HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME CINQUIÈME

LIVRE CINQUIÈME (SUITE)

 

CHAPITRE VII. —  LE SALUT DE L'HUMANITÉ EST LA SUPRÊME LOI.

 

 

Fausseté de Louis XVI ; une lettre de lui au roi de Prusse. — Changement dans le système politique de l'Europe. — Histoire des circonstances qui amènent ce changement. — Rapprochement entre Léopold et Frédéric-Guillaume, en haine de la Révolution française. — Congrès de Reichenbach. — Paix de Vérela entre Catherine II et le roi de Suède. — Tous les souverains, l'œil fixé sur la France. — Les calomniateurs de la Révolution française en Europe : Calonne, Lally-Tollendal, Burke. — Pamphlet furieux lancé par Burke ; immense impression qu'il produit. — Concert des rois pour complimenter l'auteur. — Que ce fut le premier coup de canon réellement tiré contre la France. — Les Autrichiens à Bruxelles. — Louis XVI songe à s'enfuir. — Plan de politique intérieure soumis secrètement à la cour par Mirabeau. — Correspondance occulte de Louis XVI avec Bouillé. — Machinations du comte de Provence. — Troubles à Aix. — Complot découvert à Lyon. — Sanglante affaire à la Chapelle. — Bruits d'émigration ; inquiète vigilance exercée sur les routes. — Les tantes du roi sortent de Paris. — Agitation universelle. — Le peuple au Luxembourg. — Hypocrisie du comte de Provence. — Voyage tumultueux à Vincennes pour démolir le donjon. — Une loi contre l'émigration, discutée. — Grand rôle de Mirabeau dans cette circonstance. — Incident des chevaliers du poignard. — Une séance du club des Jacobins. — Que c'est le SALUT DE L'HUMANITÉ et non le SALUT DU PEUPLE qui est la suprême loi. — Réalité et importance tragique de cette distinction.

 

Dans le grave et solennel document par lequel Louis XVI avait annoncé à l'Assemblée nationale qu'il acceptait le décret sur le serment des prêtres, il s'était exprimé en ces termes : ..... Puisqu'il s'est élevé sur mes intentions des doutes que la droiture connue de mon caractère devait éloigner, ma confiance en l'Assemblée nationale m'engage à accepter. Il n'est pas de moyens plus sûrs, plus propres à calmer les agitations, à vaincre toutes les résistances, que la réciprocité de ce sentiment entre l'Assemblée nationale et moi. Elle est nécessaire ; je la mérite ; j'y compte[1].

Cette déclaration, qui semblait témoigner si hautement de l'émotion d'un cœur sincère, Louis XVI la signait le 26 décembre 1790. Eh bien, trois jours, rien que trois jours auparavant, il avait adressé en secret à Frédéric-Guillaume, roi de Prusse, la lettre suivante :

Monsieur mon frère,

J'ai appris par M. Moustier l'intérêt que Votre Majesté avait témoigné, non-seulement pour ma personne, mais pour le bien de mon royaume. Les dispositions de Votre Majesté à m'en donner des témoignages dans tous les cas où cet intérêt peut être utile pour le bien de mon peuple, ont excité vivement ma sensibilité ; je le réclame avec confiance dans ce moment-ci, où, malgré l'acceptation que j'ai faite de la nouvelle constitution, les factieux montrent ouvertement le projet de détruire le reste de la monarchie. Je viens de m'adresser à l'empereur, à l'impératrice de Russie, aux rois d'Espagne et de Suède, et je leur présente l'idée d'un congrès des principales puissances de l'Europe, appuyées d'une force armée, comme la meilleure mesure pour arrêter ici les factieux, donner le moyen d'établir un ordre de choses plus désirable, et empêcher que le mal qui nous travaille puisse gagner les autres États de l'Europe. J'espère que Votre Majesté approuvera mes idées, et qu'elle me gardera le secret le plus absolu sur la démarche que je fais auprès d'elle : elle sentira aisément que les circonstances où je me trouve m'obligent à la plus grande circonspection : c'est ce qui fait, qu'il n'y a que le baron de Breteuil qui soit instruit de mon secret, et Votre Majesté peut lui faire passer ce qu'elle voudra. Je saisis cette occasion de remercier Votre Majesté des bontés qu'elle a pour le sieur Heymann, et je goûte une véritable satisfaction à donner à Votre Majesté les assurances d'estime et d'affection avec lesquelles je suis,

Monsieur mon frère, de Votre Majesté,

Le bon frère,

Signé : LOUIS[2].

 

Et dans ses communications à l'Assemblée, Louis XVI se montrait indigné des doutes qu'on élevait sur ses intentions que la droiture connue de son caractère devait éloigner !

Il n'avait pas, du reste, attendu si tard pour recourir aux souverains : dès le mois d'octobre, il avait recommandé au roi d'Espagne de n'avoir aucun égard à quelque acte public que ce fût qui paraîtrait en son nom, à moins qu'il ne lui fût confirmé par une lettre de sa main, et, depuis, comme on en trouve la preuve dans la missive qui précède, il avait fait passer, en Allemagne, à son ancien ministre, le baron de Breteuil, l'autorisation de traiter avec les diverses puissances, du rétablissement de son autorité légitime[3].

De pareilles ouvertures avaient-elles chance d'être accueillies d'une manière favorable ? Une coalition des rois en faveur de Louis XVI et contre la Révolution française était-elle possible, alors que la Russie et l'Autriche se trouvaient engagées contre les Turcs dans une guerre à outrance, alors que Catherine II et Gustave III étaient aux prises, alors que l'Angleterre et la Prusse s'unissaient pour contre-balancer l'alliance, devenue effrayante, des deux grandes cours impériales, celle de Saint-Pétersbourg et celle de Vienne ? Voilà ce qui ne saurait être bien expliqué que par un tableau rapide des circonstances qui, dans le cours de moins d'une année, changèrent de fond en comble[4] tout le système politique de l'Europe.

Nous avons dit où en était ce système, lorsqu'au mois de février 1790, Léopold succéda, sur le trône d'Autriche, au célèbre et infortuné Joseph II. A cette époque, des complications inouïes détournaient du spectacle de la Révolution française les regards de tous les souverains. La Russie et l'Autriche ayant associé, pour la ruine de l'empire ottoman, leurs passions et leurs drapeaux, toute l'Europe avait été saisie d'épouvante. C'était trop, dans un seul plateau de la balance, que le poids des deux cours impériales aussi étroitement unies, et l'on citait comme un avertissement dont il fallait se hâter de profiter, cette orgueilleuse bravade de Catherine : Si les Anglais viennent brûler Cronstadt, et me forcent d'abandonner Saint-Pétersbourg, eh bien, je me retirerai à Constantinople[5].

Héritier des vastes desseins du grand Frédéric, le ministre prussien Hertzberg s'était, plus que tout autre, ému de cette alliance des Autrichiens et des Russes, et il s'était juré de la rendre vaine, dût l'Europe entière brûler. Par ses soins et ceux de l'agent anglais, M. Ewart, une vaste alliance fut formée entre l'Angleterre, la Porte, la Pologne et la Suède. Pour la Prusse, il s'agissait d'abaisser l'Autriche ; et, quant à l'Angleterre, toujours fidèle à son génie, elle voyait, dans l'affranchissement des Polonais, l'avantage de faire prendre la route de ses ports aux nombreuses productions commerciales et navales d'une importante contrée[6]. Il arriva donc, que sous prétexte de protéger l'indépendance politique de l'Europe, mais en réalité dans des vues de cupidité ou d'ambition, un immense cordon militaire fut établi, qui, partant des extrémités de la Grande-Bretagne, s'étendait jusqu'aux rives de l'Hellespont, à travers la Hollande, la Prusse et d'autres États moins considérables.

Hertzberg se mit à l'œuvre avec une sorte d'activité sauvage. Il enflamma la haine des Belges contre l'Autriche ; il poussa les Hongrois à donner à leurs griefs le ton de la menace ; il encouragea la Pologne à secouer le joug des Russes ; il applaudit au chevaleresque Gustave III tirant, à son tour, l'épée contre eux ; enfin, il offrit un point d'appui assuré à ce fanatisme des Turcs que la grandeur de leurs périls avait élevé aux proportions de l'héroïsme. De son côté, l'Angleterre armait des escadres, couvrait la mer, et, pour quelques vaisseaux contrebandiers pris par les Espagnols sur la côte occidentale de l'Amérique, menaçait l'Espagne[7].

Ainsi, en montant sur le trône, Léopold se trouvait comme au centre d'un embrasement, et aux prises avec des difficultés sans nombre. Les Turcs avaient reçu des coups formidables, mais ils en avaient frappé de violents. Conduits au combat, à la mort, à la gloire, par Hassan-Ali, vieillard indompté qui voulait une place dans le ciel, et, sur la terre, un renom impérissable, ils déployaient une résolution qui étonna, et qu'ils portaient comme écrite sur leurs uniformes noirs[8]. La Prusse tout entière sous les armes et dans la ferveur d'une rivalité récente, ne pouvait manquer d'être pour Léopold un autre et bien cruel sujet de souci. Mais quoi ! autour de lui, sous lui, la monarchie autrichienne ne semblait-elle pas à la veille de s'en aller lambeau par lambeau ? Car la Hongrie se plaignait amèrement, la Bohême était en fermentation, et le Brabant avait déjà proclamé son indépendance[9]. Il est vrai que l'alliance de la Russie était là ; mais attaquée par la Suède d'une part, et, de l'autre, par les Turcs, harassée par l'Angleterre, inquiétée par la révolution de Pologne, la Russie, on pouvait le craindre, aurait bientôt assez de ses propres affaires.

Léopold mit à surmonter cette situation difficile, beaucoup de fermeté, de prudence et de sang-froid. C'était un prince grave, réservé, taciturne, maître de lui jusque dans ses galanteries, et qui, appelé d'abord à régir un petit État, celui où Machiavel avait écrit, s'y était formé en silence à l'art de gouverner les hommes. Il avait à recouvrer les Pays-Bas, à calmer le mécontentement de ses autres provinces, à échapper aux conséquences de plus en plus ruineuses delà guerre du Levant, à se faire élire roi des Romains : il comprit que le succès était au prix d'une prompte réconciliation avec la Prusse. Tout le poussait d'ailleurs à cette réconciliation : son trésor épuisé, ses troupes fatiguées, ses sujets révoltés, lorsque arriva la mort de l'illustre feld-maréchal Laudhon, calamité qui découragea l'armée autrichienne plus que n'auraient fait trois batailles perdues[10].

Mais y avait-il, pour un rapprochement entre la cour de Vienne et celle de Berlin, un motif que Léopold pût mettre en avant de manière à produire quelque impression ? Oui, et ce motif fut l'intérêt qu'avaient les rois à abjurer leurs dissensions, à étouffer leurs querelles devant leur ennemi commun... la Révolution française.

Ce fut sur cette considération toute-puissante que Léopold fit porter ses ouvertures au roi de Prusse, et il fut efficacement servi auprès de Frédéric-Guillaume par les courtisans de ce dernier prince, par les illuminés monarchiques, surtout par Bischofswerder. Les hommes qui, à la cour de Berlin, haïssaient Hertzberg, l'enviaient, brûlaient de le supplanter, circonvinrent le monarque ; ils lui représentèrent :

Qu'Hertzberg sacrifiait le bonheur à l'éclat et les vrais intérêts de la Prusse à de brillants fantômes,

Que Frédéric lui-même, le grand capitaine, s'était plus d'une fois repenti d'avoir cédé aux conseils de son ambition ;

Que l'alliance anglaise n'était pas sûre ;

Que les Turcs pouvaient faire leur paix d'un moment à l'autre ;

Que, du reste, il était temps d'en finir le plus tôt possible avec le danger incalculable des principes nouveaux proclamés en France, comme le prouvait trop bien cette fédération du Champ de Mars, où l'on avait publiquement reçu — insolent défi lancé aux rois — la prétendue ambassade des patriotes de tous les pays[11].

Ces considérations prévalurent dans l'esprit de Frédéric-Guillaume, que tentait d'ailleurs la gloire de se poser en médiateur de l'Europe. Le baron de Spielmann, négociateur confidentiel du prince de Kaunitz, fut chargé de s'aboucher mystérieusement avec le général Bischofswerder, rival du ministre dirigeant ; Léopold, intervenant d'une manière directe, ouvrit avec le roi de Prusse une correspondance pressante, et, en peu de temps, les choses furent conduites au point qu'à Reichenbach, où était le quartier-général de Frédéric-Guillaume, et tandis que les armées se trouvaient en présence, les démarches secrètes firent place à des négociations officielles[12].

Hertzberg se sentait à la veille de perdre le fruit de ses longs efforts. N'ayant pu prévenir des négociations qui allaient du même coup ruiner sa politique et son crédit, il essaya de les entraver par la prétention, fièrement avouée, de dicter les lois de la paix. 11 demanda que l'Autriche, conservant Belgrade, Orsova et la partie de la Croatie enlevée aux Turcs, rétrocédât la Gallicie à la Pologne, qui, de son côté, aurait abandonné à la Prusse Thorn et Dantzick, c'est-à-dire la domination de la Vistule. Mais Catherine II aurait-elle donné la main à un tel accroissement de la puissance prussienne, ou l'aurait-elle souffert sans murmure ? Léopold savait bien que non. Hertzberg eut beau insister ; Spielmann, qui était muni d'instructions précises, fut inébranlable. Pendant ce temps, Bischofswerder et les illuminés monarchiques entouraient Frédéric-Guillaume, le pressaient, l'animaient contre son grand ministre. Quelle fut la consternatio. d'Hertzberg, lorsque tout à coup il reçut l'ordre d'apposer sa signature à des articles préliminaires dont il n'avait pas eu le secret, qui avaient été déjà convenus sans sa participation, et où il n'était question ni de Thorn, ni de Dantzick, ni de rien qui fût de nature à rendre la paix avantageuse à la Prusse ! Il obéit en frémissant, et le congrès se termina par une convention définitive conclue le 5 août 1790. Léopold s'engageait :

1° A ouvrir avec la Porte-Ottomane des négociations pacifiques ;

2° A donner à la Prusse l'équivalent des cessions que les Turcs pourraient lui faire ;

3° A ne plus prêter à la Russie aucun secours, dans le cas où cette puissance refuserait de terminer la guerre du Levant.

A ces conditions, Frédéric-Guillaume promettait son vote dans la prochaine élection de Léopold comme roi des Romains, et son appui pour soumettre les Belges[13].

C'était à l'Autriche que revenaient les avantages réels de cette convention célèbre. Joué, trompé, abreuvé de dégoûts, Hertzberg, après plus de cinquante ans de glorieux services rendus à la Prusse, se prépara à laisser le champ libre à ses rivaux[14].

La paix de Vérela, qui désarma dans le nord Catherine Il et le roi de Suède, suivit de près. Gustave s'était tiré en héros des plus grands périls, mais il avait dû s'avouer que son pouvoir n'était pas aussi vaste que son cœur ; et, pour ce qui est de Catherine, l'habile modération de Léopold lui avait ouvert les yeux. La convention de Reichenbach était du 15 août 1790[15]. Dix-huit jours après, la paix de Vérela fut signée.

Tels furent les événements qui, en changeant d'une manière soudaine le système général de l'Europe, permirent aux souverains de porter sur la Révolution française un regard plus attentif.

Gustave qui, par la paix de Vérela, perdait l'emploi de son humeur guerrière, était homme à chercher dans une croisade monarchique l'honneur d'une aventure qui illustrât son courage.

Catherine se sentait humiliée de la protection qu'elle avait aveuglément accordée à une philosophie dont les conséquences étaient devenues depuis si alarmantes pour les tètes couronnées. Elle écrivait au prince de Ligne : La France a douze cents législateurs auxquels personne n'obéit en France, excepté le roi[16].

Léopold avait entièrement adopté les vues du prince de Kaunitz sur l'utilité d'une alliance intime entre la maison de Bourbon et la maison d'Autriche, alliance toute monarchique que la Révolution française tendait naturellement à rendre vaine ; et, d'autre part, pouvait-il oublier que Marie-Antoinette était sa sœur ? Il était donc sollicité à intervenir par un double intérêt : un intérêt politique et un intérêt de famille.

Quant au roi de Prusse, sa sympathie pour Louis XVI fut aisément éveillée et habilement entretenue par le marquis de Moustier, envoyé de France, diplomate instruit et dévoué au monarque français[17]. Frédéric-Guillaume accueillit avec une faveur marquée le maréchal de camp Heymann, que Louis XVI lui avait recommandé, et on le vit de jour en jour plus prodigue des témoignages de sa sollicitude.

Comment, du reste, les souverains étrangers auraient-ils pu se défendre d'une terreur profonde, lorsque des libelles, signés de noms imposants et répandus avec profusion dans toute l'Europe, leur représentaient la France comme un cirque de bêtes féroces ? Réfugié à Londres depuis sa chute, Calonne ne poursuivait-il pas la Révolution de ses calculs où chaque chiffre était une injure ! Mounier n'avait-il pas fui l'Assemblée ainsi qu'il aurait fait une noire caverne ? Et Lally-Tollendal, complice gémissant de cette désertion, n'avait-il pas, dans sa seconde lettre à ses commettants, retracé les événements d'octobre, la pompeuse captivité de Louis XVI et le sort de la reine, de manière à émouvoir d'une pitié mêlée d'indignation le cœur de tous les souverains[18] ? Lally ne s'en tint pas là. La seconde lettre à ses commettants, datée de Neufchâtel, avait été publiée en janvier 1790 : or, le 1er novembre de la même année, il lançait de Genève sa fameuse brochure Quintius Capitolinus aux Romains. Il disait, après un emphatique tableau des prospérités et des forces de la France d'autrefois…. Cette même France, aujourd'hui que la liberté eût dû l'élever au dernier période de la grandeur humaine, ne peut mettre avec sécurité ni un vaisseau en mer, ni une troupe en campagne. Ses amiraux renoncent à la servir, ses généraux sont en exil, ses négociateurs sont à peine supportés, son commerce est ruiné, ses sujets sont vus partout avec crainte, horreur ou commisération, ses envieux lui insultent, ses ennemis la dévorent d'avance[19].

Mais que la France fût abaissée, fût affaiblie ; que la Révolution la condamnât à perdre son dernier soldat, son dernier matelot, son dernier écu, qu'importait cela ? Pour armer les rois contre elle, il fallait la leur montrer sanglante, hideuse ; il fallait en faire une nation de lépreux. Ce fut l'Anglais Burke qui s'en chargea, et comme le livre de cet homme fut en réalité le premier coup de canon tiré en Europe contre la Révolution française, il convient de s'y arrêter un peu.

Depuis que, dans la chambre des Communes, Burke avait poussé contre le génie de la France moderne ce cri de haine qui pénétra de tant de douleur l'âme généreuse de Fox[20], son attention s'était portée avec ardeur sur les événements de Paris. Méditant une attaque dont on se souvînt longtemps, il passa plusieurs mois à en rassembler les matériaux. Ses correspondants étaient Dupont, Christie, et, chose singulière, deux des révolutionnaires les plus fougueux de l'époque : Anacharsis Clootz et Thomas Payne[21]. Inutile de dire que ces deux derniers eurent soin de fournir à Burke des documents favorables à la Révolution ; mais ce que sa passion y cherchait, elle sut bien l'y trouver[22]. Il faut voir comme il parle, dans une lettre qu'au mois de mai 1790, il écrivit à lord Charlemont, du soin qu'il apporte à ce grand travail, des facultés qu'il y déploie, du succès qu'il en attend, des émotions qu'il y puise[23] ! Enfin, il parut au commencement du mois de novembre 1790, ce livre trop célèbre, il parut sous le titre de Réflexions sur la Révolution de FranceReflections on the Révolution in France —, et, traduit aussitôt par Dupont, il occupa toute l'Europe[24].

Jamais libelle ne fut plus venimeux, et ne contint, à côté de pages d'une éloquence admirable, de plus déplorables fureurs ; à côté de puissantes vérités, des erreurs plus grossières. Sincère dans sa haine, nous le croyons, mais aveuglé par elle, Burke semble ne considérer la Révolution française que comme un prodigieux accès de délire, une orgie incommensurable où le sang tient lieu de vin, un entassement de folies et d'horreurs dont jusqu'alors le monde n'avait pas eu d'exemple. Adorateur extatique de Marie-Antoinette, tantôt il la salue étoile radieuse, tantôt, après Lally-Tollendal et comme lui, il la désigne en ces termes : Une reine presque égorgée[25]. Les mots caverne d'anthropophages, appliqués par Lally à l'Assemblée nationale, il les cite avec complaisance, il les adopte[26]. Il regrette que Louis XVI ne ressemble pas mieux à Henri IV, lequel sut toujours combiner avec un doux langage une conduite ferme, et ne se fit pas faute de verser le sang de ceux qui lui résistèrent, souvent sur les champs de bataille, quelquefois sur l'échafaud[27]. Apologiste outré de l'ordre de la noblesse, dont il déplore la destruction, en le déclarant tout à fait innocent de tant de siècles d'oppression, d'orgueil brutal et de rapines ; défenseur immodéré des prêtres, dont il associe la cause à celle de Dieu, par une banale et sacrilège confusion ; l'auteur compare la masse du peuple à un rassemblement de cochons foulant aux pieds, en même temps que la noblesse et le clergé, leur protecteur naturel, le savoir[28]. Price, dans un sermon dont s'était vivement émue l'Angleterre, avait parlé, sur le ton de l'enthousiasme, du spectacle d'un monarque absolu forcé de se rendre à ses sujets : Burke appelle le retour de l'expédition de Versailles, dans la journée du 6 octobre, une procession de sauvages américains conduisant, au milieu des moqueries et des coups de leurs femmes, aussi féroces qu'eux-mêmes, leurs infortunés captifs dans des cabanes tapissées de crânes[29]. Plus loin, il s'écrie : Nous ne sommes pas, nous Anglais, des prosélytes de Rousseau ; nous ne sommes pas des disciples de Voltaire ; Helvétius n'a pas fait de progrès parmi nous. Nous n'avons pas des athées pour prédicateurs, et pour législateurs, des fous. On ne nous a pas ôté nos entrailles naturelles.... En Angleterre, nous n'avons pas été vidés et troussés, et l'on ne nous a pas remplis, comme des oiseaux, dans un musée, de paille, de chiffons, de sales rognures de papier concernant les droits de l'homme[30].

Le biographe de Burke, son admirateur ébahi, son panégyriste quand même, James Prior, reconnaît que le livre de son héros fut repoussé comme attaquant les bases mêmes delà liberté, par un parti audacieux, nombreux et capable, à la tête duquel figura Fox. C'est un libelle contre tous les gouvernements libresa libel on all free governments —, tel fut le jugement terrible que Fox porta sur l'ouvrage d'un homme qui avait été son ami. Burke eut beau dire plus tard, que non contente d'ébranler tous les trônes de l'Europe, la Révolution française avait déplacé le cœur de Fox et son intelligence, l'arrêt rendu par Fox fut celui que portèrent, de l'aveu de Prior, les hommes de lettres en masse, beaucoup de ministres dissidents, beaucoup d'avocats, presque tous les médecins, des philosophes, et même des gens d'Église, toutes personnes appartenant aux classes éclairées[31].

On juge si, en France, Burke fut épargné ! Faisant de sa plume un scalpel, Camille disséqua le livre d'une manière vraiment formidable, et laissant là le penseur comme indigne de ses coups, il appesantit sur l'écrivain ses mains cruelles. L'ouvrage anglais était semé, par malheur, de phrases étrangement ridicules : Une théorie déposée dans les sirops conservateurs de l'éloquence de la chaire ; — un papier-monnaie d'une fraude appauvrie et d'une rapine mendiante ; — le breuvage anodin de l'oubli, saupoudré de manière à maintenir une ardente insomnie et à nourrir le vivant ulcère d'un souvenir corrosif[32], etc., etc., etc. Quelle bonne fortune pour Camille que ce triple galimatias, comme eût dit Voltaire, à jeter en pâture à la malice des rieurs ! Mais c'était surtout des gentillesses de M. Burke que le spirituel journaliste triomphait : M. Burke compare les assignats à la médecine universelle. Assignare, dit-il, postea assignare, ensuita assignare, voilà tout ce que nous savons faire pour guérir nos finances. M. Burke, qui n'est pas tout à fait aussi bon plaisant que Molière, voudra bien remarquer que notre moyen curatif est un peu plus sûr que la panacée anglaise, et qu'assignare vaut mieux qu'empruntare, postea imposare, ensuita se ruinare[33]. Puis, à propos des accès de rage du pamphlétaire anglais, un peu trop juvéniles, s'il visait à passer pour philosophe, Camille Desmoulins demandait : Quel âge a M. Burke ?[34]

Les réfutations abondèrent, et, parmi les plus retentissantes on cita celles du chevalier Stanhope, de Marie Woolstonecrafft, de Macaulay, de Graham, de Mackintosh, de Thomas Payne.

Mais si, dans un camp, la censure fut vive, grande aussi fut l'admiration dans le camp contraire, et il n'est pas besoin d'ajouter que ce dernier était celui des souverains. L'empereur d'Allemagne, par divers messages ; les princes français, par l'intermédiaire de Cazalès ; Catherine de Russie, par le comte de Woronzow, son ambassadeur, firent tous passer à Burke le témoignage de leur ardente approbation. Stanislas lui envoya son royal portrait sur une médaille d'or. George III voulut avoir, du livre de Burke, plusieurs exemplaires élégamment reliés, que lui-même il distribuait à ses amis, en disant : Voici un livre que doit lire tout gentilhomme[35].

L'ébranlement fut donc universel, et l'impression d'autant plus profonde sur les Cours étrangères, que l'importance et le nombre des adversaires qui, sur tous les points de l'Europe, se dressèrent contre le calomniateur de la Révolution française, prouvaient assez de quelle force d'expansion les principes de cette Révolution étaient doués et quelles conquêtes étaient déjà les siennes dans le domaine de la pensée.

En ces circonstances, fut écrite la lettre citée au commencement de ce chapitre, lettre d'une importance si solennelle, et par laquelle Louis XVI appelait si instamment tous les rois à son secours. Frédéric-Guillaume en fut tellement frappé que, prenant à son tour auprès de Léopold le rôle que Léopold avait d'abord pris auprès de lui, il insista sur la nécessité d'un concert qui tirât Louis XVI de captivité et eût pour effet de museler la Révolution. Léopold n'avait pas besoin d'être sollicité bien vivement à ce sujet ; mais, comme il était à craindre que les révolutionnaires de France et ceux de Brabant ne se prêtassent un mutuel appui, il avait cru qu'il devait s'appliquer, avant tout, à recouvrer les provinces belgiques. Proclamé empereur d'Allemagne le 30 septembre 1790[36], et libre désormais de mettre en mouvement une partie considérable de ses forces, il fit prendre aux soldats autrichiens le chemin de Bruxelles.

Tout n'y était plus que confusion. Parfaitement d'accord dès qu'il s'était agi de conquérir l'indépendance du pays, peuple, nobles et prêtres s'étaient divisés le lendemain de l'indépendance conquise. La noblesse et le clergé avaient prétendu faire de la victoire obtenue sur l'Autriche la consécration de leurs privilèges ; les démocrates avaient poussé ces cris de liberté et d'égalité dont retentissaient tous les échos de Paris, et une lutte acharnée était sortie de ces tendances contraires, lutte qui ne pouvait manquer d'être fatale au peuple, là où la superstition dominait. On a vu[37] comment le parti démocratique avait été frappé par le Congrès dans la personne du général Vandermersch : le désordre alla croissant ; les nobles ne rougirent pas, aidés en cela par les prêtres, de soulever contre le vrai parti populaire une démagogie factice et l'écume des villes[38] ; le dégoût, l'inquiétude, s'emparèrent des esprits ; fatigués du présent, effrayés d'un avenir obscur, beaucoup commencèrent à regretter le passé, et Léopold fit un habile appel à ces regrets par une proclamation où il promettait de respecter tous les droits, d'oublier tous les torts, de panser toutes les blessures. Vainement le Congrès essaya-t-il, quand il se sentit à la veille de périr, de rallumer ce commun enthousiasme des premières heures dont lui-même il avait éteint le foyer : l'épuisement général était manifeste, il était irréparable. Et cependant, le général autrichien Bender marchait sur Bruxelles ! Avant d'en forcer l'entrée, il envoya au Congrès un message dans lequel il lui assignait un délai, passé lequel il s'engageait à en finir : Si vous m'obligez à mettre mes bottes, écrivait-il, je jure de ne les ôter qu'après vous avoir chassés des Pays-Bas[39]. Le Congrès ne répondit pas ; Bender mit ses bottes, et l'année 1790 finissait à peine, que les provinces belgiques étaient rétablies sous la domination autrichienne.

Si d'un côté, a écrit un historien diplomate, ce dénouement n'éclaira point les Français sur les dangers de l'anarchie et de leurs déchirements, de l'autre, il donna aux rois et à la plupart des grands de l'Europe une fausse idée de l'issue probable de la Révolution française[40]. Ils la crurent facile à dompter par les armes, erreur qui menait droit à la guerre, et quelle guerre !

Cette erreur n'était pas, elle ne pouvait être celle de Louis XVI ; il voyait, lui, la Révolution de trop près, pour se faire illusion sur le degré de force qui était en elle, et la perspective d'une lutte armée le remplissait d'épouvante. Poussé à étudier l'histoire d'Angleterre par une sorte d'instinct fatidique, il avait sans cesse devant les yeux Charles Ier posant sa tête sur un billot, et Jacques Il perdant son royaume, pour l'avoir quitté. Mais si lutter était impossible, si fuir était dangereux, que faire ? Abandonné à ses propres inspirations, il n'eût peut-être pas été incapable de se résigner à suivre le torrent. Mais la cour ? mais la reine ? mais les prêtres, surtout ? Il est certain que ce qui précipita définitivement Louis XVI entre les bras des étrangers, ce fut la violence faite à ses sentiments religieux dans l'affaire du serment ecclésiastique.

Aussi bien, parmi les apparents dépositaires du peu de pouvoir qu'on lui avait laissé, il n'y en avait pas un seul qui fût vraiment à lui.

Le garde des sceaux, Duport-du-Tertre, se trouvait étroitement lié avec les Lameth[41].

Le ministre de la guerre, du Portail, était moins le ministre du roi que celui du comité militaire de l'Assemblée[42].

Le ministre des finances, de Lessart, était d'un caractère trop timide, trop pusillanime, pour qu'on pût compter sur lui[43].

Le ministre des affaires étrangères, Montmorin, penchait de temps en temps du côté de la Révolution, et, d'ailleurs, la reine ne l'aimait pas[44].

Seul, le ministre de l'intérieur, Saint-Priest, eût offert la ressource d'un dévouement sans réserve, s'il eût été possible de le conserver au pouvoir, mais son impopularité le frappait d'une impuissance absolue, et il s'agissait de le remplacer.

Sur ces entrefaites, Mirabeau soumit à la cour un plan conçu en dehors de toute idée de fuite ou de recours à l'étranger.

Qu'on s'attaquât au principe même de la Révolution et qu'on prétendît à ramener les Français au point d'où ils étaient partis le 27 avril 1789, c'est ce que Mirabeau, dans le grand travail dont nous parlons, commençait par déclarer le comble de la folie. On ferait disparaître, disait-il, on ferait disparaître d'un seul coup une génération entière, on ôterait la mémoire à vingt-cinq millions d'hommes, que ce succès serait encore impossible[45].

Suivant Mirabeau, presque toutes les destructions opérées, — et par là il entendait l'abolition des privilèges féodaux, celle des exemptions pécuniaires, celle de plusieurs impôts désastreux, — avaient été, après tout, aussi favorables au monarque qu'à la nation : il fallait les maintenir. Il fallait conserver aussi, comme de précieuses conquêtes, l'unité dans l'assiette de l'impôt, les principes d'une administration plus populaire, la liberté de la presse, la liberté des opinions religieuses, la responsabilité des agents du pouvoir exécutif, l'admissibilité de tous les citoyens à tous les emplois, et une plus grande surveillance dans le maniement des fonds publics. Mirabeau ne voulait donc pas qu'on renversât la Constitution, il demandait seulement qu'on la modifiât, notamment au point de vue de l'autorité royale, qu'il lui reprochait d'avoir affaiblie outre mesure. Mais que d'obstacles : l'indécision du roi ; les préventions dirigées contre la reine ; la démagogie de Paris ; l'esprit de sa garde nationale ; l'irritabilité de l'Assemblée et le peu de prise qu'elle offrait, vu sa grande masse ; l'impopularité insurmontable d'une de ses sections ; la pente de l'opinion publique vers l'esprit de parti ; le danger d'une conflagration générale, pour peu qu'on fût conduit à l'adoption de moyens violents ! Mirabeau ne se dissimulait pas combien ces difficultés étaient considérables ; cependant, il ne les jugeait pas invincibles. Après s'être attaché à démontrer qu'une révision de la Constitution était l'unique but auquel on dût marcher, et qu'il fallait attendre cette révision, non de l'Assemblée alors existante, mais d'une seconde législature, voici ce qu'il proposait :

Faire décider qu'aucun député de l'Assemblée nationale ne pourrait être réélu ;

Mettre tout en œuvre pour décrier cette Assemblée, la dépopulariser, l'avilir ;

Exciter habilement sa jalousie à l'égard des administrations de départements, l'encourager aux excès démagogiques pour augmenter l'anarchie et rendre conséquemment plus vif le besoin du repos, la pousser à usurper tous les pouvoirs afin de lui attirer l'accusation de tyrannie, lui faire enfin une nécessité de se disperser d'elle-même par l'impossibilité où on l'aurait réduite de supporter plus longtemps la perte de sa gloire et l'effrayant tableau de ses erreurs, de ses passions, de ses caprice ;

Par contre, amener le roi et la reine à travailler sans relâche à la conquête de leur popularité, en se montrant le plus souvent possible, en assistant aux revues de la garde nationale, en paraissant à quelques séances de l'Assemblée dans la tribune du président, en visitant les hôpitaux, en protégeant d'une manière ostensible les ateliers ;

Se ménager le moyen d'influer sur la représentation nationale, non-seulement par des membres du côté droit, tels que Bonnay, l'abbé de Montesquiou, Cazalès, mais encore par des membres du côté gauche, tels que Clermont-Tonnerre, d'André, Duquesnoy, Talleyrand, Emmery, Le Chapelier, Thouret, Barnave, sauf à laisser ignorer aux uns le concours qu'on obtiendrait des autres ;

Acheter les voix de ceux des représentants qui, n'ayant que leur suffrage à fournir, pouvaient être séduits à bon marché ou par de simples promesses ;

Organiser à Paris, sous la direction de Talon et de Sémonville, un vaste atelier de police ;

Agir sur la province par quarante voyageurs inconnus l'un à l'autre et relevant de Montmorin seul ;

Établir, sous la direction de Clermont-Tonnerre, une fabrique d'ouvrages destinés à préparer convenablement l'opinion publique, à la diriger et à déterminer Je choix des électeurs de la seconde législature.

Tel était en substance, et omission faite d'une foule de détails minutieux dans lesquels l'auteur semblait s'être complu, le plan exposé secrètement par Mirabeau à la cour et annoncé en ces termes : APERÇU DE LA SITUATION DE LA FRANCE ET DES MOYENS DE CONCILIER LA LIBERTÉ PUBLIQUE AVEC L'AUTORITÉ ROYALE[46].

Tout cela était bien pauvre, bien vulgaire, et il paraît qu'au fond Mirabeau ne se pouvait défendre de quelque honte en proposant l'emploi de tant de petits ressorts impurs ; car, dans son travail, on lit : S'il ne s'agissait pas ici d'une dernière ressource et du salut d'un grand peuple, mon caractère me ferait rejeter tous ces moyens d'une intrigue obscure et d'une artificieuse dissimulation dont je suis forcé de donner le conseil. Mais que faire, que tenter, quand il ne s'agit pas de soi, mais des autres, qu'on a l'intrigue et l'ambition à combattre, et que l'instrument avec lequel on est attaqué est le seul avec lequel on puisse se défendre ?[47]

Ainsi, c'était d'une dissimulation artificieuse, d'une intrigue obscure, que Mirabeau faisait dépendre, nécessairement, fatalement, le salut d'un grand peuple. Ah ! ma main se séchera, avant de ratifier une semblable conclusion. Assez de pages ont été consacrées de nos jours à la glorification des habiles ; assez d'encouragements ont été donnés au culte imbécile du succès. Si les mesures qui sauvent les peuples sont par essence et doivent être de la même nature que le coup de pistolet tiré par un brigand, au détour d'un bois, sur le voyageur inattentif ; si l'astuce, si l'hypocrisie, si une habileté de laquais, sont des vertus libératrices, que Figaro et Basile se partagent l'empire du monde, mais alors que l'histoire se taise, pour l'honneur de l'humanité !

Maintenant, veut-on savoir quels étaient les deux hommes sur qui Mirabeau se reposait du soin de sauver la monarchie, par la direction occulte de l'esprit public à Paris ?

Le comte de La Marck écrivait à la reine, à propos de Talon : J'ai vu plusieurs fois M. Talon, et chaque fois il est entré dans des détails qui ne me permettaient pas de douter qu'il voulait me témoigner une confiance illimitée. Il m'a montré l'original d'un écrit important — la déclaration constatant la participation de Marie-Antoinette au complot de Favras. — .... Il est évident pour moi que la partie de cet écrit qui pourrait compromettre Votre Majesté n'est que le résultat d'une perfide machination, mais il n'est pas moins- certain que cette pièce, qui a une sorte d'authenticité, mérite une grande attention dans les circonstances actuelles. Je prendrai un jour la liberté d'en causer avec la reine, et de lui proposer quelques moyens très-simples et très-faciles d'effacer promptement toute trace incommode de cet écrit. M. Talon tire une certaine force de la possession de-cet écrit, et ne manque pas d'estimer très-haut le service qu'il a rendu en le conservant secret[48].

Quant à Sémonville, le comte de La Marck, dans la même lettre, le peint en ces termes : Celui-ci est un autre intrigant, habile, dissimulé, âpre à l'argent, toujours calme dans les affaires, fidèle par intérêt, et traître s'il le faut, quand il y entrevoit un avantage pour lui, connu par tous les partis, sans jamais se compromettre avec aucun[49].

Le comte de La Mark n'en conseillait pas moins d'employer Talon et Sémonville, parce que, disait-il, il n'est pas nécessaire d'estimer tous ceux qu'on emploie !

Mais pendant ce temps, pour sortir d'une situation qu'à la cour on jugeait presque désespérée, d'autres moyens étaient suggérés à Louis XVI.

Le comte de Provence aurait bien voulu se débarrasser de son frère : par quelle voie ! Tel était le sujet des préoccupations les plus ardentes de ce prince artificieux. Amener Louis XVI à une abdication, il n'y fallait pas songer : eût-on son consentement, est-ce que jamais Marie-Antoinette aurait donné le sien ? Pour écarter Louis XVI, un seul expédient s'offrait à l'ambition du comte de Provence : déterminer le roi à se laisser enlever, et le conduire, sous prétexte de l'arracher à sa royale servitude, dans quelque forteresse où, sans ministres, sans conseillers, sans appui, en butte à la haine de la nation et réduit à tourner vers les souverains un regard suppliant, il fût obligé de confier à son frère, avec le titre[50] de lieutenant général du royaume, les rênes de l'État. Ce fut effectivement vers ce but que tendirent tous les efforts de la faction du Luxembourg, et Louis XVI, incapable de soupçonner tant de perfidie, se laissa aisément persuader.

Dès la fin d'octobre 1790, il s'était mis en rapport intime avec Bouillé, par d'Agoult, évêque de Pamiers[51] : il y eut entre eux, dès ce moment, un actif échange de lettres en chiffres, où fut discuté le projet suggéré au roi de se retirer dans une ville frontière. Ce projet différait du plan de Bouillé, qui était celui-ci :

Léopold aurait revendiqué les droits des princes allemands possessionnés en Alsace et en Lorraine, droits que l'Assemblée avait méconnus par ses décrets ;

A l'appui de cette revendication, l'empereur d'Autriche aurait fait avancer des troupes ;

Une démonstration aussi menaçante aurait fourni à Bouille un prétexte naturel pour rassembler une armée, dont il ne doutait pas qu'on ne lui conservât le commandement ;

Il aurait alors fait demander par les soldats et demandé lui-même que, pour dissiper l'esprit d'indiscipline et de licence, le roi vînt se mettre en personne à la tête de l'armée ;

Ce point une fois gagné, il eût été facile d'attacher les soldats au monarque et de lui donner aux yeux de la nation le rôle de pacificateur ;

On aurait fomenté le mécontentement que pouvait avoir excité dans une partie du peuple la persécution contre les prêtres ;

Enfin, le roi se serait trouvé de la sorte en possession d'une force imposante[52].

Quelque défectueux que fût ce plan, dont les soupçons partout éveillés rendaient l'exécution si difficile, peut-être valait-il encore mieux que celui qui fut adopté ; mais c'était comme à travers une nuit profonde que Louis XVI marchait du côté de l'échafaud !

Cependant, les bruits d'émigration se propageaient parmi le peuple. On racontait qu'entre Chambéry et le Pont-Beauvoisin, une file mystérieuse de plus de trois cents voitures avait été rencontrée ; qu'on avait fait partir, pour le duc de Bourbon, ses habits et son chapeau d'uniforme ; que la course de deux aides de camp de Lafayette, lancés à la poursuite de conspirateurs en fuite, avait été frauduleusement retardée, à Dijon, par le maître de poste[53]. Au dire d'un grand nombre de papiers publics, la reine avait trouvé sous son couvert le billet suivant : Au premier coup de canon que votre frère fera tirer contre les patriotes français, votre tête lui sera envoyée. Anecdote apocryphe, peut-être, disait Camille, mais tant de journaux l'ont publiée, que c'est comme si le billet avait été trouvé sous l'assiette[54].

Et ce qui rendait cette idée de l'émigration odieuse au peuple, c'était la question qui s'y mêlait dans son esprit, celle d'un vaste complot royaliste. A Aix, trois citoyens suspects, Pascalis, Laroque et Guirant, furent pendus, dans l'ivresse d'une émeute, à la suite d'une rixe entre deux clubs rivaux, dont l'un, le club à cocarde blanche, était soutenu par les officiers du régiment de Lyonnais[55]. A Lyon, une conspiration fut découverte, que Voidel, rapporteur de cette ténébreuse affaire, déclara se lier aux voyages de M. d'Autichamp, à l'arrivée secrète d'un ministre prévaricateur à Turin, et à ses liaisons avec le prince de Condé, le duc de Bourbon, le comte d'Artois[56]. A cette occasion, Barnave ayant demandé que les Français fugitifs, fonctionnaires ou salariés, fussent tenus de rentrer ou de renoncer à leurs pensions et traitements, Cazalès dit : Vous proposez de rappeler les princes : seront-ils en sûreté dans ce royaume ? et, s'avançant au milieu de la salle, Maury s'écria : Qui veut m'assurer ma vie ?[57]

Un événement lamentable, arrivé à la Chapelle, le 24 janvier 1791, vint aigrir les soupçons. Levés pour prêter main-forte contre les contrebandiers, des chasseurs soldés violèrent le domicile d'un citoyen, l'ensanglantèrent, et livrèrent, en pleine rue, à la garde nationale précédée du maire, une sorte de bataille qui laissa sur le pavé plusieurs victimes, parmi lesquelles des femmes[58]. Rien ne prouvait que cet acte sauvage se rattachât à l'exécution d'un plan contre-révolutionnaire et royaliste ; mais, aux yeux de la multitude tout prenait aisément ce caractère, et lorsque Camille Desmoulins écrivait : Amener un massacre de Vassi est le but des aristocrates[59], il était bien sûr d'être cru sur parole.

Aussi, comme les routes étaient surveillées ! On a prétendu que la femme du roi pensait à s'échapper en jockey : impossible, maintenant, à un jockey de se mettre en route, sans qu'on exige de lui les mêmes preuves qu'il faudrait faire pour être pape, depuis l'aventure de Jean VIII..... et depuis qu'un journaliste a débité qu'on avait voulu contraindre Louis XVI à fuir, déguisé en feuillant, malheur aux pauvres moines en voyage qui ont un peu d'embonpoint ![60]

Dans cette situation des esprits, les personnes appartenant à la famille royale auraient dû s'imposer la plus grande circonspection : il n'en fut rien. Quelques évêques et quelques femmes de la cour, comptant sans doute porter un coup à la Révolution[61], inspirèrent à Mesdames, tantes du roi, le dessein d'aller à Rome. On était à la fin de février 1791, le jour de Pâques approchait, et les tantes de Louis XVI, femmes dévotes, tremblaient d'avoir à subir, dans l'accomplissement de leurs devoirs religieux, l'intervention des prêtres jureurs. Elles se disposèrent donc à quitter Paris. Mais à peine fut-on instruit de ce prochain départ, que partout on s'en inquiéta comme de l'annonce d'un départ plus important. Les sections de Paris se transportent à la municipalité, dénoncent le fatal voyage. Bailly, à la tête d'une nombreuse députation, court porter au château le retentissement des rumeurs de Paris. Louis XVI est supplié de ne pas permettre une fuite si alarmante. Il répondit : Ce que vous demandez est inconstitutionnel ; quand vous me montrerez un décret de l'Assemblée qui interdise les voyages, je défendrai à mes tantes de partir : jusqu'alors elles sont libres de sortir du royaume ainsi que tous les autres citoyens[62].

L'argument était spécieux : Camille Desmoulins, toujours sur la brèche, se chargea de la réfutation. Comme Milton se mesurant avec le roi d'Angleterre dans le champ de la logique, le hardi journaliste, se flattait de vaincre sans peine, en cette lutte, des Messieurs, très-forts en régiments, mais d'ordinaire très-faibles en raisonnements, accoutumés qu'ils sont dès le berceau à se servir de leur volonté comme de la main droite, et de leur raison comme de la main gauche. Et pourquoi donc les tantes du monarque auraient-elles joui des mêmes droits que les autres citoyens ? Est-ce que la nation faisait présent aux autres citoyens, à leur naissance, d'un million de rentes comme à Mesdames ? Est-ce que la nation donnait des palais aux autres citoyens comme à Mesdames ? Est-ce que, dans tous les pays, dans tous les siècles, les peuples n'avaient pas exigé des rois un prix quelconque de la bombance où ils les faisaient vivre ! Est-ce que les ancêtres de Louis XVI n'avaient pas toujours payé par l'esclavage de certains, usages contraires aux droits de l'homme, le privilège exclusif d'être oints de la sainte ampoule et de guérir les écrouelles ? Non, sire, vos tantes n'ont pas le droit d'aller manger nos millions en terre papale... qu'elles renoncent à leurs pensions, qu'elles restituent au coffre de l'État tout l'or qu'elles emportent alors, qu'elles aillent, si elles veulent, à Lorette ou à Compostelle, le bâton blanc à la main, en mantelet de coquilles et d'écaillés d'huîtres[63].

Marat le prit sur un ton moins plaisant : Il faut garder ces béguines en otage, et il faut donner triple garde au reste de la familleObservez bien, citoyens, que les tantes du roi laisseraient trois milliards de dettes, et qu'elles emporteraient douze millions en or, qu'elles ont accaparés en payant jusqu'à vingt-neuf livres chaque louis[64].

A leur tour, les clubs grondèrent. On fit agir les dames de la halle, on les poussa sur Bellevue ; mais, averties à temps, les princesses échappèrent à cette menaçante visite et revinrent le soir même coucher aux Tuileries[65]. Devaient-elles renoncer à leur projet ? c'était l'avis de Mirabeau[66] ; mais elles s'obstinèrent, sortirent secrètement de Paris, le 19 février 1791, et prirent la route de Lyon.

Le lendemain, Louis XVI écrivit à l'Assemblée pour l'informer de ce départ, ajoutant qu'il n'avait pas cru devoir y mettre obstacle, persuadé qu'il était qu'à ses tantes, comme à chacun, appartenait la liberté d'aller et de venir. Eh bien ! s'écria aussitôt Camus, d'un ton de fureur, qu'on retranche de la liste civile le traitement qu'on fait à Mesdames ![67]

Hors de l'Assemblée, l'émotion fut extrême. Le bruit ayant été répandu parmi le peuple que le reste de la famille allait suivre ; que la reine avait fait sauver le dauphin ; qu'elle montrait à sa place un enfant de M. de Saint-Sauveur très-ressemblant au jeune prince[68]....., tous les foyers d'agitation prirent feu. Le soir du 22 février, sur la nouvelle que le frère de Louis XVI se disposait à partir lui aussi, les femmes de la halle, suivies d'une foule prodigieuse de gens de toute profession, se rendirent en tumulte au Luxembourg. Le comte de Provence dînait chez madame de Balbi[69]. On l'avertit, il parut, et assura que jamais il ne quitterait la personne du roi. Et si le roi venait à partir ? cria du milieu de la foule un homme à qui cette réponse du prince avait paru équivoque. Monsieur se tourna vers l'inconnu, et fixant sur lui un regard calme, il lui dit avec cette dignité dont il savait si bien colorer son hypocrisie : Osez-vous le prévoir ? Le peuple exigea que Monsieur et Madame prissent la route des Tuileries. C'est ce qu'ils firent sans hésiter, sous l'escorte d'un fort détachement de cavalerie mis à leur disposition par Lafayette ; et l'orage s'apaisa pour un moment.

Pour un moment ; car les colères, à peine assoupies, se réveillèrent dès qu'on apprit l'arrestation des tantes du roi à Arnay-le-Duc. En quittant Paris, elles s'étaient munies d'un passeport du ministère des affaires étrangères, mais elles n'en avaient point de la commune de Paris, à laquelle il leur avait fallu s'adresser et qui avait répondu par un refus. La municipalité d'Arnay-le-Duc prit texte de là et de ce que leur passeport n'était point signé du président de l'Assemblée nationale, pour mettre obstacle à leur voyage, et les retenir prisonnières dans leur auberge, en attendant un ordre du corps législatif[70].

Dès qu'il eut connaissance de ces faits, Montmorin écrivit à Mirabeau :

Mesdames sont arrêtées à Arnay-le-Duc ; le roi me demande un projet de lettre pour l'Assemblée. Voilà celui que je viens de brocher : l'approuvez-vous ?[71]

A son tour, Mirabeau demanda conseil au comte de La Marck, dans un billet qu'on n'a pas retrouvé et que fait seule connaître la réponse qu'il provoqua :

A mon réveil, Pellenc me montre votre billet. Je me suis couché à quatre heures du matin. J'ai passé la nuit à boire. Mes idées ne sont pas encore bien nettes, je vous en préviens. Voilà cependant celles que j'ai sur l'arrestation de Mesdames, relativement à vous. Elles s'adressent à vous ; elles vous envoient Narbonne ; dites cela en montant à la tribune. Annoncez-vous leur défenseur. Alors, tout vous est facile, car aucune loi jusqu'à présent n'est contre elles. Cette marche, à mon avis, a quelque chose de grand, d'antique, de simple : vous serez éloquent, et vous tuerez les Robespierre, les Crancé, et Barnave s'il le faut. Bonjour[72].

 

Tout en trouvant que cela n'était pas si mal vu pour un ivrogne[73], Mirabeau craignit de faire soupçonner son intelligence avec la cour par une déclaration trop hardie de l'intérêt qu'il prenait aux tantes du roi. Sa position depuis quelque temps s'était singulièrement agrandie. Nommé chef de bataillon local de la garde nationale, le 18 janvier 1791, et élevé le 29 du même mois, à cette présidence de l'Assemblée nationale qu'il avait tant ambitionnée, il jouissait avec un orgueil dont il ne voulait pas compromettre les délices, de son double ascendant sur le parlement et sur l'opinion. Il se contenta de proposer la solution suivante qui, après un vif débat, fut adoptée : Aucune loi ne s'opposant au départ de Mesdames, il n'y a pas lieu à délibérer sur le procès-verbal de la commune d'Arnay-le-Duc[74]. Les princesses purent, en conséquence, continuer leur route. Menou avait entraîné l'Assemblée par ce seul mot : L'Europe sera bien étonnée d'apprendre que l'Assemblée nationale ait débattu si longtemps le départ de deux femmes qui aiment mieux aller entendre la messe à Rome qu'à Paris[75].

Mais la saillie de Menou n'obtint pas la même faveur au dehors. Camille Desmoulins se répandit en moqueries sur ces décisions législatives qu'on emportait par des pasquinades[76] ; Marat se mit à parler plus vivement que jamais de cette nécessité d'un soulèvement général, son rêve habituel, son rêve favori et sanglant, et, le soir même, une multitude passionnée, au milieu de laquelle beaucoup d'hommes déguisés en femmes[77], inonda le jardin des Tuileries, demandant avec des hurlements effroyables que le roi ordonnât à ses tantes de revenir auprès de sa personne[78]. Il fallut que Lafayette intervînt ; que la garde nationale se rangeât en bataille ; qu'on amenât six canons, mèches allumées ; qu'on fit mine de foudroyer le peuple. Encore l'agitation ne disparut-elle de la place publique, que pour passer, plus violente, dans les esprits. De toutes parts, on réclama une loi contre l'émigration. Comme si l'homme avait ses racines dans la terre ! Comme si son premier droit n'était pas de quitter les lieux où l'air manque à sa pensée et le calme à son cœur ! Comme s'il était possible de dire à l'homme, qui se meut : déclare d'abord pourquoi tu ne restes pas immobile ! Six pieds suffisent pour mon tombeau, mais je sens qu'il faut l'espace à ma vie !

Il est à remarquer que, dans l'entraînement aveugle qui, à propos du départ des tantes du roi, fit demander une loi contre l'émigration, Robespierre fut de ceux que cet entraînement ne gagna point. Il n'alla pas jusqu'à bien démêler le sophisme tiré de ce qu'on appelait l'intérêt public, mais sa conscience l'avertissait qu'il y avait là une erreur cachée ; il aurait désiré qu'on l'arrachât, à cet égard, au tourment de son incertitude, et lui-même il révéla naïvement la situation de son esprit, quand il prononça ces paroles, qui marquent dans sa vie : Je n'aime pas la loi contre l'émigration ; mais je voudrais qu'on me prouvât par de bonnes raisons qu'on doit la rejeter. En rapportant ce mot dans son journal[79], Brissot loue fort Robespierre de l'avoir dit, et il ajoute : J'ai retrouvé encore M. Robespierre dans les bons principes, lorsqu'on est venu tenter l'Assemblée avec un paquet d'imprimés aristocratiques envoyés sous son contreseing. L'inconséquente curiosité voulait les ouvrir ; le fanatisme voulait.les brûler : Faites cela, disait Robespierre, et l'inquisition s'exercera bientôt aussi contre les écrits patriotiques[80].

Cependant, le 28 février 1791, jour désigné pour la discussion d'une loi contre l'émigration, était arrivé. Une émotion d'un, caractère inaccoutumé se peignait sur les visages ; il semblait qu'un doigt mystérieux montrât à tous, par delà une loi semblable, quelque chose de terrible. Dans la matinée, sur la nouvelle, très-fausse, mais très-activement répandue, qu'on avait transporté au donjon de Vincennes des armés et des munitions de toute espèce, et qu'il existait, des Tuileries à ce donjon, un souterrain secret par où le roi et sa famille devaient s'évader[81], le peuple des faubourgs, puissamment ébranlé, courut à la forteresse, pour la démolir. Mais Lafayette ayant paru à la tête de la garde nationale, les assaillants, que conduisait le brasseur Santerre, furent forcés à la retraite. Ils rentrèrent tumultueusement à Paris, et ce fut au milieu d'une agitation extraordinaire, ce fut au bruit du tambour battant la générale, que l'Assemblée entra en séance.

Le Chapelier commença par déclarer, au nom du comité de constitution, qu'il avait à présenter un projet de décret, inconstitutionnel, peu conforme aux principes, et établissant une véritable dictature : étrange manière de recommander l'adoption de ce projet ! Robespierre se hâta d'annoncer qu'il n'était pas partisan de la loi sur les émigrations, mais il demandait une discussion solennelle qui mît du côté des adversaires d'une pareille loi l'intérêt public et la raison. Merlin rappela ce passage du Contrat social : Dans les moments de troubles, les émigrations peuvent être défendues. Pendant ce temps, on faisait passer à Mirabeau des billets qui, pour des buts contraires, le poussaient à la tribune. Il se lève enfin, et lit une lettre adressée autrefois par lui à Frédéric-Guillaume, roi de Prusse. Le droit qui appartient à l'homme de quitter le sol où n'est point pour lui le bonheur était éloquemment revendiqué. Il y eut des applaudissements, il y eut des murmures. Sur les bancs extrêmes de la gauche, profond silence. On s'attendait à voir entrer dans la lice Barnave, les deux Lameth ; mais, par une politique qu'ils expliquèrent plus tard, ils avaient résolu de s'abstenir. C'est ainsi que Gourdan s'étant penché à l'oreille d'Alexandre Lameth et lui disant : Est-ce que vous ne parlerez pas ? celui-ci répondit : C'est ce qu'ils veulent[82]. Le gant jeté par Mirabeau, ce fut Rewbell qui le releva. Nulle société, dit-il, ne peut exister sans des devoirs réciproques. Comment défendrais-je de mon corps, de mon sang, les possessions de mon voisin, s'il fuit loin des miennes ? L'argumentation était spécieuse ; mais la seule chose à en conclure était que nul n'a droit à jouir, soit quant à sa personne, soit quant à ses biens, du bénéfice des lois d'un pays qu'il répudie. Or, de quoi s'agissait-il ? Était-ce seulement de priver ceux qui s'expatriaient, en haine des lois nouvelles, de toute fonction publique et de leur imposer la vente de leurs immeubles ? Non, c'était d'empêcher l'émigration d'une manière absolue qu'il s'agissait, c'était d'enchaîner l'homme au sol, c'était de murer la patrie. Et que valait, dès lors, le raisonnement de Rewbell ? Comment, d'ailleurs, appliquer le principe qu'il posait, sans entrer dans une recherche inquisitoriale des motifs qui porteraient un citoyen à sortir du royaume ? Comment distinguer entre l'émigrant et le simple voyageur, entre le déplacement politique et le déplacement commercial ? Quelle carrière ouverte à la tyrannie ! C'est ce qui apparut avec une clarté sinistre aux yeux de l'Assemblée, lorsque, pressé de lire le projet du comité, Le Chapelier lut : Il sera nommé par l'Assemblée nationale un conseil de trois personnes qui exerceront seulement sur le droit de sortir du royaume et sur l'obligation d'y rentrer un pouvoir dictatorial. A ces mots, un frémissement involontaire courut sur tous les bancs, et Mirabeau, prenant la parole avec empire, s'écria : Je déclare que je me croirais délié de tout serment de fidélité envers ceux qui auraient l'infamie de nommer une commission dictatoriale. Puis, la tête haute et le rayonnement de l'orgueil sur le front : La popularité que j'ai ambitionnée, dit-il, et dont j'ai eu l'honneur comme un autre, n'est pas un faible roseau ; c'est dans la terre que je veux enfoncer ses racines sur l'imperturbable base de la raison et de la liberté. On applaudissait : il reprit : Si vous faites une loi contre les émigrants, je jure de n'y obéir jamais. Le projet du comité fut rejeté à l'unanimité, et Vernier proposa que l'examen de la loi fût renvoyé à chacun des comités de l'Assemblée, qui, après s'en être occupés séparément, se réuniraient par commissaires. Jusque-là Mirabeau n'avait fait que mettre beaucoup de grandeur à plaider une grande cause ; mais, son succès l'enivrant, il voulut une seconde fois s'emparer de la tribune, en roi qui prend possession de son trône, et il provoqua cette rude exclamation de Goupil : Quel est le titre de dictature qu'exerce M. Mirabeau dans cette Assemblée ? Il n'en tint compte. Ce qu'il demandait, ce qu'il voulait absolument emporter, c'était l'ordre du jour pur et simple. Il fut railleur, impérieux, méprisant ; il osa, le visage tourné vers ceux de l'extrême gauche, qui murmuraient, crier du ton d'un maître irrité : Silence aux trente voix ! Il oubliait — et, plus tard, Robespierre saura bien le rappeler — que la vertu fut toujours en minorité sur la terre ; que Sidney, mort pour le peuple, était de la minorité ; que Socrate était de la minorité quand il avala la ciguë, et Caton quand il se déchira les entrailles. Silence aux trente voix ! Mais la tyrannie est odieuse sous toutes ses formes, et en quoi donc celle d'un chiffre vaut-elle mieux que celle d'un coup de massue ? La proposition Vernier fut adoptée ; le peuple qui encombrait les tribunes avait tressailli, et les Lameth sortirent, le cœur plein de rage[83].

Pendant ce temps, une scène étrange se passait au château. On arrêta dans l'appartement de l'héritier présomptif du trône un chevalier de Saint-Louis, nommé Court de Tonnelles, lequel portait, caché sous son habit, un petit couteau de chasse, en forme de poignard[84]. Aux questions qui lui furent adressées, il répondit d'une manière assez obscure, et là-dessus le bruit se répandit rapidement qu'on avait voulu assassiner le roi. A entendre lès aristocrates, colporteurs de ce bruit lugubre, nul doute que le meurtrier n'eût été vomi par les Jacobins : c'était le frère de Barnave, disaient les uns ; c'était Menou, affirmaient les autres[85]. Aussitôt, près de trois cents nobles s'arment de poignards ou de pistolets, accourent au château, remplissent les appartements, et jurent de mourir pour sauver le roi. C'était justement l'heure où Lafayette, revenant de Vincennes, rentrait à Paris. On l'informe de l'injure faite à la garde nationale, gardienne naturelle des jours du monarque, et il court aux Tuileries, indigné. Il obtient de Louis XVI l'ordre formel adressé à ses officieux défenseurs de déposer leurs armes sur deux grandes tables placées dans l'antichambre. Ils obéissent ; mais, forcés, pour sortir des appartements, de passer entre deux haies de gardes nationales, ils sont hués, maltraités, fouillés outrageusement[86]. Quelques-uns. résistèrent. Beauharnais le jeune déclara qu'on ne le fouillerait que mort, et les gardes, touchés de la dignité qu'il mêlait à son courage, le laissèrent libre[87]. D'autres, moins heureux dans leurs protestations, furent renversés, foulés aux pieds[88]. On arrêta d'Éprémesnil, Frondeville, d'Agoult, Berthier-Sauvigny[89].

Cette expédition charma Le peuple, qui appela les vaincus chevaliers du poignard.

Marat, moins facile à satisfaire, exprima un regret féroce : Il semblait que le ciel eût pris à tâche de rassembler le noir essaim des conspirateurs sous le fer des grenadiers soldés ; ils avaient droit de les massacrer, et ils le pouvaient impunément. Les véritables amis de la liberté déploreront toujours qu'ils aient laissé échapper une occasion aussi favorable, qui ne se trouvera jamais. L'ami du peuple, surtout, en est inconsolable[90]. Au fond, ce qui tourmentait Marat, c'était la crainte que de pareils coups, frappés à propos, ne rendissent quelque popularité à Lafayette : car, le crédit du général baissait de jour en jour, et Marat commençait à voir se réaliser la plus chère de ses prédictions : Encore deux bouteilles d'encre, et j'aurai culbuté le divin Mottié.

Le soir, grande séance aux Jacobins. Les Lameth s'y étaient rendus, dans l'espoir de se venger de Mirabeau, de lui rendre les humiliations qu'ils en avaient reçues, de l'écraser. La disposition des esprits était orageuse, et les divers événements de la journée revivaient, aux yeux de tous, singulièrement transformés par de menaçants commentaires. Il avait été dit et beaucoup croyaient qu'un abominable complot avait été formé, dont le but était la destruction des Jacobins ; que l'émeute de Vincennes, réprimée par Lafayette, avait été organisée par lui-même, pour mettre Paris en combustion et fournir prétexte à quelque Saint-Barthélemy des patriotes ; que l'invasion du château faisait partie de ce noir projet ; qu'on l'aurait mis à exécution si l'Assemblée s'était prononcée contre les Jacobins, en rejetant purement et simplement la loi contre l'émigration ; mais que la chance ayant tourné en leur faveur, il avait fallu subitement changer de plan ; que, par là, s'expliquait l'extrême indignation affectée par Lafayette contre les chevaliers du poignard ; que, du reste, cette savante tactique, trop au-dessus dé l'intelligence de Lafayette, ne pouvait être que l'ouvrage d'un homme, et que cet homme, c'était…. Machiavel Mirabeau[91]. De fait, n'avait-il point parlé d'en finir avec les factieux de tous les partis ? et, dans sa pensée, les Jacobins ne comptaient-ils pas au nombre des factieux à anéantir ?

Mirabeau fut averti. Il savait qu'il venait d'allumer contre lui d'inextinguibles haines. Et comment en aurait-il douté ? Ce soir-là même, il avait reçu le plus sanglant des outrages ; ce soir-là même, d'Aiguillon, chez qui il était attendu à diner avec douze de ses collègues, lui avait fermé sa porte[92] ! Et lui, faisant allusion à son cri Silence aux trente voix ! il disait à Mme du Saillant, sa sœur : J'ai prononcé là mon arrêt de mort[93]. Il ne voulut point cependant périr sans combattre, et, rassemblant toutes ses forces, il se présenta hardiment aux Jacobins.

La salle était pleine, comme dans les grands périls de la République, raconte Camille Desmoulins. Dès que Mirabeau parut, beaucoup murmurèrent : Comment ose-t-il venir s'asseoir au milieu de nous ? Duport était à la tribune. L'arrivée du redoutable visiteur parut l'embarrasser. Il parla longuement des émeutes qu'on excitait à dessein, de l'expédition de Vincennes, de Lafayette qui aurait pu la prévenir et qui ne l'avait pas voulu, des pièces de canon qu'on avait artificieusement traînées tout au travers du faubourg…. Mais là n'étaient point les préoccupations de l'Assemblée. Il le sentit, et se décidant enfin : Les hommes les plus dangereux à la liberté, dit-il, ne sont pas loin de vous. C'était le mot attendu : tous les regards se portent sur Mirabeau, et plusieurs, se levant, vont applaudir à sa face. L'orateur alors rappelle la séance du matin à l'Assemblée, il dénonce l'insupportable orgueil de Mirabeau ; mais s'attendrissant tout à coup, soit générosité naturelle, soit ressouvenir des services rendus par son adversaire à la cause de la liberté, il termine en ces termes : Qu'il soit un honnête homme et je cours l'embrasser, et, s'il détourne le visage, je me féliciterai encore de m'être fait un ennemi, pourvu qu'il soit redevenu ami de la chose publique.

Mirabeau crut sans doute qu'on le craignait puisqu'on le ménageait. S'avançant d'un pas brusque vers la tribune, il mit en regard la dictature de l'intrigue et celle du talent, plaignit dédaigneusement ceux qui recouraient à la première, faute de pouvoir exercer la seconde, signala comme un aveu d'impuissance le silence garde le matin à l'Assemblée, par les chefs d'opinion, et ajouta : Mon sentiment sur les émigrations est celui de tous les philosophes, et quand bien même je serais dans l'erreur, je me consolerais aisément de la partager avec tant de grands hommes. La réponse était hautaine, presque insultante pour les auditeurs : Mirabeau descendit de la tribune, au milieu d'un silence auquel il n'était pas accoutumé. Alexandre Lameth se leva.

S'il en faut croire Camille Desmoulins, il fut sublime, sublime par l'expression du visage, par la passion du geste, par la flamme du regard, autant que par la parole. Mirabeau, qui s'était assis à ses côtés, n'était plus l'Hercule Mirabeau : Lameth semblait lui avoir arraché sa massue. Rien de plus vif, en effet, de plus pénétrant, rien qui aille plus droit au cœur d'un ennemi que le discours d'Alexandre Lameth, tel que les Révolutions de France et de Brabant le rapportent. En voici quelques traits : Ah ! nous ne sommes plus trente ici ; nous sommes cent cinquante, cent cinquante membres de l'Assemblée nationale, sa vraie force. — Pourquoi notre silence de ce matin ? Parce que la contre-révolution appelle les Jacobins des factieux ; parce que M. Mirabeau voudrait bien que ces factieux fussent exterminés, et que nous n'avons pas voulu, nous, donner dans le piège tendu aux patriotes par les organisateurs d'émeutes, par ceux qui font battre le tambour ! — Ce qui nous importe, M. de Mirabeau, c'est de vous faire connaître : quelque génie qu'aient les traîtres, ils ne sont plus à craindre, dès qu'ils sont connus. — Chefs d'opinion ! Quelle insolence ! Il y a des esclaves d'opinion apparemment ! Eh ! c'est un malheur pour le peuple que des hommes tels que Merlin, Muguet, Vernier, Rewbell, Prieur, Robespierre, ne soient pas chefs d'opinion, eux qui n'ont jamais trahi le peuple ! — Je ne suis pas de ceux qui croient si nécessaire de ne point désespérer M. de Mirabeau. S'il n'était pas au milieu de nous, pensez-vous qu'il fût plus dangereux que Cazalès, que Maury ? qu'il s'exclue donc de cette société, si bon lui semble ! Sa force est ici ; qu'il sorte, il la perd. — Mais il le sait bien ! — Attendez-vous à l'entendre protester de son amour invariable pour la liberté. Il vous dira, je suppose, qu'il n'a pas demandé le veto pour le roi, qu'il n'a pas voulu lui conférer le droit monstrueux de déclarer la paix et la guerre ! il niera ce que personne de nous n'ignore.… Mais les discours de M. de Mirabeau passeront, et les procès-verbaux de l'Assemblée ne passeront pas.

Pendant ce terrible réquisitoire, prononcé au bruit d'applaudissements qui le rendaient encore plus terrible, Mirabeau était dans un tel état d'angoisse, que de grosses gouttes de sueur lui coulaient le long du visage. Il était là, selon l'expression de Camille, dans son jardin des Olives. Une seconde fois, il essaya de soutenir la lutte. Mais quel changement ! Ce n'était plus l'orateur audacieux et superbe de tout à l'heure. Il descendait maintenant à être habile. Autant il avait d'abord heurté les Jacobins, autant il s'étudia, cette fois, à les adoucir, à les flatter. J'ai boudé les Jacobins, dit-il, mais en leur rendant justice. Je pense d'eux comme l'abbé Sieyès, qui disait du club de 89 : A l'exception de deux ou trois Jacobins que j'ai en horreur, j'aime tous les membres de cette société, et excepté une douzaine de membres que j'aime parmi vous, je vous méprise tous. On ne pouvait manquer d'applaudir ici. D'ailleurs, le génie de Mirabeau était un trésor que, jusqu'au dernier moment, la Révolution tremblait de perdre. Même aux Jacobins, la majorité était disposée à préférer l'indulgence de Duport à l'inflexibilité Lameth. Aussi, dès que Mirabeau eut prononcé ces paroles ; je resterai parmi vous jusqu'à l'ostracisme, des acclamations parties de tous les coins de la salle, l'amnistièrent. Or, l'amnistie, en cette occasion, était un triomphe[94].

Et il le faut bénir, ce triomphe ; car, en repoussant la loi contre l'émigration, Mirabeau avait combattu pour la justice ; et ce sera, sinon, comme dit un historien moderne[95], son rachat devant l'avenir, du moins un de ses titres les plus touchants à la compassion de la postérité.

Ah ! sans doute, c'était un grand crime qu'une émigration systématique ayant pour but d'attirer sur la patrie, en haine de réformes équitables, la fureur et les armes de l'étranger. Mais le principe qui veut qu'un crime soit prouvé avant d ?être puni est absolument sacré, absolument inviolable. Soumettre le droit qu'a chaque homme de se mouvoir par cela seul qu'il est homme, à une série de conditions préventives rendues plus odieuses encore par une appréciation nécessairement, arbitraire, c'était se lancer dans un système de proscriptions qui, de conséquence en conséquence, devait s'étendre et s'étendit, hélas ! aux vieillards, aux femmes, aux enfants.

Et puis, à quelle autre théorie, plus générale et vraiment sinistre, ne conduisait pas cette solution donnée à la question particulière de l'émigration ? Dans la séance du 24 février, Mirabeau ayant demandé s'il existait une loi qui défendît aux tantes du roi de quitter le royaume, un membre obscur de l'Assemblée avait répondu : Oui, LE SALUT DU PEUPLE[96]. Mais savait-il bien, celui qui les prononça, ces paroles, savait-il qu'un jour — et ce jour n'était pas loin — elles auraient le retentissement d'un coup de hache ? Ne nous hâtons point de passer outre. Il est des mots qui, mal expliqués, perdent les empires ; il est des formules qui contiennent plus de meurtres que cent pièces de canon chargées à mitraille ; il est des erreurs toutes pleines de sang ! Qui oserait jurer qu'en France, dans un avenir prochain, la vie de plusieurs milliers d'hommes ne tiendra pas à l'explication qui aura été donnée de ces mots tragiques : LE SALUT DU PEUPLE EST LA SUPRÊME LOI ?

Il en faut convenir : au premier abord, le problème à résoudre ici étonne la conscience.

Quoi ! l'intérêt public, la sécurité générale, la fortune de l'État, l'existence de la nation peut-être, voilà ce qu'on nous demanderait de sacrifier à des scrupules d'une importance secondaire ! Est-il donc et peut-il jamais être juste que l'abstraction l'emporte sur la réalité, la partie sur le tout, et que, pour protéger un membre, on laisse périr le corps ? Ainsi parlaient les Lameth dans l'Assemblée, Camille Desmoulins et Marat dans la presse.

Cependant, si, sous prétexte de salut public, vous frappez d'ostracisme Thémistocle ; si vous proscrivez à perpétuité la famille d'un mauvais prince ; si vous portez la main sur un innocent parce qu'il vous paraît dangereux, où sera la boussole de l'univers moral ? Où sera le refuge contre l'iniquité, subitement devenue justice, en vertu du SALUT DU PEUPLE, qui aura été compris de telle ou telle manière et arbitrairement défini par des gouvernements de passage, infaillibles tant qu'ils sont debout, accusés  d'imposture dès qu'ils sont par terre ? Ciel ! que de tombeaux s'ouvrent ! que de spectres se dressent le long de l'histoire ensanglantée ! et que de voix, sorties des profondeurs du temps, se mettent à crier en chœur aux logiciens de la raison d'État : assassins ! assassins ! assassins !

C'est que, sur tout ce débat, pèse un malentendu effroyable, et malheur à qui ne le signalerait pas, croyant l'avoir découvert ! Chaque fois qu'on parle de l'appliquer, cette maxime, LE SALUT DU PEUPLE EST LA SUPRÊME LOI, on n'a jamais en vue qu'un nombre déterminé d'hommes, qu'un concours donné de circonstances, et cela signifie : en France, en Angleterre, en Espagne, le salut du peuple, dans ce moment-ci, exige que tel principe soit violé ; de sorte que, dans la pratique, le SALUT DU PEUPLE veut toujours dire le SALUT D'UN PEUPLE. Eh bien, il n'est pas vrai que, relativement à l'humanité tout entière et aux générations à naître, le salut D'UN peuple quelconque soit la suprême loi. Car, si ce peuple marche dans les routes de l'iniquité, si son rôle parmi les nations est celui de brigand, qu'il périsse, qu'il périsse ! Considéré dans son vaste ensemble et dans la série indéterminée des âges, le monde devra tressaillir de joie. Ne dites donc pas : LE SALUT DU PEUPLE EST LA SUPRÊME LOI ; dites : LE SALUT DE L'HUMANITÉ EST LA SUPRÊME LOI. Dès lors, plus de ténèbres. Il est en effet possible de concevoir que, eu égard à une situation particulière, et pour un moment, la violation d'un principe soit considérée comme intéressant tel ou tel peuple ; mais comment concevoir que la méconnaissance d'une des grandes lois de notre nature, que l'étouffement de la conscience humaine, puisse jamais intéresser l'humanité ! L'humanité, tout individu qui souffre d'un acte injuste, quelque petit et obscur qu'on le suppose, la représente, la personnifie, la porte vivante en lui. Quand vous tuez un innocent, vous menacez l'innombrable foule de ses pareils sur toute la surface du globe, dans tous les siècles à venir, et certes il n'est pas de peuple dont le salut vaille qu'un aussi prodigieux intérêt soit foulé aux pieds.

Ô Camille, imprudent Camille ! Quel tyran ne s'est pas établi, en disant : Je viens sauver la société ? Attendez ! attendez ! On l'invoquera aussi contre vous, ce salut du peuple, votre loi suprême ; et quand vous serez sur la charrette fatale, ne vous plaignez point de la logique qui vous y aura fait monter, puisque cette logique est la vôtre !

 

 

 



[1] Voyez le texte reproduit in extenso dans l'Histoire parlementaire, t. VIII, p. 193 et 194.

[2] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'Etat, t. I, p. 94 et 95. Paris, 1831.

[3] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'Etat, t. I, p. 93.

[4] Voyez dans le quatrième volume de cet ouvrage le chapitre intitulé : Aspect de l'Europe.

[5] Révolutions de France et de Brabant, n° 63.

[6] Annual register, vol. XXXIII, chap. I, p. 12.

[7] Louis-Philippe de Ségur, Tableau historique et politique de l'Europe, t. I, chap. VIII, p. 284. Paris 1803.

[8] Selim's troops were clad in black, to denote their readiness to meet death in defence of their cause. Annual register, vol. XXXIII, chap. I, p. 2.

[9] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t, I, p. 80 et 81.

[10] Louis-Philippe de Ségur, Tableau historique et politique de l'Europe, t. I, chap. VIII, p. 290.

[11] Louis-Philippe de Ségur, Tableau historique et politique de l'Europe, t. I., chap. VIII, p. 293 et 294.

[12] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 84.

[13] Annual register, vol. XXXIII, chap. I, p. 18, et Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 85 et 86.

[14] Louis-Philippe de Ségur, Tableau historique et politique de l'Europe, t. I, chap. VIII, p. 301.

[15] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 86.

[16] Révolutions de France et de Brabant, n° 63.

[17] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 92.

[18] Voyez cette lettre publiée sous le titre de Mémoire du comte de Lally-Tollendal, dans la Bibliothèque historique de la Révolution. LALLY-TOLLENDAL, p. 329, 330. British Museum.

[19] Quintius Capitolinus aux Romains, p. 26.

[20] Voyez dans le quatrième volume de cet ouvrage le chapitre intitulé : Aspect de l'Europe.

[21] James Prior, Memoir on the life and character of the Right hon. Edmund Burke, chap. X, p. 347. 1824.

[22] Son biographe lui en fait un mérite : The two latter men, more especially, who, though the very fanatics of Revolution and Republicanism, were fated to supply unintentionally, on their part, some of the materials which Mr. Burke, with equal speed and dexterity, sharpened into their most powerful antidotes. James Prior, chap. X, p. 247.

[23] I have been much occupied and much agitated with my employment. James Prior, chap, XI, p, 363.

[24] Memoir on the life and character of the Right hon. Edmund Burke, p. 364.

[25] Reflections on the Revolution in France, p. 109.

[26] Reflections on the Revolution in France, p. 110. London, MDCCXC.

[27] He used soft language with determined conduct., never sparing to shed the blood of those who opposed him, often in the field, some-times upon the scaffold. Reflections on the Revolution in France, p. 201 et 202.

[28] Trodden down under the hoofs of a swinish multitude. — Le biographe de Burke cite la phrase et l'excuse, tout en avouant qu'elle fit scandale. Voyez Memoir on the life and character of the Right hon. Edmund Burke, by James Prior, chap, xi, p. 369.

[29] A spectacle more resembling a procession of American savages, entering into Onondaga, after some of their murders called victories, and leading into hovels hung round with scalps, their captives, overpowered with the scoffs and buffets of women as ferocious as themselves. Reflections on the Revolution in France, p. 99.

[30] We are not the converts of Rousseau ; we are not the disciples of Voltaire ; Helvetius has made no progress amongst us. Atheists are not our preachers ; madmen are not our lawgivers. In England, we have not yet been completely embowelled of our natural entrails. We have not been drawn and trussed, in order that we may be filled, like stuffed birds in a museum, with chaff and rags, and paltry blurred shreds of paper about the rights of man. Reflections on the Revolution in France, p. 127 et 128.

[31] The party besides embraced many other members of opposition, some philosophers, the great body of literary men, some clergymen, many lawyers, many dissenting ministers, and ninetenths of the profession of physic, all therefore belonging to the educated classes. J. Prior, chap. XI, p. 368.

[32] Voici le texte de cette dernière phrase que cite comme un modèle du genre amphigourique loid Brougham dans ses Historical sketches of Statesmen, à l'article Burke The anodyne draught of oblivion, thus drugged, is well calculated to preserve a galling wakefulness and to feed the living ulcer of a corroding memory.

[33] Révolutions de France et de Brabant, n° 58. (C'est par erreur d'impression que, dans le journal de Camille, ce numéro porte le chiffre 57.)

[34] Révolutions de France et de Brabant, n° 58.

[35] James Prior, Memoir on the life and character of the Right hon. Edmund Burke, chap. XI, p. 365.

[36] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 87.

[37] Quatrième volume de cet ouvrage, dans le chapitre intitulé : la Contre révolution implacable.

[38] Voyez le Tableau historique et politique de l'Europe, par M. de Ségur, t. I, chap. VIII, p. 279, et l'Annual register, vol. XXXIII, chap. III, p. 58.

[39] Assuring them, and confirming it by an oath, that if, at the expiration of that term, they obliged him to draw on his boots, he would not take them off again, until he had chaced them out of the Netherlands. Annual register, vol. XXXIII, chap. III, p. 63.

[40] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 90.

[41] Lettre du comte de La Marck au comte de Mercy-Argenteau, dans la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. II, p. 525.

[42] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. II, p. 525.

[43] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. II, p. 525 et 526.

[44] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. II, p. 532.

[45] Quarante-septième note du comte de Mirabeau pour la cour, dans la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. II. p. 429.

[46] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. II, p. 414. Cette note de Mirabeau pour la cour, qui est la quarante-septième, ne contient pas moins de quatre-vingt-sept pages.

[47] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. II, p. 463.

[48] Lettre du comte de La Marck à la reine, dans la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. II, p. 515.

[49] Lettre du comte de La Marck à la reine, dans la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. II, p. 516.

[50] Manuscrit de M. Sauquaire-Souligné.

[51] Mémoires de Bouillé, chap. IX, p. 181. Collection Berville et Barrière

[52] Mémoires de Bouillé, chap. IX, p. 179, 180 et 181.

[53] Révolutions de France et de Brabant, n° 57.

[54] Révolutions de France et de Brabant, n° 57.

[55] Lettre lue par Mirabeau à l'Assemblée, dans la séance du 18 décembre 1790.

[56] Rapport de Voidel dans la séance du 20 décembre 1790.

[57] Buchez et Roux, Histoire parlementaire, t. VIII, p. 273.

[58] Procès-verbal des municipaux et notables de la Chapelle-Saint-Denis.

[59] Révolutions de France et de Brabant, n° 62.

[60] Révolutions de France et de Brabant, n° 64.

[61] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. IX, p. 234. Collection Berville et Barrière.

[62] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. IX, p. 235.

[63] Révolutions de France et de Brabant, n° 64.

[64] L'Ami du peuple, n° 371.

[65] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. IX, p. 235.

[66] Mémoires de Mirabeau, t. VIII, p. 288.

[67] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. IX, p. 236.

[68] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. IX, p. 237.

[69] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. IX, p. 238.

[70] Règne de Louis XVI, t. VI, § 27.

[71] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. III, p. 64.

[72] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. III, p. 64 et 65.

[73] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. III, p. 64 et 65, lettre de Mirabeau au comte de La Marck.

[74] Moniteur, séance du 24 février 1791.

[75] Révolutions de France et de Brabant, n° 66.

[76] Révolutions de France et de Brabant, n° 66.

[77] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. IX, p. 241.

[78] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. IX, p. 241.

[79] Le Patriote français, n° 571.

[80] Le Patriote français, n° 571.

[81] L'abbé de Montgaillard, Histoire de France, t. II, p. 285.

[82] Révolutions de France et de Brabant, n° 66.

[83] Ni le Moniteur, ni l'Histoire parlementaire ne donnent une idée vraie de la, physionomie de cette fameuse séance. Mémoires de Ferrières, chose étrange, ne la mentionnent même pas. On ne la trouve vivante que dans le discours prononcé, le soir, par Alexandre Lameth aux Jacobins et rapporté dans les Révolutions de France et de Brabant, n° 66.

[84] Règne de Louis XVI, t. VI, § 27.

[85] Révolutions de France et de Brabant, n° 66.

[86] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. IX, p. 246.

[87] Règne de Louis XVI, t. VI, § 27.

[88] Règne de Louis XVI, t. VI, § 27.

[89] L'abbé de Montgaillard, Histoire de France, t. II, p. 286.

[90] L'Ami du peuple, n° 394.

[91] Révolutions de France et de Brabant, n° 66.

[92] Révolutions de France et de Brabant, n° 66.

[93] Mémoires de Mirabeau, t. VIII, p. 299.

[94] Il n'existe de cette importante séance qu'un récit complet, auquel les historiens de la Révolution puissent recourir, et il se trouve dans les Révolutions de France et de Brabant, n° 66.

[95] Michelet, Histoire de la Révolution, t. II, chap. X, p. 435.

[96] Révolutions de France et de Brabant, n° 66.