HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME CINQUIÈME

LIVRE CINQUIÈME (SUITE)

 

CHAPITRE IX. — LAFAYETTE DÉCLINE.

 

 

Puissance de Lafayette minée par Marat et Fréron. — Polémique entre Marat et Camille Desmoulins. — Ils se réunissent néanmoins contre Lafayette. — Portée de ces attaques. — Troubles religieux. — Les brefs du pape. — Le mannequin du pape promené sur des ânes. — Jeune fille fouettée sur les marches d'une église. — Louis XVI écrit secrètement à l'évêque de Clermont pour savoir s'il peut faire ses pâques. — Réponse de l'évêque. — Communion du roi aux mains d'un prêtre réfractaire. — Soulèvement de l'opinion. — Le club des Cordeliers dénonce Louis XVI à la nation. — Projet d'un voyage à Saint-Cloud. — Catilinaire de Fréron. — Le peuple s'oppose violemment au départ de la famille royale. — Lafayette désobéi par la garde nationale. — Adresse au roi, rédigée par Kersaint et Danton. — Louis XVI à l'Assemblée. — Imprudente duplicité de la cour. — Comment Lafayette reprend sa démission. — Serment d'obéissance aveugle au chef de la bourgeoisie armée ; énergique protestation de Dubois-Crancé et de Girardin (d'Ermenonville). — Déclin de la popularité de Lafayette.

 

Lafayette, on l'a vu, était le seul homme dont Mirabeau eût envié la popularité, le seul dont il eût craint la puissance. Et en effet, depuis le commencement de la Révolution, Lafayette exerçait un pouvoir incomparable. Chef de la bourgeoisie parisienne, enrégimentée et armée, il la faisait mouvoir d'un signe ; toutes les gardes nationales du royaume obéissaient à son impulsion ; le peuple le respectait ; la municipalité tenait à lui comme le corps tient au bras, et Bailly se sentait heureux d'être son compère ; chargé de veiller sur les jours du roi et en même temps d'observer ses démarches, il avait rempli de ses gardes l'intérieur des Tuileries, dont l'accès lui était ouvert à toute heure ; à l'Assemblée, sa parole avait quelque chose de l'autorité d'un commandement, et son vote le poids d'une épée ; en un mot, la Révolution semblait toujours à la veille de recevoir de lui son mot d'ordre, et le roi s'estimait son prisonnier. De là mille appréhensions en sens divers. Prenez garde à Cromwell, disaient les uns ! Prenez garde à Monk, disaient les autres ! et Camille Desmoulins, désespéré, s'écriait : Paris, à bien meilleur droit que la ville des États-Unis, pourrait s'appeler Fayetteville[1].

Mirabeau mort, il était naturel que Lafayette s'attendît à paraître plus grand. Marat en eut le frisson, et son effroi se changea aussitôt en rage. Il avait trouvé dans Fréron un auxiliaire dont les fureurs, pour être déclamatoires et factices, n'en agitaient pas moins les faubourgs. Dans des lettres qu'il se faisait adresser et qu'il accompagnait de frénétiques commentaires, Fréron enregistrait chaque matin la prétendue preuve des noirs complots ourdis par Lafayette[2]. Rien de moins concluant que les faits dénoncés par l'Orateur du peuple ; mais du SOMMAIRE de chaque feuille se détachaient en gros caractères des titres propres à frapper vivement l'esprit : Dénonciation des nouveaux actes tyranniques de Bailly et de Mottié[3]. — Lafayette et Bailly absolument démasqués[4], etc., etc. Ce qu'il entend dire sans cesse, le peuple finit par le croire. D'ailleurs, Marat savait joindre à ses calomnies des accusations fondées qui donnaient aux premières une vraisemblance sinistre,

Toujours est-il que l'astre de Lafayette commença justement de pâlir au moment où celui de Mirabeau venait de se coucher pour jamais. La section du Théâtre-Français ayant demandé la destitution du général, quatorze sections exprimèrent le vœu qu'on en délibérât, et le bataillon des Champs-Élysées refusa de le reconnaître pour commandant[5]. Sans être décisifs, ces symptômes étaient graves. Mais cela ne répondait ni aux inquiétudes de Marat, ni aux exigences de sa haine. Parce qu'une dénonciation lancée contre Lafayette par un certain Rutteau était allée s'engloutir dans le comité des recherches, parce qu'on ne se hâtait pas de destituer Lafayette, parce qu'on ne le déclarait pas sans plus tarder traître à la patrie, Marat s'écria : Ô Parisiens, vous êtes si ignares, si stupides, si présomptueux, si lâches, que c'est folie d'entreprendre de vous retirer de l'abîme. Et, menaçant le peuple de l'abandonner, il parla d'aller prêcher chez une nation moins corrompue l'apostolat de la liberté[6].

La menace était simulée. Camille Desmoulins la prit au sérieux et écrivit : Marat est sans contredit celui de tous les journalistes qui a le mieux servi la Révolution. L'Ami du peuple va se déshonorer en désertant le champ de bataille. Il est bien vrai que son plan de conduire le peuple jusqu'au but, en l'emportant bien au delà, ne lui a pas réussi ; cependant, ces trois bataillons qui voulaient, il n'y a pas longtemps, promener dans Paris son buste ceint de lauriers, lui prouvent qu'on rend justice à son courage[7].

Qui le croirait ? A ces éloges l'intraitable Marat répondit par un torrent d'injures, ce qui lui attira de la part de son compagnon d'armes cette réplique, chef-d'œuvre de finesse, de modération ironique et de dignité cruelle :

Marat, tu écris dans un souterrain où l'air ambiant n'est pas propre à donner des idées gaies et peut faire un Timon d'un Vadé. Tu as raison de prendre sur moi le pas de l'ancienneté et de m'appeler dédaigneusement jeune homme, puisqu'il y a vingt-quatre ans que Voltaire s'est moqué de toi ; de m'appeler injuste, puisque j'ai dit que tu étais celui des journalistes qui a le mieux servi la Révolution ; de m'appeler malveillant, puisque je suis le seul écrivain qui ait osé te louer ; enfin de m'appeler mauvais patriote, parce qu'il s'est glissé sur quelques numéros une faute d'impression, si lourde que personne ne peut s'y méprendre. — Apostat pour apostolat. — Mais tu auras beau me dire des injures, Marat, comme tu fais depuis six mois, je te déclare que, tant que je te verrai extravaguer dans le sens de la Révolution, je persisterai à te louer, parce que je pense que nous devons défendre la liberté, comme la ville de Saint-Malo, non-seulement avec des hommes, mais avec des chiens[8].

 

Ces polémiques, trop caractéristiques pour être passées sous silence, n'empêchaient pas Camille et Marat de poursuivre ensemble une guerre à outrance contre toutes les renommées suspectes d'indécision révolutionnaire, surtout contre Lafayette. Les accointances du général avec le Châtelet ; ses conférences avec Suleau ; ses liaisons, à peine voilées, avec Montmorin et Rouillé ; son inimitié à l'égard du duc d'Orléans, qu'il avait fait si arbitrairement espionner à Londres ; la persécution, sourde ou déclarée, dont il enveloppait Santerre ; son refus de reconnaître l'indépendance des Belges ; ses votes en faveur du veto absolu, de la loi martiale, du droit de paix et de guerre accordé au roi ; son attitude enfin dans les affaires de Vincennes, de la Chapelle, de Nancy[9]… ? tels étaient les griefs que Camille Desmoulins burinait dans sa feuille immortelle.

Les événements ne tardèrent pas à mettre en saillie la portée de ces attaques.

Le temps pascal approchait : les prêtres réfractaires n'abuseraient-ils pas de leur ascendant moral, dans des jours plus spécialement consacrés aux exercices de dévotion ? C'est ce que dut se demander le directoire du département de Paris.

La vérité est qu'aux yeux des prêtres non assermentés la nouvelle Église était hérésiarque au premier chef. Les vrais catholiques, — ainsi s'intitulaient les hommes du pape, — refusaient de communiquer avec elle, d'assister à ses prières publiques[10]. Et ce fut bien pis, lorsque, par deux brefs, l'un du 10 mars 1791, l'autre du 13 avril suivant, le pape eut déclaré suspens de leur ordre tous les prêtres jureurs qui ne se seraient pas rétractés dans le délai de quarante jours. La constitution civile du clergé n'étant, au dire de Rome, qu'un chaos de schismes et d'hérésies[11], quel respect pouvait-elle attendre de ceux que Rome tenait en laisse ? La braver, l'insulter devint pour eux œuvre pie. Or, comme il n'est pas d'excès qui ne provoque un excès contraire, il y eut intolérance de part et d'autre, et intolérance furieuse. Le pape damnait les révolutionnaires : ils se vengèrent en promenant sur des ânes un mannequin qui représentait le pape[12].

Le directoire du département de Paris avait donc un juste sujet de craindre que la célébration des mystères de Pâques ne devînt l'occasion des plus grands troubles. Il crut les prévenir en ordonnant de fermer les églises qui n'étaient pas conservées, sans interdire toutefois aux religieuses d entendre la messe dans l'intérieur de leur couvent ; encore fallait-il que le prêtre non assermenté qui voudrait y célébrer l'office, commençât par se munir d'une permission du curé de la paroisse et la fit viser au nouvel évêque diocésain[13]. Cette mesure tyrannique était due à l'intolérance du clergé constitutionnel, et on est forcé de reconnaître qu'il y avait quelque chose d'étrange à voir les catholiques romains sans églises, là où les calvinistes avaient leurs temples, les juifs leurs synagogues, et les Turcs leurs mosquées. Mais cette inconséquence, qui, dans des circonstances tout autres, eût été en effet choquante, le peuple n'avait garde de s'y arrêter. Et pourquoi ? Parce que son instinct lui disait que la religion ici n'était que le voile dont se couvraient des passions politiques et des intérêts mondains ; parce qu'il apercevait, cachés dans l'ombre des anciens autels, les rois, les nobles, les privilégiés de toute espèce ; parce qu'il sentait à merveille que, sous couleur de théologie, c'était la Révolution même que le sacerdoce romain brûlait de remettre en question. Aussi, une société de catholiques anticonstitutionnels ayant loué de la municipalité, aux termes de la loi, et payé d'avance l'église des Théatins, il se forma sur le quai un attroupement nombreux. Là, par malheur, étaient accourus quelques-uns de ces hommes dont la triste mission, dans ces jours troublés, fut de haranguer toujours, non la raison du peuple, mais ses défiances ou ses colères. Il en résulta des emportements honteux. Une jeune demoiselle, conduite par sa mère, s'étant présentée, on la fouetta sur les marches de l'église, après quoi, deux balais furent attachés sur la porte, en guise de menace[14]. Acte indigne, qui ne fut que trop imité, et dont l'indécente apologie déshonora la verve de Camille !

Cependant Louis XVI succombait aux agitations de sa conscience. Habitué à ne voir Dieu qu'à travers le prêtre, il se croyait une âme irréparablement souillée, depuis qu'il avait souffert qu'on portât la main sur le clergé. La lettre suivante que, le 15 avril, il écrivit secrètement à l'évêque de Clermont, donnera une idée de ses préoccupations d'alors, de ses scrupules et de la nature étrange de ses terreurs[15] :

Je m'adresse à vous avec confiance, père vénéré, comme à un des membres du clergé qui a toujours montré le zèle le plus éclairé pour la religion, pour vous consulter relativement aux dévotions de Pâques : puis-je et dois-je les faire ? Vous connaissez la misérable situation où je suis, ayant accepté les décrets relatifs au clergé. J'ai toujours regardé cette acceptation comme un acte forcé, n'ayant jamais hésité, pour ce qui me concerne moi-même, à rester uni aux pasteurs catholiques, et étant bien résolu, si jamais je recouvre mon autorité, à rétablir entièrement le culte catholique. J'ai vu un prêtre qui croit que ces sentiments peuvent suffire et que je puis faire mes dévotions de Pâques ; mais il vous appartient plus particulièrement de dire ce que l'Eglise pense à cet égard et d'apprécier les circonstances dans lesquelles je suis placé…, etc.

Signé : LOUIS.

 

L'esprit de l'Église se révèle tout entier dans la réponse dure, inflexible, que fit à cette lettre, si soumise, de l'infortuné monarque, l'évêque de Clermont. Après avoir exprimé combien il était touché de la confiance du roi, l'orgueilleux prélat ajoutait :

Un regret sincère du passé, une ferme résolution pour l'avenir, sont nécessaires pour recevoir l'absolution et nous mettre en état d'approcher de la sainte table. Mais ces dispositions doivent être manifestes, quand il y a eu faute commise, et j'oserai dire à Votre Majesté que l'acceptation ou sanction accordée à divers décrets, notamment à ceux qui, dans la constitution civile du clergé, se rapportent à des objets spirituels, a été suivie des conséquences les plus désastreuses pour la religion. Je sais que Votre Majesté les déplore ; je sais que ce qui a été arraché de votre main, votre cœur le désavoue, et que vous avez cru pouvoir céder à la contrainte. Mais, sire, quand il s'agit de la religion et de la loi de Dieu, Votre Majesté doit sentir que c'est seulement la résistance à la force qui fait les martyrs, et que l'effusion de leur sang pour cimenter l'œuvre de notre rédemption a été le plus puissant moyen de nous transmettre ce précieux don du ciel.... Je suis donc obligé de déclarer à Votre Majesté que le plus prudent me paraît être de suspendre la communion pascale, etc., etc.…

Signé : † évêque de Clermont.

 

Ainsi, pour conserver aux prêtres leurs riches domaines, ou pour défendre les abus flagrants qui s'étaient glissés dans l'administration de l'Église, il aurait fallu que Louis XVI se lit tuer sur son trône. Martyr ou damné, telle était pour lui l'alternative !

La lettre de l'évêque de Clermont était du 16 avril 1791, et le lendemain, cédant à d'autres inspirations ou à d'autres conseils, en présence de Bailly, en présence de Lafayette, le roi communiait aux mains d'un prêtre réfractaire[16]. Il aurait dû prévoir qu'une semblable démarche serait prise pour une bravade, et c'est ce qui arriva. Déjà, depuis quelques jours, des plaintes très-vives retentissaient de toutes parts sur ce qu'il logeait dans son palais des prêtres non assermentés ; sur ce qu'il avait renvoyé son confesseur, le curé de Saint-Eustache, parce que celui-ci avait prêté le serment ; sur ce qu'il accordait sa confiance à l'abbé L'Enfant, jésuite bien connu, et les choses étaient à ce point que les colporteurs allaient criant par les rues la grande trahison du roi des Français[17]. L'émotion redoubla, quand on apprit la scène de la communion, et que Lafayette y avait assisté, et que le grenadier Dupin avait refusé de présenter les armes au grand aumônier, comme autrefois le capitaine des gardes de Valentinien donnant un soufflet au prêtre qui lui jetait l'eau lustrale et voulait lui faire partager l'apostasie de l'empereur[18]. Quoi ! c'étaient là les résultats de cette sanction que Louis XVI avait accordée à la constitution civile du clergé, en protestant de sa sincérité d'une manière si pathétique et en mettant la main sur son cœur ! Le club des Cordeliers osa publier un arrêté qui dénonçait à tout le peuple français le premier fonctionnaire de l'État, le premier sujet de la loi, le roi lui-même, comme réfractaire aux lois du royaume[19] ; et l'on s'arracha dans Paris, on y acheta jusqu'à un écu les exemplaires d'un numéro de l'Orateur du peuple, où il était question en ces termes d'un voyage que Louis XVI allait faire à Saint-Cloud :

Louis XVI, encore aujourd'hui roi des Français, arrête !... Où cours-tu ? Tu crois raffermir ton trône, et il va s'abîmer ! As-tu bien pesé les suites de ce départ, l'ouvrage de ta femme ?... Le peuple n'ignore pas que, de Saint-Cloud, tu te disposes à partir pour Compiègne, et, de là, pour la frontière. En vain affectes-tu de répandre le bruit de ton retour pour la cérémonie de la Cène. Ne savons-nous pas que la bouche des rois est l'autre du mensonge ? Je soutiens qu'avant jeudi tu seras dans les bras de Condé. Une furie te pousse dans le précipice. Tu pars, et dans quelles circonstances ? Quand les prêtres réfractaires, profitant de cette quinzaine consacrée aux devoirs de la religion, alarment les consciences timorées, enflamment l'imagination ardente et superstitieuse d'un sexe crédule, distribuant de la même main des chapelets, des bénédictions et des poignards ! Tu pars, quand ton comité autrichien a disposé toutes les mèches de la contre-révolution, et qu'il ne faut plus qu'une étincelle pour embraser la France !... Mais tu t'y prends trop lard. Nous te connaissons, grand restaurateur de la liberté française !... Si ton masque tombe aujourd'hui, demain ce sera ta couronne.... Je ne dis plus qu'un mot : Si tu pars, nous saisissons tes châteaux, tes palais, nous proscrivons ta tête. Que les Porsenna s'avancent : les Scévola sont prêts ![20]

 

Il partait, cependant, il partait au bruit de ces malédictions farouches, sachant bien qu'on l'arrêterait, qu'on essayerait de l'arrêter du moins, et courant au-devant d'une violence qui aurait l'avantage de le montrer à l'Europe.... prisonnier. A onze heures donc, le 18 avril 1791, on vit sortir des Tuileries, chargées comme pour un voyage de cent lieues[21], des voitures où avaient pris place le roi, la reine, le dauphin, Madame Élisabeth. Le flux de la mer n'atteint pas plus promptement le rivage que les flots du peuple, en ce moment, ne circonvinrent les Tuileries ![22] Lafayette accourt avec de nombreux détachements de gardes nationales ; mais la plupart de ces bourgeois en armes, loin de vouloir combattre la multitude, paraissaient prêts à la seconder ; plusieurs même avaient passé la nuit au bois de Boulogne, pour y attendre le roi et le ramener[23]. On ferme les portes du palais, on entoure tumultueusement les carrosses, on saisit la bride des chevaux. Les environs retentissaient de clameurs ; le tocsin sonnait à Saint-Roch. Vainement Lafayette parcourt les rangs de la garde nationale, menace, supplie, invoquant le décret qui permet au roi de s'éloigner de vingt lieues : Il ne partira pas ; nous ne voulons pas qu'il parte ! est le cri qui s'échappe de toutes les lèvres. Humilié de se voir pour la première fois désobéi par les siens, Lafayette court au directoire demander la loi martiale ; mais Danton est là, il fait rejeter cette demande meurtrière, et au général, qui parle de donner sa démission, il crie d'une voix terrible : Il n'y a qu'un lâche qui puisse déserter son poste dans le péril[24]. Alors, accompagné de Bailly, Lafayette se rend à l'Assemblée. On y discutait un projet de loi sur la marine. Ce n'est point au milieu de la consternation générale, dit Malouet, qu'il est possible d'attacher votre attention à l'organisation de la marine ; les lois de l'empire sont violées ; la Constitution est attaquée dans la personne du monarque. — A bas Malouet ! répond le côté gauche, il provoque à la guerre civile ! L'ordre du jour ! l'ordre du jour !L'ordre du jour est l'ordre public, réplique Virieu. Mais de nouveaux cris s'élèvent, la discussion sur la marine est reprise, et, sans dire un mot de ce qui se passe au château, Lafayette et Bailly reviennent sur la scène de l'insurrection[25]. Là, le général commande à la cavalerie de pousser ses chevaux, sabre en main. Elle refuse de tirer le sabre, mais elle avance, puis s'arrête devant les gardes nationaux qui, décidés à la lutte, présentent aux chevaux la pointe de leurs baïonnettes. Pendant ce temps, un grenadier disait à Louis XVI : Nous vous aimons, sire, mais vous, vous seul. La reine pleurait[26]. Il y avait déjà une heure et demie que le roi attendait, dans sa voiture, le dénouement de ce drame, lorsqu'un officier municipal vint le conjurer de se retirer, l'avertissant que tel était le vœu de la garde nationale aussi bien que celui du peuple. On ne m'avait pas dit cela[27], balbutia machinalement Louis XVI, et la famille royale rentra dans le palais.

Lafayette alla aussitôt à l'hôtel de ville donner sa démission, démarche plus habile que sincère peut-être. A Marat, qui envenimait tout, elle fournit l'occasion de surnommer Lafayette le général Tartufe. Celui-ci avait dit : L'opinion publique n'étant plus pour moi, le bon ordre est intéresse à ma retraite. Je rentrerai dans les rangs en qualité de simple grenadier[28].

Le même jour, le département de Paris envoyait au roi une adresse que Danton et Kersaint avaient rédigée, dit Camille Desmoulins[29], mais dont il paraît que Talleyrand était tout au moins l'inspirateur, puisque plus tard, dans sa lettre justificative à la Convention nationale ; il s'en faisait gloire[30]. Cette adresse conseillait à Louis XVI d'éloigner les prêtres réfractaires, d'annoncer aux nations qu'il était à la tête d'un peuple libre. Les circonstances sont fortes, sire ; une fausse politique doit répugner à votre caractère et ne serait bonne à rien[31].

Le 19 avril, J'Assemblée était en séance, lorsqu'un messager vint annoncer l'arrivée du roi. Il entra et dit :

Messieurs, je viens au milieu de vous avec la confiance que je vous ai toujours témoignée. Vous êtes instruits de la résistance qu'on a apportée hier à mon départ pour Saint-Cloud. Je n'ai pas voulu qu'on la fît cesser par la force. J'ai craint de provoquer des actes de rigueur contre une multitude trompée, qui croit agir en faveur des lois lorsqu'elle les enfreint ; mais il importe à la nation de prouver que je suis libre ; rien n'est si essentiel pour l'autorité des sanctions et acceptations que j'ai données à vos décrets. Je persiste donc, par ce puissant motif, dans mon voyage de Saint-Cloud. Il semble que pour soulever un peuple fidèle, dont j'ai mérité l'amour par tout ce que j'ai fait pour lui, on cherche à lui inspirer des doutes sur mes sentiments. J'ai accepté, j'ai juré de maintenir la Constitution : la constitution civile en fait partie, et j'en maintiendrai l'exécution de tout mon pouvoir[32].

 

Qu'on rapproche ce langage de Louis XVI de celui que, trois jours avant, il tenait dans sa lettre secrète à l'évêque de Clermont, et qu'on dise si jamais prince poussa plus loin ce genre de duplicité qui naît de l'excès de la faiblesse !

Chabroud, qui présidait, répondit par des protestations, emphatiques et devenues bien banales, de dévouement à la personne du monarque ; mais il évita soigneusement la question brûlante du voyage à Saint-Cloud. L'Assemblée comprenait la nécessité de cette réserve. Ne voulant ni violer ses propres décrets, ni affronter les fureurs populaires, elle menaça de l'Abbaye le marquis de Blacons, qui se préparait à agiter le débat, étouffa sous des clameurs calculées la voix de Cazalès, et s'ajourna.

Quant à l'opinion publique, elle fut indignée d'une scène où il n'y avait eu franchise et dignité ni d'un côté ni de l'autre. On s'étonnait que, Louis XVI eût osé affirmé son respect pour la constitution civile du clergé, quand il était connu de tous qu'elle lui faisait horreur ; on se demandait ironiquement si c'était pour éviter l'emploi de la force, qu'il avait attendu, pendant près de deux heures, dans sa voiture, la proclamation de la loi martiale et l'arrivée des ordres homicides que Lafayette était allé chercher à l'hôtel de ville. C'était pourtant de ses déclarations sans bonne foi que l'Assemblée avait feint d'être touchée jusqu'aux larmes, répondant de la sorte au mensonge des paroles royales par le mensonge, presque plus honteux encore, de son enthousiasme et de ses transports ! Ainsi parlaient ceux-là mêmes qui, moins républicains que Brissot, auraient craint de s'écrier, comme il le fit à cette occasion : Pourquoi l'Assemblée s'est-elle levée devant le roi ? L'ouvrier ne se lève pas devant l'instrument[33].

Invitées par le conseil municipal à décider par oui ou par non s'il fallait prier le roi d'exécuter son projet d'aller à Saint-Cloud, ou le remercier d'avoir préféré rester pour ne pas exposer la tranquillité publique, les quarante-huit sections répondirent sèchement :

1° Que les municipaux n'avaient pas le droit de dire aux municipes : Vous délibérerez par oui ou par non ;

2° Qu'il ne fallait point prier le roi d'aller à Saint-Cloud ;

3° Qu'il ne fallait point remercier le roi d'avoir préféré rester, parce que, s'il est permis à un roi de mentir, le mensonge est indigne d'une grande et puissante nation.

Suivaient ces dures paroles : C'EST LE FAIBLE QUI TROMPE[34].

Et elles n'étaient que trop vraies, appliquées à Louis XVI. La preuve en fut presque aussitôt après fournie par la note que Montmorin, sur l'ordre exprès du roi, envoya à tous les ambassadeurs de France dans les cours étrangères et qui porte la date du 23 avril 1791. Afin d'éviter toute confusion dans l'exposé des faits, nous ne donnerons, que lorsqu'elle sera naturellement amenée par le récit des menées diplomatiques, c'est-à-dire un peu plus loin, cette note qui produisit une sensation immense et fut un prodige d'audace, un modèle de fausseté. Qu'il nous suffise de remarquer ici qu'elle contenait ces mots véritablement inconcevables, de la part d'un prince qui, quatre jours auparavant, était allé se plaindre à l'Assemblée de n'être pas libre : Les ennemis de la Constitution prétendent que le roi n'est pas libre : calomnie atroce si l'on suppose que sa volonté a pu être forcée ; absurde, si l'on prend pour défaut de liberté le consentement qu'a plusieurs fois exprimé Sa Majesté de rester au milieu des citoyens de Paris[35].

Contradictions furent-elles jamais plus choquantes ? Mensonges furent-ils jamais plus transparents ? Montmorin, qui répugnait fort à signer cette note trop fameuse et qui disputa aussi longtemps qu'il le put sa signature[36], aurait du moins voulu qu'on effaçât la phrase qui vient d'être citée. Il est réellement trop fort, écrivait-il avec désespoir au comte de La Marck, de parler de la liberté du roi, le lendemain du jour où il est venu dire lui-même à l'Assemblée qu'on l'avait empêché de partir et qu'il persistait dans son dessein[37]. Mais on insista, et le ministre des affaires étrangères dut céder.

Faut-il être surpris, après cela, du sentiment de défiance extrême qui régnait parmi les citoyens ? Pouvaient-ils ne pas se croire trompés, lorsqu'on les trompait avec si peu de précaution, et que la royauté, en se masquant, ne se donnait pas même la peine de bien attacher son masque ? Aussi, l'inquiétude du peuple était-elle sans bornes ; il sentait la trahison sur sa tète, sous ses pieds, autour de lui, partout ; pas de ruse qu'il ne jugeât Louis XVI capable d'employer pour sortir de Paris ; et sa vigilance, souvent déjouée, mais infatigable, allait si loin dans le soupçon, qu'il arrêta un jour et visita une charrette, s'imaginant qu'il trouverait le roi caché sous des bottes de paille[38].

Pendant ce temps, que faisait Lafayette ? Si l'on doit s'en rapporter au témoignage de Camille Desmoulins et de Marat, Lafayette, à peine sa démission donnée, avait mis tout en œuvre pour la reprendre. L'Ami du peuple raconte que, dans la nuit du 19 avril, le général, suivi d'un certain nombre de chasseurs des barrières et de grenadiers volontaires des Filles-Saint-Thomas, de Saint-Roch, de Henri IV, parcourut, coiffé d'un bonnet de simple grenadier, les cafés et cabarets du Palais-Royal, pour ranimer, s'il en était temps encore, sa popularité mourante[39]. Quoi qu'il en ait pu être de ces démarches, que le caractère connu de Lafayette rend si invraisemblables, il est certain que sa retraite avait jeté dans le gros de la bourgeoisie parisienne une sorte d'effroi. La majorité des bataillons exprima le vœu de le revoir à la tête de la garde nationale, et le 21 avril, à onze heures du soir, à pied, dans la boue, par la pluie, le corps municipal se transporta chez ce Cromwell[40]. Là, grandes supplications de Bailly, Lafayette résistant ou affectant de résister. C'était la scène des Lupercales, lorsque, de concert avec César, Antoine lui mettait sur le front le diadème, que celui-ci feignait de repousser[41]. Mais comment ne pas finir par céder à une aussi douce violence ? La maison était remplie de gardes nationaux, et tous joignaient leurs instances à celles de la municipalité. Quelques-uns allèrent même jusqu'à tomber à genoux devant le général, et comme il s'en montrait péniblement étonné : Ne craignez rien, dit un grenadier, nous prenons l'attitude d'hommes libres, nous nous mettons à genoux devant la statue de la liberté[42].

Lafayette se rendit enfin. Malheureusement pour lui, ses partisans ne surent garder aucune mesure. Sur la proposition de Dubut de Longchamp, la formule d'un serment d'obéissance aveugle à Lafayette fut rédigée, et l'on décida que cette formule serait colportée de maison en maison, avec menace de chasser des rangs quiconque refuserait sa signature[43]. Quelques milliers d'adhésions furent obtenues dans l'ardeur d'un premier élan ; mais là était un péril que le cynique Hébert signala de la sorte : Il est beau sans doute aux gardes nationales d'aimer leur commandant ; mais il y a, f....e, un vieux conte de singes dont ils devraient se souvenir. A force de caresser son petit, une f...ue guenon lui fit rendre l'âme. Avec moins de grimaces, la b....sse eût élevé l'animal[44]. L'avis était excellent. Les partisans du général ne le suivirent pas, et il ne tarda pas à en résulter une réaction violente. Dubois-Crancé protesta, comme garde national, en termes aussi nobles qu'énergiques. Aux janissaires qui se présentèrent chez lui, Girardin (d'Ermenonville) répondit : Vous me chassez de votre bande comme un bon citoyen qui ne veut qu'obéir à la loi, et moi je vous chasse de ma maison comme des assassins aux ordres d'un chef de brigands[45]. Plusieurs soldats patriotes donnant leur démission, en haine du serment exigé, Arrêtez, leur cria Marat furieux, arrêtez ! Quand il n'y aura plus dans les bataillons que des assassins soudoyés, pour vous remettre dans les fers ils n'auront pas même besoin du glaive autrichien. Battez vos ennemis avec leurs propres armes, tout est permis contre ces brigands. Imitez le père du peuple qui a violé vingt fois ses serments ; imitez le général perfide qui, non content de fausser les siens, a forgé de faux décrets pour avoir un prétexte de massacrer les patriotes. Jurez-lui tout ce qu'il voudra, jusqu'à ce que le moment soit venu de lui plonger la baïonnette dans le cœur[46]. Et à ce langage d'énergumène, Fréron, Audouin, Prudhomme, Camille-Desmoulins donnaient le poids de leurs communes colères. Comment la popularité de Lafayette n'aurait-elle pas bientôt perdu en force ce qu'elle avait paru un instant gagner en éclat ? Aussitôt après sa réinstallation, il avait cassé, de concert avec les municipaux, la compagnie des grenadiers de l'Oratoire, coupable à ses yeux d'avoir, dans la journée du 18 avril, appuyé la résistance du peuple : cet acte fut dénoncé comme celui d'un tyran. La compagnie licenciée était justement celle qui avait pris la Bastille ! Au bruit des faubourgs déjà mugissant, il fallut la réintégrer. Mais quatorze grenadiers ayant été témérairement exceptés de cette réparation, les clameurs continuèrent. La section de l'Oratoire arrêta qu'elle poursuivrait la cause des quatorze soldats illégalement punis d'exclusion, et que jusqu'au jour du jugement, elle leur allouerait trente sols par jour[47]. C'était autant de coups frappés sur Lafayette. Les défections commencèrent. Le bataillon de Saint-Nicolas des Champs, qui avait été le premier à prêter. le serment d'obéissance aveugle, fut surnommé par dérision le bataillon des Aveugles[48]. Celui de Saint-Roch se rétracta, brûla les registres de son serment, et dansa autour des flammes[49].

 

 

 



[1] Révolutions de France et des royaumes qui, demandant une assemblée nationale et arborant une cocarde tricolore, mériteront une placé dans les fastes de la liberté. — C'est le titre qu'à partir du n° 73, Camille Desmoulins substitua à celui de Révolutions de France et de Brabant.

[2] Voyez, par exemple, dans le n° 48 de l'Orateur du peuple, la lettre signée Monselet fils.

[3] L'Orateur du peuple, n° 25.

[4] L'Orateur du peuple, n° 52.

[5] Révolutions de France et des royaumes, etc., n° 73.

[6] Révolutions de France et des royaumes, etc., n° 73. Une faute d'impression — apostat pour apostolat — s'était glissée dans la citation faite par Camille Desmoulins de l'Ami du peuple.

[7] Révolutions de France et des royaumes, etc., n° 73.

[8] Révolutions de France et des royaumes, etc., n° 96.

[9] Révolutions de France et des royaumes, etc., n° 73.

[10] L'abbé Barruel, Histoire du clergé pendant la Révolution française, t. I, p. 94. Londres, 1801.

[11] L'abbé Barruel, Histoire du clergé pendant la Révolution française, t. I, p. 95.

[12] L'abbé Barruel, Histoire du clergé pendant la Révolution française, t. I, p. 96.

[13] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. IX, p. 267.

[14] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. IX, p. 269 et 270.

[15] L'authenticité de ces deux lettres ne saurait être mise en doute. Elles sont, du reste, rapportées tout au long et fort admirées l'une et l'autre par un auteur fanatiquement royaliste et dévot, Bertrand de Molleville. Voyez ses Annales de la Révolution française, t. IV, chap. XXXIX.

[16] C'est ce dont Bertrand de Molleville ne dit mot. Ignorait-il l'arrêté du club des Cordeliers sur la communion du roi du 17 avril 1791 ?

[17] Révolutions de France et des royaumes, etc., n° 73.

[18] Révolutions de France et des royaumes, etc., n° 73.

[19] Révolutions de France et des royaumes, etc., n° 73.

[20] Camille Desmoulins reproduisit cet article en entier dans son n° 73.

[21] Camille Desmoulins reproduisit cet article en entier dans son n° 73.

[22] Camille Desmoulins reproduisit cet article en entier dans son n° 73.

[23] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. IX, p. 272.

[24] Révolutions de France et des royaumes, etc., n° 73.

[25] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. IX, p. 273.

[26] Révolutions de France et des royaumes, etc., n° 73.

[27] Règne de Louis XVI, t. VI, § 27, p. 471. Paris, 1791.

[28] L'Ami du peuple, n° 439.

[29] Révolutions de France et des royaumes, etc., n° 73.

[30] Voyez le Moniteur du 24 décembre 1792.

[31] Révolutions de France et des royaumes, etc., n° 73.

[32] Moniteur, séance du 19 avril 1791.

[33] Cité par Camille Desmoulins dans le n° 73 de son journal.

[34] Cité par Camille Desmoulins dans le n° 73 de son journal.

[35] Voyez pour cette note, que, du reste, nous donnerons plus bas in extenso, l'Histoire parlementaire, t. IX, p. 414-417.

[36] Bertrand de Molleville, Annales de la Révolution française, t. IV, chap. XXXIX.

[37] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. III, p. 152.

[38] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. IX, p. 275.

[39] L'Ami du peuple, n° 439.

[40] Révolutions de France et des royaumes, etc., n° 75.

[41] Révolutions de France et des royaumes, etc., n° 75.

[42] Brochure du temps, citée dans l'Histoire parlementaire, t. IX, p. 414.

[43] Révolutions de France et des royaumes, etc., n° 75.

[44] Les vitres cassées, ou collection des lettres b....t patriotiques du véritable Père Duchesne, 74e lettre.

[45] Révolutions de France et des royaumes, etc., n° 75.

[46] L'Ami du peuple, n° 444.

[47] Révolutions de France et des royaumes, etc., n° 77.

[48] Révolutions de France et des royaumes, etc., n° 75.

[49] Révolutions de France et des royaumes, etc., n° 75.