Troubles dans tout le royaume. — Nouveau code pénal pour la marine. — A Brest, soulèvement des matelots. — Dernière rébellion des parlements. — Les fantômes des 5 et 6 octobre évoqués. — Mirabeau mis hors de cause. — Déchaînement des royalistes contre le duc d'Orléans. — La théorie des émeutes dénoncée par Dupont de Nemours. — L'émeute secrètement recommandée par Mirabeau à la Cour, comme moyen de gouvernement. — La maison de Marat fouillée ; coup d'épée dans le lit d'une femme. — La Comédie en pleine insurrection ; d'un côté, Talma et Dugazon, patriotes ; de l'autre, mademoiselle Contat, mademoiselle Raucourt, Fleury. — Affaire des braconniers et des gardes-chasse. — Immense désordre au sein même de l'Assemblée ; Maury fait mine d'escalader les tribunes ; le président menacé par Cazalès ; Mirabeau traité d'assassin et de scélérat ; les après-dinées du vicomte de Mirabeau. — Duel de Charles Lameth et de Castries. — Étrange conduite de Mirabeau en cette circonstance. — Sa rivalité avec Bergasse. — Attaque parlementaire contre les ministres ; éloquente sortie de Cazalès. — Les ministres dénoncés par Danton. — Changement de cabinet. — Du Portail. — Duport-du-Tertre. — Impuissance de tout pouvoir régulier ; la société en gestation.Et — ne l'oubliez pas, ne l'oubliez pas — ces discussions lumineuses avaient lieu, ces illustres coups d'État de la pensée étaient frappés, au milieu d'un ébranlement universel, au bruit des clameurs poussées de distance en distance par les villes en révolte, à la lueur des torches qui çà et là brûlaient encore dans la main du paysan, lorsque la France enfin, saisie d'une impatience sublime, mais déjà haletante, éperdue, s'élançait sur cette route ignorée où elle eut jusqu'au bout l'orage sur sa tête et le Vésuve à ses pieds. Qu'on suive à travers le royaume, pendant les mois d'août
et de septembre, l'itinéraire de l'émeute : quel spectacle ! Toulon, Avignon,
Marseille, Niort, ne vivent plus que d'une vie fiévreuse. Dans le Languedoc,
la Révolution, disent les uns, la contre-révolution, affirment les autres,
promène incessamment, pour agiter les esprits, le spectre de la famine à
venir. Où courent ces hommes qui, le visage éclairé par un sourire affreux, traversent
en hurlant la ville de Saint-Étienne ? Ils courent égorger au fond d'une
prison un malheureux soupçonné d'être un accapareur, et voilà qu'une
municipalité nouvelle est nommée, avec mission de baisser le prix du blé, par
un conciliabule d'assassins[1]. A Angers, sous
prétexte que le pain était trop cher, mais en réalité, suivant Fréron, parce
que le royalisme est derrière eux qui les trompe, leur souffle une' fureur
insensée et les pousse en avant, les ouvriers employés aux carrières se
soulèvent, livrent bataille au régiment de Picardie, sont écrasés, et
laissent les cadavres de deux de leurs chefs attachés au gibet[2]. Sur les troubles
qui, à la même époque, effrayèrent Orléans et l'ensanglantèrent, il faut
entendre Marat : Le sieur Rimbert, gros marchand
vinaigrier, citoyen d'une probité rare, indigné de voir les municipaux
d'Orléans accaparer les grains, se mit à la tête des habitants d'un faubourg
pour obliger la municipalité à leur en vendre. La municipalité dissimula, fit
avancer des troupes, enleva de nuit le pauvre Rimbert, lui fit faire son
procès en deux heures et ordonna qu'on l'exécutât immédiatement. Qui croirait
que le bourreau de la ville fut plus délicat que les municipaux ? Révolté de
la violence de la procédure, il refusa de faire l'exécution nuitamment. Cinq
gros bourgeois, intéressés dans le monopole des grains, se disputèrent
l'honneur de pendre cet infortuné. Un infâme chirurgien en eut toute la gloire[3]. A ces récits lugubres des journaux, la tribune ajoutait les siens. Le 20 août, Dubois-Crancé, tenant à la main une relation que la garde nationale d'Hesdin venait de lui adresser, avait fait savoir aux représentants du peuple qu'Hesdin se trouvait être comme une place de guerre occupée par l'ennemi ; que le régiment de Royal-Champagne y avait été frappé d'une interdiction pleine d'insulte ; qu'à la réquisition de la municipalité, des troupes étrangères étaient accourues ; qu'elles gardaient les faubourgs, les menaçaient, les provoquaient ; que, suivant une décision du congrès municipal et militaire, les portes de la ville restaient constamment ouvertes et avaient été clouées ; qu'il en était de même des ponts-levis... Et tout cela, pourquoi ? Parce qu'à la suite d'un dîner où les officiers, aristocrates de Royal-Champagne avaient outragé la nation en paroles et chanté : il n'y a rien de bon du côté gauche que le cœur, une trentaine de cavaliers patriotes s'étaient avisés, le soir, de faire le tour de la place, une chandelle à la main[4] ! Pendant ce temps, une agitation, bien autrement à craindre, régnait parmi les matelots de l'escadre de Brest, prête à se mettre en mer. Dans sa sollicitude pour tout ce qui était de nature à honorer l'humanité, l'Assemblée nationale avait remanié l'ancien code pénal de la marine, en s'étudiant à le coordonner selon les principes de la Constitution nouvelle. Elle avait décidé que les peines afflictives encourues par les marins ne pourraient être prononcées que par un conseil de justice, sur le rapport d'un jury militaire. Attentive à assurer aux matelots le bénéfice d'une décision impartiale, elle avait voulu que, dans le jury auquel serait commis leur sort, trois simples matelots fussent admis à prendre rang à côté d'un officier de l'état-major et de trois officiers mariniers. Elle avait décrété que la procédure, faite en présence du jury, serait rédigée par écrit et annexée au rôle de l'équipage. Il est bien vrai qu'elle avait maintenu quelques-unes de ces lois d'airain sans lesquelles la science de s'entretuer sur une grande échelle n'existerait point parmi les hommes ; il est bien vrai qu'elle avait conservé, comme peines afflictives, les coups de corde au cabestan, la cale, la bouline, les galères, la mort...., mais du moins elle avait cherché à adoucir la rigueur de certains de ces châtiments, ainsi qu'il se peut voir dans les dispositions suivantes : Le matelot condamné à courir la bouline ne pourra être frappé que pendant quatre courses par trente hommes au plus. — En donnant la cale, on ne pourra plonger plus de trois fois dans l'eau l'homme condamné. Les délits, du reste, et les peines correspondantes avaient été soigneusement définis d'avance : pour simple fait de désobéissance en matière de service, douze coups de corde au cabestan ; pour désobéissance accompagnée de menaces, la cale ; pour un geste violent à l'adresse d'un officier, les galères ; pour un coup donné à l'officier, la mort. Hâtons-nous d'ajouter que la sévérité de la loi, dans
certains cas prévus, n'atteignait pas les seuls matelots. Tout officier, était-il dit dans un article du
nouveau code, tout officier coupable d'avoir
abandonné son poste pendant le combat sera déclaré infâme, et un autre
article portait : Le commandant de vaisseau qui
ferait amener son pavillon lorsqu'il serait encore en état de le défendre,
subira la peine de mort. Il ne doit quitter son vaisseau que le dernier. Quant aux peines de pure discipline, elles devaient désormais consister, pour le matelot coupable, à être privé de vin pendant un espace de temps qui ne pouvait excéder trois jours ; à rester à cheval sur une barre de cabestan pendant une période qui, par jour, ne pouvait excéder deux heures ; à porter des fers avec un petit anneau au pied ; à en porter avec un anneau et une chaîne traînante[5]. A peine ce nouveau code eut-il été adopté par l'Assemblée, qu'Albert de Rioms, commandant de l'escadre de Brest, s'empressa de répandre une circulaire où il disait : Les anciennes lois pénales étaient en général vagues et indéterminées, ce qui jetait les chefs dans un arbitraire dont nous devons tous nous applaudir d'être débarrassés. Souvent elles étaient trop sévères pour qu'on ne répugnât pas à leur exécution. La loi nouvelle n'a pas ce double inconvénient. Les châtiments qu'elle inflige sont si bien proportionnés aux fautes et aux crimes, qu'un chef ne peut plus, sans se rendre véritablement coupable, se dispenser de les faire subir aux délinquants.... L'établissement d'un jury prévient les condamnations précipitées qui, rendues dans la chaleur du premier moment, laissaient quelquefois des regrets à ceux qui les avaient prononcées, etc., etc.[6] Tout cela était incontestable, et cependant la lecture du nouveau code pénal éveilla dans le cœur du matelot des colères inattendues. La Révolution était venue donner aux plus obscurs citoyens un sentiment si vif de la dignité humaine, que les marins de Brest se révoltèrent à la seule idée d'avoir à porter au pied, s'ils devenaient coupables, un anneau et une chaîne traînante. Qu'on leur fit subir dans toute sa rigueur le supplice de la cale ; que leur sang ruisselât sous les coups de corde ; qu'on leur envoyât dans la poitrine les balles qui y font entrer la mort..., à la bonne heure ! Mais avoir à traîner une chaîne semblable à celle des galériens ; mais se sentir attachés à un anneau infamant... ah ! c'était trop. Saisis de fureur, ils se mutinent, se précipitent dans des chaloupes, et vont frapper à la porte des municipaux de Brest, demandant justice. De son côté, Albert de Rioms écrivait à la municipalité : Ce ne sont point de véritables marins, ceux qui, au mépris des lois militaires, malgré leurs officiers, malgré leur général, se sont permis d'enlever les chaloupes de presque tous les vaisseaux de l'escadre, et sont allés réclamer devant vous contre la sévérité des peines décrétées par l'Assemblée nationale... Ils n'ont de marins que le nom. Les autorités civiles de Brest furent fort effrayées. Où s'arrêterait la sédition, et, si on ne la réprimait pas, comment la fléchir ? L'Assemblée dut intervenir en grande hâte. Elle déclara qu'en créant la peine de l'anneau et de la petite chaîne, elle avait eu pour unique objet de substituer à la peine douloureuse et malsaine des fers sur le pont et du retranchement du vin pendant une longue suite de jours, une peine douce, légère, et qui, rangée dans la catégorie des punitions de discipline, ne pouvait être regardé comme infamante, ni faire supposer aucune similitude entre l'honorable classe des matelots français et de vils criminels[7]. Cette déclaration, faite solennellement, ramena un peu de calme à la surface des choses ; mais il restait au fond des esprits un bouillonnement sourd. Albert de Rioms passait pour un aristocrate ; Marat, Camille Desmoulins, Fréron, ne cessaient depuis quelque temps de le dénoncer, de le poursuivre, et son nom figurait dans ces correspondances secrètes où Paris enseignait la haine aux provinces, correspondances funestes, dit Necker[8], qui, aussi rapides en leurs effets que la baguette de Médée, apaisaient et ranimaient les furies. Albert de Rioms était donc suspect. Sur ces entrefaites, arrive le Léopard, vaisseau qui, parti de Saint-Domingue, amenait en France plusieurs planteurs forcés de fuir cette colonie. Elle se trouvait alors en proie à des dissensions dont nous présenterons plus loin le tableau, et où les planteurs du Léopard n'avaient point joué, comme on le verra, un rôle qui leur méritât le titre de martyrs de la liberté. Mais ils venaient de loin, ils n'avaient point de contradicteurs ; un voile épais couvrait encore, aux yeux de tous, les événements de Saint-Domingue, et il était facile aux nouveaux débarqués de mettre le mensonge à la place de la vérité. Aussi ne manquèrent-ils pas de se donner pour des patriotes persécutés. A les entendre, c'était le pur amour de la Révolution qui leur avait valu la haine du gouverneur Peynier ; l'assemblée coloniale, dont ils étaient membres, avait été insultée par les ennemis de la liberté ; eux, ses défenseurs, ils avaient dû faire voile pour la mère patrie, et, chose horrible ! le gouverneur, au moment de leur départ, se préparait à tirer à boulets rouges sur le vaisseau qui les emportait[9]. Là-dessus, grands transports de pitié, de sympathie, d'admiration. Les équipages prennent feu ; le nom emphatique de sauveur de la nation est donné au Léopard ; les troupes de la marine, municipaux en tête, vont au-devant des quatre-vingt-trois proscrits, leur offrent dans ce qu'elle a de plus affectueux l'hospitalité de la table et du foyer, leur assurent les premières places à la comédie[10]. Ce n'était encore là que le soulèvement, très-pacifique après tout, de l'enthousiasme trompé : vint le soulèvement, moins inoffensif, de l'indignation. Le hasard fit qu'on intercepta une lettre dans laquelle de La Jaille, qui commandait l'Engageante à la station de Saint-Domingue, écrivait à Marigny, major-général de la marine à Brest, qu'avec six vaisseaux de ligne il se chargeait de soumettre la colonie. Il n'en fallut pas davantage : les matelots, comme pris subitement de vertige, descendent à terre et se promènent par la ville, qu'ils remplissent de clameurs séditieuses. Ils portaient, ils montraient le décret de l'Assemblée, avec cet écriteau au bas : Plus de chaîne ! Ils entourèrent la maison de Marigny et, devant la porte, dressèrent une potence[11]. Aussitôt Albert de Rioms écrivit au ministre de la marine, de La Luzerne, pour demander que sans retard on envoyât à Brest une commission composée de membres de l'Assemblée nationale[12]. Inquiète, mais moins inquiète encore qu'irritée, l'Assemblée, par un décret qu'appuya Barnave, pria le roi d'ordonner le châtiment des fauteurs de la révolte, le désarmement du Léopard, et l'envoi à Brest de deux commissaires civils[13]. L'incendie s'éteignit ; mais, quinze jours après, trop sûr que son pouvoir, si violemment ébranlé, ne se raffermirait plus, Albert de Rioms abandonna son commandement[14]. Autre épisode de l'anarchie : les parlements, auxquels personne ne pensait plus, les parlements, qu'on croyait morts et qui l'étaient, se redressèrent tout à coup, comme des cadavres qu'aurait galvanisés une invisible puissance. Il y avait déjà près d'un an qu'ils avaient été mis en vacances[15] ; et depuis, des tribunaux provisoires, dont les juges furent pris parmi les avocats, avaient été établis en plusieurs provinces ; depuis, l'Assemblée avait illustré son passage sur la scène de l'histoire par une organisation toute nouvelle de la justice[16] : depuis, il avait été pourvu à la liquidation des offices de judicature, laquelle, y compris celle des offices de greffiers, notaires, procureurs, et des offices de chancellerie, ne s'élevait pas à moins de quatre cent cinquante millions[17] ! Lors donc que, le 6 septembre 1790, l'Assemblée nationale décréta la suppression définitive, perpétuelle, irrévocable, des parlements, des chambres des comptes, des cours des aides, des requêtes du palais, des présidiaux, des juridictions prévôtales, elle ne faisait que régulariser une destruction consommée déjà ; elle ne tuait point l'ancienne magistrature, elle scellait seulement la pierre du tombeau. Aussi l'étonnement fut-il extrême et mêlé de raillerie quand on vit quelques-unes de ces cours, autrefois si redoutables, faire mine de résister : cela ressemblait à une émeute de fantômes. Un jour que d'Éprémesnil épuisait en faveur d'une institution désormais devenue impossible les élans de sa convulsive éloquence, Lavie avait dit à l'Assemblée, qui murmurait : Laissez-le, laissez-le discourir ; ces deux heures perdues à l'entendre sont le dernier mal que nous feront les parlements[18] ; et ces mots, pleins d'une compassion moqueuse, exprimaient bien le sentiment public. Mais arriva-t-il jamais aux privilèges de mourir de bonne grâce ? La cour de Douai déclara n'enregistrer le décret de suppression qu'en cédant à l'empire de la force. A Grenoble, le procureur général du roi se présenta plusieurs fois au palais, sans y rencontrer personne[19]. A Toulouse, les magistrats, plus hardis, protestèrent... et en quels termes ! Ils disaient, dans leur arrêté, que les membres de l'Assemblée nationale avaient, en touchant à la Constitution, violé leur mandat ; ils enveloppaient dans leur querelle le clergé, dépouillé de ses biens, et la noblesse, dépouillée de ses droits ; ils montraient la religion dégradée ; ils annonçaient au peuple que le nouvel ordre judiciaire lui allait apporter, pour prix de sa bienvenue, une aggravation d'impôts... C'était un appel en forme à la guerre civile, et dans un moment où il semblait que partout on la sentît frémir. Le roi dénonça lui-même l'arrêté aux représentants du peuple ; acte de délire ! dit dédaigneusement Robespierre. L'Assemblée peut déclarer aux membres de l'ancien parlement de Toulouse qu'elle leur permet de continuer à être de mauvais citoyens[20] ; et, quelques jours après, comme conclusion à un discours d'une sévérité terrible, M. de Broglie, nommé rapporteur de cette affaire, demanda que les magistrats rebelles fussent traduits devant le tribunal qui allait être institué pour juger les crimes de lèse-nation. Un seul membre du côté droit, un seul, osa y contredire. C'était Madier[21]. Mais les coupables avaient maint complice caché dans l'ombre du trône. Saint-Priest, chargé, en sa qualité de ministre de l'intérieur, de l'exécution de la sentence, se contenta de la notifier, par simple lettre d'envoi, à la municipalité de Toulouse, sachant à merveille que l'autorité municipale, outre qu'elle se trouvait désarmée, n'avait point à remplir les fonctions du pouvoir exécutif. Fort embarrassés ; les membres de la commune de Toulouse prirent le parti de mander les dix magistrats composant l'ancienne chambre des vacations du parlement, et leur firent signer une déclaration ainsi conçue : Je, soussigné, prends, sur l'honneur, l'engagement de me représenter, dès que j'en serai requis, et, en conséquence, si je m'absente, soit pour aller à ma maison de campagne ou ailleurs, j'en demanderai la permission à la municipalité[22]. Or, quelques jours s'étaient à peine écoulés, que les signataires avaient pris la fuite, d'où la proclamation suivante que publia la municipalité de Toulouse, indignée : Nous prions nos voisins et tous les Français jaloux de concourir à la punition de la perfidie, de nous prêter soins et secours pour l'arrestation des sieurs Bardi, Durègne, Cussac, Montégut, Firmi, La Font-Roms, Ségla, Descalone, Rey, Cambron, et du sieur Rességuier, procureur général. Nous sommes convaincus que tous les gens d'honneur se feront une loi de repousser ignominieusement de leur société et d'abandonner à leur turpitude ceux de ces hommes déshonorés qui n'auraient pas commencé d'expier leur crime par la représentation de leurs personnes, ainsi qu'ils s'y étaient engagés envers nous[23]... Toutes ces résistances, toutes ces agitations, tous ces désordres, réagissaient violemment sur Paris, qui, en les concentrant, leur donnait une portée menaçant : soudain, l'on annonce que de noirs mystères vont être mis au jour ; que la longue procédure du Châtelet, relative à l'attentat des journées d'octobre, va être soumise au jugement souverain de l'opinion. Les royalistes assurent que Mirabeau est compromis sans retour ; ils jurent que le duc d'Orléans est perdu ; déjà leurs ressentiments grondent au pied de la tribune, et sur le front de l'abbé Maury brille une joie farouche. Il vint enfin ce rapport, si impatiemment attendu. Mais quelle ne fut point la fureur des royalistes, lorsque, au lieu de s'attaquer aux machinateurs prétendus de l'invasion de Versailles, Chabroud présenta cette invasion comme un coup nécessaire frappé sur les ennemis de la Révolution par le peuple, inspiré ; lorsqu'il rappela, pour les flétrir, les complots de la Cour, le trop fameux repas des gardes du corps, le projet sacrilège de conduire le roi à Metz et d'allumer là, au milieu des janissaires de Bouillé, triomphant, la torche par qui devait être embrasé le royaume ! Ah ! sans doute, il y avait eu conspiration en octobre : cette conspiration, les courtisans l'avaient ourdie, et le peuple l'avait déjouée ! Les malheurs d'octobre ! s'écriait Chabroud en terminant, nous les livrerons à l'histoire, pour l'instruction des races futures : le tableau fidèle qu'elle en conservera, fournira une utile leçon aux rois, aux courtisans et aux peuples[24]. Chabroud avait dit : Nos collègues ne sont point coupables ; Maury, qui sentait sa proie lui échapper, se leva, plein de rage. Il aurait bien voulu faire croire que, dans son cœur, le mépris émoussait, amortissait la haine, et il le déclara en termes formels ; mais cette haine, elle enflammait son visage, elle étincelait dans son regard, elle altérait sa voix, elle précipitait son geste. Il fit avec une complaisance sinistre le compte des morts dont le sang avait souillé le marbre du palais des rois, et montra la fille de Marie-Thérèse s'évadant en chemise, à six heures du matin, pour aller attendre auprès de son mari que les assassins vinssent l'immoler. Le complot, dont des têtes portées au bout de piques sanglantes avaient annoncé à Paris l'épouvantable succès, ce complot digne d'avoir été tramé au fond des enfers[25], à quel démon était-il imputable ? Par une tactique aussi habile qu'imprévue, Maury mit hors de cause Mirabeau : il espérait accabler d'autant mieux le duc d'Orléans, en faisant ainsi la solitude autour de ce qu'il appelait ses crimes. Rien d'ailleurs n'empêchait de reprendre plus tard la question de complicité, et, comme Ferrières l'observe, la Cour, — cette partie de la Cour pour qui le marché du tribun à la conscience vendue restait un secret, — était bien sûre, si l'instruction continuait, de faire rentrer Mirabeau dans la procédure, au moyen de nouveaux témoins ou du récolement de ceux qui, avaient déjà déposé[26]. Soit dignité, soit embarras, le duc s'était abstenu de
paraître à la séance[27] ; mais Mirabeau
n'avait eu garde d'y manquer. Il se leva, calme cette fois, et quoique trop
orgueilleux pour accepter dans cette affaire un autre rôle que celui
d'accusateur, il discuta longuement les diverses charges que l'instruction du
Châtelet avait rassemblées contre lui. Puis, comme honteux de s'être défendu,
le secret de cette infernale procédure,
dit-il, la main étendue vers le côté droit, il est
là tout entier ; il est dans l'intérêt de ceux dont le témoignage elles
calomnies en ont formé le tissu ; il est dans les ressources qu'elle a
fournies aux ennemis de la Révolution ; il est... il est dans le cœur des juges, et tel qu'il sera bientôt
buriné dans l'histoire par la plus juste, par la plus implacable vengeance[28]. A ces mots, Mirabeau descend de la tribune, au bruit d'applaudissements qui l'accompagnent jusqu'à sa place et se prolongent longtemps après qu'il s'y est assis[29]. Consternés, les nobles et les évêques gardaient un silence morne. Dès que la procédure du Châtelet a paru, s'écria Barnave, elle a été jugée. Il demanda que cette procédure fût enterrée dans le mépris public, rendit hommage au patriotisme du duc d'Orléans, et tout fut dit. Le lendemain, quand le duc se rendit à l'Assemblée, il y fut reçu avec enthousiasme. Les calomnies dont il avait été l'objet lui comptaient comme vertus. De fait, qui plus que lui fut en butte aux mensonges des partis ? N'avait-on point prétendu, par exemple, que, dans son impatience d'être élu maire de Paris, il avait emprunté dix-huit millions en Hollande pour acheter les suffrages ? Et cependant, lorsqu'au mois d'août sa candidature avait été opposée à celle de Bailly, il s'était trouvé n'avoir que douze voix[30] ! De même, lorsque, antérieurement à cette époque, il avait concouru pour la place de commandant du bataillon de Saint-Roch, c'était un simple boucher qui l'avait emporté sur lui[31] ! Jamais, écrivait à ce propos Camille Desmoulins, on ne vit une si grande cherté de suffrages. Philippe d'Orléans n'a pu acheter que douze voix avec ses dix-huit millions, et Bailly en a eu douze mille. Il y a des gens qui ont tout expliqué en disant l'heureux Bailly : c'est une belle chose que ce qu'on appelle une étoile[32]. Le rapport de Chabroud et le vote qui en fut la suite désolèrent, sans les décourager, les ennemis du duc d'Orléans : à lui la responsabilité de l'anarchie, qui lui promettait une couronne à usurper ! A lui l'exécrable-honneur de traîner sur ses pas, avilies par son or, les passions de la multitude. Car les royalistes affectaient de croire impossible, à moins qu'on ne l'expliquât par une vénalité dégradante, le général ébranlement imprimé aux esprits, et ils avaient fort applaudi Dupont de Nemours, lorsque, dans la séance du 7 septembre, il avait représenté la sédition organisée d'avance, ayant son mot d'ordre, prête à se porter ici ou là au gré de ceux qui la salariaient, et n'attendant d'ordinaire pour éclater que quelque avis conçu de la sorte : tel jour, il y aura une grande commotion,.... des assignats,... un opulent pillage, précédé d'une distribution manuelle, au profit des chefs subalternes, des hommes sûrs[33]. Chose remarquable ! pendant que du haut de la tribune,
Dupont de Nemours dénonçait les meneurs de clubs et les journalistes
patriotes comme les banquiers du désordre, comme les imprudents théoriciens
de l'émeute, Mirabeau, très-secrètement, très-perfidement, et du fond de son
cabinet, conseillait à la Cour l'emploi des soulèvements populaires : Les émotions populaires, si elles agitaient fréquemment la
capitale, auraient deux avantages. En montrant l'insuffisance de la nouvelle
force publique, elles feraient désirer une autre forme de gouvernement, une
plus grande latitude surtout dans l'autorité royale... D'un autre côté, elles détruiraient l'influence de Paris
sur les provinces. Mais, pour ne parler que d'un événement plus facile à
prévoir, il est possible que la honte de tolérer une insurrection à côté
d'une armée de trente mille hommes porte un jour M. de Lafayette à faire
tirer sur le peuple. Or, par cela seul, il se blesserait lui-même à mort. Le
peuple, qui a demandé la tête de M. de Bouillé pour avoir fait feu sur des
soldats révoltés, pardonnerait-il au commandant de la garde nationale, après
un combat de citoyens contre citoyens ? Quelle doit être la conduite de la
Cour, d'après cette théorie sur les émotions populaires ? Elle doit très-peu
s'en affecter... paraître cependant les
redouter pour avoir le droit de s'en plaindre, et pour donner à M. de
Lafayette l'envie de les exciter ou de les tolérer, si cela l'amuse, ou s'il
croit, par ce moyen, se rendre nécessaire[34]. Ainsi, partout, partout, le vent était à l'anarchie : les royalistes la fomentaient, Dupont de Nemours l'irritait, Mirabeau la conseillait, et Marat... Marat ne pouvait manquer d'y pousser, lui, l'homme d'État de l'insurrection. De quelle main sûre et impitoyable il scalpait les personnes ! Quel regard glacé, mais pénétrant, il jetait sur les choses ! A Necker, prenant la fuite et gémissant, il avait écrit[35] : Vous accusez le destin de la singularité de votre vie ; que serait-ce si, comme l'ami du peuple, vous étiez le jouet des hommes et la victime de votre patriotisme ; si, en proie à une maladie mortelle, vous aviez, comme lui, renoncé à la conservation de vos jours ; si vous étiez réduit au pain et à l'eau ! Apprenant que quelques-uns parlaient de donner Mirabeau pour successeur à Necker : Ce serait être tombé de la fièvre en chaud mal !... Quelle plus grande indignité que de livrer à un dissipateur infâme la gestion des revenus de l'État ?[36] A propos d'un récent décret de l'Assemblée réglant que le bouton d'uniforme de la garde nationale porterait une couronne civique avec cette légende au milieu : La loi et le roi : Pourquoi le mot nation supprimé ? Le roi n'est que le premier valet de la nation[37]. Lafayette qui, dans ce torrent d'attaques, n'était pas épargné, perdit patience ; une expédition nocturne fut commandée contre Marat ; les sbires de l'hôtel de ville envahirent sa maison, la fouillèrent ; des coups d'épée furent donnés dans le lit d'une dame Meunier, distributrice de l'Ami du peuple[38], et, le lendemain, ce Marat dont la parole vibrait en tous lieux, dont le corps semblait n'être nulle part, les faubourgs émerveillés le saluaient invincible. La Comédie-Française, aussi, qui l'eût dit ? avait ses révoltes ; du fond des coulisses, où depuis quelque temps elle grondait, l'anarchie fit irruption sur la scène... et ici, il faut céder la parole à Camille Desmoulins ! car comment se défendre de reproduire ce charmant récit ? Pour dépister le comité des recherches..., et occuper les Parisiens ailleurs, j'ai coupé la queue à mon chien, comme Alcibiade, ou plutôt, j'ai imaginé de mesurer, au Théâtre-Français, les forces des patriotes et des aristocrates de la capitale. Vous savez que quelques lois trop dures ayant fait soulever le peuple, Auguste apaisa une sédition, en lui rendant le comédien Pylade, avec qui la troupe des comédiens ordinaires de Mécénas avait déclaré qu'elle ne pouvait plus communiquer. D'après cette influence des comédiens, j'ai pensé que c'était un point capital, pour mon plan de contre-révolution par l'opinion, d'avoir la Comédie de mon côté. Il était malaisé de tirer parti du répertoire en faveur de l'aristocratie. La seule pièce qui eût du succès, Charles IX, était des plus révolutionnaires, et un jeune acteur, par le talent qu'il développait, attirait la foule et enflammait tellement les patriotes contre le clergé, que, comme les Abdéritains, après avoir entendu le comédien Archélaüs dans l'Andromède d'Euripide, couraient dans les rues en criant : Ô amour, tyran des dieux et des hommes ! les Parisiens, après avoir entendu Talma, sortaient en criant : les calotins à la lanterne !... Les fédérés de Provence ayant demandé, ou plutôt, commandé qu'on jouât Charles IX, malgré les observations de Naudet que la pièce était incendiaire et me déplaisait, et qu'on ne devait représenter que des pièces pleines de l'amour des rois pour les peuples et de celui des peuples pour les rois, elle fut jouée ; mais ce furent les derniers applaudissements que reçut M. Talma. La majorité, sifflée, déclara qu'elle ne communiquerait plus avec l'acteur applaudi. Depuis cette radiation de M. Talma, les patriotes n'ont cessé de le rappeler. Enfin ses camarades ayant promis de rendre compte vendredi des causes de cette radiation, les habitués de la Comédie, aristocrates et démocrates, sont venus en force au spectacle, chacun pour soutenir sa querelle. Suleau, premier paillasse de l'aristocratie, depuis la retraite de Mirabeau Tonneau, avait apporté une sonnette pour rappeler à l'ordre. M. Fleury s'est présenté en noir et ganté : Ma société, a-t-il dit, persuadée que M. Talma a trahi ses intérêts, a arrêté unanimement qu'elle n'aurait plus de rapport avec lui. A ces mots, la dispute est devenue générale, et il s'est fait un tel vacarme, qu'on croyait être dans le cul-de-sac des Noirs. L'apôtre Suleau faisait aller en vain sa sonnette. Quoi ! disait certain magistrat pour qui mademoiselle Contat a eu des bontés, y pensez-vous de préférer M. Talma à mademoiselle Contat ? Le pour et le contre s'échauffaient et allaient se battre. Tant mieux ! dit le sieur N*** qui était dans la coulisse ; s'il y a des épées tirées, nous serons les plus forts. Le patriote Dugazon, entendant ce propos, ne peut se contenir, il s'élance sur la scène et s'écrie : Messieurs, je dénonce toute la Comédie ; il est faux que M. Talma ait trahi la société ; tout son crime est d'avoir dit qu'on pouvait jouer Charles IX. A ce dévouement héroïque de Dugazon un patriote opprimé, le tumulte devint si violent, qu'on fut obligé d'aller chercher M. le maire. Arrivé là, Camille raconte comment l'autorité de Bailly et celle du conseil municipal furent méconnues par les comédiens en révolte. Puis : Ordre affiché partout, continue-t-il, qui enjoint aux comédiens de jouer provisoirement avec M. Talma. Insurrection de la troupe contre la municipalité. Florence s'écrie qu'il veut plutôt être coupé en morceaux ; mademoiselle Contat promet le secours du roi de Suède et de M. d'Artois ; mademoiselle Raucourt jure de ne pas céder, même au drapeau rouge ; Desessart menace de faire perdre à Thalie, par sa retraite, les pièces à gros ventre, et Naudet d'enlever à Melpomène les pièces à capuchon ; Fleury et Grammont disent qu'on les forcera de porter les clefs de leur salle au roi. Je vois bien, messieurs, que vous ne voulez traiter que de couronne à couronne, répond fort ingénieusement M. Bailly. Pour Dorival, il veut se battre avec Dugazon. Apporte-moi, dit celui-ci, un pouvoir de tes créanciers de te tuer, et tu es mort en dix minutes... Vous voyez bien, monsieur Pitt, que nos affaires avancent, que sur le terrain même des Cordeliers, et au Théâtre de la Nation, la contre-révolution est faite[39]... Ce curieux soulèvement des comédiens n'est pas le seul trait caractéristique de l'esprit du moment. Le parc de Versailles avait été abandonné aux plaisirs de Louis XVI, roi chasseur par excellence, sauf quelques parties qu'on avait bien voulu réserver au public. Il advint que, dans ces parties réservées, des coups de fusil furent tirés ; et aussitôt les gardes-chasse de mettre le holà. Arrêté du directoire du département condamnant les gardes-chasse. Déclaration de la municipalité de Versailles blâmant l'arrêté du directoire et lui attribuant une prétendue insurrection de trois mille braconniers. Décret de l'Assemblée donnant tort au directoire et raison à la municipalité. Longues clameurs de la presse patriote contre le décret. Il avait été demandé cependant par des hommes de la gauche, par Barère, par Charles Lameth. Raison de plus pour Marat d'éclater en invectives ; il pouvait crier à la trahison : quelle bonne fortune ! Ô Lameth, voulez-vous nous faire oublier les Malouet, les Cazalès, les Maury, les Foucauld ?... Quel nom plus que le vôtre mériterait d'être couvert d'opprobre ?[40] Il faut bien le dire : ce n'était pas seulement autour de l'Assemblée et à ses pieds qu'était le désordre : elle le portait dans son sein. Que d'étranges scènes ! Tantôt, c'était Maury qui, à l'exemple du vicomte de Mirabeau, se mettait en devoir d'escalader les tribunes[41] ; tantôt c'était Cazalès qui, saisi d'une fureur insensée, s'élançait vers le président et lui montrait le poing, tandis que, d'un commun élan, mais au milieu d'un silence solennel, les membres delà majorité se découvraient, devant le président, couvert, en signe de douleur et de respect[42]. Mirabeau parle comme un scélérat et un assassin, s'écria un jour, en pleine séance, un député nommé Guilhermy, emportement à peine croyable qui bouleversa l'Assemblée, et que le coupable dut expier par trente-six heures d'arrêt dans sa propre maison[43]. Dans une autre circonstance, on vit le frère aîné de ce même Mirabeau, qu'on voulait rappeler à l'ordre pour deux démentis grossiers donnés à Robespierre, prendre possession de la tribune, en repousser brutalement ses adversaires, les traiter de lâches. On juge quels cris de rage furent poussés, quelle tempête éclata ! Les uns voulaient qu'on bannît de l'Assemblée pendant toute la durée de la session l'auteur de l'outrage ; les autres, qu'on lui imprimât la flétrissure d'une expulsion définitive et irrévocable ; d'autres demandaient, avec une indulgence moqueuse et cruelle, qu'on ne lui permît pas de paraître aux séances les après-dînées : Menou, qui présidait, conclut à l'amnistier purement et simplement, attendu qu'il n'était pas dans son sang-froid, et n'avait pas cru par conséquent manquer à l'Assemblée[44]. Presque toujours, en France, il y a le point d'honneur du courage, au fond des querelles. Nous avons raconté comment Barnave, un jour, fut insulté par Cazalès, et quelles furent les suites : à leur tour, Mirabeau, Rœderer, Menou, Rabaut-Saint-Étienne, Bernard, Goffin, Charles Lameth, se virent provoqués par des membres du côté droit, ligue de spadassins, disaient les patriotes indignés[45]. C'était surtout aux Lameth, déserteurs de la noblesse, que s'adressait cette haine avide de meurtres. Le 11 novembre, un jeune officier de Mestre-de-Camp, Chauvigny de Blot, appelle Charles Lameth sous le vestibule de l'Assemblée, et d'une voix où grondait la menace : C'est vous, monsieur, qui avez corrompu le régiment de Mestre-de-Camp, vous qui l'avez poussé à la révolte. J'ai eu l'honneur de servir dans ce corps, et je viens vous demander satisfaction. Il s'agissait d'une affaire qui datait de loin : Charles Lameth répondit froidement : Puisque vous avez attendu jusqu'à ce moment pour vous plaindre, vous pouvez bien attendre encore : je vous ajourne à la fin de la session. — Prenez garde ! Je proclamerai partout que vous êtes un lâche. — Personne ne vous croira. Tel est le récit de Bertrand de Molleville[46] ; la plupart des journaux et écrits du temps assignent aux ressentiments du provocateur des motifs plus personnels, celui de sa candidature, que Lameth aurait combattue et fait échouer. Quoi qu'il en soit, ce Chauvigny de Blot n'était pas sans avoir appris son rôle sanglant ; on sut, depuis, que chaque jour il s'exerçait au pistolet dans le jardin de Biré, son beau-père, et qu'il en était venu à placer, à cinquante pas de distance, une balle dans un écu de trois livres[47]. Les amis de Charles Lameth le confirmèrent dans sa résolution ; mais, quand il parut à l'Assemblée, mille brocards injurieux, partis du côté droit, l'assaillirent. Pour rester jusqu'au bout maître de lui-même, peut-être aurait-il fallu qu'il se rappelât cette belle parole de son frère : Je ferai toujours en sorte de me rendre digne de la calomnie[48]. A Lautrec, qui était boiteux et l'insultait, il ne répondit que parle geste de la pitié[49] ; mais Castries, qu'il avait accusé d'avoir mis un spadassin à sa poursuite, lui demandant raison, il accepta aussitôt l'offre d'un combat singulier. Ils se rendirent l'un et l'autre au Champ de Mars, accompagnés de leurs témoins. Castries présentait des pistolets : Lameth préféra l'épée[50], et le duel commença. Dans une lettre au comte de La Marck, Mirabeau en raconte ainsi le dénouement : Lameth ne pare jamais l'épée à la main ; il fait coup pour coup, comptant sur sa taille et sa vitesse. La petite stature de Castries lui a sauvé le coup, qui a passé sur l'épaule, et Lameth a paré avec le bras un coup qui lui venait à la poitrine. Les tendons sont offensés, la gaine en est déchirée ; il avait hier de véritables convulsions[51]. A cette nouvelle, tout Paris fut sur pied, et les faubourgs se mirent à pousser un rugissement formidable. Le bruit, activement répandu, que l'épée de Castries était empoisonnée, ajoutait à la fureur populaire. Les Actes des apôtres publièrent cette épigramme : Sur un point important il est un grand débat. De mons Castries, la lame de l'épée Est-elle ou non empoisonnée ? J'affirme qu'elle l'est... mais depuis le combat[52]. Seulement, ce qui excitait dans les uns une joie féroce, arrachait aux autres des cris de rage. Décidée à en finir avec la pratique des duels systématisée, la foule court à l'hôtel du vainqueur, pour le démolir de fond en comble. Mais cette maison n'est pas à lui, crie une voix. A ces mots le peuple change de dessein, et, voulant que sa vengeance tombe sur Castries seul, il entre dans l'hôtel, casse tout, brise tout : meubles, lits, glaces, tableaux. Mais voici un portrait du roi... Arrêtez, dit un citoyen, le roi est inviolable. Et le portrait, excepté de la proscription générale, est transporté respectueusement à l'hôtel de ville[53]. Lafayette était arrivé sur son cheval blanc, mais fort tard, et souriant à demi à cette exécution populaire : Il salua tout le monde avec beaucoup de grâce, raconte le journal de Prudhomme, après quoi il fit mettre la baïonnette au bout du fusil[54]. Le peuple, au reste, entendait que le premier voleur, découvert, serait pendu sur place, et, quand on se retira, chacun avait la veste déboutonnée, la, poitrine nue et les poches retournées[55]. Le soir, au Palais-Royal, un promeneur, qui se déclarait pour Castries, courut le risque d'être jeté dans le bassin[56] : ce fut le dernier acte de violence né de l'irritation publique. L'Assemblée, prévenue trop tard, reçut dans la soirée du lendemain, 13 novembre, une députation du bataillon de Bonne-Nouvelle, envoyée pour requérir un décret contre les duels. Or, comme on applaudissait Fromentin, l'orateur de la députation, Il n'y a, s'écria Roye, député d'Angoulême, il n'y a que des scélérats qui puissent applaudir. Violents murmures. A l'Abbaye ! L'insulteur à l'Abbaye ! Barnave veut que Roye soit arrêté séance tenante. Virieu, Foucauld, se présentent successivement à la tribune pour le défendre. De son côté, Malouet avait demandé la parole, prêt à tonner contre les auteurs du pillage de l'hôtel Castries : au moment où il allait parler, Mirabeau s'approche de lui, et, tout bas : J'ai à provoquer les mêmes mesures que vous ; cédez-moi la parole, je serai plus favorablement écouté[57]. Malouet se retire, et Mirabeau commence en ces termes : Si au milieu de cette scène odieuse, dans la triste circonstance où nous nous trouvons, dans l'occasion déplorable qui l'a fait éclore... Ce début était tel assurément que le pouvait désirer la Cour ; mais Mirabeau inspirait aux membres du côté droit une haine qu'ils ne surent ni modérer ni contenir. Là où il aurait dû s'attendre à trouver un appui, l'orateur ne trouva que l'injure. On lui lançait des regards furieux, on murmurait l'insulte à son oreille : sur ces mots de lui : Si je pouvais me livrer à l'ironie, je répondrais au préopinant, Foucauld l'interrompit : M. de Mirabeau m'accable toujours d'ironies, il s'acharne sur moi ; je demande... Irrité alors de l'accueil fait par les royalistes au défenseur d'une cause qui, eu ce moment, était la leur, et changeant tout à coup de langage, Mirabeau reprocha violemment au côté droit de professer le mépris des décrets de l'Assemblée, de tourner en dérision la majesté des représentants du peuple, d'arborer la rébellion, et d'appeler cela des actes d'homme libre ; puis, l'œil fixé sur Foucauld : Voilà, monsieur, puisque vous n'aimez pas l'ironie, ce que le profond mépris que je dois à votre conduite et à vos discours m'ordonne de vous adresser[58]. Dans un inexprimable élan de colère, les royalistes se levèrent ; on eut de la peine à en retenir plusieurs qui s'élançaient vers l'orateur, et le tumulte devint effroyable. Mirabeau est rappelé à l'ordre, mais c'en est fait : ce qu'il était venu flétrir, voilà que maintenant il l'exalte, ou du moins il l'excuse. Le peuple, qu'on avait entendu gronder autour de l'hôtel de Castries, et qui s'était emporté jusqu'à l'envahir, n'avait-il pas après tout honoré une vengeance qu'il croyait juste par aucun acte de modération ? Ne s'était-il pas arrêté religieusement devant l'image du monarque ? N'avait-il pas eu les égards les plus affectueux pour madame de Castries, respectable par son âge, intéressante par son malheur ? N'avait-il pas exigé, en se retirant, que chacun vidât ses poches, pour bien constater qu'aucune bassesse n'avait souillé son ressentiment[59] ? Malouet ne pouvait revenir de sa surprise. Au sortir de la séance, il aborda Mirabeau, et, avec un mélange d'étonnement et d'indignation : Est-ce ainsi, lui dit-il, que vous tenez votre parole ? — J'en suis tout confus, répondit celui-ci, mais le moyen de marcher d'accord avec des hommes qui n'aspirent qu'à me voir pendu ![60] A la Cour, l'attitude que Mirabeau venait de prendre parut étrange, inconcevable. C'était la seconde fois que, dans le tribun vénal et vendu, le révolutionnaire se retrouvait ; peu de jours auparavant, le 21 octobre, il avait mis une véhémence extraordinaire à appuyer et il avait fait adopter la conclusion d'un rapport qui demandait la substitution du pavillon tricolore au pavillon blanc à bord des vaisseaux de l'Etat[61] : était-ce ainsi que Mirabeau tenait son marché ? le 15 novembre, l'archevêque de Toulouse écrivait tristement au comte de La Marck, en se plaignant de Mirabeau : Comment voulez-vous que la confiance, si nécessaire dans les circonstances où nous sommes, puisse naître après des écarts pareils à celui d'avant-hier ?[62] Mirabeau, réduit à se justifier, fit passer à la Cour une
note dans laquelle il disait : J'apprends qu'il faut
que j'explique ma conduite dans une journée où j'ai cru montrer quelque
habileté... Il faut dissimuler quand on veut
suppléer à la force par l'habileté, comme on est obligé de louvoyer dans une
tempête. Voilà un de mes principes, et purement fondé sur l'observation des
choses humaines, puisqu'il est entièrement opposé à mon caractère naturel...
Il y a deux choses dans mon discours : un portrait
très-sévère du désordre qui règne dans l'Assemblée, et un tableau
très-indulgent de la conduite du peuple. Avec plus de piété filiale, j'aurais
jeté mon manteau sur une mère dans l'ivresse, et je l'ai montrée, au
contraire, à tous les regards. C'est sous ce rapport que je méritais d'être
rappelé à l'ordre. Quelques scènes de cette espèce achèveraient de ruiner le
crédit de l'Assemblée nationale, et si l'art de les faire remarquer est une
innocente perfidie, ce n'est pas aux yeux de la Cour qu'elle peut me rendre
suspect. Mon second tableau n'est pas plus dangereux. Parmi les traits que
j'ai choisis, non pour justifier, mais pour excuser le peuple, ce que j'ai
fait le plus remarquer, c'est ce respect religieux pour le portrait du roi,
auquel même des séditieux ont donné une garde d'honneur. Dans un moment où
toute la haine d'une grande nation contre les ministres se change en
calomnies contre la Cour, il est plus essentiel qu'on ne pense d'apprendre
aux provinces qu'ici, même dans son insurrection, le peuple ne confond pas
ses ennemis avec le monarque. Les Jacobins, à coup sûr, auraient retranché ce
trait-là de mon discours[63]. Voilà par quelles raisons, tirées des prétendus avantages d'une hypocrisie vulgaire, Mirabeau était condamné à couvrir le scandale de ses inconséquences ! Mais l'œil du public ne pénétrait pas au fond de tous ces mystères ; Mirabeau retenait sa popularité, à force de génie, et le soir même' du jour où il écrivait la note honteuse qu'on vient de lire, le peuple trompé lui faisait, à la représentation de Brutus, un accueil qui ressemblait à un triomphe[64]. Quant à Charles Lameth, sa blessure, qui heureusement
n'était pas mortelle, lui valut mille marques d'intérêt par où l'esprit
public se révélait d'une manière vraiment saisissante. Plusieurs bataillons
de l'armée parisienne lui envoyèrent des députés qui, par la bouche de l'un
d'eux, s'exprimèrent en ces termes : Brave Lameth,
nos camarades nous députent vers toi pour te témoigner l'intérêt qu'ils
prennent à ta santé. Ils eussent gémi de ta victoire, juge combien ils
déplorent ton malheur ! Les amis de la Constitution, de Cherbourg, lui
écrivirent : Tous les patriotes sont atteints de ta
blessure. Voilà le premier chagrin que tu leur causes : nous comptons assez
sur ta reconnaissance pour croire que ce sera le dernier[65]. Le récit de la crise ministérielle qui déjà durait depuis deux mois et qui eut alors son dénouement complétera le tableau de tant d'agitations. Presque aussitôt après le massacre de Nancy, le peuple avait commencé à pousser contre les ministres un cri vengeur. A la voix des clubs, on avait vu un rassemblement, qu'on évaluait à plus de cinquante mille hommes, se porter sur l'Assemblée, pour obtenir d'elle l'expulsion du ministère[66] ; La Tour du Pin avait été personnellement mis en danger et contraint de chercher refuge chez une dame du faubourg Saint-Germain[67] : la fermentation était terrible. Arriva sur ces entrefaites la nouvelle des troubles de Brest, dont il a été parlé plus haut, et les révolutionnaires de l'Assemblée, pactisant avec les colères de la place publique, résolurent de profiter de l'occasion pour dénoncer les ministres comme les seuls et véritables auteurs du vaste désordre auquel le royaume était en proie. La Cour eut vent de ce dessein avant son accomplissement : quel parti prendrait-elle, quand le renvoi des ministres lui serait demandé à la fois par un décret de l'Assemblée et par les clameurs de la multitude ? Bergasse, secrètement consulté, répondit qu'il fallait céder de manière à paraître sous l'oppression, et inviter l'Assemblée à composer elle-même le ministère nouveau, ce qui rejetterait sur elle la responsabilité du choix et ne tarderait pas à la compromettre aux yeux de l'opinion. Bergasse ne s'en tint pas à ce conseil artificieux : de sa propre main, il rédigea dans le sens indiqué un projet de discours[68] qu'il fit remettre à Louis XVI. Immense fut le dépit de Mirabeau, lorsque, par des moyens qui sont restés un mystère, il sut ; à n'en pas douter, qu'il y avait auprès du roi un autre conseiller occulte, un autre confident que lui, et que ce confident, ce conseiller... c'était Bergasse ! Il écrivit au comte de La Marck une lettre ab irato, laquelle commençait par ces mots : POUR VOUS SEUL ! Il s'y plaignait avec amertume du royal bétail : C'est donc, s'écriait-il, — par allusion à certaines croyances de Bergasse, grand partisan de Mesmer, — c'est donc sur le trépied de l'illuminisme qu'ils vont chercher un remède à leurs maux !... Ô démence ![69] Et à cette lettre il joignait sa trente-troisième note pour la Cour. On y lit : Le refus que fera le roi de nommer forcera, disent-ils, l'Assemblée de choisit elle-même, d'exercer tous les pouvoirs, de dévoiler son despotisme. Non, l'Assemblée ne nommera point ; elle invitera d'abord le roi à remplir les devoirs de sa haute magistrature... Sur un second refus, elle ordonnera de nommer. Sur un troisième refus... Je frémis d'y penser ; mais qui dira la vérité si j'ai la faiblesse de la cacher ? — Sur un troisième refus, elle ne laissera que l'alternative d'abdiquer ou d'obéir ! En conséquence, ce que Mirabeau conseillait à la Cour, lui, c'était de prévenir le décret de renvoi, en exigeant tout de suite la démission des ministres, en l'acceptant, en la faisant notifier, et de former le nouveau ministère de manière que Lafayette ne pût pas le regarder comme à lui. Il faut, ajoutait-il, que les Jacobins adoptent et soutiennent ce nouveau ministère, et qu'il puisse s'entendre avec ceux à, qui le roi veut bien accorder quelque confiance[70]. C'était le 18 octobre que Mirabeau écrivait cela, et, le lendemain, Menou, au nom des comités diplomatique, colonial, militaire et de la marine, venait demander le renvoi des ministres. Cazalès se leva aussitôt pour combattre la proposition comme attentatoire à la prérogative royale. Il fut admirable d'éloquence : Si j'eusse pu vaincre, dit-il, l'extrême répugnance qu'éprouve un galant homme à attaquer des ministres sans considération et sans autorité, je me serais porté leur accusateur. Je les aurais accusés d'avoir trahi l'autorité royale dont ils sont dépositaires : c'est un crime de lèse-nation ; car cette autorité défend les peuples du despotisme des assemblées nationales, comme les assemblées nationales défendent les peuples du despotisme des rois. J'aurais accusé votre fugitif Necker de s'être constamment tenu derrière la toile, quand son devoir l'appelait à jouer un rôle honorable et périlleux... ; j'aurais accusé le ministre de la guerre d'avoir donné des congés à tous les officiers qui en ont demandé, d'avoir souffert qu'ils quittassent leurs régiments, de n'avoir pas fait juger et noter d'infamie ceux qui abandonneraient leur poste parce qu'il était difficile et dangereux, et d'être, par là, la cause principale des insurrections qui ont éclaté dans l'armée ; j'aurais accusé le ministre des provinces d'avoir souffert que les ordres du roi fussent désobéis, de n'avoir pas déployé toute la force publique pour en assurer l'exécution, sauf à répondre sur sa tête de la légitimité de ses ordres ; je les aurais accusés tous d'avoir donné au roi les plus lâches conseils. Les mesures violentes, les principes exagérés sont des suites de la faillibilité de l'esprit humain : les actions peuvent être atroces et les intentions pures ; mais comment excuser ces âmes froides et viles que n'échauffa jamais le saint amour de la patrie ; ces âmes concentrées dans l'abjection du moi personnel, s'isolant de la chose publique, parce que la chose publique est en danger ; gardant une neutralité honteuse quand les plus grands intérêts se balancent, et courant se cacher lâchement lorsque les méchants s'agitent ?... Pendant les longues convulsions dont l'Angleterre fut agitée sous le règne de l'infortuné Charles Ier, Strafford, dont les talents égalaient les vertus, périt sur un échafaud ; mais l'Angleterre pleura sur sa tombe, mais l'Europe entière admira sa vertu, et son nom est devenu l'objet du culte de ses concitoyens. Voilà l'exemple que des ministres fidèles auraient dû suivre. S'ils ne se sentent pas le courage de périr ou de soutenir la monarchie ébranlée... qu'ils fuient ! Strafford mourut. Eh ! n'est-il pas mort aussi ce ministre qui lâchement abandonna la France aux maux qu'il avait suscités ? Son nom n'est-il pas effacé de la liste des vivants ? N'éprouve-t-il pas le supplice de se survivre à lui-même et de ne laisser à l'histoire que le souvenir de son opprobre ? Quant aux serviles compagnons de ses travaux et de sa honte, objets présents de votre délibération, ne peut-on pas leur appliquer ce vers du Tasse : Ils allaient encore, mais ils étaient morts ? Cazalès soutint ensuite que la proposition était de nature à ébranler les principes constitutifs de la monarchie ; que l'envahissement de la puissance exécutive par le pouvoir législatif conduisait droit à un despotisme intolérable ; qu'il n'y avait point d'exemple, dans l'histoire, d'un ministre renvoyé sur le vœu d'un parlement ; que, lors de la grande lutte entre Charles Ier et les communes d'Angleterre, celles-ci, qui osèrent presque tout, et même tuer le roi, n'osèrent pas lui forcer la main dans le choix de ses conseillers ; que, si l'on voulait renverser les ministres, il fallait au moins articuler contre eux des accusations précises, toute accusation vague étant une invention de tyran ; que, si c'était à la royauté qu'on visait, les vrais amis de la monarchie savaient ce qui, dans ce cas, leur restait à faire : se ranger autour du trône et s'ensevelir sous ses ruines[71]. Le débat fut vif, mais les paroles de Cazalès s'étaient imprimées dans les âmes en traits de feu. Dans la séance du 20 octobre, la proposition de Beaumets, qui demandait en laveur de Montmorin, ministre des affaires étrangères, une exception sympathique, fut favorablement accueillie par plusieurs membres, et la motion de Menou, qui concluait au renvoi des ministres, fut rejetée, à la majorité de 405 voix contre 340[72]. Huit jours après, le comte de La Luzerne, ministre de la marine, donnait sa démission. Il fut remplacé par Fleurieu. La Luzerne passait pour avoir le goût des lettres ; on lui attribuait une traduction de la Retraite des Dix mille, de Xénophon[73] ; mais il ne possédait aucune des qualités ni des connaissances que son poste exigeait. En outre, on l'accusait d'avoir administré Saint-Domingue, dont il avait été gouverneur pendant deux ans, avec beaucoup de dureté, d'arbitraire et d'insolence. Sa retraite ne fit qu'encourager les clubs à désirer davantage. Le 10 novembre, Bailly, après deux refus, se vit forcé de conduire à la barre de l'Assemblée une députation chargée de présenter, au nom des quarante-huit sections, une adresse qui requérait l'expulsion des ministres, et l'organisation d'une haute cour nationale pour les juger. Cette adresse fut lue par le redoutable Danton[74]. Le président répondit d'une manière vague ; mais la démarche se trouva si décisive, qu'elle entraîna presque immédiatement la dislocation du ministère. Le 16, La Tour-du-Pin céda la direction de la guerre à Duportail, et, le 20, Champion de Cicé remit les sceaux à Duport-du-Tertre ; de sorte qu'il ne restait plus, de l'ancien cabinet, que Saint-Priest à l'intérieur, et Montmorin aux affaires étrangères[75]. Pour ce qui est du trésor public, c'était l'Assemblée, on l'a vu, qui en avait pris la direction, et Necker n'avait d'autre successeur que le premier commis Dufresne[76]. Le maintien de Saint-Priest fut le seul regret mêlé à l'expression de la joie publique. Contre Champion de Cicé, archevêque de Bordeaux, les griefs étaient nombreux ; on lui reprochait d'avoir frauduleusement retardé la publication de certains décrets révolutionnaires, d'avoir altéré le texte de plusieurs autres[77], d'avoir choisi pour commissaires du roi des hommes ouvertement hostiles au régime nouveau, et, entre autres, ce Boucher d'Argis que Marat avait su rendre si odieux à la capitale : sa chute fut donc saluée par un long cri d'allégresse, et chacun répéta cette belle parole d'un membre de l'Assemblée : Que la loi reste, et que M. le garde des sceaux passe[78]. On ne fut pas non plus sans se réjouir de la retraite de La Tour-du-Pin, contre qui le sang des soldats de Châteauvieux criait vengeance. Aussi bien, les nouveaux ministres éveillaient dans tous les. cœurs un sentiment de patriotique espoir. Fleurieu s'était adonné d'une manière spéciale à l'étude du gouvernement des mers, et si ses convictions politiques n'avaient pas jeté grand éclat, au moins pouvait-on compter qu'à la tête du département de la marine, il déploierait les connaissances requises[79]. Duportail, qui commandait les troupes de Normandie quand on l'appela au ministère de la guerre, avait combattu avec distinction pour l'indépendance de l'Amérique, Son premier acte fut d'assembler les commis du bureau de la guerre et de leur dire : J'aime la Révolution. Mes principes, d'accord avec mon devoir, me portent à la soutenir avec autant de persévérance que de courage, et je vous déclare que, si tous ceux qui travaillent sous mes ordres ne sont pas animés du même zèle, ils peuvent se retirer[80]. Quant à Duport-du-Tertre, dont Mirabeau caractérisait l'avènement en ces termes : Voilà donc Duport-du-Tertre aux sceaux, c'est-à-dire M. Cassandre au lieu de Crispin[81], la vérité est que sa présence aux affaires excita une sorte d'enthousiasme qui déconcerta jusqu'aux défiances de Marat. C'était un homme fort simple, fort modeste, d'une fortune bornée, d'une droiture reconnue. Avocat d'abord, puis substitut du procureur de la commune, il lui était arrivé, bonheur rare dans un temps où l'opinion se montrait si ombrageuse, d'exercer des fonctions de police sans donner lieu à une seule plainte. Il habitait un quatrième étage. Quelqu'un lui ayant dit : Je croyais que vous demeuriez au troisième, il répondit : J'occupe l'appartement au-dessus de mon tailleur[82]. Sa modestie et son intégrité charmèrent. Le conseil général de la commune de Paris venait de nommer, pour l'aller complimenter, une députation composée de quatre membres de la municipalité et de huit notables, lorsqu'on l'annonça lui-même. Il entra au milieu des applaudissements, et prononça, en remettant son écharpe de substitut, des paroles si touchantes, que, sur la motion de Cahier de Gerville, il fut embrassé par tous les assistants[83]. La Révolution et le pouvoir allaient-ils donc faire alliance ? Allait-on assister enfin à ce noble spectacle de l'ordre dans la liberté ? Hélas ! non. Car la société était en gestation de son avenir ; et si l'anarchie inséparable de ces sortes, de labeurs vous scandalise, demandez donc à la nature pourquoi il lui a plu d'associer la douleur au sublime effort de l'enfantement ! Bientôt, bientôt, sur cette scène de la Révolution, devenue plus orageuse que jamais, Saint-Just apparaîtra, et, à la lueur des éclairs, au bruit de la foudre, il dira ce mot profond : L'homme pleure en naissant ! |
[1] Moniteur, séance du soir du 7 septembre 1790.
[2] L'Orateur du peuple, t. I, n° 34.
[3] L'Ami du peuple, n° 225.
[4] Moniteur, séance du 20 août 1790. — Voyez aussi, sur ces troubles, l'Orateur du peuple, t. I, n° 20.
[5] Pour plus amples détails, voyez Anecdotes du règne de Louis XVI, t. IV, § 11, p. 261-270. — 1791.
[6] Anecdotes du règne de Louis XVI, t. IV, § 11, p, 273 et 274.
[7] Buchez et Roux, Histoire parlementaire, t. VII, p. 218.
[8] Sur l'administration de M. Necker, par lui-même, p. 426.
[9] Bouchez et Roux, Histoire parlementaire, t. VII, p. 219.
[10] Gazette universelle, n° 296.
[11] Gazette universelle, n° 297.
[12] Extrait d'une lettre d'Albert de Rioms, lue par Curt, dans la séance du 20 septembre 1790.
[13] Décret du 20 septembre 1790.
[14] Bertrand de Molleville, Annales de la Révolution française, t. III chap. XXX.
[15] Le 3 novembre 1789. — Voyez dans le troisième volume de cet ouvrage le chapitre intitulé : Guerre de la bourgeoisie aux parlements.
[16] Voyez dans le quatrième volume de cet ouvrage le chapitre intitulé : Organisation de la justice.
[17] Règne de Louis XVI, t. II, § 6.
[18] Règne de Louis XVI, t. II, § 6.
[19] Règne de Louis XVI, t. II, § 6.
[20] Séance du 27 septembre 1790.
[21] Bertrand de Molleville, Annales de la Révolution, t. III, chap. XXXI.
[22] Règne de Louis XVI, t. II, § 6.
[23] Règne de Louis XVI, t. II, § 6. — L'ultra-royaliste Bertrand de Molleville s'est bien gardé de compléter par ce curieux épisode l'histoire des résistances parlementaires, dont il ne parle qu'avec admiration. Voyez son récit dans les Annales de la Révolution, t. III, chap. XXXI.
[24] Le rapport de Chabroud, présenté le 20 septembre 1790, occupa deux séances. Voyez le Moniteur d'alors.
[25] Discours de Maury, prononce dans la séance du. 20 octobre 1790.
[26] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. VIII, p. 165. Collection Berville et Barrière.
[27] Règne de Louis XVI, t. II, § 1.
[28] Mémoires de Ferrières, t. III, liv. VIII, p. 181.
[29] Mémoires de Ferrières, t. III, liv. VIII, p. 181.
[30] Règne de Louis XVI, t. II, § 4.
[31] Règne de Louis XVI, t. II, § 4.
[32] Révolutions de France et de Brabant, n° 38.
[33] Bertrand de Molleville, Annales de la Révolution, t. III, chap. XXX.
[34] Vingt-quatrième note du comte de Mirabeau pour la Cour, dans la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. II, p. 170 et 171. Paris, 1851.
[35] Lettre de l'Ami du peuple à Necker, dans le journal de Marat, n° 214.
[36] L'Ami du Peuple, n° 214.
[37] L'Ami du peuple, n° 215.
[38] L'Orateur du peuple, t. I, n° 36.
[39] Révolutions de France et de Brabant, n° 44.
[40] L'Ami du peuple, n° 227.
[41] L'Orateur du peuple, t. I, n° XXXVI.
[42] Règne de Louis XVI, t. VI, § 23. Paris, 1791.
[43] Règne de Louis XVI, t. VI, § 23.
[44] Règne de Louis XVI, t. VI, § 23.
[45] Règne de Louis XVI, t. VI, § 23.
[46] Annales de la Révolution, t. III, chap. XXXII.
[47] Règne de Louis XVI, t. VI, § 23.
[48] Règne de Louis XVI, t. VI, § 23.
[49] L'Orateur du peuple, t. II, n° 30.
[50] Règne de Louis XVI, t. VI, § 23.
[51] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. II, p. 327 et 328.
[52] Citée dans l'Histoire parlementaire, t. VIII, p. 61.
[53] Règne de Louis XVI, t. VI, § 23.
[54] Révolutions de Paris, n° 70.
[55] Révolutions de Paris, n° 70.
[56] Révolutions de Paris, n° 70.
[57] Récit de Malouet lui-même, reproduit dans la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. II, p. 331, dans les Annales de la Révolution française, de Bertrand de Molleville, t. III, chap. XXXII, et dans l'Histoire du règne de Louis XVI, par Droz, t. III, appendice, p. 293.
[58] Moniteur, séance du 13 novembre 1790.
[59] Moniteur, séance du 13 novembre 1790.
[60] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. II, p. 331 et 332, d'après le récit de Malouet.
[61] Votée dans la séance du 22 octobre 1790. Voyez le Moniteur à cette date.
[62] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. II, p. 333.
[63] Quarante-deuxième note du comte de Mirabeau, pour la Cour. Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, p. 336, 337 et 338.
[64] Voyez le Moniteur du 19 novembre 1790.
[65] Règne de Louis XVI, t. VI, § 23.
[66] Mémoires de Mirabeau, t. VIII, p. 120. Paris, 1835.
[67] L'Orateur du peuple, t. I, n° XXXII.
[68] Voyez ce projet dans la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. I, p. 238, 239, 240, 241 et 242.
[69] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comté de La Marck, t. II, p. 138.
[70] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comté de La Marck, t. II, p. 245 et 248.
[71] Moniteur, séance du 19 octobre 1790.
[72] Moniteur, séance du 20 octobre 1790.
[73] Règne de Louis XVI, t. IV, § 11.
[74] Moniteur, séance du 10 novembre 1790.
[75] Buchez et Roux, Histoire parlementaire, t. VIII, p. 145.
[76] Buchez et Roux, Histoire parlementaire, t. VIII, p. 145.
[77] Discours de Danton, dans la séance du 10 novembre 1790.
[78] Règne de Louis XVI, t. II, § 6.
[79] Règne de Louis XVI, t. II, § 6.
[80] Règne de Louis XVI, t. II, § 6.
[81] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. II, p. 347.
[82] Règne de Louis XVI, t. II, § 6.
[83] Règne de Louis XVI, t. II, § 6.