HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME CINQUIÈME

LIVRE CINQUIÈME (SUITE)

 

CHAPITRE VI. — LE SCHISME.

 

 

La CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ défendue par les révolutionnaires, attaquée par les prêtres. — Violences nées des luttes de la parole. — Angoisses religieuses de Louis XVI. — Résistance furieuse du clergé. — Mesures proposées par Voidel contre le clergé. — Violence artificieuse de Mirabeau ; l'archevêque de Toulouse s'en plaint au comte de La Marck ; explications honteuses données par Mirabeau. — Provocations calculées de l'abbé Maury, déjouées par Alexandre Lameth. — Décret du 27 novembre 1790, imposant le serment aux prêtres. — Hésitations de Louis XVI ; sombre impatience de Camus. — Émeute factice ; le décret du 27 novembre sanctionné. — Mariage de Camille Desmoulins avec Lucile Duplessis ; le curé le force à se déclarer bon catholique et lui fait promettre de se confesser. — Camille pleure au sermon. — Mot terrible de Robespierre, un des témoins du mariage. — Camille Desmoulins redouble de violence et de verve contre les prêtres. — Procès-verbal des séances du clergé chez les filles de Paris ; découvertes de Sartine, publiées ; aventure scandaleuse d'un abbé. — Singulière réserve de Marat touchant la CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ ; sa lettre à Louis XVI. — Mémorable séance du 4 janvier 1791 ; la plupart des prêtres, membres de l'Assemblée, refusent de prêter serment. — Les successeurs de Loustalot. — Bailly et le curé de Saint-Roch. — Talleyrand prête serment ; accusé d'une passion scandaleuse pour le jeu, il avoue publiquement avoir gagné trente mille livres au Club des Échecs. — Manœuvres en sens inverse des prêtres et de leurs adversaires. — Histoire du curé de Ruel. — Sur cent trente-huit évêques ou archevêques, quatre seulement jurent. — Chiffre des curés qui refusent ; persécution. — Prodiges racontés par les prêtres. — Trahisons contradictoires de Mirabeau ; son Adresse sur la Constitution civile du clergé ; elle est rejetée. — Instruction sur la Constitution civile du clergé, adoptée par l'Assemblée. — Conseils abominables donnés à la cour par Mirabeau. — Éloquent discours de Cazalès. — Mot remarquable de Montlosier sur les conséquences du schisme.

 

Encore les prêtres, et, contre eux, unis dans un dernier effort, le génie de Saint-Cyran et celui de Voltaire !

Rappelons, d'abord, en quelques mots, les dispositions du décret voté le 12 juillet 1790.

Par ce décret, resté fameux dans l'histoire sous le titre de CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ, presque toutes les anciennes institutions ecclésiastiques avaient été détruites. Ainsi :

Plus de titres d'archevêque, plus de canonicats, plus de prébendes et de demi-prébendes, plus de chapelles ou chapellenies, plus de chapitres, plus de prieurés, plus d'abbayes, plus de couvents, plus d'offices inutiles, plus d'établissements abusifs ;

Au lieu de cette circonscription territoriale, si inégale autrefois et si variée, qui montrait des diocèses de quatorze cents paroisses à côté de diocèses où l'on n'en comptait que vingt, la géographie des évêchés ne devait désormais présenter qu'un siège épiscopal par département,

Pour la nomination, soit des évêques, soit des curés, l'élection royale, source de faveurs impures, était remplacée par l'élection populaire, comme dans la primitive Église ;

Les traitements, quoique très-larges encore, étaient réduits, et rendus uniformes ;

Enfin, tout titulaire élu devait, avant sa consécration, prêter serment de fidélité à la nation, à la loi, et au roi[1].

Au fond, il était absurde de prétendre qu'en décrétant ces modifications, quelque importantes qu'elles fussent, l'Assemblée avait porté sur la religion une main sacrilège, et Camille Desmoulins avait raison d'écrire, dans un style où l'esprit n'était, que la grâce du bon sens :

..... L'Assemblée a distingué entre les arpenteurs et les prêtres. Si elle avait dit aux arpenteurs qui viennent de diviser la France en quatre-vingt-trois départements : Baptisez, confessez, administrez les gens sur tant de toises carrées, vous auriez raison de crier au sacrilège ; mais lorsqu'on vous laisse le soin exclusif de sanctifier ce territoire, de l'ensemencer de parole divine, de quoi vous plaignez-vous ? Dites-moi, est-ce que le doigt du Christ a tracé la carte du territoire catholique, tellement qu'il ne soit pas permis d'y toucher ? Est-ce que, se réservant la théologie, il n'a pas laissé la géographie au pouvoir civil ?[2]

 

Quant à l'élection par le peuple substituée à l'élection par le roi, n'était-elle point plus imposante à la fois et plus pure, plus rassurante pour les mœurs, plus conforme à l'esprit de la primitive Église ? C'est ici que Camille triomphait.

Savez-vous, mes très-chers frères, disait-il en parlant des nominations royales, comment se faisait l'évêque ? Il fallait, d'abord, être du bois dont on faisait les évêques. A ce sujet, que je vous conte une petite anecdote. Quand Louis XV vint à grisonner, son grand aumônier lui ayant dit que le roi David, devenu vieux et goutteux, n'avait retrouvé sa chaleur que par celle de la Sunamite… Louis XV crut ne pouvoir rencontrer de Sunamite plus propre que la Dubarry, pour se réchauffer la plante des pieds et les extrémités qui commençaient à se refroidir. Mais la belle pécheresse était si mal famée, que, malgré le débordement effroyable de cette cour, les plus roués répugnaient à solliciter l'honneur de monter dans les carrosses de celle avec qui tant de monde était monté en fiacre… Vous ne devineriez jamais, chrétiens mes frères, quel personnage franchit le pas, qui le premier alla baiser avec respect cette main ?... Ce fut le nonce du pape, le saint représentant du Saint-Père ! Vint ensuite le cardinal de La Roche Aymon, Celui-ci même, — la chose est très-sûre, — ne s'en tint pas à baiser la main… Tel était, mes chers paroissiens, le bois dont on faisait les évêques[3].

 

Les prêtres n'étaient pas gens à se rendre sans combat : aux traits aigus lancés par les nourrissons de Voltaire ils opposèrent une érudition théologique qu'animaient, que coloraient leurs emportements. Ce fut un vrai déluge de réclamations, de protestations, de lettres pastorales, d'instructions, de commentaires pieux, de saintes philippiques. Rien qu'à dresser la liste des productions diverses que la CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ enfanta, la plume de l'histoire se fatiguerait outre mesure[4]. En résumé, les prêtres disaient :

Par la Constitution de Jésus-Christ, la suprême puissance de l'Église est dans le corps des évêques, réunis au souverain pontife : par la Constitution de vos décrets, au contraire, c'est vous, laïques, qui gouvernez l'Église, vous qui lui imposez la hiérarchie flottante de vos caprices, vous qui parquez le troupeau, vous qui disposez du berger.

Par la Constitution de Jésus-Christ, il existe un successeur de saint Pierre auquel appartient dans toute son étendue sacrée la juridiction spirituelle : par la Constitution de vos décrets, au contraire, adieu Rome ! adieu le pape !

Par la Constitution de Jésus-Christ, les simples prêtres sont soumis aux évêques, successeurs des apôtres : la Constitution de vos décrets, au contraire, ne laisse aucun pasteur à établir par l'évêque sur les paroisses de son diocèse ; vous admettez en faveur de qui doit obéir le droit de contrôler qui commande ; vous soumettez les jugements de l'apôtre à de simples disciples.

Par la Constitution de Jésus-Christ, le peuple ne trouve de salut qu'auprès des vrais pasteurs que l'Église lui donne : par la Constitution de vos décrets, que de faux pasteurs, prêts à égarer leurs ouailles, à les séduire, à les égorger ! Mais quoi ! il va arriver que le peuple ne croira même plus à l'existence d'un faux pasteur, puisque ceux-là seuls seront appelés à le conduire qu'il aura créés.

Ainsi, Jésus-Christ avait mis la suprême autorité dans les conciles et le pape : vous n'en laissez aucune ni au pape ni aux conciles. Jésus-Christ avait commis les prêtres aux évêques : vous soumettez les évêques aux prêtres. Jésus-Christ plaçait les pasteurs à la tête du peuple : vous voulez, vous, que le peuple marche avant les pasteurs. Jésus-Christ avait fait une Église catholique : vous faites, vous, une Église plus que presbytérienne[5].

De peur d'affaiblir ces arguments, nous en avons emprunté le résumé au plus célèbre des historiens du clergé pendant la Révolution, au sauvage et quelquefois éloquent abbé Barruel. Mais la Constitution de Jésus-Christ était-elle bien réellement ce qu'on disait ? Dieu avait-il confié, en effet, à ceux qui, avec tant d'audace, le faisaient descendre du haut des cieux et parler, le secret de ses pensées souveraines ? Où était la preuve, hommes du sacerdoce, que, sur la route des siècles, vous seuls étiez les échos fidèles de la grande voix qui s'annonce dans le souffle des vents, s'élève du fond des mers et remplit les mondes sonores ? Le code du véritable christianisme contenait-il tout ce qu'y avaient mis tant d'interprétations subtiles et arbitraires, tant de commentaires intéressés ? C'est ce que les adversaires du clergé niaient résolument ; ils ouvraient l'Évangile, cette législation sublime de l'égalité, le lisaient au peuple, et devant les palais de marbre dont les évêques avaient pris possession pour le compte de Dieu, ils rappelaient que Jésus, fils d'un charpentier, avait eu pour berceau une crèche. Réfutation éternellement reproduite parce qu'elle est éternellement victorieuse !

De ces luttes de la parole sortirent, comme il arrive toujours, de bien autres luttes. Il, y eut des résistances, des violences, des scandales. Défense avait été faite aux chanoines de célébrer l'office divin dans certaines églises cathédrales et collégiales : ils s'obstinèrent, et l'on vit des légions de soldats investir le sanctuaire. A Soissons, les magistrats apposèrent les scellés sur le tabernacle du maître-autel[6].

Louis XVI suivait ce mouvement d'un cœur profondément troublé. Contraint de donner, le 24 août, à la Constitution civile du clergé, une sanction longtemps différée, il s'était, on l'a vu, adressé au pape[7], espérant obtenir de lui une autorisation dont avait grand besoin sa conscience alarmée. La réponse vint : elle était terrible. Pie VI disait : Si le roi a pu renoncer aux droits de sa couronne, il ne- peut sacrifier par aucune considération ce qu'il doit à Dieu et à l'Église, dont il est le fils aîné[8]. Ces mots furent un coup de foudre pour le malheureux Louis XVI, et sa douleur, trop hautement manifestée, encouragea la résistance des évêques. Dans un mémoire véhément, publié sous le titre d'Exposition de principes, ils poussèrent le peuple à désobéir aux lois décrétées. Une instruction secrète, envoyée aux diocèses, traça le plan, détermina l'étendue, indiqua les formes de la lutte que les évêques et les curés étaient sommés de soutenir[9]. Tout autel, toute sacristie, tout confessionnal, devint un camp pour la révolte. Les sommait-on d'exécuter le décret du 12 juillet ? les prêtres, ou restaient sourds aux injonctions administratives, ou donnaient à leur obéissance le caractère d'une violence subie. Étaient-ils forcés d'acquiescer à une élimination temporelle, résultat de la suppression de beaucoup de diocèses ? les évêques éliminés ne s'en réputaient pas moins investis, comme par le passé, de leurs pouvoirs spirituels. Que si quelques évêques conservés étaient contraints d'exercer leur juridiction sur des diocèses retranchés, ils avaient soin de se déclarer administrateurs provisoires seulement et vicaires des évêques dépossédés[10]. Sans compter que tout cela avait été convenu d'avance et s'accomplissait avec une étonnante discipline. L'évêque de Quimper étant mort, Expilly, un des plus ardents coopérateurs de Camus, est nommé à la place du défunt. Il s'adresse, pour obtenir l'institution canonique, à Cirac, évêque de Rennes. Refus de la part de celui-ci, refus péremptoire, hautain, séditieux, dont l'abbé Barruel ne manque pas de vanter la sagesse[11]. Mais lui-même il ajoute : L'Assemblée sut par là ce qu'elle devait attendre des évêques[12].

Elle le sut, en effet, et c'est pourquoi, le 26 novembre, Voidel fut accueilli par elle avec une faveur passionnée, lorsque, au nom du comité ecclésiastique, il prononça du haut de la tribune ces paroles sévères : Une ligue s'est formée contre l'État et contre la religion, entre quelques évêques et quelques curés. La religion en est le prétexte, l'ambition et l'intérêt en sont les motifs. Montrer au peuple, par une résistance combinée, qu'on peut impunément braver les lois, lui apprendre à les mépriser, le façonner à la révolte, dissoudre tous les liens du contrat social, exciter la guerre civile, voilà les moyens[13]. Et après une vive peinture des résistances du clergé, Voidel conclut à leur opposer des mesures de rigueur.

Trop sûr des dispositions de l'Assemblée, Cazalès aurait bien voulu qu'on ajournât le débat ; mais, sur les instances de Barnave, on le déclara ouvert, et Mirabeau se leva.

Il n'avait pris aucune part au décret du 12 juillet, soit qu'il n'eût pas jugé alors son concours nécessaire, soit qu'il eût été retenu par les douloureuses ophtalmies qui, à cette époque, faillirent lui faire perdre la vue[14]. On verra tout à l'heure quel secret dessein précipitait maintenant son intervention. Toujours est-il qu'il s'éleva contre le clergé avec un tel degré d'indignation, une telle puissance d'invective, et une logique si écrasante, qu'en l'entendant, ni les tribunes ni l'Assemblée ne purent contenir leurs transports. Il y eut, surtout, explosion d'enthousiasme, lorsque, rapprochant du crime des manœuvres qu'il flétrissait le crime de leur date, il s'écria : Quoi ! c'est le moment où vous rendez la destinée de la religion inséparable de celle du peuple, où vous l'incorporez à l'existence de ce grand empire, où vous consacrez à la perpétuité de son règne et de son culte la plus solide portion de la substance de l'État ; c'est le moment où vous la faites si glorieusement intervenir dans cette sublime division du plus beau royaume de l'univers, et où, plantant le signe auguste du christianisme sur la cime de tous les départements de la France, vous confessez à la face de toutes les nations et de tous les siècles, que Dieu est aussi nécessaire que la liberté au peuple françaisc'est ce moment que nos évêques ont choisi pour vous prêter le caractère des anciens persécuteurs du christianisme, pour vous imputer d'avoir voulu tarir la dernière source de l'ordre public et éteindre le dernier espoir de la vertu malheureuse ![15]

Le clergé parlementaire était atterré : Mirabeau se résuma en proposant à l'Assemblée :

De déclarer vacant le siège de tout évêque qui aurait demandé au pape de nouvelles institutions canoniques ;

De frapper de déchéance l'évêque qui refuserait la confirmation canonique aux évêques ou cures nouvellement élus ;

De priver de leurs traitements les prêtres qui protesteraient contre les décrets ;

De poursuivre comme coupables du crime de lèse-nation ceux d'entre eux qui se permettraient de décrier la Révolution ou les lois ;

D'exiger le serment civique de quiconque voudrait exercer le ministère de la confession ;

De suspendre jusqu'à nouvel ordre le cours des ordinations, vu le trop grand nombre de prêtres depuis l'ouverture des cloîtres[16].

A la suite de son rapport, beaucoup moins violent dans la forme que le discours de Mirabeau, Voidel avait proposé contre le clergé des mesures beaucoup plus rigoureuses : c'est à quoi, d'abord, l'on ne prit point garde, tant l'impression du moment était vive, et Camille Desmoulins put écrire : Mirabeau ne fut jamais plus applaudi ; tout le monde disait en sortant : C'est vraiment Mirabeau-Tonnerre. Saint Mirabeau, dans cette séance, montra qu'il aurait été en Sorbonne aquila theologiæ... Il les catéchisa et leur fit une instruction pastorale, ce qui leur parut plaisant à quelques-uns qui se rappelaient que, dans son donjon de Vincennes, il ne s'était pas occupé d'ouvrages ascétiques, de méditations pieuses, lorsqu'il adressait à M. Satan une certaine épître dédicatoire, dont l'enfer se souviendra longtemps[17].

Qui l'aurait deviné ? Toute cette véhémente colère que Mirabeau venait de déployer contre les prêtres, n'était de sa part qu'un artifice qui masquait le désir de les ménager. En voici la preuve écrite de sa propre main. Le jour même de la séance, il mandait au comte de La Marck :

Avertissez l'archevêque, mon cher comte, que le décret des comités réunis contre le clergé est en trente-quatre articles, bien superlativés, bien âpres, bien violents, et dont pas un ne va réellement au fait. Avertissez-le que le mien est en cinq, purement de précaution, purement comminatoires, comminatoires sans terme fatal, tandis que le long répit du comité est de huit jours, et tout autrement décisif et muselant le clergé. Ma mesure est infiniment plus douce, et tellement que le plus réfractaire d'entre eux a son échappatoire. Les deux seuls à qui j'ai pu insinuer un peu de français, l'abbé de Pradt et l'évêque de Perpignan, m'ont bien entendu. Il importerait que les autres fussent avertis qu'un discours plus ou moins vigoureux ne doit pas détourner la vue du décret, parce qu'en dernière analyse il n'y a que cela qui reste et que cela qui agisse. Ce n'est qu'en se tenant dans une certaine gamme que l'on peut, au milieu de cette tumultueuse assemblée, se donner le droit d'être raisonnable : ils n'en seront pas à l'A, B, C, de la conduite, tant qu'ils ne sauront pas cela[18].

 

Mirabeau se trouve donc l'avoir avoué : les considérants, dans son discours, étaient à l'adresse du peuple, et les conclusions à l'adresse de la cour. Engagé misérablement entre deux pouvoirs, dont le second payait le solde de ses plaisirs, et dont le premier tenait l'encensoir où la popularité fume, il aurait voulu se les concilier tous les deux, et tous les deux il les trompait… ou, plutôt, il s'efforçait de les tromper ; car, quoi qu'en disent ceux qu'on appelle les habiles, réussir par la fausseté est difficile même au génie. La lettre suivante de l'archevêque de Toulouse au comte de la Marck montre assez qu'à la cour on ne fut pas aussi dupe de la stratégie de Mirabeau qu'il l'avait espéré :

Le discours de Mirabeau m'a paru encore plus détestable en le lisant, que lorsque je l'ai entendu. Le plus mauvais service que puissent lui rendre ses ennemis, c'est de le répandre[19].

Le 27 novembre, la discussion fut reprise. Pétion fit ce rapprochement, que Camille Desmoulins déclara valoir un long discours : La théologie est à la religion ce que la chicane est à la justice[20]. L'inflexible Camus insista pour que le coup frappé sur les prêtres rebelles témoignât de la force du bras qui le frappait. L'abbé de Montesquiou défendit le clergé avec la douceur et la grâce qui caractérisaient son talent. Mais là où Mirabeau avait parlé, l'athlète que tous attendaient, c'était Maury. Il s'élança dans la lice, plus présomptueux, plus âpre, plus irritant que jamais. Armé d'une science théologique qui manquait à son grand rival, il l'accusa d'avoir dit que tout évêque était un évêque universel, et, comme celui-ci affirmait que d'aussi ridicules paroles n'étaient jamais sorties de sa bouche, l'abbé Maury prouva que ce qui avait été avancé par Mirabeau ne signifiait pas et ne pouvait pas signifier autre chose, de sorte que le propos rappelé était bien réellement sorti, sinon d'une bouche ridicule, au moins d'une tête absurde. Mirabeau ne répondant pas à cette provocation, Maury déclara qu'il tenait pour une constatation de sa victoire le silence de son adversaire[21], et il redoubla d'insolence. Suivant un auteur peu suspect de partialité révolutionnaire, et qui fut mêlé activement à ce qu'il raconte, le but du clergé, dans la séance du 27, n'était pas d'empêcher un décret que ses résistances avaient rendu inévitable, mais d'exciter un orage de nature à faire croire que ce décret était l'ouvrage de la violence, de l'oppression, de l'impiété[22]. De là les provocations calculées de l'abbé Maury. Mais la modération, calculée aussi, de la gauche déjoua cette tactique. Immobile, silencieuse, elle laissa l'orateur du clergé exhaler en phrases vaines ses froides fureurs. Au moindre mouvement d'impatience, perceptible dans l'Assemblée, Alexandre Lameth, qui présidait, disait avec un sang-froid désespérant : Attendez, monsieur l'abbé. Je vous ai promis la parole, je vous la maintiendrai, ou bien, le visage tourné vers la gauche et le sourire de l'ironie sur les lèvres : M. l'abbé Maury voudrait bien qu'on l'interrompit, mais je lui maintiendrai la parole malgré lui-même. Il en résulta qu'après deux heures d'objurgations éloquentes, de longues digressions et d'efforts pénibles, l'abbé Maury descendit de la tribune, furieux de ce qu'on ne l'en avait pas chassé, et si hors de lui, qu'il ne songea pas même à prendre de conclusions[23].

Il fut décrété :

Que les évêques, curés, vicaires, fonctionnaires publics, seraient tenus de jurer fidélité à la nation, à la loi et au roi ;

Qu'ils s'obligeraient à maintenir la Constitution de tout leur pouvoir ;

Que les réfractaires seraient remplacés ;

Que les prêtres qui violeraient leur serment, après l'avoir prêté, seraient poursuivis comme rebelles à la loi, privés de leur traitement, déclarés déchus des droits de citoyen actif ;

Qu'enfin le serment prescrit serait prêté, par les prêtres membres de l'Assemblée, dans la huitaine, à partir du jour où le décret aurait été sanctionné[24].

Le clergé se montra résolu à résister jusqu'au bout ; Louis XVI, qui déjà songeait à des projets de fuite, était en proie aux plus cruelles incertitudes. Déjà près d'un mois s'était écoulé, et la sanction n'arrivait pas. Le 23 décembre, plein d'une impatience sombre, Camus dénonce ces retards, il s'en étonne, il s'en indigne, il tonne contre le pape, il tonne contre le clergé. Aux cris qu'il pousse, l'Assemblée s'émeut. Une députation est envoyée au roi pour solliciter une décision immédiate. Louis XVI répond qu'il croit devoir à la religion, à la tranquillité publique, de peser mûrement l'exécution d'un tel décret, afin de la rendre aussi sûre et aussi douce que possible. Mais quoi ! Est-ce qu'il était loisible au roi de refuser son acceptation aux décrets constitutionnels, et de différer plus de huit jours sa sanction, quand il s'agissait de décrets purement réglementaires ? Que signifiaient tant de détours et tant de lenteurs ? Était-ce la permission du pape qu'on attendait, de celui que les évêques nommaient le chef de l'Église, comme si le chef de l'Église pouvait être autre que. Jésus-Christ, son fondateur ? Ainsi parle Camus[25], et, malgré l'opposition de l'abbé Maury, l'Assemblée décrète que son président se retirera le lendemain vers le roi pour le prier de donner, sur le décret du 27 novembre, une réponse signée de lui et contresignée par le secrétaire d'État[26]. Or, ce jour-là même, 23 décembre 1790, comme pour donner à leur prochaine victoire la consécration d'un grand souvenir, les adversaires du clergé faisaient passer le décret suivant :

Art. 1er. Il sera élevé à l'auteur d'Émile et du Contrat social une statue portant cette inscription : LA NATION FRANÇAISE LIBRE A JEAN-JACQUES ROUSSEAU. Sur le piédestal sera gravée la devise : Vitam impendere vero.

Art. 2. Marie-Thérèse Levasseur, veuve de J.-J. Rousseau, sera nourrie aux dépens de l'État ; il lui sera payé annuellement, des fonds du trésor public, une somme de douze cents livres.

Hâtez donc, s'était écrié Maury, hâtez cette nouvelle espèce de combat ; pressez celte sanction d'un décret si cher à votre cœur. Les victimes sont prêtes : pourquoi prolonger le supplice d'une plus longue attente ? Essayez, pour vous faire des partisans, le moyen du martyre. Dominez, ou, plutôt, apprenez que le règne de la terre touche à son terme. Votre puissance n'est plus rien, dès que nous cessons de la redouter[27].

Cette impétueuse apostrophe annonçait clairement quelle allait être désormais l'attitude du clergé : il était décidé à se montrer tendant la tète au couteau. De son côté, Louis XVI en était venu à ne plus vouloir qu'une chose : paraître opprimé ! Une émeute de quelques centaines de personnes, qu'on crut excitée par la cour elle-même, vint fort à propos fournir au monarque l'occasion de jouer ce rôle. En accordant sa sanction, au bruit de clameurs factieuses, il avait l'air de céder à la force, et sa conscience se payait de ce sophisme.

Le 26 décembre, à l'Assemblée, un cri de joie annonce, vers la gauche, que la bataille est enfin gagnée, et une lettre signée Louis, contre-signée DUPORT-DU-TERTRE, est communiquée solennellement aux représentants du peuple. Le roi y expliquait le retard apporté à l'acceptation par des motifs de haute prudence. S'il se décidait maintenant, c'était parce qu'on avait paru élever sur ses intentions des doutes que lui rendait insupportables sa candeur. Il se confiait à l'Assemblée : en retour, il lui demandait sa confiance, bien sûr qu'il en était digue[28].

Jansénistes et voltairiens triomphaient : ils célébrèrent leur commune victoire, les premiers avec cette gravité un peu farouche qui fut le caractère des presbytériens d'Écosse, les seconds avec une vivacité toute française.

Un petit drame domestique vint, en ce temps-là même, aiguillonner l'ardeur de celui que Voltaire, ressuscité, eût sans hésitation salué son lieutenant. Camille Desmoulins adorait une jeune fille charmante, Lucile Duplessis, et elle l'aimait. Depuis longtemps, les deux cœurs émus allaient au-devant d'une union à laquelle il ne restait plus, au mois de décembre 1790, le consentement des parents ayant été obtenu, qu'un seul obstacle, un seul, mais difficile à surmonter : la consécration du prêtre. Il fallut que, déposant son léger carquois et prenant un air contrit, Camille se présentât, pour obtenir d'être marié, à Pancemont, curé de Saint-Sulpice. Ce fut une curieuse entrevue, et quel dialogue ! Tout d'abord, le curé demanda : Êtes-vous catholique ? — Pourquoi cette question, monsieur ? — Parce que si vous n'êtes pas catholique, je ne puis vous conférer un sacrement de la religion catholique. — Eh bien, oui, je suis catholique. — Non, monsieur, vous ne l'êtes pas, puisque vous avez dit dans un de vos numéros que la religion de Mahomet était tout aussi évidente à vos yeux que celle de Jésus-Christ. — Vous lisez donc mes numéros ? — Quelquefois. — Vous ne voulez donc pas, monsieur le curé, me marier ? — Non, jusqu'à ce que vous fassiez une profession de foi catholique[29].

Camille Desmoulins recourut au comité ecclésiastique, apporta une consultation bien grave de Mirabeau. Mais le curé n'entendait pas admettre Mirabeau au nombre des Pères de l'Église : le licencieux auteur des Révolutions de France et de Brabant dut s'engager, 1° à rétracter ses impiétés passées ; 2° à s'abstenir d'impiétés futures ; 3° à se confesser, oui, à se confesser ! Miracle de l'amour ! il promit tout[30], et l'abbé Bérardier, son ancien proviseur de Louis-le-Grand, venant à son aide, le 29 décembre 1790, on le maria. Pour témoins à son contrat et à l'Église, Camille avait Robespierre et Brissot. Les témoins de Lucile étaient Sillery et Pétion 2. Encore quelque temps, et Camille, après avoir poussé sur l'échafaud un de ses deux témoins, y sera conduit par l'autre ; et elle y montera aussi, cette gracieuse jeune fille qui sourit maintenant sous sa couronne de fleurs ; et ce Pétion, qui l'accompagne à l'autel, il n'échappera, lui, à la dévorante guillotine, que pour être trouvé dans les bois, à demi mangé par les loups ! Oh ! de quels coups dérisoires vous frappez vos serviteurs, justice éternelle ! Avant la célébration, Bérardier prononça un discours très-touchant, à ce qu'il paraît, si touchant, que Camille Desmoulins se mit à pleurer. Pourquoi non ? Il était assez artiste, pour avoir la sincérité. du moment. Mais Robespierre, l'homme aux convictions sérieuses et dures, n'était guère capable de comprendre cela : il ne put s'empêcher de lui dire : Ne pleure donc pas, hypocrite[31].

De ces paroles, les ennemis de Camille Desmoulins ne manquèrent pas de se faire contre lui une arme empoisonnée. Et lui, plus soigneux de son renom révolutionnaire que de sa dignité, il s'empressa, par un redoublement de sarcasmes à l'adresse des prêtres, de détourner à son profit le cours des rires moqueurs. Il raconta gaiement de quelle manière il s'était trouvé pris dans les filets de saint Pierre ; il déclara qu'après tout, le serment religieux qu'il avait prêté n'était qu'accessoire, le serment civique étant le principal, et le seul qui fût d'obligation étroite : sur quoi, il promettait au lecteur de mettre très-prochainement la question à l'ordre du jour dans son conseil de conscience[32]. En attendant, il écrivait :

Plus de cardinaux de Rohan, de Bourbon, de Lorraine.

Lugete, o veneres cupidinesque !

Le savant bénédictin dom Carpentier raconte qu'un quidam ayant rencontré une jeune fille de quinze à seize ans, lui requit qu'elle voulsît qu'il eût sa compagne charnelle, ce qui lui fut accordé par elle, parce qu'il promit de lui donner une robe et chaperon, et de l'argent pour acheter des souliers et aller à confesse le jour de Pâques. Combien était grande l'avarice du fanatisme, puisqu'une fille de campagne était obligée de consentir au sacrifice de sa virginité pour payer au confesseur les cinq sous du temps pascal, en sorte qu'elle était forcée de faire la faute pour en avoir l'absolution ![33]

 

Non content de ce qu'il puisait dans son propre fonds, Camille Desmoulins prenait un plaisir extrême à donner du retentissement aux attaques d'autrui. Il circulait alors un livre scandaleux, tiré, disait-on, d'un manuscrit trouvé à la Bastille et intitulé : La chasteté du clergé dévoilée, ou procès-verbal des séances du clergé chez les filles de Paris. Camille l'annonça, le vanta, en fit l'analyse ; il raconta comment Sartine s'amusait à faire suivre, se glissant le soir, sous leurs manteaux, le long des maisons, les moines mal déguisés ; comment il savait prendre au piège des allées obscures où leur chute avait été prévue, les prêtres libidineux, et avec quel bonheur il guettait par le trou des serrures l'imprudence de leurs amours : C'est ainsi, ô M. l'abbé Aubert, que vous surprit un jour le commissaire Siribeau, comme Dieu surprit Adam au milieu de son péchéC'était l'an 1758, le vendredi 7 janvier, dies Veneris, jour de Vénus, vers les huit heures du soir, rue de Grenelle-Saint-Honoré, maison de la dame Viard, au premier étage sur le devantVous aviez alors trente ans, M. l'abbé Aubert, et la composition de votre poème des amours de Psyché vous avait mis en belle humeur[34].

Et Marat, quelle était son attitude ? quel était son langage ? Après avoir cité la lettre qui sanctionnait le décret du 27 novembre, il publiait une adresse de lui, Marat, à Louis XVI, dans laquelle il osait dire que le roi ne méritait point d'être cru sur parole ; et, à la suite d'un violent résumé des faits imputables au monarque : Tel est le tableau fidèle de votre conduite, sire, depuis dix-huit mois. Soyez donc votre premier juge, et dites-nous, si vous en avez le courage, si un pareil roi mérite d'autres noms que ceux d'automate stupide ou de perfide trompeur ?[35]

Du reste, rien de plus remarquable que la réserve de Marat touchant cette CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ autour de laquelle on faisait alors tant de bruit. C'est à peine s'il en parle. Dans son 311e numéro, il la recommande au zèle des sections, qu'il invite à se réunir ; mais c'est comme en passant, et il est clair qu'ici l'affaire du clergé n'est pour lui qu'un des mille moyens de prouver cette nécessité d'un soulèvement général dont chaque matin il entretient les faubourgs. Qu'on parcoure l'Ami du Peuple durant les mois de novembre et de décembre 1790 : on sera frappé de ce silence de Marat à l'égard des prêtres. Tandis qu'ils occupent et semblent remplir tout le champ de bataille où se heurtent les forces diverses de l'opinion, ce qu'il dénonce, lui, ce qu'il maudit, ce contre quoi il veut qu'ait lieu un soulèvement général, un soulèvement immédiat terrible et décisif, c'est l'organisation de la bourgeoisie en gardes nationales, c'est la grande et abominable intrigue ourdie, selon lui, contre la Révolution par Lafayette, qu'il livre sous le nom de divin Mottié à la risée du peuple, et dont il met la popularité en lambeaux.

C'était le 4 janvier 1791 qu'aux termes du dernier décret concernant la CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ, les ecclésiastiques, membres de l'Assemblée, devaient prêter serment. Le nombre des prêtres soumis à celle formalité solennelle était de trois cents[36]. Ceux d'entre eux qui siégeaient au côté gauche prévinrent le jour marqué par le serment le plus absolu. L'abbé Grégoire avait donné le signal. Barruel, dans son Histoire du clergé, prétend que le nombre de ces prêtres fidèles à la Révolution s'élevait à trente environ[37] : c'est une erreur, ils étaient soixante-cinq[38].

Restaient ceux qui, pour se prononcer, attendaient le jour légal, et, parmi eux, vingt-neuf évêques[39].

On se prépara, de part et d'autre, à la lutte ; mais il était manifeste que, de part et d'autre, on en redoutait l'issue.

L'évêque de Clermont essaya de l'éluder, en proposant une formule de serment conçue avec beaucoup d'art : les prêtres auraient juré le maintien de la Constitution, exception faite des matières qui relèvent spécialement de l'autorité de l'Église. Cette formule ayant été rejetée, on l'imprima, et elle fut répandue à profusion dans Paris[40].

De leur côté, les révolutionnaires ardents demandaient aux passions, diversement excitées, un appui contre des résistances prévues. Dans l'ombre des bureaux, au ministère de la justice, une invisible main écrivit en tête du décret du 27 novembre, ces mots que l'Assemblée n'avait point votés : sous peine à tout ecclésiastique, d'être déclaré perturbateur du repos public et poursuivi comme tel[41]. La falsification avait eu pour but évident d'irriter le peuple contre les prêtres, de les intimider : comment fut-elle possible ? Par quelle singulière inadvertance, le maire de Paris fit-il afficher sur tous les murs de la capitale la loi ainsi altérée ? C'est ce qu'on ne sut jamais. Seulement, Duport-du-Tertre écrivit, à cette occasion, à l'Assemblée, une lettre où, après avoir rejeté tout le mal sur une erreur de bureau, il allait au-devant de la responsabilité avec beaucoup de candeur et de noblesse[42].

Cependant, le jour de l'épreuve est arrivé. L'abbé Grégoire, qui la sait épineuse, s'est étudié à ménager une échappatoire aux consciences qui seraient disposées à se tromper elles-mêmes. Le serment qu'exige l'Assemblée, dit-il, ne doit point effrayer les consciences timorées. L'Assemblée n'exige pas un assentiment intérieur. Cette étrange assertion soulève le côté droit, on s'indigne, on murmure. Qui réparera le mauvais effet produit par d'aussi regrettables paroles ? Qui les expliquera d'une manière honorable ? Mirabeau dit : L'Assemblée n'a aucun empire sur les consciences, elle déclare seulement l'incompatibilité de telle fonction avec tel serment. Puis, il ajoute : Je ne serais pas monté à cette tribune, si on ne lisait sur les murs des carrefours de Paris une affiche inconstitutionnelle, inique même. On y déclare perturbateurs du repos public les ecclésiastiques qui ne prêteront pas le serment décrété. L'Assemblée n'a jamais permis une telle affiche. Celui qui dit : Je ne puis prêter serment et je donne ma démission, n'est certainement pas coupable.

L'explication était à la fois honorable et habile : plusieurs curés déjà se montrent ébranlés, les évêques se troublent, Maury s'élance vers la tribune. Des cris de fureur la lui interdisent. Frappez, mais écoutez, s'écrie-t-il. Un grand tumulte s'éleva. Les uns voulaient que l'éclaircissement donné par Mirabeau fût inséré au procès-verbal ; les autres qu'on passât outre. Jurez, jurez, répétaient en chœur les révolutionnaires. Soudain arrive du dehors le bruit de menaces affreuses : A la lanterne, ceux qui refusent le serment ! à la lanterne ! Suivant les écrivains du clergé, ces hurlements étaient poussés par des brigands aux gages des meneurs[43] et venaient des Tuileries ; suivant les écrivains du parti adverse, ils ne partaient pas de la terrasse des Feuillants où tout était fort tranquille, mais d'une cour de ce couvent, où des misérables avaient été apostés pour faire croire qu'on opprimait les ministres de la religion[44]. Quoi qu'il en soit, c'est au milieu d'une émotion extraordinaire que le président se lève, tenant à la main la liste des prêtres non encore assermentés. Le premier qu'on appelle est Bonnac, évêque d'Agen. La salle tout à l'heure si pleine de bruit, est maintenant dans un profond silence ; une anxiété tragique se peint sur tous les visages. L'évêque d'Agen, avec une douceur modeste : Je suis fâché, messieurs, de ne pouvoir faire ce que vous exigez de moi. Je ne donne aucun regret à ma place, aucun regret à ma fortune ; j'en donnerais à la perte de votre estime. On appelle Fournet, prêtre du même diocèse, et il répond : Je suivrai mon évêque partout, même au supplice, comme le diacre Laurent suivit le pape Sixte. Puis, Leclerc, curé de la Combe : Je suis né catholique, je veux mourir dans cette foi. Je ne prêterai point le serment. La gauche éclate alors ; on aperçoit qui s'agitent avec violence, Camus, Treilhard, Voidel, les voltairiens, les jansénistes, ceux-ci surtout. Pour faire cesser un spectacle dont la solennité les irrite, dont la portée les inquiète, ils demandent qu'on mette fin à cet appel nominal et à ces sommations individuelles. Mais craignant de perdre une semblable occasion de rendre témoignage à sa foi, et plein d'un empressement qui allège le poids de ses années, Beaupoil de Saint-Aulaire, évêque de Poitiers, s'avance vers la tribune, et là, en face du président : J'ai soixante-dix ans, dit-il ; j'en ai passé trente-cinq dans l'épiscopat, où j'ai tâché de faire tout le bien que je pouvais. Accablé d'ans et d'infirmités, je ne déshonorerai pas ma vieillesse. Je refuse. C'était trop braver des hommes accoutumés à voir la royauté elle-même plier sous leurs décrets[45]. Ils quittent leurs sièges, se réunissent en groupes au milieu de la salle, regagnent leurs places, les quittent de nouveau, se consultent, tandis que, immobiles, orgueilleux, souriants, les évêques semblent se féliciter au fond de leur âme d'avoir à lancer à la Révolution le défi des anciens confesseurs. Enfin[46] une sommation générale est requise. Que ceux-là s'avancent qui voudront prêter le serment. Pas de réponse. Le triomphe moral du clergé était complet dans l'Assemblée, et le fanatisme de Camus portait ses fruits.

C'est ce que comprirent amèrement les révolutionnaires éclairés. Les rédacteurs des Révolutions de Paris, successeurs de Loustalot, regrettèrent en termes très-vifs qu'on eût imaginé d'imposer aux prêtres un serment dont le moindre défaut était d'être superflu, et qui n'était propre qu'à faire plaindre le clergé[47]. Mais, l'acte une fois accompli, il ne restait plus qu'à en tirer le meilleur parti possible. Aussi les écrivains patriotes poussèrent-ils à la prestation du serment avec une ardeur infatigable. Il arrive, disait Camille Desmoulins[48], une multitude de serments ecclésiastiques. Des districts entiers envoient les serments de tous leurs fonctionnaires publics, sous une seule enveloppe. Bailly ne dédaigna pas d'aller en personne solliciter l'acceptation de Marduel, curé de Saint-Roch. Ce dernier refusant de se rendre, Il est donc bien vrai, lui dit le maire de Paris, que les décrets sur la CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ sont contraires à la religion catholique ?Très-vrai. — Eh bien, en ce cas-là, s'il dépendait de moi, la religion catholique n'existerait plus en France[49]. L'auteur qui rapporte ce curieux dialogue, ajoute que les Jacobins n'omirent rien pour faire croire le nombre des jureurs considérable à Paris ; il assure qu'ils en firent une liste de six cents ; il prétend que, dans le but de tromper le peuple, on alla jusqu'à faire paraître sur les marches des autels, habillés en prêtres, des ramoneurs de cheminées, des savoyards[50].

A son tour, le clergé, au dire de ses adversaires, entassait artifices sur artifices pour intéresser le peuple en sa faveur. Les uns faisaient vendre leurs meubles à la porte de leurs paroisses, les autres se coalisaient de manière à faire manquer le service divin[51].

Ce qui est certain, c'est que, de toutes les villes de France, Paris fut celle qui fournit le plus de prêtres animés de l'esprit de la Révolution. Ils le respiraient, cet esprit puissant, dans l'air même dont ils étaient enveloppés. Un prêtre, en quittant sa paroisse, va chez son père, honnête artisan, qui le chasse, en lui disant qu'il ne le reconnaîtra pour son fils que lorsqu'il aura prêté le serment[52]. Peu de curés néanmoins se soumirent à la loi : ceux de Saint-Sulpice, de Saint-Roch, de Saint-Séverin, de Saint-Benoît, de Saint-Germain-l'Auxerrois, refusèrent delà manière la plus formelle. Ce fut principalement parmi les vicaires et les jeunes ecclésiastiques que la Révolution trouva des recrues. Un prêtre de Saint-Sulpice[53], Jacques Roux, fit cette belle déclaration : Je suis prêt à verser jusqu'à la dernière goutte de mon sang pour une révolution qui est venue reconnaître les hommes égaux entre eux, comme ils le sont de toute éternité devant Dieu[54].

Au premier rang des prêtres qui, à Paris, s'étaient empressés de jurer, figurait l'évêque d'Autun, Talleyrand : on parla de le faire évêque de Paris, et aussitôt coururent sur son compte mille accusations dégradantes, dont sa vie malheureusement ne démentait qu'une partie. On lui imputait notamment de fréquenter les maisons de jeu et d'y avoir gagné six ou sept cent mille livres. Dans une lettre adressée à la Chronique de Paris, et par laquelle il repoussait l'évêché que quelques-uns demandaient pour lui, on lit au sujet des bruits qui viennent d'être mentionnés : Voici l'exacte vérité : j'ai gagné en six mois, non dans des maisons de jeu, mais dans la société ou au club des échecs, environ trente mille francs. Je me blâme comme homme particulier et encore plus comme législateur, et je me fais un devoir de l'avouer ; car, depuis que le règne de la vérité est arrivé, en renonçant à l'impossible honneur de n'avoir aucun tort, le moyen le plus honnête de réparer ses erreurs est d'avoir le courage de les reconnaître. Sur quoi, Camille Desmoulins ne manqua pas d'écrire : L'évêque d'Autun semble appelé à ramener tous les usages de la primitive Église, et même la confession publique[55].

Pendant que ces choses se passaient à Paris, le clergé s'attachait à bouleverser les provinces. Non contents de retenir leurs fonctions, en refusant le serment, les évêques publiaient des mandements incendiaires ; ils déclaraient nuls les baptêmes et ordinations que pouvaient faire les ecclésiastiques désignés pour les remplacer ; ils retiraient aux prêtres dociles à la loi, et le pouvoir de confesser, et celui d'absoudre ; ils les dénonçaient, sous le nom d'intrus, à la haine des dévots ; ils tenaient suspendues sur la tête des fidèles qui suivraient les nouveaux pasteurs, toutes les foudres de l'excommunication. Malheur à la jeune fille qui se laisserait marier par un prêtre jureur : c'était une concubine ! malheur à l'enfant né d'un tel mariage : c'était un bâtard[56] ! Ici, l'évêque. de Châlons ordonnait aux fidèles d'en appeler à un concile national ; là, l'évêque de Strasbourg imprimait que le clergé n'avait de compte à rendre qu'à Dieu[57]. Dans certains couvents, on exigea, des jeunes pensionnaires, une prière à Dieu en faveur de ces pauvres prêtres dépouillés, disait-on, par la nation[58]. Puis, venaient mille momeries destinées à émouvoir les populations ignorantes, et, par exemple, l'exposition de crânes qui laissaient voir, grâce à un habile emploi du phosphore, une lumière bleue rayonnant autour de l'orbite creux où avaient été les yeux[59]. Ou bien, ils s'entouraient d'une misère d'apparat, témoin ce vicaire qui, à Nancy, allait se promener sur le Pont-Rouge avec une soutane déchirée, un rabat sale et des sabots aux pieds[60].

Rien de plus habile, d'ailleurs, que le langage tenu aux gens de la campagne par les prêtres rebelles : Ce ne sont pas, disaient-ils, les cérémonies qu'on vous laisse qui font l'essence de votre culte. Ce n'est point parce que je conserve une soutane, un surplis et tous ces ornements, que je puis vous dire la messe ou vous absoudre. Un comédien peut venir parmi vous s'habiller comme moi et faire devant vous les mêmes cérémonies. Elles n'auront aucun effet spirituel. Si. un valet, dans la maison, s'habillait comme le maître, et se mettait à commander, il vous tromperait : il en serait de même des pasteurs qui viendraient à vous, d'après les lois de l'Assemblée[61].

Cela parlait aux cœurs simples. Il y eut des scènes touchantes. En certains endroits, on vit le peuple en larmes autour de son curé, le conjurant de ne point abandonner la paroisse. A Champeron, les paroissiens signèrent entre eux l'engagement de chasser tout prêtre qui se souillerait par un serment schismatique ; et à Kernfantin, l'intrus s'étant présenté à l'église, les paroissiens l'y laissèrent tout seul[62].

Devant une résistance aussi générale, aussi vive, les révolutionnaires, on le pense bien, ne restaient pas inactifs. Aux mandements, aux instructions, aux lettres pastorales, ils opposèrent des écrits funestes pour le sacerdoce, des contes licencieux de moines et de religieuses, , des caricatures où les abbés paraissaient tantôt avec des formes ridicules, tantôt dans des postures indécentes, des dialogues enfin que des hommes à voix sonore et montés sur des tréteaux débitaient au passant[63].

Or, ces moyens-là aussi réussissaient ; ils accoutumaient beaucoup d'esprits à mépriser ceux qui longtemps avaient été l'objet d'une vénération sans réserve ; et s'il y eut des villages fidèles à l'ancien pasteur, combien d'autres se donnèrent au nouveau ! Il faut entendre Camille Desmoulins sur ce sujet, un de ceux dont s'amusait le plus volontiers son génie moqueur :

Nulle part le décret de l'Assemblée nationale n'a été sanctionné par le peuple aussi plaisamment qu'à Ruel. M. le curé monte en chaire et ne dissimule pas qu'il est décidé à refuser. Les paroissiens ne s'amusent pas à l'interrompre ; mais une partie de l'auditoire s'écoule. Tandis que le pasteur s'échauffe et se démène en son surplis, on déménage le presbytère avec la plus grande précaution, afin de ne rien casser ni endommager, et tout ce qui ne tenait pas à fer et à clou est mis sur des charrettes. Le sermon fini, M. le curé descend. On s'empresse autour de lui, on lui serre la main, on lui frappe sur l'épaule : Adieu, monsieur le curé, adieu !Qu'est-ce, mes chers paroissiens, et pourquoi ces tendres adieux ? Il sort de l'église. Son étonnement redouble. Il voit le déménagement fait, Javotte en pleurs, déjà dans la charrette et qui faisait en vain son serment. Où comptez-vous allez coucher, monsieur le curé ?A Fontainebleau, répond l'aristocrate, le cœur gros de soupirs. Pendant que M. le vicaire rit, que le maître d'école a la larme à l'œil en disant adieu à Javotte, que notre gouvernante jure contre la lenteur du courrier de Rome, et M. le curé contre la précipitation des citoyens actifs, le charretier jure après ses chevaux, qui entraînent M. le curé. Il a déjà perdu de vue son clocher, et ses paroissiens goguenards lui crient encore de loin : Adieu, M. le curé ! portez-vous bien, M. le curé ! M. le curé, bon voyage ![64]

 

Malheureusement, on n'eut point partout aussi bon marché de l'obstination des prêtres réfractaires. Là où ils se sentaient appuyés, leur attitude fut hautaine, indomptable, et attira sur eux de ces coups moins funestes en général à celui qui les reçoit qu'à celui qui les frappe. Dès qu'on put croire qu'il y avait des martyrs, il y eut des fanatiques. De quel sentiment d'horreur ne devaient pas être pénétrées des âmes depuis longtemps habituées à n'adorer Dieu que dans le prêtre, quand on leur parlait de curés forcés de fuir, poursuivis jusqu'au fond des forêts et traqués comme des bêtes fauves ? Un historien ecclésiastique assure qu'en Bretagne, des prêtres réduits à la fuite, tombèrent épuisés dans les bois, si bien qu'on trouva au milieu des broussailles leurs cadavres en lambeaux[65] ! Ailleurs, il arrivait que, couverts de leurs écharpes, entourés de piques ou de baïonnettes, les magistrats se rendaient à l'église, et, dans le sanctuaire qu'ils semblaient de la sorte violer, imposaient le serment[66]. En Champagne, le curé de Sept-Saux fut tué en chaire d'un coup de fusil[67].

Au milieu d'une société régie par des lois auxquelles tous doivent obéissance, c'est une chose bien étrange et bien dangereuse que l'existence d'une classe particulière de citoyens étroitement unis entre eux, se conformant à des règles spéciales, qu'ils jugent d'un ordre supérieur à celui des lois communes, reconnaissant un souverain étranger et recevant leur mot d'ordre du dehors : il arriva que, plus tard, pour donner à la résistance de la masse du clergé un ensemble formidable, un ordre parti de Rome suffit. Les révolutionnaires eurent beau tourner en ridicule le bref du pape qui condamnait l'œuvre de l'Assemblée, ils eurent beau le brûler publiquement au Palais-Royal, avec un mannequin représentant le pape lui-même revêtu de ses habits pontificaux[68] ; ce bref n'en resta pas moins doué d'une puissance terrible. Le fait est que, sur cent trente-huit évêques ou archevêques français, quatre seulement jurèrent : Talleyrand, évêque d'Autun ; Brienne, archevêque de Sens ; Jarenle, évêque d'Orléans, et Savines, évêque de Viviers[69]. Quant aux curés ou vicaires qui furent constants dans le refus, on n'en porte pas le chiffre à moins de cinquante mille[70] !

D'après cela, on juge s'il devait être facile de trouver le nombre de prêtres nécessaire pour remplir les postes vacants ! D'autant que les jureurs eux-mêmes reculèrent quelquefois, au moment d'affronter le nom d'intrus. Il y eut des paroisses où l'on nomma jusqu'à sept ou huit fois, sans qu'aucun des élus se pût résoudre à accepter[71].

Hâtons-nous d'ajouter que, pour répandre parmi les intrus une terreur pieuse, les réfractaires ne négligeaient rien. Ils racontèrent triomphalement que d'Expilly ayant été élu le jour de la Toussaint, le tonnerre gronda pendant toute la durée de l'élection, et que, lorsqu'il alla prendre possession de son siège constitutionnel, monté sur un char et entouré d'une garde nombreuse, la terre se couvrit tout à coup de ténèbres, quoique le soleil eût encore deux heures à se montrer sur l'horizon et que pas un nuage ne fût au ciel[72]. Saives, écrit l'abbé Barruel, Saives, premier évêque intrus de Poitiers, éprouva plus visiblement encore la colère des cieux. A peine sur le siège de l'intrusion, au milieu de son conseil, il venait d'exhaler ses fureurs et se disposait à signer le décret de sa haine, l'interdit général sur les prêtres fidèlesIl tomba mort, et sa main droite serrée, son bras roidi, montrèrent longtemps la rage de son dernier soupir[73].

Le lendemain du jour où les ecclésiastiques, membres de l'Assemblée, avaient d'une manière si imposante refusé de prêter serment, Mirabeau écrivait secrètement au comte de La Marck : L'Assemblée est enferrée, mon cher comteSi elle croit que la démission de vingt mille curés ne fera aucun effet dans le royaume, elle a d'étranges lunettes[74]. Ainsi, Mirabeau paraissait enchanté des embarras que la Constitution civile du clergé allait créer. De fait, dans les notes astucieuses qu'à cette époque il adressa à la cour, il ne cesse d'insister sur l'adoption de tous les moyens qui seraient de nature à compromettre l'Assemblée, à la décrier, à l'avilir, à l'enferrer. Et cependant, pour calmer les troubles nés de la vacance des sièges, pour diminuer conséquemment les embarras de l'Assemblée, il proposa et fit adopter des mesures qui consistaient : 1° à réduire le temps pendant lequel il fallait avoir rempli le ministère ecclésiastique dans un diocèse, avant d'être élu soit évêque, soit curé ; 2° à donner aux électeurs la faculté de choisir les pasteurs dans tous les départements, au lieu de circonscrire leur choix dans les limites d'un district ou d'un diocèse[75]. Ce n'était pas détruire entièrement le mal, mais c'était y remédier autant que possible, et par là Mirabeau suivait une marche tout à fait opposée au système machiavélique qu'en secret il recommandait à la cour ! Quoi donc ! était-ce la cour qu'il trahissait ? Était-ce le peuple ? Hélas ! il les trahissait l'un et l'autre. Tour à tour emporté par ses passions, que la contre-révolution attirait, et par son génie, qui appartenait à la liberté comme la lumière appartient au soleil, il succombait misérablement à l'impossibilité de servir deux maîtres, et ne pouvait réussir à mettre un peu de logique dans ses perfidies.

On va en voir une preuve nouvelle et bien frappante.

Convaincue de la nécessité d'éclairer, sur la CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ, les esprits que de toutes parts les prêtres s'étudiaient à abuser, l'Assemblée avait décidé que le comité ecclésiastique rédigerait une Adresse aux Français[76]. Mirabeau, qui n'était pas membre du comité, s'empara de l'occasion et rédigea un projet. Nous avons ce travail sous les yeux : rien de plus profondément senti, de plus noblement exprimé. L'abbé Lamourette y mit la main, dit-on[77], et il est permis de le croire ; car, à côté de ces fortes paroles et de ces traits de feu que, seul, Mirabeau était capable de trouver, on y remarque une onction religieuse, une tendresse de cœur, par où la collaboration de Lamourette semble en effet se révéler. Les auteurs de l'Adresse commencent par justifier l'Assemblée de n'avoir pas voulu déclarer la religion catholique religion nationale : Dieu n'a pas créé le christianisme, ce grand flambeau, pour prêter des formes et des couleurs à l'organisation sociale des Français ; mais il l'a posé au milieu de l'univers pour être le point de ralliement et le centre d'unité du genre humain. Que ne nous blâme-t-on aussi de n'avoir pas déclaré que le soleil est l'astre de la nation, et que nul autre ne sera reconnu devant la loi pour régler là succession des jours et des nuits ?[78] L'Adresse défend ensuite le principe des élections populaires, en l'appuyant sur des citations du texte sacré ; elle fait revivre le souvenir des intrigues auxquelles la plupart des évêques, dans les temps modernes, avaient dû la crosse et la mitre ; elle établit, par les usages de la primitive Église, le droit du pouvoir temporel à circonscrire comme il lui plaît les évêchés ; elle trace un magnifique tableau de l'avenir que les lois nouvelles promettent à la vraie religion, celle des hautes intelligences et des cœurs purs : Ô Israël ! que vos tentes sont belles ! Ô Jacob, quel ordre, quelle majesté dans vos pavillons ![79]

Ce fut le 14 janvier 1791 que Mirabeau lut à l'Assemblée son projet d'adresse, communiqué, disait-on, au comité ecclésiastique et adopté par lui avec quelques légères modifications. Mais il arriva que les principes émis parurent, même aux jansénistes, d'une hardiesse effrayante ; l'admiration philosophique professée pour la sublimité de l'Évangile les blessa comme une réminiscence trop libre du Vicaire savoyard et comme un déguisement du déisme. Pendant que Mirabeau lisait, l'agitation de Camus était visible. A ces mots de l'Adresse : Il y à un mois, les chrétiens éclairés se demandaient où était la religion de leurs pères, il ne put se contenir davantage et s'écria : On ne peut entendre cela !Il y a là dedans des abominations ! Regnault de Saint-Jean, d''Angely ayant alors observé que peut-être le travail avait subi des changements depuis qu'il avait été remis au comité, Mirabeau, dont la loyauté était mise en question par ce doute, demanda que le bureau constatât l'état actuel de l'Adresse, et il fit cette fière déclaration : Il n'y a pas là une ligne, pas une expression, dont mon honneur et ma tête ne répondent. La séance fut levée ; le comité ecclésiastique, réuni aux comités d'aliénation, des rapports et des recherches, substitua un travail, qui lui était propre, à celui de Mirabeau, dont, après tout, il ne différait pas d'une manière essentielle, et ce nouveau travail, présenté le 21 janvier 1791, fut adopté sous le nom d'Instruction sur la Constitution civile du clergé[80].

Ce jour-là même, Mirabeau écrivait à la cour :

On ne pouvait pas trouver une occasion plus favorable de coaliser un grand nombre de mécontents, de mécontents d'une plus dangereuse espèce, et d'augmenter la popularité du roi aux dépens de celle de l'Assemblée nationale.

Il faut pour cela :

1° Provoquer le plus grand nombre d'ecclésiastiques fonctionnaires publics à refuser le serment ;

2° Provoquer les citoyens actifs des paroisses, qui sont attachés à leurs pasteurs, à se refuser aux réélections ;

3° Porter l'Assemblée nationale à des moyens violents contre ces paroisses...

4° Empêcher que l'Assemblée n'adopte des palliatifs qui lui permettraient de reculer d'une manière insensible et de conserver sa popularité ;

5° Présenter en même temps tous les projets de décrets qui tiennent à la religion, et surtout provoquer la discussion sur l'état des juifs d'Alsace, sur le mariage des prêtres et sur le divorce, pour que le feu ne s'éteigne point par défaut de matières combustibles ;

6° Joindre à cet embarras celui d'un sacre d'évêque ;

7° S'opposer à toute Adresse où l'on énoncerait que l'Assemblée n'a pas voulu toucher au spirituel ;

8° Quand on en serait venu à l'emploi de la force publique, provoquer des pétitions dans les départements pour s'y opposer[81].

 

Voilà dans quels pièges honteux Mirabeau voulait qu'on fit tomber une assemblée dont, en ce moment-là même, il briguait la présidence ! Ses abominables conseils étaient, du reste, superflus. Les prêtres, par malheur, n'avaient pas besoin que la cour les aidât à bouleverser le royaume, et Cazalès ne caractérisa que trop bien les maux déposés au fond de la constitution civile du clergé, lorsque, le 26 janvier 1791, dans un des plus vifs discours qui fussent jusqu'alors tombés de sa bouche éloquente, il s'écria :

Plût à Dieu que la nation tout entière pût tenir en cette enceinte ! Le peuple de France nous entendrait, il jugerait entre vous et moi. Je vous dis qu'un schisme se prépare. Je vous dis que le corps des évêques et la grande majorité du clergé inférieur jugent l'obéissance à vos décrets attentatoire aux principes de la religion. Je vous dis, je vous dis que ces principes sont supérieurs à vos lois. Chasser les évêques de leurs sièges et les prêtres de leurs paroisses est un mauvais moyen, croyez-moi, de vaincre leur résistance. Pensez-vous donc que les évêques chassés n'excommunieront pas leurs successeurs ? Pensez-vous que les fidèles ne demeureront pas en grand nombre attachés à leurs anciens pasteurs et aux préceptes éternels de l'Église ? Voilà donc le schisme qui se déclare, voilà les disputes religieuses qui commencent. Le peuple doutera de la validité des sacrements ; et tremblez de voir se retirer de lui cette religion sublime qui prenant l'homme au berceau et l'accompagnant jusqu'à la tombe, lui ménage la plus douce des consolations dans les misères de cette vie. Ainsi les victimes de la Révolution se multiplieront, et le royaume sera divisé. Vous verrez les catholiques errer sur la surface de l'empire, à la suite de leurs ministres persécutés, qu'ils accompagneront jusque dans les cavernes et les déserts. Vous les verrez réduits à cet état d'oppression et de misère où les protestants furent plongés par la révocation de l'édit de Nantes. Ah ! si vous n'êtes pas insensibles aux malheurs que vous déchaîneriez de la sorte sur votre pays, si vous l'aimez, prenez du temps, attendez l'approbation de l'Église de France, attendez, attendez !

Avant Cazalès, Montlosier avait dit :

Je ne crois pas que les évêques puissent être forcés d'abandonner leurs sièges. Si on les chasse de leurs palais, ils se retireront dans des cabanes. Si on leur enlève leurs crosses d'or, ils en prendront de bois ; et, après tout, c'est une crosse de bois qui a sauvé le monde[82].

 

Mais à ce bois sauveur, pourquoi donc les prêtres avaient-ils substitué l'or ?...

 

 

 



[1] Décret du 12 juillet 1790.

[2] Révolutions de France et de Brabant, n° 60.

[3] Révolutions de France et de Brabant, n° 60.

[4] Dans la Bibliothèque historique de la Révolution, au British Museum, la collection qui se rapporte au CLERGÉ s'étend du n° 94 au n° 180, c'est-à-dire ne comprend pas moins de quatre-vingt-six volumes.

[5] Barruel, Histoire du clergé pendant la Révolution française, t. I, p. 49, 50, 51 et 52. — Londres, 1801.

[6] Histoire du clergé pendant la Révolution française, t. I, p. 158.

[7] Voyez dans le quatrième volume de cet ouvrage le chapitre intitulé : les Jansénistes dans l'Assemblée.

[8] Mémoires de Mirabeau, t. VIII, p. 165.

[9] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. VIII.

[10] Mémoires de Mirabeau, t. VIII, p. 164.

[11] Histoire du clergé pendant la Révolution française, t. I, p. 58.

[12] Histoire du clergé pendant la Révolution française, t. I, p. 58.

[13] Ce rapport de Voidel est du 26 novembre 1790 ; il fut présenté dans une séance extraordinaire du soir. C'est par erreur que les auteurs de l'Histoire parlementaire lui donnent la date du 6 novembre, t. VIII, p. 100 de leur ouvrage, et Camille Desmoulins, celle du 28 novembre, dans le n° 51 des Révolutions de France et de Brabant.

[14] Mémoires de Mirabeau, t. VIII, p. 459.

[15] Séance du 26 novembre 1790.

[16] Mémoires de Mirabeau, t. VIII, p. 179 et 180.

[17] Révolutions de France et de Brabant, n° 54.

[18] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. II. p. 360 et 361. — Paris, 1851.

[19] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t, II, p. 363.

[20] Révolutions de France et de Brabant, n° 54.

[21] Voyez le discours de l'abbé Maury dans l'Histoire parlementaire, t. VIII, p. 130-141.

[22] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. VIII, p. 192. Collection Berville et Barrière.

[23] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. VIII, p. 195 et 196.

[24] Décret du 27 novembre 1790.

[25] Séance du soir, 23 décembre 1790.

[26] Séance du soir, 23 décembre 1790.

[27] Barruel, Histoire du clergé pendant la Révolution française, t. I, p. 59 et 60.

[28] Séance du 26 décembre 1790.

[29] Ceci est tiré d'une brochure publiée en 1792 sous ce titre : Histoire des événements arrivés dans la paroisse de Saint-Sulpice pendant la Révolution. M. Fleury cite le passage en question dans sa biographie sur Camille Desmoulins.

[30] Voyez la brochure précitée.

[31] Histoire des événements arrivés dans la paroisse de Saint-Sulpice pendant la Révolution.

[32] Révolutions de France et de Brabant, n° 59.

[33] Révolutions de France et de Brabant, n° 59.

[34] Révolutions de France et de Brabant, n° 59.

[35] L'Ami du peuple, n° 324.

[36] Barruel, Histoire du clergé pendant la Révolution française, t. I, p. 61.

[37] Barruel, Histoire du clergé pendant la Révolution française, t. I, p. 61.

[38] Voyez leurs noms dans la liste publiée, t. VIII, p. 195, 196 et 197 de l'Histoire parlementaire.

[39] Barruel, Histoire du clergé pendant la Révolution française, t. I, p. 61.

[40] Bertrand de Molleville, Annales de la Révolution française, t. III, chap. XXXV.

[41] Règne de Louis XVI, t. II, § 5.

[42] Je ne refuse pas, disait-il, de devenir le premier exemple de la responsabilité ministérielle. — Règne de Louis XVI, t. II, § 5. Voyez aussi à cet égard les Révolutions de Paris, n° 78.

[43] Barruel, Histoire du clergé pendant la Révolution française, t. I, p. 64.

[44] Révolutions de Paris, n° 78.

[45] Barruel, Histoire du clergé pendant la Révolution française, t. I, p. 61.

[46] Cette mémorable séance du 4 janvier 1791 est fort mal rendue dans l'Histoire parlementaire. Pour en bien saisir la physionomie, il faut consulter, en les rapprochant, le récit de Ferrières dans ses Mémoires, t. II, liv. VIII ; celui de l'abbé Barruel, dans son Histoire du clergé, p. 61-67, et celui de Bertrand de Molleville, dans ses Annales de la Révolution française, t. III, chap. XXXV.

[47] N° 78.

[48] Révolutions de France et de Brabant, n° 60.

[49] Barruel, Histoire du clergé pendant la Révolution, t. I, p. 73.

[50] Barruel, Histoire du clergé pendant la Révolution, t. I, p. 79.

[51] Révolutions de Paris, n° 80.

[52] Révolutions de Paris, n° 80.

[53] Ce qui n'a pas empêché l'abbé Barruel de prétendre, t. I, p. 78, que sur quarante prêtres qui desservaient Saint-Sulpice, pas un ne jura.

[54] Révolutions de Paris, n° 80.

[55] Révolutions de France et de Brabant, n° 64.

[56] Voyez le témoignage, certes peu suspect, de Ferrières, dans ses Mémoires, t. II, liv. VIII, p. 215 et 216. Collection Berville et Barrière.

[57] Révolutions de Paris, n° 79.

[58] Révolutions de Paris, n° 79.

[59] Révolutions de France et de Brabant, n° 61.

[60] Révolutions de France de Brabant, n° 61.

[61] Barruel, Histoire du clergé pendant la Révolution française, t. I, p. 70.

[62] Barruel, Histoire du clergé pendant la Révolution française, t. I, p. 76, 77.

[63] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. VIII. p. 217. Collection Berville et Barrière.

[64] Révolutions de France et de Brabant, n° 61.

[65] Barruel, Histoire du clergé pendant la Révolution française, t. I, p. 78.

[66] Barruel, Histoire du clergé pendant la Révolution française, t. I, p. 72.

[67] Barruel, Histoire du clergé pendant la Révolution française, t. I, p. 72.

[68] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. VIII, p. 218. Collection Berville et Barrière.

[69] Barruel, Histoire du clergé pendant la Révolution française, t. I, p. 80.

[70] Barruel, Histoire du clergé pendant la Révolution française, t. I, p. 80.

[71] Barruel, Histoire du clergé pendant la Révolution française, t. I, p. 89 et 90.

[72] Barruel, Histoire du clergé pendant la Révolution française, t. I, p. 90 et 91

[73] Barruel, Histoire du clergé pendant la Révolution française, t. I, p. 91 et 92.

[74] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. II, p. 365 et 366. — Paris, 1851.

[75] Séance du 7 janvier 1791.

[76] Séance du 7 janvier 1791.

[77] Étienne Dumont affirme dans ses Souvenirs que les discours de Mirabeau sur la Constitution civile du clergé furent l'ouvrage de l'abbé Lamourette, et le fils adoptif de Mirabeau ne paraît mettre en doute que ce qu'il y a de trop absolu et de trop étendu dans cette assertion. Voyez les Mémoires de Mirabeau, t. VIII, p. 247.

[78] Voyez Histoire parlementaire de la Révolution française, t. 8, p. 363-384.

[79] Histoire parlementaire de la Révolution française, t. 8, p. 363-384.

[80] Voyez la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. II, p. 369-374.

[81] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, p. 374 et 375. Quarante-troisième note de Mirabeau pour la cour.

[82] Bertrand de Molleville, Annales de la Révolution française, t. III, chap. XXXV.