; et il fit passer au baron de Goltz l'ordre de faire part à la cour de France des ouvertures de la Prusse. Mais Montmorin avait un plan à lui, fort opposé au sens de ces ouvertures, et que nous allons tracer, d'après un auteur, en général très-mal informé ou déplorablement aveuglé par l'esprit de parti, mais qui mérite ici confiance, parce qu'il eut une connaissance personnelle des vues du ministre français, et qu'il n'avait aucun intérêt à en dénaturer le caractère. Suivant Bertrand de Molleville, Montmorin aurait voulu que l'empereur d'Autriche formât une coalition avec la Prusse, la Russie, l'Espagne, la Sardaigne et le roi de Naples, pour déclarer la guerre à la France, sans entrer immédiatement en campagne. Cette coalition aurait publié un manifeste, annonçant, de la part des souverains alliés, la résolution de couper court à une révolution qui mettait en danger tous les gouvernements de l'Europe. A l'époque de la publication de ce manifeste, l'empereur, le roi de Prusse, Naples et la Sardaigne, auraient fait avancer des troupes vers les frontières de la France, mais lentement, sous prétexte d'attendre que le reste des forces de la coalition eût été réuni, et en réalité pour donner à Louis XVI le temps de prendre, à l'intérieur, certaines mesures faisant partie de la combinaison. Ces mesures auraient consisté à s'assurer, au moyen de deux millions distribués avec discernement, une influence prépondérante sur l'assemblée, sur les tribunes, sur la municipalité et les sections, sur la garde nationale et même sur le club des Jacobins. — Car les spéculateurs en corruption ne doutent pas qu'il n'y ait partout des misérables à corrompre. — La menace d'une guerre formidable étant de nature à répandre le mécontentement et la terreur, il eût été facile de tourner ces dispositions contre l'Assemblée. Le roi, au contraire, les eût mises à profit et y eût trouvé un moyen facile de se rendre populaire, en donnant des ordres sévères pour le retour des émigrés ; en sommant de venir défendre la patrie menacée tout prince français, tout officier digne de ce nom, tout gentilhomme ; en faisant écrire par la reine à l'empereur et au roi de Naples, pour les détacher de la coalition, des lettres qu'on aurait soin de rendre publiques ; en allant prendre position lui-même au milieu de son armée, où il se montrerait chaque jour aux soldats, passerait des revues, gagnerait le cœur des troupes par une attitude familière et un vivant appel à leur loyale fidélité. En même temps il aurait négocié ouvertement avec l'empereur, obtenu un armistice, et convoqué l'Assemblée à Metz ou à Valenciennes, comme pour s'entendre avec elle sur les exigences des puissances étrangères, sur les conditions de la paix. Les puissances étrangères n'auraient pas manqué, selon le secret accord conclu d'avance, de prescrire des conditions telles qu'il eût été impossible au roi d'y souscrire sans le consentement de l'Assemblée, et à l'Assemblée de donner ce consentement sans un recours formel à la nation. Or, une fois la nation convoquée, et elle l'aurait été par bailliages, on l'aurait interrogée, non pas seulement sur les demandes des différentes cours, mais sur les bases d'une constitution nouvelle qui conciliât la liberté avec les vrais principes de la monarchie[12]. Nous ne nous arrêterons pas à montrer ce qu'avait de puéril et d'illusoire ce plan où la corruption, le mensonge et l'hypocrisie figuraient comme moyen de succès ; contentons-nous d'observer qu'il rendait inacceptables par Montmorin les ouvertures du baron de Goltz. La réponse du ministre français au négociateur prussien fut donc que, l'offre de la Prusse tenant à un essai de contre-révolution trop brusque, trop violent, trop dangereux, y adhérer n'était, ni dans la volonté de Louis XVI, ni en son pouvoir[13]. Peut-être ce refus n'eût-il pas suffi pour ramener Frédéric-Guillaume à ses penchants de Reichenbach, si Léopold, que les adversaires d'Hertzberg avaient averti, n'eût mis tout en œuvre dans ce but : correspondance directe et sollicitations de seconde main, démarches ouvertes et mobiles qu'on n'avoue pas. Au fond, Frédéric-Guillaume n'était pas homme à opposer une bien longue résistance. Quelle suite dans les idées, quelle persévérance dans les desseins, pouvait-on attendre d'un prince qui, tour à tour emporté par des velléités de gloire et l'attrait du plaisir, flottait perpétuellement entre la guerre et la paix ; d'un prince si peu en possession de lui-même, qu'il épousa la comtesse d'Enhof, sans répudier sa femme, et sans quitter madame de Rietz, sa maîtresse[14] ? Aux yeux d'un monarque capable de céder à des influences de ce genre, Hertzberg avait toujours eu le tort d'être inaccessible à de lâches complaisances et de vouloir élever, maintenir, la politique au-dessus des intrigues de boudoir, au-dessus des conseils donnés dans l'ombre des ruelles. De sorte que, quand Léopold écrivait au roi de Prusse de se tenir en garde contre un ministre plein de haines et de passions ardentes[15], il ne faisait qu'encourager dans le roi de Prusse le désir d'écarter un surveillant incommode. L'éclat prévu arriva. Au mois d'avril 1791, le comte d'Alvensleben et le comte de Schulembourg-Kehnert furent adjoints à Herlzberg, dont l'autorité, du reste, n'était plus depuis quelque temps que secondaire. Il comprit qu'on voulait sa démission, et ne tarda pas à se retirer dans ses terres en Poméranie[16], l'âme navrée de la défiance dont il était devenu l'objet, et de la ruine de ses grands desseins. Sa retraite laissait la route libre à Bischofswerder, le directeur de la politique occulte, l'ami de l'Autriche ; et voilà comment les inspirations de Reichenbach prévalurent de nouveau. Il faut dire aussi que, dès le mois précédent, les deux cours de Vienne et de Saint-Pétersbourg s'étaient montrées résolues à mettre un terme à la guerre d'Orient[17], un orage qui se formait en Pologne ayant porté Catherine à adopter une marche plus prudente. Tel était donc l'état des choses, lorsqu'eut lieu à Paris la tentative manquée d'un voyage à Saint-Cloud, racontée en détail dans un précédent chapitre. Pour ne pas interrompre le cours des événements intérieurs que cette tentative détermina, nous nous sommes borné alors à mentionner la circulaire que Montmorin adressa aux ambassadeurs : voici le moment de dire les circonstances caractéristiques qui s'y rattachent. Et d'abord, il importe de mettre sous les yeux du lecteur le texte même de la circulaire. Lettre communiquée à l'Assemblée nationale par le ministre au nom du roi. Le roi me charge, monsieur, de vous mander que son intention la plus formelle est que vous manifestiez ses sentiments sur la Révolution et sur la Constitution française à la cour où vous résidez. Les ambassadeurs et ministres de France près toutes les cours de l'Europe reçoivent les mêmes ordres, afin qu'il ne reste aucun doute ni sur les intentions de Sa Majesté, ni sur l'acceptation libre qu'elle a donnée à la nouvelle forme de gouvernement, ni sur son serment irrévocable de la maintenir. Sa Majesté avait convoqué les États généraux de son royaume, et déterminé dans son conseil que les communes y auraient un nombre de députés égal à celui des deux autres ordres qui existaient alors. Cet acte de législation provisoire, que les obstacles du moment ne permettaient pas de rendre plus favorable, annonçait assez le désir de Sa Majesté de rétablir la nation dans tous ses droits. Les États généraux furent assemblés, et prirent le litre d'Assemblée nationale ; bientôt une constitution propre à faire le bonheur de la France et du monarque remplaça l'ancien ordre de choses, où la force apparente de la royauté ne cachait que la force réelle des abus de quelques corps aristocratiques. L'Assemblée nationale adopta la forme du gouvernement représentatif joint à la royauté héréditaire ; le Corps législatif fut déclaré permanent ; l'élection des ministres du culte, des administrateurs et des juges, fut rendue au peuple ; on conféra le pouvoir exécutif au roi, la formation de la loi au Corps législatif et la sanction au monarque ; la force publique, soit intérieure, soit extérieure, fut organisée sur les mêmes principes et d'après la base fondamentale de la distinction des pouvoirs : telle est la nouvelle constitution du royaume. Ce que l'on appelle la Révolution n'est que l'anéantissement d'une foule d'abus accumulés depuis des siècles par l'erreur du peuple ou le pouvoir des ministres, qui n'a jamais été le pouvoir des rois ; ces abus n'étaient pas moins funestes à la nation qu'au monarque ; ces abus, l'autorité, sous des règnes heureux, n'avait cessé de les attaquer sans pouvoir les détruire ; ils n'existent plus. La nation souveraine n'a plus que des citoyens égaux en droits, plus de despote que la loi, plus d'organes que des fonctionnaires publics, et le roi est le premier de ces fonctionnaires : telle est la Révolution française. Elle devait avoir pour ennemis tous ceux qui, dans un premier moment d'erreur, ont regretté, pour des avantages personnels, les abus de l'ancien gouvernement : de là l'apparente division qui s'est manifestée dans le royaume, et qui s'affaiblit chaque jour ; de là peut-être quelques lois sévères et de circonstance que le temps corrigera. Mais le roi, dont la véritable force est indivisible de celle de la nation, qui n'a d'autre ambition que le bonheur du peuple, ni d'autre pouvoir réel que celui qui lui est délégué, le roi a dû adopter sans hésiter une heureuse constitution qui régénérait tout à la fois son autorité, la nation et la monarchie. On lui a conservé toute sa puissance, hors le pouvoir redoutable de faire des lois ; il est resté chargé des négociations avec les puissances étrangères, du soin de défendre le royaume, et d'en repousser les ennemis ; mais la nation française n'en aura plus désormais au dehors que ses agresseurs : elle n'a plus d'ennemis intérieurs que ceux qui, se nourrissant encore de folles espérances, croiraient que la volonté de vingt-quatre millions d'hommes rentrés dans leurs droits naturels, après avoir organisé le royaume de manière qu'il n'existe plus que des souvenirs des anciennes formes et des anciens abus, n'est pas une immuable, une irrévocable constitution. Les plus dangereux de ces ennemis sont ceux qui ont affecté de répandre des doutes sur les intentions du monarque ; ces hommes sont bien coupables ou bien aveuglés ; ils se croient les amis du roi, ce sont les seuls ennemis de la royauté ; ils auraient privé le monarque de l'amour et de la confiance d'une grande nation, si ses principes et sa probité eussent été moins connus. Eh ! que n'a pas fait le roi pour montrer qu'il comptait aussi la Révolution et la Constitution française parmi ses titres à la gloire ? Après avoir accepté et sanctionné toutes les lois, il n'a négligé aucun moyen de les faire exécuter ; dès le mois de février de l'année dernière il avait, dans le sein de l'Assemblée nationale, promis de les maintenir ; il en a fait le serment au milieu de la fédération universelle du royaume : honoré du titre de restaurateur de la liberté française, il transmettra plus qu'une couronne à son fils, il lui transmettra une royauté constitutionnelle. Les ennemis de la Constitution ne cessent de répéter que le roi n'est pas heureux, comme s'il pouvait exister pour un roi d'autre bonheur que celui du peuple ; ils disent que son autorité est avilie, comme si l'autorité fondée sur la force n'était pas moins puissante et plus incertaine que l'autorité de la loi ; enfin, que le roi n'est pas libre : calomnie atroce, si l'on suppose que sa volonté a pu être forcée ; absurde, si l'on prend pour défaut de liberté le consentement que Sa Majesté a exprimé plusieurs fois de rester au milieu des citoyens de Paris : consentement qu'elle devait accorder à leur patriotisme, même à leurs craintes, et surtout à leur amour. Ces calomnies cependant ont pénétré jusque dans les cours étrangères ; elles y ont été répétées par des Français qui se sont volontairement exilés de leur patrie, au lieu d'en partager la gloire, et qui, s'ils n'en sont pas les ennemis, ont au moins abandonné leur poste de citoyen. Le roi vous charge, monsieur, de déjouer leurs intrigues et leurs projets. Ces mêmes calomnies, en répandant les idées les plus fausses sur la Révolution française, ont fait suspecter chez plusieurs nations voisines les intentions des voyageurs français ; et le roi vous recommande expressément de les protéger et de les défendre. Donnez, monsieur, de la Constitution française, l'idée que le roi s'en forme lui-même ; ne laissez aucun doute sur l'intention de Sa Majesté de la maintenir de tout son pouvoir. En assurant la liberté et l'égalité des citoyens, cette constitution fonde la prospérité nationale sur les bases les plus inébranlables ; elle affermit l'autorité royale par les lois ; elle prévient, par une révolution glorieuse, la révolution que les abus de l'ancien gouvernement auraient bientôt fait éclater, en causant peut-être la dissolution de l'empire ; enfin, elle fera le bonheur du roi. Le soin de la justifier, de la défendre et de la prendre pour règle de conduite, doit être votre premier devoir. Je vous ai déjà manifesté plusieurs fois les sentiments de Sa Majesté à cet égard ; mais d'après ce qui lui est revenu de l'opinion qu'on cherchait à établir dans les pays étrangers, sur ce qui se passe en France, elle m'a ordonné de vous charger de notifier le contenu de cette lettre à la cour où vous êtes ; et pour lui donner plus de publicité, Sa Majesté vient d'en ordonner l'impression. 23 avril 1791. Signé : MONTMORIN. Louis XVI ne pouvait consentir à une déclaration semblable sans déshonneur. Affirmer, à la face de l'Europe, qu'il était parfaitement libre, le lendemain du jour où il s'était plaint de ne l'être pas, si amèrement et si publiquement ; aller jusqu'à traiter de calomnie atroce ce qu'on disait de la contrainte contre laquelle il avait toujours été le premier à protester ; annoncer enfin aux puissances, dans un acte officiel, qu'il adorait la constitution, pour laquelle on connaissait toute son horreur, c'était descendre à la honte du mensonge, et d'un mensonge inutile. Ses plus mortels ennemis n'eussent pas pu lui suggérer une plus funeste démarche. Bertrand de Molleville assure, sans en fournir aucune preuve, et sans citer ses sources, que la circulaire fut rédigée par le parti Lameth[18]. Nul doute que, déjà à cette époque, les Lameth ne songeassent à se rapprocher de la cour ; mais, de documents authentiques publiés récemment, il résulte que ce fut Pellenc, qui avait été le secrétaire de Mirabeau et était resté l'homme de confiance du comte de La Marck, qui rédigea cette triste et hypocrite profession de foi[19]. Maintenant, est-il vrai que, dans un entretien qui eut lieu le 20 avril, Montmorin représenta vivement au roi les inconvénients et la honte d'une semblable démarche ? Est-il vrai qu'ayant reçu la pièce des mains de Louis XVI, il l'emporta chez lui pour l'examiner plus à loisir, la renvoya avec une lettre où il persistait dans son refus de la signer, et qui contenait l'offre de sa démission ? Est-il vrai enfin que Louis XVI lui répondit : Je garde votre démission, parce qu'elle peut vous servir plus tard à prouver que vous l'avez donnée dans la circonstance présente, mais je ne l'accepte pas, pour des raisons que je vous dirai : venez me voir demain sans faute ; sur quoi Louis XVI, le lendemain, aurait arraché à Montmorin sa signature, en lui expliquant l'absolue nécessité de cette manifestation, et en lui répétant : Ne craignez rien pour votre honneur : je m'engage à vous justifier complètement, quand l'heure sera venue. Après avoir raconté tout cela, Bertrand de Molleville dit expressément : Je déclare que mes preuves sont, d'abord l'assertion de M. de Montmorin, qui, en réponse au reproche que je lui faisais d'avoir signé, me montra le billet du roi, sus-mentionné, et me raconta les circonstances que je viens de rapporter ; ensuite, ce que le roi lui-même m'apprit de la démission offerte par M. de Montmorin, lors de l'envoi de la lettre aux ambassadeurs[20]. Quelque formelle que soit l'affirmation, elle ne se trouve
guère d'accord, il faut en convenir, avec les documents que nous invoquions
tout à l'heure. Car, on y voit que, le 22 avril 1791, Montmorin écrivait au
comte de La Marck, en lui parlant de la circulaire : Il
me serait bien nécessaire d'avoir le projet de Pellenc ; je voudrais pouvoir
envoyer ma lettre, le plus tôt possible, au comité diplomatique. Cette mesure
est une de celles auxquelles on attache le plus d'importance. Il est possible
qu'on pense aussi que j'y répugne beaucoup, et on n'a pas tort ; mais,
puisqu'il est nécessaire de le faire, il ne faut pas se faire tirer
l'oreille[21]. Et le 23 avril,
trois jours après la conversation rapportée par Bertrand de Molleville, le
même Montmorin écrivait au comte de La Marck : ... Ma
lettre est partie. J'ai fait les petits changements qu'il (Pellene) indiquait,
et surtout j'ai rétabli l'article de la liberté que vous m'avez fait demander
par Duquesnoy. — J'ai vu le roi, qui a tout
approuvé, lui bien triste d'accepter, et moi de le lui proposer. Je
voulais aller chez la reine ; il m'a dit qu'il se chargeait de lui parler, et
que je pouvais compter qu'elle approuverait tout par le même motif que lui[22]. On sent de quelle autorité est, pour l'histoire, une correspondance destinée, comme celle-ci, à rester secrète, et dont les auteurs s'expriment à cœur ouvert, avec tout le laisser aller des confidences intimes. Or, dans ces billets de Montmorin, rapprochés du récit de Bertrand de Molleville, les rôles sont tout à fait intervertis. A la vérité, le ministre avoue ses répugnances, mais ce n'en est pas moins lui qui propose, et le roi ne fait qu'accepter. Quoi qu'il en soit, ce qui ressort également des deux versions, c'est que la cour se décida à publier la circulaire aux ambassadeurs, du 23 avril 1791, sans se faire la moindre illusion sur ce qu'il y avait là de dégradant. Mais, chose plus dégradante et qui comblait la mesure, à peine la circulaire avait-elle été lancée, que Louis XVI envoyait des agents secrets à Bruxelles et à Cologne, avec des dépêches propres à être communiquées, d'une part au roi de Prusse, et d'autre part à l'archiduchesse Marie-Christine, gouvernante des Pays-Bas. Et que contenaient ces dépêches ? La déclaration, formelle mais confiée à la discrétion des rois, que toute sanction donnée par lui aux décrets de l'Assemblée nationale devait être réputée nulle ; que toute démarche par lui consentie en faveur de la Constitution devait être interprétée dans un sens opposé, et que plus son adhésion serait éclatante, moins il faudrait y croire[23] ! Au surplus, dans la conduite de la cour de France, à cette époque, tout n'était que tentatives contradictoires, incertitudes, revirements inattendus, tromperies tantôt réelles, tantôt apparentes. Ainsi, le jour même où l'on s'était montré charmé du plan de Montmorin, qui se bornait à solliciter des puissances une démonstration purement comminatoire, on paraissait pencher pour le recours à des moyens violents et décisifs, tels que ceux que recommandait le comte de Mercy ; on faisait croire au ministre des affaires étrangères, le matin, qu'on n'entendait pas essayer du dangereux système de la fuite aux frontières, et le soir, on s'arrêtait avec complaisance à l'idée d'une évasion ; on se défiait du comte d'Artois, on blâmait l'emportement de son zèle, quelquefois on en suspectait les motifs, puis tout à coup on s'abandonnait envers lui aux inspirations d'une confiance absolue. Essayons de parcourir, sans nous y perdre, ces tortueux sentiers. Le comte d'Artois, en 1791, avait quitté Turin. Or, si l'on veut savoir quels étaient, à son égard, lorsqu'il y séjournait encore, les sentiments de la reine, on n'a qu'à méditer le passage suivant d'une lettre que lord Malmesbury adressait au duc de Portland, le 3 octobre 1790 : Je suis informé que le comte d'Artois et le prince de Condé ont préparé de longue main un essai de contre-révolution ; qu'ils ont envoyé des émissaires et dépensé des sommes considérables dans le Lyonnais, la Franche-Comté, les Trois-Évêchés, la Bourgogne, et qu'ils se proposent, vers le 15 du mois d'octobre, d'entrer en France à la tête d'un corps nombreux de troupes, en partie levées par eux-mêmes, en partie fournies par le roi de Sardaigne. Ils ont été priés instamment par la reine et par Monsieur de différer l'exécution de ce projet, d'abord parce qu'on n'est pas encore prêt à Paris et dans les environs, ensuite parce que la reine désire les voir attendre que le roi de Hongrie ait rassemblé son armée dans les Pays-Bas ; mais le comte d'Artois est décidé à passer outre. Il est probable qu'il conduira ses compagnons à la ruine. Car, outre que ses mesures sont mal prises et nullement neuves pour l'exécution, son ardeur a éveillé dans l'esprit de la reine et de Monsieur le soupçon que c'est pour lui-même, et non pour le roi, qu'il travaille, et que leurs affaires ne seraient pas en meilleur état, s'il réussissait, que sous le gouvernement de l'Assemblée nationale[24]. Depuis que ce tableau d'intérieur avait été tracé de la main d'un homme parfaitement initié aux mystères des cabinets, le comte d'Artois avait changé de résidence. La cour de Turin étant une des cours les moins corrompues de l'Europe, il s'y ennuyait[25]. Il écrivit à Calonne, réfugié à Londres, et celui-ci, après s'être mis en campagne, avoir sondé le terrain, désigna Coblentz comme un lieu très-propre à devenir le quartier général de l'émigration. Le comte d'Artois s'y rendit, y fixa son domicile au château de Cambergslust, et y fut rejoint par Calonne, qui, dès ce moment, devint l'âme de ses entreprises, le régulateur suprême de tous ses projets. Courtisans et sultanes étant accourus, il fallut de l'argent : le comte d'Artois ne se fit pas scrupule de mendier, auprès des divers souverains, pour l'entretien de sa maison, et aux tributs qu'il leva sur eux, Louis XVI ajouta des marques non équivoques de munificence. Mais, à Coblentz, tout ne fut pas donné au plaisir. Calonne qui savait marier aux dissipations le goût des affaires, et qui déjà l'avait prouvé, créa autour du comte d'Artois une sphère d'incessante activité ; il s'empara de l'esprit de l'électeur de Trèves, lui persuada que c'était Louis XVI qui avait perdu la monarchie, et que la contre-révolution opérée, le comte d'Artois devait être appelé, comme lieutenant-général du royaume, à en consolider les résultats. En attendant, il tranchait du premier ministre, nommait Deville son trésorier, faisait du maréchal de Broglie une espèce de ministre de la guerre, établissait une police, et la plaçait sous la direction de Rey et de Prioran, le premier, ancien lieutenant de police à Lyon, le second, ancien prévôt de maréchaussée des chasses du roi, tous les deux hommes capables et hommes d'intrigue[26]. C'était pour le coup, ce semble, que la reine, que Louis XVI, auraient dû écouter leurs alarmes ; d'autant qu'ils y étaient excités par le baron de Breteuil, qui traitait avec les cabinets au nom du roi, et en qui Calonne avait un ennemi personnel[27]. Cependant, ce fut juste au moment où l'attitude prise par le comte d'Artois pouvait être à bon droit considérée comme suspecte, que Louis XVI et la reine songèrent, non-seulement à se rapprocher de lui, mais à l'investir de leur confiance. Ils chargèrent le comte Alphonse de Durfort de l'aller trouver et de lui déclarer de leur part : Qu'ils étaient impatients d'échapper au joug d'infâmes brigands et de se voir environnés de fidèles serviteurs ; Que Lafayette était un homme faible, un fanatique, un factieux, auquel ils ne se fieraient jamais ; Que Montmorin était bon, mais sans pouvoir ; Que l'archevêque de Sens était abhorré généralement, méprisé de tous les partis, et que, sur son compte, l'opinion de Louis XVI et de la reine était conforme à l'opinion publique ; Que le roi s'était présenté à l'Assemblée, après l'émeute relative au projet de voyage de Saint-Cloud, uniquement parce qu'il y avait été forcé par des ministres auxquels il ne pouvait avoir confiance ; Que les dispositions du peuple étaient détestables ; Que personne n'était pour le roi dans l'Assemblée, le seul homme qui eût offert son concours étant mort ; Que la circulaire aux ambassadeurs devait paraître un acte monstrueux et l'était effectivement, mais qu'elle avait été l'ouvrage de certains membres de l'Assemblée ; qu'on l'avait jugée indispensable, et qu'après tout, le roi n'y avait pas apposé sa signature. A cette question, prévue, du comte d'Artois : Leurs Majestés ont-elles l'intention de quitter Paris ? le comte de Durfort avait mission de répondre d'une manière affirmative. Quant à Calonne, on n'avait eu garde de l'oublier, dans des instructions dont son ascendant eût pu empêcher l'effet. Le roi et la reine lui faisaient donc savoir qu'ils étaient enchantés du crédit dont il jouissait auprès du comte d'Artois. Venait ensuite l'avis qu'il agirait sagement s'il rompait tout commerce épistolaire avec une vicomtesse, maîtresse avouée de l'évêque d'Autun, et qui associait l'espionnage à l'amour[28]. Le comte de Durfort partit vers la fin du mois d'avril 1791, et traversant les Alpes, se dirigea sur Vicence, où le comte d'Artois attendait une entrevue qu'il avait fait demander à Léopold, alors à Florence avec la reine de Naples sa sœur. Le comte d'Artois fut surpris et touché : ses précédents rapports avec Marie-Antoinette ne l'avaient guère préparé à tant d'abandon, et son désir de voir Léopold n'en devint que plus impatient. Calonne, que dans ce but il avait envoyé à Florence, eut avec l'empereur d'Autriche plusieurs conférences où ce prince déploya une prudence si excessive qu'elle touchait au mystère. Il ne voulut recevoir Calonne que dans une petite maison retirée, tout à fait séparée du palais. Il s'y rendait sans suite, sans amener avec lui un domestique, et allait ouvrir lui-même la porte aux personnes à qui il avait donné rendez-vous[29]. Informé par l'envoyé du comte d'Artois du vœu de ce prince, il fixa l'entrevue demandée, à Mantoue, pour le 20 mai. A Mantoue, le comte d'Artois, apprit de la bouche de Léopold qu'une puissante coalition se formait en faveur du roi de France, et que le concours de l'Espagne, de la Sardaigne, de la Suisse, des cercles de l'Empire, était déjà assuré. L'empereur d'Autriche ayant développé ses vues, Calonne fut chargé d'en tracer le plan, qu'il rédigea pendant la nuit et qu'il soumit le lendemain à l'empereur. Léopold approuva le travail du diplomate français, sauf quelques corrections qu'il y fit de sa propre main[30]. Le plan portait en substance que, vers le mois de juillet, on mettrait en mouvement trente-cinq mille impériaux vers la Flandre, quinze mille hommes de troupes des cercles vers l'Alsace, quinze mille Suisses du côté de Lyon, autant de Sardes vers Grenoble, et enfin vingt mille Espagnols sur la frontière du Roussillon.. Il était, en outre, convenu qu'au moment où les troupes arriveraient sur la ligne d'observation, les puissances alliées lanceraient un manifeste qu'aurait précédé une protestation de la maison de Bourbon signée du roi d'Espagne, du roi de Naples, de l'infant de Parme, et des princes français, libres hors du royaume[31]. Ces détails, puisés à des sources royalistes, terminent tout débat sur la question de l'origine de cette guerre formidable par qui l'Europe fut inondée de sang ! Seulement, dans la pensée de Léopold, les opérations hostiles ne devaient commencer d'une manière sérieuse qu'après avoir été déterminées par un congrès[32]. Les résultats de la conférence de Mantoue n'étaient en aucune façon subordonnés à une tentative d'évasion, de la part de Louis XVI. Il est bien vrai que Léopold, comme tous les autres souverains, avait reçu avis que Louis XVI concertait secrètement avec Bouillé des préparatifs de fuite ; il est bien vrai qu'à cette nouvelle il avait donné l'ordre au gouvernement des Pays-Bas de mettre à la disposition du roi de France, troupes et argent, tandis que, de son côté, sous prétexte de prendre les eaux, le roi de Suède se rapprochait de nos frontières, prêt à joindre Louis XVI dans sa retraite projetée. Mais, depuis peu, Léopold avait complètement changé d'opinion à l'égard du projet de fuite. Il en trouvait la réussite trop douteuse et l'insuccès trop funeste. A Mantoue, il put s'assurer que telle était aussi la manière de voir du comte d'Artois, celle de Calonne, et cela le confirma dans son opposition à tout essai de fuite[33]. Elle allait avoir lieu, cependant, cette fuite qui fut si fatale à la monarchie ! Elle allait avoir lieu, malgré Léopold, malgré le comte d'Artois, malgré Calonne, on pourrait presque ajouter malgré Bouillé lui-même. Car, dans la correspondance secrète de ce général avec Louis XVI, il ne fut pas sans représenter que la démarche en question était très-dangereuse, très-hasardée ; que, si elle manquait, elle perdrait la monarchie : qu'il n'était pas jusqu'aux jours du roi qu'elle ne mît en péril[34]. Mais Louis XVI était vivement poussé en sens contraire par le baron de Breteuil, que l'ambition dominait, que les conférences de Mantoue avaient aigri, qui s'alarmait de l'influence croissante du comte d'Artois, si intimement liée à la fortune de Calonne. Sous l'inspiration de ces sentiments de crainte égoïste, de dépit, de jalousie, le baron partit de Soleure, gagna Bruxelles, et ce fut de là qu'il brusqua, de concert avec le comte de Mercy, l'évasion de Louis XVI, en alléguant que tel était l'avis de l'empereur[35]. Louis XVI ne demandait pas mieux que de croire, sur ce point, aux assertions du baron de Breteuil. La crédulité est si voisine du désir ! Or, il est certain que, depuis qu'on avait alarmé ses scrupules religieux, Louis XVI ne rêvait plus qu'évasion[36]. Quant à la reine, Fontanges, archevêque de Toulouse, assure, dans le récit qu'il a laissé de la fuite de Varennes, que, durant l'été de 1790, il avait entendu dire à Marie-Antoinette : Que voulez-vous que le roi fasse loin de Paris, sans argent, sans moyens personnels pour rappeler l'armée à la fidélité, sans lumière pour se diriger, sans conseil pour suppléer à ce qui lui manque ; et, outre cela, avec son horreur pour la guerre civile ? N'en parlons plus[37]. Ces considérations, en 1791, n'avaient certes rien perdu de la force qu'elles pouvaient avoir en 1790 ; qui changea les dispositions de Marie-Antoinette ? Le roi, selon M. de Fontanges. Elle ne céda aux instances de Louis XVI qu'après s'être convaincue qu'il serait inutile de continuer à les combattre[38]. On ne s'occupa donc plus que des moyens de fuir, et revenant à ses défiances envers le comte d'Artois, la reine écrivit à Léopold, le 7 juin 1791, la lettre suivante, copie textuelle d'un autographe qui nous a été communiqué[39] : 7 juin 1791. Il est prudent de ne rien dire de confidentiel au comte d'Artois sur ce que vous savez, car son zèle le porterait à s'ouvrir à ses entours. Je fonde quelque espérance sur le projet, et votre ami une fois en liberté pourra faire des conditions au lieu d'en recevoir ; sa cause est juste, et c'est celle de tous les honnêtes gens, qui malheureusement sont trop timides…. Mon mari et mes enfants se portent bien et ont beaucoup de courage au milieu de tous nos maux. MARIE-ANTOINETTE. |
[1] Extract of
a letter from lord Malmesbury to the duke of Portland. Diaries
and correspondence of the earl of Malmesbury, vol. II, p. 436.
[2] Diaries and correspondence of the earl of Malmesbury, vol. II, p. 436.
[3] Louis-Philippe de Ségur, Tableau historique et politique de l'Europe, t. I, p. 306. Paris, an XI.
[4] Voyez les détails dans l'Annual Register, vol. XXIII, chap. V.
[5] Voyez les détails dans l'Annual Register, vol. XXIII, chap. V, p. 100.
[6] Dans son Tableau historique et politique de l'Europe, t. I, p. 307, Louis-Philippe de Ségur dit quinze mille ; mais c'est une erreur, le nombre de trente et un mille ayant été constaté par une enquête.
[7] Annual Register, vol. XXIII, p. 101.
[8] His
Prussian Majesty, although as gracious, and even kind to me as possible,
studiously avoided talking to me on public concerns ; and he observes the same
reserve with His Majesty's minister, who, instead of being as he was a few
months ago, in the whole secret, and in a manner the director of the Prussian
cabinet, is now neither consulted nor trusted. Diaries
and correspondence of the earl Malmesbury, vol. II, p. 441.
[9] ..... Bischofswerder being a foreigner, and taxed with having sold his master to the emperor. Diaries and correspondence of the earl Malmesbury.
[10] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 98 et 99.
[11] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 98.
[12] Voyez les Annales de la Révolution française, par Bertrand de Molleville, t. IV, chap. t. chap. XXXIX.
[13] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 99.
[14] Louis-Philippe de Ségur, Tableau historique et politique de l'Europe, t. I, p. 310.
[15] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 101.
[16] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 104.
[17] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 100.
[18] Annales de la Révolution française, t. IV, chap. XXXIX.
[19] Voyez la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. III, p. 152.
[20] Annales de la Révolution française, t. IV, chap. XXXIX. — Je me sers de la traduction anglaise, n'ayant pas sous la main l'édition originale.
[21] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. III, p. 150.
[22] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. III, p. 153.
[23] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 107 et 108 — Ouvrage essentiellement monarchique, très-décidément contre-révolutionnaire, et dont les assertions ne sauraient être suspectes quand elles sont de nature à accuser soit les gouvernements de l'Europe, soit Louis XVI.
[24] I am
informed that the count d'Artois and the prince of Condé have been for a long
time preparing themselves for an attempt to effect a counter-revolution ; that
they have employed emissaires, and expended large sums of money in the
Lyonnais, Franche-Comté, les Trois-Évêchés, and Burgundy ; and that they
intend, on or about the 15th of October, to enter France from the side of
Turin, at the head of a considerable body of troops, partly raised by
themselves, partly furnished by the king of Sardinia. They have been entreated
by the queen and Monsieur to delay it, as they are not yet ready in Paris and
the neighbourhood ; and particularly the queen wishes them to wait till the
king of Hungary has got his army assembled in the Low-Countries ; but count
d'Artois will not listen to this, and is determined to proceed on the day mentioned.
He will probably lead his followers to certain destruction ; as besides his
measures being ill-taken, and not ripe for execution, his eagerness has created
a jealousy in the queen and Monsieur, that it is for himself, not for the king,
that he is working ; and that they shall not be better off if lie succeeds that
under the rule of the national Assembly. Diaries and
correspondence of the earl of Malmesbury, vol. II, p. 437, 438.
[25] Histoire secrète de Coblentz, dans la Révolution des Français, attribuée à M. de Rivarol, Londres, 1795.
[26] Histoire secrète de Coblentz, dans la Révolution des Français, attribuée à M. de Rivarol, p. 23-29.
[27] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 115.
[28] Bertrand de Molleville, t. IV chap. XL de ses Annales de la Révolution, a mêlé au récit de cette négociation quelques détails puérils ; mais les instructions qu'il rapporte, tirées d'un mémoire à lui communiqué par le comte de Durfort lui-même, ne sauraient être révoquées en doute. Du reste, Bertrand de Molleville se trouve ici parfaitement d'accord avec les Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 108 et 109.
[29] Bertrand de Molleville, Annales de la Révolution française, t. IV, chap. XL.
[30] Bertrand de Molleville, Annales de la Révolution française, t. IV, chap. XL.
[31] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 3.
[32] C'est du moins ce qu'assurent les Mémoires ci-dessus. Car Bertrand de Molleville, qui eut sur la négociation dont il s'agit, des renseignements particuliers, ne dit rien de cette circonstance.
[33] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 113 et 114.
[34] Mémoires de Bouillé, chap. XI, p. 182.
[35] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 115.
[36] Mémoires de Weber, t. II, chap. IV, p. 64.
[37] Mémoires de Weber, t. II, chap. IV, p. 64.
[38] Mémoires de Weber, t. II, chap. IV, p. 65.
[39] Nous devons cette obligeante communication à M. A. Donnadieu, un des plus intelligents et des plus célèbres collectionneurs d'autographes qu'il y ait en Europe.