HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME CINQUIÈME

LIVRE CINQUIÈME (SUITE)

 

CHAPITRE V. — LES CLUBS.

 

 

Le club des Jacobins. — Son personnel des premières heures. — Son règlement. — Ses principes. — L'Augustine. — Les Impartiaux. — Le club Français. — Schisme dans la société des Jacobins. — Le club de 89 ; son faste. — Liste des Jacobins à la fin de 1790 ; remarquable composition de cette liste. — Le duc de Chartres aux Jacobins ; sa vie jacobine racontée par lui-même. — Collot-d'Herbois aux Jacobins. — Définition du vrai Jacobin. — La théorie de la délation. — Club des Cordeliers ; son origine ; sa physionomie. — Langage grave du club des Jacobins dans ses manifestes ; ses rapports avec les sociétés affiliées. — Les Jacobins de Lons-le-Saulnier. — Journal des Jacobins, confié à Laclos. — Attaques contre le club des Jacobins ; sa popularité croissante. — Des clubs partout. — Club dans une écurie. — Jean Bart. — Lutte entre le club des Jacobins et le Cercle social. — Fermeture du Club monarchique. — Conclusion.

 

Au-dessus de cette agitation immense flottaient, comme autant de navires sur un océan furieux, les clubs, et, en première ligne, celui des Jacobins.

Dans notre Versailles d'aujourd'hui, dans cette ville de la solitude et du silence, on montre aux étrangers, comme une merveille des âges éteints, un édifice appelé, depuis Louis XIV, le Reposoir[1]. C'est un temple, un temple protestant, c'est-à-dire consacré à la prédication de ce culte austère, qui commença par être une révolte. Oh ! si quelque puissant mortel, doué du don de prophétie, eût pénétré dans ce lieu sombre, vers la fin de 1789, avant les fatidiques journées d'octobre, quel tressaillement il aurait éprouvé, en trouvant là, émus d'un même désir, animés d'un même enthousiasme, assis côte à côte et la main dans la main, ceux qui furent, un peu plus tard, les constitutionnels, les Girondins, les Montagnards, les sans-culottes, les thermidoriens, les philanthropes ; ceux qui tour à tour, et l'un contre l'autre, disposèrent de la hache du bourreau : Mounier et Pétion, Sieyès et Volney, Barnave et Barère, Camus, Rewbel, Lareveillère-Lépeaux, Buzot, Robespierre, Vadier, Boissy d'Anglas, Talleyrand ! Mais, chose non moins saisissante, ceci est un club fondé par les députés de Bretagne, pour rendre plus énergique contre le régime ancien l'action de l'Assemblée nationale, pour en finir plus vite avec les privilèges de naissance, avec les titres, avec la noblesse, et voilà que dans ce Comité breton qui va être et restera pour l'histoire le Club des Jacobins, les gentilshommes se pressent en foule ! Quel Dieu juste ou quel démon railleur pousse donc là, pêle-mêle, avec tant de plébéiens ombrageux et tant de philosophes irrités, le duc d'Orléans, le duc de La Rochefoucauld, Mathieu de Montmorency, le vicomte de Noailles, le marquis de Jaucourt, Biron, de Broglie, d'Aiguillon, Castellane, et les deux Lameth, et Lafayette et Mirabeau ?

Nous avons déjà dit que, transporté à Paris, quand le peuple y eut conduit le roi fait prisonnier, le Comité breton loua aux frères prêcheurs dominicains une salle du couvent qu'ils possédaient, s'y installa, admit de simples citoyens à prendre place sur ses bancs, primitivement réservés aux seuls membres de l'Assemblée nationale, et adopta le nom de Société des amis de la Constitution.

Nom pacifique et légal s'il en fut, et indiquant un but très à portée ! De quoi s'agissait-il, en effet ? De bouleverser la France, de faire trembler le monde sur ses vieux fondements ? Non : discuter d'avance les questions à décider dans l'Assemblée, travailler à l'établissement de la Constitution, et correspondre avec des sociétés de même nature, à supposer qu'il s'en formât d'autres... l'ambition des fondateurs n'allait pas au delà[2]. Mais quelle révolution n'a pas ses effets de mirage, et ses horizons qui reculent, qui reculent indéfiniment à mesure qu'on avance ?

Plusieurs projets de règlement avaient été proposés, votés en partie : voici celui auquel on s'arrêta définitivement :

Il y eut un président, un vice-président, quatre secrétaires, douze inspecteurs, quatre censeurs, huit commissaires-introducteurs, un trésorier, un archiviste. — Le gouvernement du club fut divisé en cinq comités : de présentation, de correspondance, d'administration, de rapports, de surveillance ; on convint qu'ils seraient renouvelés tous les trois mois. — Les nominations avaient lieu par la voie élective. — Tout candidat dut être présenté par un membre de la Société et appuyé par deux autres membres ayant au moins un an de domicile dans la ville. La peine d'exclusion était suspendue sur quiconque aurait présenté un candidat sans le bien connaître. Il fallait que les demandes en admission fussent écrites. Les noms des candidats étant affichés dans la salle, les membres opposants n'avaient qu'à faire une croix à côté du nom qu'ils voulaient écarter, mais ils étaient tenus de donner leurs motifs, dans la huitaine, au comité de présentation, faute de quoi on passait outre. L'admission du candidat une fois prononcée, il était conduit à la tribune, accompagné de ses introducteurs, et on lui lisait la formule suivante à laquelle il devait adhérer : Je jure de vivre libre ou de mourir, de rester fidèle aux principes de la Constitution, d'obéir aux lois, de les faire respecter, de concourir de tout mon pouvoir à leur perfection, de me conformer aux usages et règlements de la Société. Indépendamment des frais de réception, fixés à 12 livres, chaque membre avait à payer annuellement 24 livres, aux époques des 1er janvier, 1er avril, 1er juillet et 1er octobre, le tout pour faire face non-seulement aux dépenses intérieures, mais encore à l'impression des circulaires ou à la publication des pamphlets que les circonstances pouvaient rendre nécessaires. Qui ne payait pas se voyait exclus. — L'impulsion à donner aux sociétés affiliées regardait plus particulièrement le comité de correspondance, et comme ses fonctions demandaient beaucoup d'activité, il ne se composait pas de moins de dix-huit membres. Les séances se tenaient le soir. Elles n'avaient eu lieu d'abord que trois fois par semaine, mais elles furent bientôt quotidiennes, la vie du peuple étant devenue haletante, et la Révolution n'ayant pas le temps d'attendre.

Telle était l'organisation intérieure du Club des Jacobins. Quant à ses principes, il importe de ne point confondre, pour en bien juger, la période qui précéda la scission dont nous allons parler et celle qui la suivit. Jusque vers le milieu de l'année 1790, rien de plus vague que la doctrine des Jacobins, réunis en club. Le préambule de leur premier projet de règlement contient les mots amour de l'égalité, respect du droit des hommes, défense des faibles. Mais comment l'égalité doit-elle être entendue ? Jusqu'où s'étend le droit des hommes ? Les pauvres sont-ils des faibles dont il faille prendre la défense, et de quelle manière, et contre qui ? Sur tout cela, le préambule est muet. Seulement, on y trouve cette phrase d'une profondeur suspecte : les institutions contraires à la nature ont besoin d'être soutenues par des lois profondément combinées[3].

Le 9 janvier 1790, un journal très-répandu dans le peuple, l'Observateur, disait[4] : Il existe à Paris, depuis un mois, deux associations libres, dont l'une s'occupe sans relâche du bonheur de la nation, et l'autre du bien-être de quelques particuliers. La première, fondée par les députés de Bretagne, se rassemble aux Jacobins de la rue Saint-Honoré ; la seconde, formée par des évêques et de gros bénéficiers, se rassemble aux Grands-Augustins. Les bons citoyens craignent l'Augustine, les mauvais ont peur de la Jacobine.

C'étaient Malouet et quelques-uns de ses amis qui, effrayés des tendances du Club des Jacobins, quelque indécises qu'elles fussent encore, avaient voulu lui opposer une société rivale. Mais entre deux forces qu'un destin inexorable poussait à s'entrechoquer avec fureur, un pareil club ne pouvait qu'être écrasé. Décriés au couvent des Grands-Augustins sous le nom de modérés, les membres de cette réunion hermaphrodite allèrent achever à la Chaussée-d'Antin, sous le nom d'Impartiaux, leur inutile carrière. Ils avaient lancé un journal qui, leur ayant survécu, marqua moins comme leur organe que comme leur testament.

A cette tentative téméraire une autre succéda qui n'eut pas un meilleur succès. A la suite de la fameuse motion de dom Gerle, le côté droit s'étant avisé d'ouvrir, aux Capucins, une sorte d'enseignement public, le peuple s'y rendit en foule, mais pour huer les orateurs. Et ce ne fut pas tout. La presse se mettant de la partie, les malheureux sociétaires furent accablés de railleries en prose et en vers[5].

Cette assemblée des Capucins n'était pas née viable : elle ne tarda pas à se disperser au milieu des huées. Il en fut de même du Club Français ; car à l'égard de toutes ces réunions aristocratiques, le peuple se montrait impitoyable, et, comme il n'arrive que trop souvent, se faisait tyran pour être libre. Le peuple, racontait l'Observateur au mois de mai 1790, a déniché un club d'aristocrates qui se tenait rue Royale, butte Saint-Roch... C'est un rendez-vous de financiers, de robins et de prêtres qu'assemble l'espoir d'une contre-révolution. Une dame de Level leur loue le premier et le second étages de sa maison, à raison de mille écus par moisPendant toute cette semaine, il a tenu ses conciliabules au milieu des sifflets et des huées, et ayant toujours une garde nombreuse à l'entour de la maison. Voilà des aristocrates qui en gardent d'autres, disait la foule... Bailly se rendit là jeudi, et assura au peuple, ce qui ne le contenta point, que cette assemblée n'avait aucun mauvais dessein. Le lendemain, une ordonnance qui l'autorisait fut affichée... Mais, dans la soirée même, on y courut... Le traiteur qui apportait à manger fut repoussé et forcé de retourner sur ses pas. L'abbé Maury, la veille, avait craché sur le peuple, du haut d'une croisée : il fut conspué à son tour. Le gros Mirabeau tira ses pistolets[6]. Bref, pour empêcher les choses de tourner au tragique, il ne fallut pas moins qu'une interdiction formelle de la police au Club Français de continuer ses séances.

C'est ainsi que les Jacobins allaient à exercer, sur la place publique, un pouvoir sans contre-poids. Mais eux-mêmes, ils se divisèrent. Les hommes qui, comme Lafayette, Bailly, Le Chapelier, Sieyès, La Rochefoucauld, voulaient une constitution monarchique, un régime bourgeois, et rien de plus, ne tardèrent pas à s'inquiéter des paroles hardies qui s'échappaient des lèvres de Pétion, d'Antoine, de Salle, de Dumetz ; ils aperçurent tout à coup, ainsi qu'un fantôme qui s'allonge dans l'ombre, une figure grandie, celle de Robespierre, de Robespierre laissant déjà deviner dans les plis de son front d'étranges pensées, et la peur les prit. Ce n'étaient pourtant encore, dans les premiers mois de 1790, ni Pétion ni Robespierre qui primaient aux Jacobins : les dominateurs du moment, les meneurs souverains, c'étaient les deux Lameth, c'était le grave Duport, c'était le brillant Barnave. Mais, même en de telles mains, un sceptre, et celui-là était plus réel que l'autre !... blessait les regards de Sieyès et de Mirabeau, esprits orgueilleux. Un schisme était donc inévitable : il éclata au mois d'avril 1790. Le 12, les schismatiques vinrent s'installer pompeusement, raconte Ferrières, dans un superbe appartement du Palais-Royal, avec tout le fracas propre à attirer et à frapper la multitude[7]. Rien ne manquait au Club de 89 de ce qui pouvait lui donner de l'éclat ; il compta dans son sein d'opulents financiers ; il fit, parmi les académiciens et les philosophes, d'aimables recrues ; il put écrire dans son livre d'or les noms de Condorcet et de Clavière, de Marmontel et de Chamfort. Là, bientôt, les fleurs, la musique, les vins exquis, furent sommés de rendre la politique charmante. Après le dîner, toujours très-somptueux, on s'étalait sur les balcons, on se plaisait à respirer l'encens de la faveur populaire mêlé à l'air embaumé du soir dans les jardins. Et pendant ce temps, pressés dans leur noir couvent de la rue Saint-Honoré, les Jacobins purs, les vrais Jacobins, s'occupaient, à la lueur de quelques tristes flambeaux, des moyens de pousser la révolution en avant.

Ce n'était pas évidemment au club nouveau qu'un semblable contraste pouvait profiter. La popularité s'use vite, mais combien plus vite quand elle n'est que de la curiosité ! La foule que, pendant quelques jours, les clubistes attirèrent sous les fenêtres de leurs salons étincelants, put satisfaire leur vanité, mais elle ne servit pas leur puissance ; et tandis que les dames de la Halle allaient au Club de 89 complimenter le bon Bailly, et le brave Lafayette, et le breton Le Chapelier, si digne d'être parisien, et enfin notre comte de Mirabeau, tout ce qu'il y avait de sérieux dans le peuple stationnait aux portes de la vieille salle jacobine, attendant les oracles qui sortiraient de cet antre des sibylles.

Et cet instinct du peuple ne le trompait pas. Car, peu de temps après leur fastueuse installation, on vit ceux des clubistes de 89 qui faisaient partie de l'Assemblée, voter avec les noirs dans plusieurs circonstances graves, et, par leurs alliances capricieuses avec le côté droit, fournir plus d'une fois à la contre-révolution un triomphe inespéré[8].

Il faut bien croire aussi qu'à tout leur étalage de luxe les schismatiques du Palais-Royal joignaient beaucoup de corruption, puisque Sieyès, un des leurs pourtant, leur dit un jour dans un accès de vertueuse brutalité : A l'exception de deux ou trois Jacobins que j'ai en horreur, j'aime tous les membres de cette société, et, à l'exception d'une douzaine de membres que j'aime parmi vous, je vous méprise tous[9].

Il y eut entre les deux clubs diverses tentatives de rapprochement. Lafayette s'y employa, mais sans succès[10]. Trop habile pour affronter le péril d'une rupture complète, Mirabeau, en se donnant au Palais-Royal, n'avait eu garde de rompre d'une manière définitive avec la rue Saint-Honoré. On le craignait assez pour le rechercher, et lui, sentant sa force, mais ne se souciant pas de la compromettre, il mettait à pencher, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, un véritable art de coquette[11].

Cependant les clubistes de 89 ne se contentaient pas de faire une guerre sourde à leurs aînés. Dans un journal qu'ils présentaient comme les Mémoires du club et que rédigeait André Chénier, le frère de l'auteur de Charles IX, ils parlèrent, sans trop adoucir la crudité de leurs allusions, de perturbateurs, de brouillons faméliques, d'hommes par qui il valait mieux être pendu que loué[12]. Et cela, parce qu'aux Jacobins, Bailly, Sieyès, Lafayette, ne jouissaient pas du privilège de l'inviolabilité. Camille Desmoulins répliqua, et rudement : Maudit soit, s'écriait-il sur le ton du regret, l'hérésiarque qui a fondé 89 ! Mais, sur le ton du triomphe, il ajoutait : Le schisme, qui d'abord nous avait si fort affaiblis, parait aujourd'hui n'avoir que nettoyé l'aire et séparé l'ivraie du bon grain[13].

La vérité est que, à l'époque où Camille Desmoulins écrivait ces lignes, le Club des Jacobins rayonnait déjà sur la France entière, et se trouvait avoir affilié cent quarante villes[14]. D'un autre côté, la scission était loin de lui avoir enlevé tout son personnel littéraire ou aristocratique.

D'une liste publiée le 21 décembre 1790, par ordre de la Société, et au bas de laquelle on lit la signature, de Mirabeau comme président, celles de Feydel, de Villars, de Verchère, d'Alexandre Beauharnais comme secrétaires, de cette liste il résulte que le nombre des membres s'élevait alors à onze cent vingt, lesquels représentaient :

La noblesse, par de Broglie, de Beauharnais, d'Aiguillon, de Noailles, Alexandre et Charles Lameth ;

Le peuple, par le boucher Legendre et le menuisier Duplay ;

Le journalisme, par Carra, Gorsas, Camille Desmoulins, Fréron, Fabre d'Églantine ;

La littérature, par Joseph Chénier, Choderlos de Laclos, Dulaure, Laharpe, le bibliothécaire Van Praët ;

Le barreau, par Duport et Robespierre ;

La médecine, par Cabanis ;

Le théâtre, par Talma ;

Les arts, par David, Gérard et Gros ;

L'Église, par l'abbé Grégoire ;

La banque, par Laborde de Méréville ;

La philosophie sceptique du dix-huitième siècle, par Naigeon ;

Le cosmopolitisme moderne, par Clootz.

Dans ce curieux assemblage de noms, que celui de Lafayette manque, c'est tout simple, mais on s'étonne de n'y trouver, — quoiqu'ils aient toujours porté aux yeux du peuple le titre de Jacobins, — ni Fauchet, ni Danton, ni Marat. En revanche, le futur roi des Français, Louis-Philippe, y figure, sous le nom de Chartres.

Rien de plus singulier à la fois et de plus caractéristique que sa vie de Jacobin, racontée par lui-même.. Le 2 novembre 1790, il est reçu membre delà Société, on l'applaudit, et il témoigne sa reconnaissance de l'accueil qu'on veut bien lui faire, assurant qu'il ne s'écartera jamais des devoirs sacrés de bon patriote. — Le lendemain, on le nomme membre du comité des présentations. — Quelques jours après, il est élu censeur, c'est-à-dire, comme il le fait observer dans son journal, revêtu des fonctions d'huissier. — Le 11, après avoir endossé les citoyens Lebrun, Commégras et Brichard, il fait ajourner l'admission d'un candidat intéressé dans la Gazette générale, qui est très-aristocrate. — Le 23, on lui donne à faire le résumé de plusieurs lettres arrivées de la province. — Le 3 décembre, Bonne-Carrère ayant lu un projet de règlement qui porte qu'à moins d'un cas particulier, nul ne pourra être admis avant l'âge de vingt et un ans, il demande, lui, que l'âge soit fixé à dix-huit, attendu que le Club des Jacobins est une école dans laquelle il importe que les jeunes gens soient admis de bonne heure. Ses raisons n'étant pas jugées suffisantes, il insiste et fait observer que, si son amendement ne passe point, son frère, qui désire ardemment entrer dans la Société, sera rejeté bien loin. Mais un membre le rassure, en lui disant que quand on a reçu une éducation comme celle que reçoivent les princes, on est dans le cas des exceptions. Et il se trouve que cet appréciateur délié de l'éducation qu'on donne dans les palais est Collot d'Herbois ! — Le 24 décembre, grande panique au club. Carra vient annoncer que, dans les caves des Jacobins, on a mis de la poudre pour les faire sauter. Aussitôt trois commissaires sont désignés, parmi lesquels le jeune prince. Le voilà donc occupé à visiter les caves, où, fort heureusement, il n'y avait que du vin, etc., etc.[15].

C'est une chose dont on devrait fort se défier et dont on ne se défie jamais, que l'histoire des vaincus écrite par les vainqueurs : grâce aux écrits répandus sur le Jacobinisme, après sa chute, le mot Jacobin est resté comme l'expression de tous les désordres et de toutes les aberrations que peut traîner à sa suite une démagogie en délire. Il est cependant certain que l'esprit de cette société fameuse, — du moins pendant une longue partie de son existence, — répondait à une idée entièrement et même diamétralement contraire à celle qu'on a coutume aujourd'hui de s'en faire. Ce qui est vrai, c'est que jusqu'à une époque très-avancée de la Hévolution, la Société des Jacobins fut une société, avant tout, politique. La haine des inégalités conventionnelles d'autrefois, des croyances roides, une sorte de fanatisme calculé, l'intolérance au profit des nouveautés hardies, le goût de la domination, et au fond l'amour de la règle, voilà, quoi qu'on ait dit, de quels traits se composa l'esprit jacobin. Le véritable Jacobin fut quelque chose de puissant, d'original et de sombre, qui tenait le milieu entre l'agitateur et l'homme d'État, entre le protestant elle moine, entre l'inquisiteur et le tribun. Delà cette vigilance farouche transformée en vertu, cet espionnage mis au rang des procédés patriotiques, et cette manie de dénonciations qui commença par faire rire et finit par faire trembler :

Je dénonce l'Allemagne,

Le Portugal et l'Espagne,

Le Mexique et la Champagne,

La Limagne et le Pérou.

Je dénonce l'Italie,

L'Afrique et la Barbarie,

L'Angleterre et la Russie,

Sans même excepter Moscou[16].

Une société semblable pouvait-elle appartenir longtemps à l'influence du léger Barnave et des Lameth ? Évidemment non. Le seul homme qui fût propre à la personnifier, c'était Robespierre. Aussi ne fut-elle pas longtemps sans se donner à lui.

D'un autre côté, on comprend combien devaient se sentir mal à l'aise dans un club essentiellement organisateur et formaliste les natures indépendantes comme Camille Desmoulins, ou fougueuses comme Danton, ou sauvages comme Marat. Pour de tels hommes, l'atmosphère, aux Jacobins, était trop lourde ; ils y manquaient d'air. A leurs libres allures, à leurs tendances négatives et destructives, à leur génie indompté, il fallait une association très-élastique, une association qui n'en fût pas une en quelque sorte. Et c'est justement là ce qui donna naissance au Club des Cordeliers.

Le Club des Cordeliers s'établit dans la chapelle qui, aujourd'hui encore, se voit presque en face de l'École de médecine : enceinte assez vaste qui présentait un ovale tronqué aux extrémités, garni de bancs de bois en amphithéâtre et surmonté d'espèces de tribunes[17]. Or, de même que la salle des Jacobins, celle des Cordeliers était toute pleine de souvenirs liés, par je ne sais quel rapport tragique, à sa destination présente. Dans la première, la Ligue avait tenu de formidables assises, et des prêtres y avaient prêché l'assassinat des rois ; dans la seconde, écho de l'anarchie religieuse du treizième siècle, s'étaient assemblés les moines mendiants, ces sans-culottes d'un autre âge. A proprement parler, le Club des Cordeliers ne fut que la continuation dans un endroit clos de ce grand club en plein vent qu'on avait vu délibérer dans le jardin du Palais-Royal en juillet, août et septembre 1789. Là coururent, non pas se grouper, mais se mêler confusément, s'amalgamer, se coudoyer, tous les révolutionnaires sans frein, tous les enfants éperdus de Voltaire, tous les démolisseurs tombés en ivresse ou à l'état d'extase, tous les mystiques de l'anarchie universelle, tous ceux des Jacobins qui, au sortir du Club des Jacobins, avaient besoin d'un théâtre où il leur fût loisible d'aller, de venir, de crier, de hurler, de rêver tout haut, d'avoir de l'esprit, de s'inspirer au hasard, de prophétiser, d'être en fureur. Chacun pour la Révolution et la Révolution pour tous, voilà la devise qui eût convenu aux Jacobins ; les Cordeliers eussent pu adopter celle-ci : la Révolution pour tous et chacun pour soi… Oui, chacun pour soi : Danton, pour le soulèvement du peuple ; Marat, pour la guerre à coups de dictature ; Camille Desmoulins, pour beaucoup d'audace, à condition qu'on y mettrait quelque bon goût ; Hébert, pour le sans-culottisme ; Momoro, pour la déesse de la Raison ; la jolie Théroigne de Méricourt, pour la liberté, qui était de son sexe, et l'Allemand Clootz, pour la fédération du genre humain.

Après cela, que le Club des Cordeliers n'ait pas eu de ramifications étendues, n'ait jamais dépassé les limites de Paris, cela devait être : par sa nature même, il repoussait toute organisation et n'admettait aucun genre de discipline. En réalité, les Cordeliers ne furent et ne pouvaient être qu'un corps de partisans : les Jacobins, au contraire, parvinrent à créer une armée, armée sombre qui eut ses mots d'ordre, ses chefs, ses bulletins, ses camps retranchés, et qui lança, dans toutes les directions, ses redoutables détachements.

Mais si, à l'égard du passé et de ses débris, les inspirateurs du Club des Jacobins étaient des hommes de lutte, il ne faut pas oublier qu'en ce qui touchait l'avenir à préparer, ils avaient la prétention d'être des hommes d'État. Souvent même, dans leurs manifestations, l'élément conspirateur restait dans l'ombre, et c'était l'élément politique seul qui paraissait.

L'adresse suivante, envoyée par la SOCIÉTÉ MÈRE de Paris aux Sociétés de province affiliées, à propos des événements de Nancy, donnera une idée du langage grave et dogmatique que les chefs jacobins étaient quelquefois capables de parler[18] :

Membres des Sociétés établies dans les villes où sont des troupes de ligne et où quelques semences de trouble ont excité vos alarmes, employez tous vos soins à y ramener l'ordre et à y rétablir cette union, cette franchise, cette cordialité, qui conviennent si bien à des militaires. Dites-leur qu'un aveuglement funeste égare leur patriotisme ; que, livrés aux suggestions des ennemis de la patrie, ils travaillent, sans le vouloir, à détruire cette Constitution qu'ils ont juré de maintenir ; que, tandis que les bons citoyens sont alarmés de ces désordres, les méchants s'en réjouissent et se flattent d'opérer, par l'insubordination de l'armée, la ruine d'une Constitution qui s'est formée à l'abri de son civisme.

Dites aux chefs que les soldats, pour leur être subordonnés, n'en sont pas moins leurs compagnons d'armes, que ce titre appelle la bienveillance réciproque ; que l'autorité ne perd rien de sa dignité en se conciliant l'affection, et que, s'ils ont Je droit de réclamer l'affection au nom de la loi, ils ont le devoir de la rendre facile par la confiance.

Dites aux soldats que chaque état impose des devoirs, que l'engagement qu'ils contractent les soumet aux règles que l'intérêt de la nation a dictées ; qu'il ne peut point exister d'armée sans discipline et de discipline sans obéissance ; que l'obéissance prescrite par les lois est un titre d'honneur.

Dites à tous que le bien de la patrie leur commande de se concilier et de s'unir.

 

Qu'aurait pu dire de plus mesuré, de plus politique, l'Assemblée nationale elle-même ?

Et, du reste, la Société mère était une assemblée nationale véritable et à laquelle les Sociétés affiliées tenaient beaucoup plus étroitement que les corps administratifs ne tenaient au corps législatif séant à Paris ; que dis-je ? Pour les Jacobins des villes de province, relever directement du grand club de la rue Saint-Honoré était un titre d'honneur qu'ils ne souffraient pas qu'on leur disputât. Théodore Lameth, lorsque ses deux frères, Alexandre et Charles, étaient encore à la tête de la Société mère, ayant ravi, pour en gratifier une coterie suspecte, leur titre d'affiliation aux Jacobins de Lons-le-Saulnier, formés en club, il faut voir avec quelle émotion éloquente et profonde ils s'adressent au Club de Paris, font valoir leurs droits, demandent justice : Nos titres sont nos opinions sur la liberté de la presse, sur l'amendement au décret du marc d'argent, sur la réunion d'Avignon à la France, sur la protection due aux Suisses persécutés, sur l'armement des frontières, sur l'organisation des gardes nationales. et notre sang prêt à couler pour la révolution. Ils déclarent ensuite que leur club se compose : de gardes nationaux, de juges, d'officiers municipaux, de citoyens ayant, au péril de leur vie, arraché les armes de l'abbé de Cluny au faîte d'un rocher ; d'artisans ayant dit, dans les langueurs des élections : On ignore qu'une demi-livre de pain suffit pour deux jours ; de paysans accoutumés à délibérer dans une grange, autour d'une table, soutenue aux quatre angles par des piques, avec le bonnet de la liberté au bout.

Cette réclamation fut admise ; elle fait connaître en quoi consistaient les opinions et le personnel des Sociétés affiliées.

Pour publier leur correspondance avec la Société mère, un journal fut fondé, dont le premier numéro parut le 30 novembre 1790, sous le titre de Journal de la Société des Amis de la Constitution. Il était revêtu du cachet de la Société, et, au milieu, on lisait, entourés d'une couronne de chêne, ces mots : VIVRE LIBRE OU MOURIR ! Ce qu'il y a de singulier dans ce journal fondé par le Club des Jacobins de Paris, c'est qu'il ne rend aucunement compte de leurs séances. Des articles historiques sur les travaux de l'Assemblée, depuis son installation, des lettres envoyées de province, des dénonciations anonymes ou collectives, c'est tout ce qu'on y trouve. La rédaction en avait été confiée à Choderlos de Laclos, qui, quoique orléaniste, n'eut garde de prêcher dans cette feuille autre chose que le respect et l'amour de la Constitution, selon la promesse du préambule : Le but principal de cet ouvrage est de faire aimer la Constitution ; le moyen qu'on emploiera sera de la faire connaître.

On le devine bien, les attaques dirigées contre le Jacobinisme furent innombrables et furieuses. La haine y prit toutes les formes, la calomnie s'y glissa sous tous les aspects. Les Jacobins dévoilés, le Carnaval jacobite, l'anti-Jacobinisme, les Secrets du Club des Jacobins confiés au peuple, Dialogue entre un Jacobin et un enfant, la Pièce est pire que le trou, Ça ira ou ça n'ira-t-il pas ; et, pour ça, faut-il être Jacobin ou Feuillant ?… etc., etc. Ces titres répondent à autant de libelles[19]. Mais l'histoire y chercherait en vain des renseignements : tout cela est vide, puéril, déclamatoire ou d'une licence de langage qui rend les citations impossibles.

F. Marchand fit aux Jacobins l'honneur de fonder, pour les combattre, un journal spécial qu'il intitula les Sabbats jacobites et auquel il donna pour épigraphe ces vers de la satire Ménippée :

Gardez, messieurs, que l'on s'accorde,

Sans vous en demander avis ;

Car, après, sans miséricorde,

Pourriez bien, au bout d'une corde,

Faire la moue à vos amis.

Ici encore, très-peu de faits, encore moins d'esprit ; mais beaucoup de grossièretés en prose et de bouffonneries en vers. Dans une séance du Club des Jacobins, inventée à plaisir, l'auteur, — et on peut juger par là de sa manière qui, au surplus, est celle des Actes des Apôtres et de presque toutes les feuilles royalistes du temps, — l'auteur fait dire au duc d'Orléans :

La France n'est pas ce que j'aime ;

J'aime le trône de Louis.

Je voudrais bien m'y voir assis,

Avant la fin de ce carême.

Mais, se levant aussitôt, le duc de Chartres réplique :

Ne comptez jamais sur cela,

Papa, papa, papa, papa,

Que je vous plains, vous ne régnerez pas ![20]

Coups perdus ! La popularité des Jacobins croissait de joui en jour, d'heure en heure, et la masse allait vers eux, portée par une sorte de courant magnétique. Mais comme la salle des séances ne pouvait contenir qu'un nombre assez limité de personnes, comme d'ailleurs elle était fermée aux femmes, comme enfin il y avait des frais d'admission que beaucoup d'ouvriers n'étaient point en état de payer, il s'éleva de toutes parts, sous le patronage du Club des Jacobins, des sociétés fraternelles où furent admis les citoyens les plus pauvres, et les femmes et les enfants. La première de ces sociétés fraternelles se forma aux Jacobins même, et reçut, pour y tenir ses séances, une salle basse du couvent. Voici ce qu'on lit à ce sujet dans le journal de Camille Desmoulins[21] :

La plus ancienne et, jusqu'à ce moment, la plus illustre des sociétés fraternelles doit sa naissance à un respectable maître de pension qui a d'abord rassemblé la classe la moins aisée, c'est-à-dire la plus intéressante du peuple, pour lui expliquer les décrets. M. Dansart, son glorieux fondateur, continue à présider la Société fraternelle. Il est là comme un père au milieu de ses enfants. Quelques mèches éclairent la salle. Les chaises se louent aux frais de la Société. La contribution est d'un sou par membre, et la Société trouve encore le moyen de répandre quelques bienfaits. La Société a fait plus que le serment civique. Comme elle est composée en grande partie de femmes et de filles, elles ont fait serment d'apprendre à lire à leurs enfants dans la Déclaration des droits, et de ne jamais se marier avec des aristocrates.

 

Bientôt les sociétés fraternelles et les clubs patriotiques se multiplièrent à un point extraordinaire et qui est un des traits saillants de cette époque. Il y eut le Club des Dames, qui, chaque vendredi, donnait un concert, et qui publiait les Événements du jour, par une Société de citoyennes[22]. Il y eut le Club des Indigents, fondé par Prudhomme, et surnommé, par les journaux royalistes, le Club des Bonnets de laine[23]. Il y eut le Club des Fédérés, il y eut le Club des Noirs, il y eut le Club des Domestiques. Il s'établit, au Marais, un club qui tenait ses séances dans une ancienne écurie du cardinal de Rohan et que présidait, assis sur un coffre d'avoine, un palefrenier[24].

Il va s'en dire que les feuilles royalistes et aristocratiques ne tarissaient pas de plaisanteries sur ces assemblées , disaient-elles, on prêchait les droits de l'homme à de petits polissons couchés dans des râteliers[25] ; sur ces congrès où, à les entendre, on n'était admis qu'à la condition de n'avoir ni feu ni lieu et de marcher pieds nus[26] ; sur ces sociétés fraternelles où figuraient côte à côte la femme de l'honnête artisan, la bourgeoise caillette et la marchande de poisson. Un pamphlet périodique, intitulé Jean Bart, et qui professait, dans un langage obscène, des opinions mixtes, s'élevait en ces termes contre la manie du clubisme :

On ne parle plus maintenant que clubs, qu'assemblées, que tripots patriotiques. Eh ! je me f....s bien, ventre mille Dieux ! de tout ce sacré patriotisme à la toise. Je rencontre partout des babillards, des motionnaires, des motionneux, et, au milieu de ce gâchis, il n'y a pas encore assez de Français. Et puis, admirez la contradiction ! la France se soulève contre l'esprit de parti ; elle sait combien les marchands de bons Dieux ont été nuisibles à son bonheur ; elle supprime les moines ! Eh bien, j'entre dans une Société où je suis inconnu. Qu'est-ce que c'est que cet habit bleu-là, avec sa grande culotte ? — Madame, c'est M. Jean Bart. — Est-il Cordelier ? Est-il Prémontré ? Est-il Feuillant ? Est-il Jacobin ? — Je suis marin, f.re, madame, Français pour la vie, et pas f...u pour être moine. — Vous n'êtes pas au courant, M. le marin. — Triple Dieu, madame, je vous demande mille millions d'excuses, mais je croyais, comme un Jeanf....e, que l'homme libre ne pouvait s'honorer d'un titre plus beau que celui de Français… Jacobin ! Eh ! je me f....s bien d'aller dans une église où des moines criminels de lèse-nation armèrent Jacques Clément pour frapper Henri III et firent croquer une hostie à ce scélérat ? Et c'est du nom de Jacobins que vous déshonorez de bons patriotes, car il y en a dans cette Société… Jacobin ! Je hais ce nom et j'embrasse les vrais Français que la malheureuse mode a transformés en Jacobinaille. Ces b.....s là sont mes frères, et je rejette avec exécration tous ceux qui osent avec une carte se dire bons citoyens, et achètent pour six francs de patriotisme. Point de partis, nom d'un million de boulets ramés ! Point de partis ! l'esprit de corps est le poison de la liberté[27].

 

Quelque utiles, quelque nécessaires que fussent alors les clubs, soit pour contre-balancer les complots de salon, soit pour tenir l'opinion publique en éveil ou éclairer le peuple, il est certain que dénoncer le danger de l'esprit de corps, c'était les toucher à l'endroit vraiment sensible : la guerre injuste déclarée par le Club des Jacobins au Cercle social prouva trop que la sortie cynique du Jean Bart n'était pas absolument dénuée de raison.

Le CERCLE SOCIAL OU ASSEMBLÉE FÉDÉRATIVE des Amis de la Vérité fut inauguré le 1er octobre 1790, au cirque du Palais-Royal, devant près de cinq mille spectateurs, sans compter une foule de dames qui remplissaient les galeries. L'attente était solennelle : c'était Claude Fauchet qui devait parler. Il parut à la tribune, au milieu de l'émotion générale, très-ému lui-même, et débuta par ces belles paroles :

Une grande pensée nous rassemble, il s'agit de commencer la confédération des hommes… La société en est encore aux éléments ; nulle part ces éléments n'ont été combinés pour l'avantage commun. Les législateurs ont tracé des lignes où ils ont enfermé les peuples pour les contenir, non pour les rendre heureux. Les lois générales ont oublié l'amitié, qui associe tout, pour ne s'occuper que de la discorde, qui détruit tout. Aucune encore n'a pris pour base sociale que l'homme est un être aimant, et n'a dirigé vers ce penchant conciliateur les institutions publiques. Toutes ont supposé, au contraire, l'homme égoïste et adversaire de son semblable. En conséquence, elles ne se sont occupées que de prohibitions, de privilèges, de garanties individuelles, de jouissances pour les uns, de répression pour les autres ; elles ont interdit l'humanité aux riches, en protégeant leurs insolentes délices ; elles ont interdit les droits de la nature aux pauvres, en étouffant jusqu'à leurs plaintes. Après avoir ainsi casé à part tous ces animaux supposés féroces, et rendus tels par les institutions même qui, en les enchaînant, les isolaient les uns des autres, elles ont fermé l'enceinte des prétendues sociétés nationales et ont dit : Les autres nations vous sont étrangères ; soyez prêts à les regarder comme ennemies. En sorte que l'univers entier est dans un état continuel de guerre : au dedans des empires, chaque homme l'un contre l'autre, et au dehors, chaque nation contre toutes[28]...

 

Ce langage annonçait assez que la doctrine du Cercle social ne serait pas celle de l'individualisme ; qu'elle procéderait de Rousseau beaucoup plus que de Voltaire ; qu'elle se rattacherait à Mably pour la politique, à Morelly pour l'organisation sociale, et que, pour la morale, elle remonterait à l'Evangile. Et, en effet, dans la Bouche de fer, organe du Cercle social, Claude Fauchet publia une série d'articles où Voltaire est immolé à Jean-Jacques, où Jean-Jacques lui-même est respectueusement critiqué toutes les fois qu'il ne tire pas de ses principes des conséquences radicales, et où le culte de la fraternité humaine est prêché, tantôt avec une gravité douce et forte, tantôt avec une éloquence passionnée.

Être libre, raisonnable et bon, ranime ton existence, arme ta pensée, relève ton cœur, et recouvre ton domaine. La nature te le garde ; elle a fixé le temps de ton réveil et la fin de ses vengeances. Toute la terre se soulève pour remonter à son maître, et reprendre, sous son empire renouvelé, un aspect plus heureux. Sublime Rousseau ! âme sensible et vraie ! Tu as entendu, l'un des premiers, l'ordre éternel de la justice. Oui, tout homme a droit à la terre et doit y avoir en propriété le domaine de son existence... Dans le pacte associatif qui constitue une nation, selon les souverains décrets de la nature et de l'équité, l'homme se donne entièrement à la patrie, et reçoit tout d'elle ; chacun lui livre ses droits, ses forces, ses facultés, ses moyens d'existence, et il participe aux droits, aux forces, aux facultés, aux moyens d'existence de tous : grande unité d'où résultent une puissance harmonique, une sécurité entière, toute la somme de bonheur dont chacun est susceptible, et le complément parfait des volontés de la nature ![29]

 

Qui ne croirait entendre ici comme un écho lointain de ce socialisme, qui est le scandale du dix-neuvième siècle, son épouvante et sa gloire ?

Que ces opinions fussent entièrement celles de tous les membres du Cercle social, non sans doute : ni Goupil de Préfeln, ni Mailly de Château Regnauld, ni Condorcet, n'auraient signé de tels programmes, du moins sans y changer quelque chose. Mais ce n'était point leur cachet que portait la Bouche de fer, c'était celui de Fauchet sous le rapport social, et celui de Bonneville sous le rapport philosophique. Or, tandis que Fauchet recommandait aux hommes, comme le suprême secret du bonheur, l'association universelle, Bonneville s'étudiait à propager le panthéisme :

L'esprit divinisé se CONÇOIT, s'éternise,

Remonte vers les cieux, par les cieux aimanté.

L'homme est Dieu... Connais-toi ! Dieu, c'est la vérité[30].

Ce qui servait aussi à caractériser le Cercle social, c'est que les femmes y étaient admises à revendiquer les droits de leur sexe ; à protester contre les institutions et les mœurs qui font si souvent du mariage un vil marché et de l'amour un mensonge. Demander à la Révolution d'élever la condition de la mère, de l'épouse, de l'amante, c'était certainement lui adresser une requête digne d'elle[31] !

Est-il besoin d'aller plus loin pour marquer la différence qui existait entre le Club des Jacobins et le Cercle social ? Autant le premier l'emportait par l'intelligence politique, l'énergie et l'activité révolutionnaires, autant le second était supérieur à l'autre, comme portée de vues, hardiesse philosophique, science des idées, intuition de l'avenir. Mais au Cirque du Palais-Royal on parlait des avantages de la paix, lorsque partout grondait la guerre ; on y agitait les profondeurs de la société, lorsque, à sa surface, mille puissances malfaisantes attiraient les regards et concentraient les inquiétudes. Il était donc naturel que l'influence prépondérante appartînt au Club des Jacobins, qui répondait mieux, en effet, soit aux nécessités, soit aux préoccupations du jour. D'un autre côté, Voltaire continuait d'être, aux yeux de beaucoup, le premier saint de la Révolution ; et quand on voyait Claude Fauchet s'attaquer à ce grand nom, involontairement on se rappelait que Fauchet le tribun était, après tout, un prêtre. Ainsi s'expliquent les attaques que dirigèrent contre le Cercle social, et Anacharsis Clootz, et les rédacteurs des Révolutions de Paris, et des patriotes très-sincères, très-décidés, mais qui n'entendaient point qu'on touchât au patriarche de Ferney, leur idole.

Cependant, tel était l'éclat des prédications du Cirque, telle était la foule qui se pressait à l'entrée de ces roules nouvellement frayées, que le Club des Jacobins s'en alarma. Exercé au maniement des passions jalouses, Laclos épiait, pour les mettre en mouvement, une occasion favorable : il prit texte de quelques lettres où des Sociétés affiliées interrogeaient sur le Cercle social la Société mère, et, dans une séance qu'il sut rendre orageuse, il éclata. Le crime impardonnable du Cercle social, selon Laclos, était de vouloir la loi agraire. Or, jamais accusation ne fut plus injuste : loin de prêcher l'égal partage des terres, système absurde et chimérique, la Bouche de fer ne cessait d'insister sur l'adoption du principe d'association comme seul moyen d'appeler chaque membre de la famille nationale à la jouissance du droit de propriété. A la vérité, Bonneville avait vanté la loi agraire dans un de ses livres, mais cette opinion n'avait prévalu ni dans les enseignements oraux du Cercle social, ni dans le journal qui était le Moniteur officiel de sa doctrine. Camille Desmoulins assistait à la séance où Laclos prononça son réquisitoire. Sans entrer dans l'examen de la question soulevée, il prit généreusement la défense des absents ; il affirma que les révolutionnaires du Cirque étaient les frères des Jacobins en apostolat ; qu'il avait fait nombre d'agapes avec eux et les avait reconnus à la fraction du pain ; qu'il n'y avait pas de différence entre les deux clubs, sinon qu'à l'entrée on payait neuf livres dans l'un et douze dans l'autre... On ne le laissa pas achever. Laclos avait fait à l'esprit de corps un appel qui n'avait été que trop bien entendu. Le pauvre Camille, dont c'était le coup d'essai oratoire, et qui, comme il le raconte lui-même fort plaisamment, s'était attendu à quelque magnifique triomphe, fut obligé de descendre de la tribune, au milieu des huées, sauf à reprendre dans son journal le plaidoyer resté sur ses lèvres. On adopta la motion de Laclos, qui consistait à envoyer aux Sociétés affiliées une adresse pour les avertir de ne point confondre les deux clubs ; et, le lendemain, usant de représailles, le directoire du Cercle social décida que désormais les cartes des Jacobins ne vaudraient plus billets d'entrée au Cirque[32].

Vers la fin d'octobre 1790, le Club des Impartiaux, qu'on avait cru mort, ressuscita tout à coup sous le nom de Club Monarchique, et avec une organisation plus complète, avec des moyens d'action plus puissants. Cette fois, c'était Clermont-Tonnerre qui figurait sur le premier plan. Son but était de pousser l'opinion publique à l'adoption d'un système constitutionnel à peu près semblable à celui des Anglais[33]. Il n'ignorait point que, pour cela, il aurait à combattre les Jacobins : il s'y prépara résolument. Des affiliations du Club Monarchique furent établies en province ; on admit comme membres des personnes de toute classe, de toute profession ; l'on convint que les associés, en se faisant recevoir, payeraient une somme proportionnée à leurs ressources, et que ces fonds seraient employés en largesses[34]. Bientôt les distributions commencèrent. Des cartes émanant de la Société et signées par son directoire mirent un grand nombre de pauvres en état de se procurer du pain chez certains boulangers, au prix d'un sol six deniers la livre seulement, et même pour rien. — Le pain de quatre livres se vendait alors neuf sols[35]. — Mais ce que le Club Monarchique avait cru propre à servir ses desseins fut justement ce qui tourna contre lui. On l'accusa de manœuvres corruptrices. Quoi ! il osait tenter de séduire la multitude ! La conscience du pauvre est-elle donc de si peu de valeur qu'on pût lui demander de la livrer en échange d'un morceau de pain ? L'opinion publique en France allait-elle être mise à l'encan, comme autrefois l'empire dans Home avilie ? De brûlantes dénonciations, parties du Club de la rue Saint-Honoré, trouvèrent en chaque quartier de Paris des échos qui leur donnèrent, en les répétant, l'accent de la menace. Les faubourgs s'ébranlèrent. La municipalité se montrait indécise et troublée. Le 25 janvier 1791, dans la séance du jour, Barnave n'hésita pas à porter à la tribune le ressentiment des Jacobins. Il invoqua les magistrats chargés de veiller à la tranquillité publique ; il invoqua, contre le danger de ces distributions de pain à moitié prix, la prudente sévérité du comité des recherches, laissant entendre qu'elles n'étaient que le salaire payé d'avance aux émeutes qui sont à vendre. Le bruit avait couru que le pain distribué était empoisonné. Cette rumeur, le discours de Barnave, le serment fait par les Jacobins dans leur club de défendre de leur sang et de leur fortune, comme si la chose publique eût été en danger, tout citoyen assez dévoué pour dénoncer les conspirateurs, les traîtres, bouleversèrent Paris. Clermont-Tonnerre se vit entouré, dans sa maison, d'une foule irritée. Il se présente, on crie à la lanterne ! Il parle, les cris redoublent. Il propose de s'expliquer à sa section et se met en marche, on se précipite sur ses pas, mais si tumultueusement, que quelques-uns de ses collègues, le jugeant en péril, accoururent et le dégagèrent[36].

Dans ces circonstances critiques, Clermont-Tonnerre déploya une fermeté stoïque. Il alla trouver Bailly, lui représenta que le droit de réunion existait pour tous les citoyens, se plaignit d'être opprimé. Bailly lui disant qu'il était lui-même du Club des Jacobins : Tant pis, monsieur, répondit-il, le chef de la municipalité ne doit être d'aucun club, et il déclara qu'il tiendrait bon. Mais comment ? Le mouvement imprimé aux esprits était d'une violence telle qu'il emportait jusqu'au pouvoir municipal. Une fois encore Club Monarchique se rassembla ; ce fut la dernière. Ferrières assure que le peuple s'étant de nouveau attroupé, cinq six Jacobins lui montrèrent des cocardes blanches qu'ils avaient apportées dans leurs poches et qu'ils prétendirent avoir saisies sur les monarchiens. Il n'en fallait pas tant pour combler la mesure des colères : la salle fut prise d'assaut. Bailly survenant dans son carrosse, on l'enivra d'acclamations qui le firent complice du désordre ; si bien que, le lendemain, un arrêté de la municipalité, qui rejetait sur le Club Monarchique la responsabilité de l'émeute dont il avait été victime, défendit aux membres qui le composaient de s'assembler à l'avenir[37].

S'il en faut croire Ferrières, les Jacobins des départements répétèrent les mêmes scènes dans toutes les villes où existaient des clubs monarchiques. On les dénonça, on les attaqua, on les dispersa ; ce qu'avait fait la municipalité de Paris, celles de la province le firent, et le grand club jacobite de Paris régna sans concurrent sur toute la France[38].

Oh ! malheur à qui renverse les autels destinés à servir de refuge aux faibles et aux vaincus ! Malheur à qui porte la main, dans un jour de puissance, à cette déesse tutélaire, la Liberté ! Car, est-il un César victorieux qui soit sûr de pouvoir jusqu'au bout disposer de la victoire ? Est-il un parti dominateur qui soit sûr de n'avoir pas à invoquer la liberté après avoir exercé la tyrannie ? Vienne la Jeunesse dorée, quand la roue de la Fortune aura tourné, et, à leur tour, les Jacobins seront chassés de leurs salles, poursuivis odieusement le long des rues et assommés sur la place publique !

Oui, nous voulons le dire et nous le dirons bien haut : le tort des clubs révolutionnaires fut d'avoir enfanté des légions de délateurs, d'avoir universalisé la défiance, d'avoir exagéré le soupçon, et, surtout, d'avoir, en mainte occasion, emprunté au despotisme, pour le combattre, ses violences et ses artifices. Là fut le mal, et il y aurait lâcheté à le taire ; mais le bien que les clubs produisirent ne saurait être contesté. Si la contre-révolution n'osa rien impunément et s'abstint de tout oser ; si l'esprit public, sur des routes pleines d'obstacles, n'éprouva pendant longtemps ni lassitude ni langueur ; si chaque ville de France put vivre de la vie féconde de Paris, et, quand il tressaillait, tressaillir ; si à Camille, égaré dans des groupes d'ouvriers, il arriva quelquefois de se croire dans sa chère cité d'Athènes, et si Clootz eut le droit d'écrire à Burke ce qu'il avait entendu dire à de simples artisans, à propos de Montesquieu et de Bayle, de Fréret et d'Helvétius, tout cela fut l'ouvrage des clubs révolutionnaires, et notamment du Club des Jacobins. Mais, à côté du bien, pourquoi le mal ?... Demandez à Dieu !

 

 

 



[1] Renseignement donné par un habitant de Versailles, bibliothécaire de la ville.

[2] Voyez le règlement de la Société des amis de la Constitution, tel qu'il est publié dans le n° 73 des Actes des Apôtres.

[3] Préambule reproduit par les Actes des Apôtres, n° 73.

[4] L'Observateur, n° 70.

[5] Veut-on un échantillon de ces attaques, plus vives que délicates :

Pauvres abbés, chers calotins,

On vous a pris votre pécune,

Vos domaines et vos catins.

La perte est, ma foi, peu commune.

Pauvres abbés, que je vous plains !

Partez pour l'Inde, ou pour la lune,

Mais n'allez pas aux Capucins *.

 

A quoi Marchand ripostait, dans sa Chronique du Manège, journal royaliste :

Il est deux partis dans la France :

L'un a fixé sa résidence

Aux Jacobins ;

Et l'autre, errant dans cette ville,

Peut avoir à peine un asile

Aux Capucins.

 

L'un voudrait de la Rome antique

Parodier la République,

Aux Jacobins ;

L'autre, aimant le pouvoir unique,

Tient beaucoup pour le monarchique,

Aux Capucins.

 

Tous sont égaux, laquais et maîtres,

Ducs et barbiers, catins et prêtres,

Aux Jacobins ;

On ose entre eux, pure ignorance !

Établir une différence, Aux Capucins **.

* L'Observateur. ** N° 7 de la Chronique du Manège.

[6] L'Observateur, n° 122.

[7] Voyez ses Mémoires, t. II, liv. VII, p. 123.

[8] Voyez ce que dit à cet égard Camille Desmoulins, dans le n°41 de son journal. — Loustalot, quelques jours avant sa mort, exhalait la même plainte dans les Révolutions de Paris.

[9] Ce mot de Sieyès fut cité par Mirabeau dans une célèbre séance du club des Jacobins. Voyez plus loin.

[10] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. VI., p. 125.

[11] C'est la comparaison qu'emploie Camille Desmoulins en parlant de lui. Voyez le n° 72 de son journal.

[12] Révolutions de France et de Brabant. n° 41.

[13] Révolutions de France et de Brabant, n° 41.

[14] Révolutions de France et de Brabant, n° 41.

[15] Extraits tirés du journal du fils ainé du duc d'Orléans dans le recueil publié par L.C.R., p. 220, 221, 225, 228, 230, 231, 235, 239. — On sait que les originaux de cet ouvrage restèrent déposés chez l'imprimeur Lerouge, où chacun était invité à les voir, jusqu'au 1er brumaire an IX.

[16] Les Sabbats jacobites, 8e sabbat.

[17] Le Château des Tuileries, t. I, p. 266.

[18] Voyez cette adresse, publiée in extenso dans les Révolutions de France et de Brabant, n° 43.

[19] Voyez la Bibliothèque historique de la Révolution. — JACOBINS. — British Museum.

[20] Les Sabbats jacobites, 11e sabbat.

[21] Révolutions de France et de Brabant, n° 64.

[22] Deschiens ne parait pas avoir connu ce journal, puisqu'il ne le cite pas dans sa bibliographie des journaux de la Révolution.

[23] Voyez le Contre-poison, n° 10.

[24] Sabbats jacobites, 5e sabbat.

[25] Sabbats jacobites, 5e sabbat.

[26] Le Contre-poison, n° 10.

[27] Jean Bart, n° 86.

[28] Voyez l'Histoire parlementaire de Buchez et Roux, t. VII, p. 449 et 450.

[29] Bouche de Fer, n° XV.

[30] Bouche de Fer, n° XIV.

[31] Voyez dans la Bouche de Fer le discours de madame Palm d'Aelders, lu au Cercle par un des secrétaires, le 5 janvier 1791.

[32] Révolutions de France et de Brabant, n° 54.

[33] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. VIII, p. 222.

[34] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. VIII, p. 222.

[35] Voyez le Club des Jacobins, par Ribeyrolles, dans la Réforme, n° du 10 janvier 1849.

[36] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. VIII, p. 227.

[37] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. VIII, p. 230.

[38] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. VIII, p. 230.