Déclin du pouvoir de Necker ; chute de sa popularité ; dédains de l'Assemblée ; il se retire ; son arrestation à Arcis-sur-Aube. — Necker dans sa retraite. — Necker devant l'histoire. — Dans quel état il laissait les finances. — Les percepteurs traîtres ; motion de Vernier. — Le Trésor ne pourra payer ce soir. — Vingt et unième note de Mirabeau pour la Cour : il propose Clavière pour ministre des finances ; portrait de Clavière par Mirabeau. — Seconde émission d'assignats discutée. — Talleyrand adversaire des assignats. — Pamphlet de Dupont de Nemours. — Admirable discours de Mirabeau en faveur d'une seconde émission d'assignats. — Sur sa proposition, on en crée pour huit cents millions, ajoutés aux quatre cents millions déjà émis. — Portée de ce grand acte.Il est je ne sais quel démon moqueur qui se joue des destinées éclatantes. A combien d'hommes fut-il donné d'apparaître triomphants sur les cimes de l'histoire, en évitant jusqu'au bout le péril expiatoire des chutes profondes ? Depuis le jour où, rappelé de l'exil par la voix de tout un grand peuple, Necker avait osé faire, à l'hôtel de ville, en faveur de Bezenval, l'essai d'un pouvoir moral qu'il crut sans bornes, son ascendant n'avait pas cessé un instant de décliner. Bientôt, contre cet empire dont les âmes orgueilleuses ne purent longtemps tolérer l'insolence, il avait vu se lever l'impatiente armée des journalistes, des fabricateurs de libelles, des motionnaires, des crieurs publics ; Marat l'avait poursuivi de ses dénonciations, et Camille Desmoulins de ses railleries, plus aiguës que des flèches. Lui-même, dans un style qui semble gonflé de soupirs, il a raconté, plus tard, son agonie ministérielle[1]. Si, pour payer les farines et les bestiaux nécessaires à la subsistance de Paris, si, pour salarier la multitude des ouvriers que les travaux de charité donnaient à nourrir, il s'étudiait à rassembler du numéraire, ce soin de sa part était décrié sous le nom d'accaparement. Ce même numéraire était-il expédié de Paris par les trésoriers de la guerre et de la marine, afin de servir de fonds soit aux ouvrages du port de Brest, soit au payement des troupes, on l'accusait de pousser à l'émigration de l'argent. S'il défendait les droits des créanciers du comte d'Artois, quoi de plus clair ? il était le complice caché de ce prince. S'il ne pouvait remettre à point nommé les comptes qu'on lui demandait, c'est qu'il voulait dissimuler mainte déprédation. Enfin, les achats de blés' dans les pays étrangers, on les représentait tantôt, comme la cause de la cherté, tantôt comme l'exécution d'un plan criminel de monopole. Pour comble de malheur, Necker en était venu à avoir contre lui l'Assemblée. Une fois éclairée sur l'impuissance financière d'un ministre dont elle avait d'abord acclamé le génie sauveur, elle s'empara par ses comités de l'administration directe des finances et prétendit faire de Necker un commis obéissant. Humilié, celui-ci affecta d'imprimer plus de gravité encore à son maintien ; il fit des représentations ; il donna des conseils ; il parla aux dominateurs du jour un langage où la flatterie n'avait point de part. Mais, comme on le jugeait inutile, on refusa de l'accepter morose et arrogant[2]. D'un autre côté, la cour le haïssait d'une haine profonde, et quant au roi.... mais qu'importait que le roi l'aimât ou non ? Sous le poids de cette situation, le découragement le gagna, et à trois reprises, de distance en distance, il prévint l'Assemblée de sa retraite prochaine, alléguant le mauvais état de sa santé. Il s'était attendu à quelque marque d'intérêt : l'accueil glacial fait à ces menaces réitérées l'avertit de reste du déclin de son pouvoir, et lorsque, le 4 septembre 1790, le lendemain d'une émeute qui le chassa de sa maison, il fit connaître à l'Assemblée son-dessein de se retirer dans ses terres, le silence le plus absolu ayant régné dans la salle, et les représentants ayant, avec un dédain marqué, passé à l'ordre du jour[3], il comprit que c'en était fait et qu'il ne lui restait plus qu'à descendre vivant dans le tombeau. Il partit donc le 8 septembre, accompagné de sa femme et
de quelques domestiques, laissant à Paris sa fille malade[4], cette fille qui
fut madame de Staël. Il ressemblait à un fugitif et fut traité comme tel. A
Arcis-sur-Aube, comme il prenait quelques instants de repos dans la maison de
poste, il entendit tout à coup au dehors la foule mugir ; et, se précipitant
dans sa chambre, plusieurs gens armés lui demandèrent ses passeports. Il en
avait trois, et un billet particulier du roi ; il les montre, mais cela ne
paraît pas suffisant, et, à travers une haie de fusiliers, on les conduit, sa
femme et lui, jusqu'à une auberge, où ils durent attendre, prisonniers, que
l'Assemblée, à laquelle, on se hâta d'écrire, décidât de leur sort[5]. Là, en ce même
endroit, quelques mois auparavant, Necker avait été reçu avec idolâtrie !
Très-froidement, très-sèchement, l'Assemblée répondit qu'on pouvait le
laisser libre de continuer sa route, et lui, le cœur brisé, accusant sa
fortune, accusant les hommes, il se traîna vers la retraite au sein de
laquelle il a écrit depuis[6] : Quelquefois, au pied de ces montagnes où l'ingratitude
particulière des représentants des communes m'a relégué, et dans les moments
où j'entends les vents furieux s'efforcer d'ébranler mon asile et de
renverser les arbres dont il est environné, il m'arrive de dire comme le roi
Lear : Soufflez, soufflez avec rage, vents impétueux ; je ne vous accuse
pas d'ingratitude, vous ; je ne vous ai pas appelés mes enfants, et vous ne
tenez point de moi votre empire. Necker avait déployé, au pouvoir, toutes les vertus de l'homme privé. Serviteur désintéressé de la nation pendant sept années, il n'avait voulu, ni de ses appointements de ministre des finances, fixés alors à deux cent mille francs, ni de ceux de ministre d'État, qui montaient à vingt mille, ni des pensions attachées à. ces places, ni des droits annuels de contrôle, ni des présents des pays d'état, ni des jetons d'or et d'argent que tes municipalités, les corporations ou les titulaires d'office en finances avaient coutume d'offrir au ministre, à. chaque renouvellement d'année. Il avait fait plus encore : quoique persuadé que le papier-monnaie ouvrait un gouffre où s'engloutirait la fortune publique, il n'avait point hésité à laisser en dépôt au Trésor deux millions, qui étaient la moitié de son bien. Jamais le commerce des consciences, jamais, le vil marché des suffrages, jamais l'emploi de ces moyens de corruption si complaisamment pratiqués dans tous les pays avec les assemblées, ne déshonorèrent sa politique. Il s'était fait de Mirabeau, en refusant de l'acheter, un ennemi implacable. Tel était enfin, d'un bout de l'Europe à l'autre, l'éclat que jetait sa probité, qu'en matière de crédit et aux yeux des puissances étrangères, il cautionnait la Révolution. Il était laborieux d'ailleurs, instruit, pénétrant, doué de prudence, et versé dans la connaissance des affaires. Mais ces vertus et ces qualités, suffisantes au début, avaient de plus en plus cessé de l'être, à mesure que la situation, en se développant, se compliquait. Où les circonstances commandent l'audace, la prudence devient pusillanimité ; où il faut de la vigueur, la modération est bien près de ressembler à de la faiblesse, et l'expérience ne sert qu'imparfaitement à qui reçoit mission de gouverner l'imprévu. C'était le soleil, le soleil dans toute l'ardeur de ses feux, que Necker avait à contempler, et il lui manqua le regard de l'aigle. Égaré au milieu des grandes choses d'alors, peut-être lui aurait-on pardonné d'avoir disparu dans l'ombre que répandaient autour d'eux les événements ; mais, comme sa vanité était presque, au niveau de son destin, tandis que son génie était si fort au-dessous, il ne put se résigner à l'oubli, il s'obstina péniblement à être aperçu, et dès lors il fit pitié. Après cela, qu'on ait méconnu ses services, sans doute ; mais il y eut petitesse de sa part à s'en plaindre avec tant d'amertume ; car, si un peuple vaut qu'on s'immole à lui être utile, il ne vaut pas qu'on gémisse de son ingratitude, et c'est la gloire, c'est la consolation dès fiers caractères, de dédaigner les hommes en les servant ! Triste était la situation dans laquelle Necker, lorsqu'il se retira, laissait les finances. Suivant une constatation officielle du Moniteur, les intérêts de la DETTE CONSTITUÉE, tant viagère que perpétuelle, montaient, en septembre 1790, à cent soixante-sept millions sept cent trente-sept mille neuf cent dix-huit livres ; et quant à la DETTE EXIGIBLE, composée des rentes désormais dues au clergé, du prix des offices de judicature supprimés, de celui des charges de finance, du remboursement des cautionnements, du remboursement des dîmes inféodées, en un mot de toutes les dépenses pressantes qu'entraînait, grâce à tant de réformes coup sur coup adoptées, l'onéreuse liquidation du monde ancien, elle ne s'élevait pas à moins d'un milliard huit cent soixante-dix-huit millions huit cent seize mille cinq cent trente-quatre livres. Oui, près de deux milliards[7]. Voilà de quel fardeau il fallait que, sur-le-champ, la Révolution se débarrassât, sous peine de ne pouvoir continuer sa route ; et ces mots, ces mots redoutables dette exigible, semblables au son d'une cloche funèbre, attristaient la vie des plus confiants par l'idée toujours présente de la mort. Encore si la liberté avait eu sous la main ces immenses ressources que la France, hélas ! tint si souvent à la disposition du despotisme. Mais non : en plusieurs contrées, le recouvrement des impôts rencontrait pour premier obstacle, qui le croirait ? l'hostilité sourde et perfide de ceux-là mêmes qui avaient charge de les lever. Il fut prouvé que les percepteurs des départements composant l'ancienne province de Normandie arrêtaient les rentrées, au lieu de les presser ; qu'à Valognes, le payement des contributions patriotiques avait été refusé avec impudence ; que les chambres des comptes de la Lorraine n'avaient pas voulu livrer aux administrations des divers départements certains documents nécessaires dont l'Assemblée avait néanmoins ordonné la remise[8], etc., etc. Il fallut que, sur la motion de Vernier, parlant au nom du comité des finances, l'Assemblée rendît un décret qui menaçait de peines sévères tout collecteur de deniers publics convaincu d'en avoir retardé la perception[9] ! Deux jours avant, une scène de stupeur avait eu lieu dans l'Assemblée, Laborde y ayant prononcé solennellement ces lugubres paroles : Le comité des finances vient de recevoir une lettre de M. Dufresne, qui annonce que le trésor public ne pourra payer ce soir. On décida en toute hâte que la caisse d'escompte était autorisée à remettre au trésor public la somme de dix millions en promesses d'assignats, pour faire partie du service du mois de septembre[10]. C'était se traîner d'expédients en expédients, et la Révolution ne pouvait continuer de vivre ainsi au jour le jour. Et puis, le signe convenu des échanges, où était-il ? Le numéraire s'était enfui, l'or se cachait. Portait-on à la Monnaie un plat d'argent ? transformé en écus, il passait aussitôt le détroit et allait circuler à Londres. Il est vrai que, par le décret du 19 décembre 1789, on avait créé quatre cents millions d'assignats hypothéqués sur pareille valeur de domaines nationaux destinés à être vendus et en payement desquels ces assignats devaient être reçus ; il est vrai encore que, par le décret du 1er juin 1790, on avait donné cours forcé aux quatre cents millions d'assignats, ce qui en faisait une monnaie véritable, propre à remplacer, puisqu'elle reposait sur le plus solide des gages, qui est la terre, ce numéraire après lequel on courait en vain. Mais, outre que quatre cents millions d'assignats ne suffisaient point pour ranimer une circulation languissante à l'excès, presque morte, on avait eu le tort de ne diviser la somme émise qu'en douze cent mille billets, savoir : cent cinquante mille billets de mille livres ; quatre cent mille billets de trois cents livres, et six cent cinquante mille billets de deux cents livres. De là, pour quiconque avait à faire une dépense inférieure à deux cents livres, nécessité absolue de se procurer du numéraire, de s'en procurer à tout prix, et dans un moment où il était si difficile de l'atteindre. Aussi pouvait-on compter par centaines les manufactures sans ouvrage, par milliers les marchands sans acheteurs, et par centaines de mille les ouvriers sans pain[11]. Telle était la situation ; Mirabeau, qu'elle préoccupait vivement, fit parvenir au roi une note dont il vaut la peine, à cause de son intérêt historique, de transcrire ici quelques passages[12] : On ne saurait avoir trop de frayeur de la banqueroute, disait Mirabeau. Le despotisme le plus ferme et le plus fort pourrait à peine en soutenir le choc. Or, le despotisme est pour jamais fini en France. La Révolution pourra avorter, la Constitution pourra être subvertie, le royaume déchiré en lambeaux par l'anarchie, mais on ne rétrogradera jamais vers le despotisme. Il faut, ou consentir à la plus terrible catastrophe en finances, ou opérer incessamment une grande diminution dans les intérêts de la dette, et substituer en même temps au numéraire métallique, qui se dérobe chaque jour à la circulation, un numéraire qui ne puisse pas lui être aussi facilement enlevé. Or, par un bonheur qui tient à nos destinées, les biens du clergé fournissent, pour cette double opération, un moyen infaillible…. D'un côté, les assignats-monnaie faisant l'office de numéraire ; de l'autre, le trésor public jouissant, durant plusieurs années, du revenu de ces biens, il en résulte deux ressources prodigieuses. Leur concours produirait, en peu de temps, une telle amélioration dans l'état actuel de la dette, qu'à moins d'événements extraordinaires et ruineux, sa totale extinction serait bientôt aperçue. En conséquence, et sans aller toutefois jusqu'à répondre
du succès d'une manière absolue, Mirabeau était d'avis d'une nouvelle
émission d'assignats. Il poussait la cour à adopter ce parti, et lui
conseillait vivement de donner pour successeur à Necker, Clavière, probité du comptable, disait-il, caractère difficile, tête féconde, non susceptible d'une
ambition incommode, travailleur jusqu'au prodige, propre au succès s'il est
possible, victime sans conséquence s'il ne réussit pas, assez enfoncé dans
les Jacobins pour en être toléré, les connaissant trop bien pour se dévouer à
eux[13]. Il est à remarquer que Mirabeau n'avait pris part, ni aux premiers débats soulevés par l'idée des assignats, ni aux décrets d'exécution, soit du 17 mars 1789, soit du 1er juin 1790. Il avouait lui-même que l'image d'une circulation de papier tout à coup substituée à la circulation métallique l'avait d'abord étonné, que dis-je ? effrayé[14]. Mais tout vendu qu'il était à la cour, il voulait la Révolution, il la voulait dans une certaine mesure, il la voulait aboutissant à la consécration d'une monarchie constitutionnelle. Or, il avait le regard trop perçant, pour tarder à voir dans les assignats un moyen aussi simple qu'énergique de multiplier les défenseurs de la Révolution, de les unir par l'intérêt aux développements d'une monarchie nouvelle, de changer en soutiens de la constitution beaucoup de ses détracteurs, de gagner enfin ces âmes froides et égoïstes qui aux bouleversements des empires ne reprochent jamais que le crime de leur sommeil interrompu ou de leur fortune ébranlée, et se demandent, lorsque autour d'eux tout s'écroule : Que perdrai-je ? Que gagnerai-je ? N'était-il pas manifeste que partout où se placerait un assignat-monnaie, là se poserait avec lui un vœu secret pour le crédit des assignats, un désir de leur solidité ? On avait supprimé l'ancienne magistrature : eh bien, qu'on remboursât en assignats les titulaires des charges abolies, et on les amènerait de la sorte à soutenir par intérêt ce qu'ils n'auraient point soutenu par patriotisme. Cette utilité politique des assignats ne pouvait manquer de frapper Mirabeau ; et quant à leur utilité financière, son ami Clavière n'eut pas de peine à la lui démontrer. Il s'élança donc dans la carrière ouverte devant lui, et l'inonda, comme on va voir, de tous les feux de son génie. Ils étaient nombreux et puissants les adversaires que rencontrait une seconde émission d'assignats. Si elle n'eût été combattue que par l'abbé Maury, Cazalès et d'Éprémesnil, que par les royalistes, que par les nobles, que par les prêtres, on se serait ému faiblement d'une opposition trop prévue pour étonner ; mais, sans parler d'un mémoire de Necker où se pressaient des objections auxquelles son expérience donnait quelque autorité, les innovateurs en finances se trouvèrent alors avoir à compter avec un homme que la Révolution s'était accoutumée à ranger parmi les siens, avec un homme qui, membre du clergé, avait été le premier à proposer l'affectation des biens du clergé à l'acquittement des charges de l'État. Le lecteur a déjà nommé cet homme : c'était Talleyrand. Il objecta le danger d'accroître la masse d'un numéraire purement conventionnel ; l'impossibilité d'imprimer à un chiffon de papier, même représentatif du sol, un caractère de solidité comparable à celui de l'or ou de l'argent ; les déceptions auxquelles on marchait, dans l'hypothèse où, au lieu d'acheter des domaines nationaux avec les assignats, les créanciers de l'État, remboursés, s'aviseraient, soit défiance soit tout autre motif, de garder leur papier inactif au fond de leurs portefeuilles ; plus que cela, l'épouvantable secousse qui serait donnée à toutes les fortunes, à toutes les existences, s'il arrivait, par malheur, qu'abusant de la facilité de créer une monnaie qu'on a à volonté, la Révolution se laissât aller à des émissions exagérées qui aviliraient le signe des échanges, l'aviliraient du jour au lendemain peut-être, jetteraient dans les transactions un trouble mortel, condamneraient le commerce à pousser le cri terrible de sauve-qui-peut, et ne laisseraient, comme résultats de la folie d'un moment, que des milliers de victimes humaines étouffées sous des monceaux de ruines. Des arguments divers présentés par l'évêque d'Autun, le seul vraiment sérieux était le dernier, et l'histoire, il faut bien l'avouer, lui réservait l'honneur d'avoir été une prophétie ; mais à qui pouvait-il paraître vraisemblable, à cette époque, qu'un jour, contre le vœu des fondateurs, et en dépit des conseils de la plus vulgaire sagesse, on en viendrait à créer jusqu'à QUARANTE-NEUF MILLIARDS D'ASSIGNATS, c'est-à-dire à élever des montagnes de papier sans gage ? — Une émission illimitée d'assignats est chose insensée, nous en convenons, répondaient à l'évêque d'Autun les partisans de la mesure. Aussi ne demandons-nous qu'une émission strictement limitée et en rapport avec la valeur du gage existant. Que devient, dès lors, votre objection ? Des craintes vagues ne sont pas des arguments, et quand la nécessité vous tient à la gorge, ce n'est point par des alarmes prématurées qu'on échappe à sa prise. Sur ces entrefaites, parut un écrit qui, évidemment, s'adressait aux faubourgs. Le style en était simple, clair et précis. L'auteur ? Il signait un ami du Peuple. Le titre ? On n'aurait guère pu en trouver de plus saisissant : Effets des assignats sur le prix du pain. C'était la science des économistes dépouillée de sa morgue, affectant de vives allures, descendant en plein carrefour, et allant guetter le peuple, pour le séduire, à la porte des boulangers. Citons : Le prix du pain, du vin, des autres denrées, et de toutes les marchandises, est fixé par la quantité d'écus qu'il faut donner pour avoir un setier de blé, ou un muid de vin, ou une quantité quelconque d'une autre marchandise. Quand on achète une marchandise, on échange contre elle ses écus, qui sont aussi une sorte de marchandise. En tout échange de deux marchandises l'une contre l'autre, s'il s'en présente beaucoup de l'une sans qu'il y en ait davantage de l'autre, ceux qui veulent se défaire de la marchandise surabondante en donnent une plus grande quantité. On dit que les assignats vaudront l'argent et serviront aussi bien que l'argent. Si cela est, comme il n'y aura pas plus de pain, ni plus de vin qu'auparavant, ceux qui voudront avoir du pain et du vin avec des assignats ou avec de l'argent, seront obligés de donner plus d'assignats ou plus d'argent pour la même quantité de pain et de vin. On veut mettre autant d'assignats qu'il y a déjà d'argent dans le royaume, c'est donc comme si on doublait la quantité de l'argent. Mais s'il y avait le double d'argent, il faudrait acheter les marchandises le double plus cher, comme il arrive en Angleterre, où il y a beaucoup d'argent et de papier, et où une paire de souliers coûte douze livres. Ceux qui proposent de faire pour deux milliards d'assignats et qui font leur embarras comme s'ils étaient de bons citoyens, ont donc pour objet de faire monter le pain de quatre livres à vingt sous, la bouteille de vin commun à seize, la viande à dix-huit sous la livre, les souliers à douze livres. Ils disent que cela n'arrivera pas, parce qu'avec les assignats on achètera les biens du clergé ; mais ils attrapent le peuple, car les biens du clergé ne pourront pas être vendus tous au même moment, du jour au lendemain… Les assignats resteront donc assez longtemps sur la place et dans le commerce. Pendant ce temps-là, les marchandises à l'usage du peuple, et surtout le pain, qui est la marchandise la plus générale et la 'plus utile, se vendront le double et il se fera de bons coups, aux dépens des citoyens... Voilà ce dont un VÉRITABLE AMI DU PEUPLE se croit en conscience obligé de l'avertir[15]. Sophismes que tout cela, et qui nous ramènent à ce que nous avons eu déjà occasion de dire, en exposant le système de Law. Eh ! certainement, il ne faut pas confondre la richesse avec les écus ou le papier qui la représentent : tous les écus et tous les billets du monde, nous le savons bien ; ne feraient point pousser un épi sur un roc infertile ou dans une plaine de sable… mais s'ensuit-il que, dans tous les cas, on n'aboutit, en doublant la monnaie, qu'à rendre deux fois plus chers les objets à acquérir ? S'ensuit-il que, même là où la circulation est arrêtée, absolument arrêtée, par l'insuffisance des signes d'échange, il n'y a aucun avantage à augmenter la quantité de ces signes, attendu que c'est perdre par l'avilissement ce qu'on gagne sur le nombre ? Sophisme ; encore un coup, sophisme ! Et s'il n'y en eut jamais de plus spécieux, jamais peut-être n'y en eut-il dé plus fatal. Sans doute, il importerait peu que la monnaie fût abondante ou rare, si elle ne servait qu'à REPRÉSENTER des subsistances, des étoffes, des bois de construction, des pierres à bâtir, le capital enfin. Mais ce capital, la monnaie sert à le RÉPANDRE, par la circulation, à la manière du sang qui fait courir la vie dans nos veines. Un navire qu'on laisserait pourrir dans un chantier serait-il une richesse ? Si vous voulez qu'il fasse partie du capital national, avisez à le charger, et qu'on le lance à la mer. Mais, pour cela, une série d'échanges est nécessaire, et quel en est l'instrument ? la monnaie. Elle influe donc sur la richesse, qu'elle met en mouvement et qui n'est féconde qu'à la condition d'être active, et c'est dans ce sens que Law disait : Une augmentation de monnaie ajoute à la valeur d'un pays. C'est qu'en effet la monnaie n'est pas seulement le SIGNE REPRÉSENTATIF DES VALEURS, elle est aussi, elle est surtout l'INSTRUMENT DES ÉCHANGES ; et toutes les fois que, pour le nombre des échanges à opérer, la QUANTITÉ des instruments indispensables n'est pas suffisante, comment n'y aurait-il pas souffrance, torpeur, paralysie ? Qu'arriverait-il dans un pays qui ne connaîtrait pas l'usage des billets de banque et dont tout le numéraire se trouverait réduit à un seul écu ? Cet écu aurait beau valoir, par convention, la totalité de ceux qu'il aurait remplacés ; valût-il un milliard, les échanges n'en seraient pas moins impossibles ; il faudrait donc le diviser à l'extrême : image frappante qui montre combien, dans la théorie des monnaies, on doit tenir compte de la question de QUANTITÉ ! Il est bien vrai que la surabondance de la monnaie en entraîne la dépréciation ; mais non tout d'un coup, non dans une proportion mathématique ; et quand ce n'est point par l'effet de quelque mesure violente et brusque que le numéraire excède les besoins, tout ce qui en résulte, c'est que l'excédant se trouve annulé progressivement par une insensible dépréciation des espèces, sans qu'il y ait eu agonie dans le travail. Tout autres sont les conséquences de la rareté de la monnaie ! Là où règne ce fléau, la société, si elle n'appartenait pas à la tyrannie de l'usure, appartiendrait à la mort. Au reste, même en admettant que, toujours, d'une manière soudaine, exacte, mathématique, l'avilissement de la monnaie se proportionne à son accroissement, erreur sur laquelle reposait la brochure citée plus haut, qu'aurait dû en conclure l'auteur ? que le peuple ne gagnerait rien à une émission d'assignats : voilà tout ; mais par quelle monstrueuse contradiction osait-il prétendre que le peuple y perdrait ? Qu'importe que votre pain, que votre vin vous coûtent le double, si vous avez deux fois plus de monnaie pour les acheter ? Quoi qu'il en soit, le pamphlet fit sensation. Quoi ! le pain allait être à vingt sous ? Quoi ! on allait être réduit à payer seize sous une bouteille de mauvais vin ! Quoi ! à moins d'avoir douze livres à donner pour une paire de souliers, les pauvres gens marcheraient pieds nus ? Les faubourgs se sentirent saisis d'une vague terreur, les nobles et les prêtres triomphaient : Barnave, oubliant qu'on ne mérite pas de jouir de la liberté quand on la refuse à ses adversaires, Barnave courut dénoncer à l'Assemblée la brochure, et son auteur, encore inconnu. On la lut, du haut de la tribune ; mais qui l'avait écrite ? Moi, cria d'une voix ferme, Dupont de Nemours. Et la droite d'éclater en applaudissements. L'ordre du jour fut tout ce que la gauche demanda contre l'auteur ; mais aux nobles il fallait une victoire : ils la votèrent[16]. Pendant ce temps, courbé sur l'étude du problème qui agitait les esprits, et comme retiré dans ses méditations, Mirabeau se préparait à frapper un coup décisif. Quelle joie dans une partie de la salle, et dans l'autre quelle consternation, quand, le 17 septembre, on le vit paraître à la tribune, sûr de sa force, portant sans effort le poids de ses pensées et souriant d'avance à son triomphe ! Ni la joie ni la consternation ne s'étaient trompées. Il souffla une âme aux chiffres, il les rendit vivants ; il fit oublier l'aridité du sujet par la vivacité du tour et le pittoresque de l'expression ; il pulvérisa toutes les objections, et prenant corps à corps, l'un après l'autre, Necker, Talleyrand, Dupont de Nemours, il les terrassa bien véritablement et leur mit le genou sur la poitrine. Jamais il ne s'était montré plus pressant, plus vigoureux, plus superbe. Pourquoi cette guerre folle aux assignats, suprême nécessité de l'heure présente, négation héroïque de la banqueroute, salut de la Révolution, coup d'État du peuple ? Ah ! si, par papier-monnaie, on entendait de vains chiffons ne répondant à aucune valeur réelle, arrière le papier-monnaie, et qu'on se hâtât de bannir de la langue ce mot infâme ; car un papier qui n'a pas de gage est une peste circulante. Mais s'agissait-il donc de cela ? Est-ce que la question n'était pas de faire circuler des arpents de terre sous la forme d'un billet, de substituer à des terres qui dormaient des terres douées de mouvement et de vie ? Est-ce que les biens du clergé n'étaient pas là pour servir de garantie aux assignats ? Et quelle garantie fut jamais d'un prix plus certain, d'un plus sérieux caractère ? Que sont, après tout, considérés dans les objets auxquels ils sont propres, l'or et l'argent ? Des métaux de luxe dont l'homme ne saurait tirer parti pour ses vrais besoins. Mais la terre est le bien par excellence, la richesse des richesses, la source de toutes les productions, la mère des métaux eux-mêmes. Et la pièce d'or ou d'argent, qui représente des objets d'une utilité secondaire, vaudrait plus que l'assignat, lorsqu'il représente le premier des biens ! Et le signe figuratif de la chose produite aurait plus de solidité que le signe figuratif de la chose productrice ! Les assignats, disait-on, ne représenteraient que les domaines nationaux ? Fort bien ; mais les domaines nationaux, c'était le sol, et le sol représente tout. On affectait de craindre que ce qui restait encore du numéraire ne disparût, attendu que le papier chasse l'argent : ce qui chasse l'argent, c'est le mauvais papier, parce que les écus hésitent à s'échanger contre lui ; le bon papier les attire, au contraire. Necker avait longuement gémi sur l'absence du signe des échanges, même après l'émission des assignats de première création ; et de la plainte qu'avaient exhalée les marchands, les manufacturiers, les artisans, les consommateurs, il s'était hâté de conclure à l'inefficacité du remède proposé : plaisante conclusion ! Comme si, avant l'emploi de ce remède, tant calomnié, les marchands, les manufacturiers, les artisans, les consommateurs, n'étaient pas aux abois ! Et comme si l'insuffisance des instruments d'échange pouvait provenir de ce qu'on les avait multipliés ! Ce qui était vrai, plutôt, c'est que la première émission n'avait pas eu lieu sur une assez vaste échelle ; ce qui était vrai, c'est que le service des premiers assignats émis n'avait pas été assez divisé, assez général, puisqu'il fallait changer un assignat de deux cents livres quand on avait besoin d'une somme moindre. Que ne se décidait-on à être logique ; à étendre le bienfait, au lieu de le resserrer ; à le faire descendre jusqu'aux dernières couches de la société ; à le mettre au service des petites consommations journalières ? Et qu'on n'allât pas s'imaginer que les grandes consommations en souffriraient ! Certaines gens tremblaient que la monnaie nouvelle ne se portât jusqu'aux derniers rameaux de la circulation et ne se subdivisât comme ces eaux qui, sortant de l'océan, n'y retournent qu'après s'être transformées successivement en vapeurs, en pluies et en rivières : erreur ! Il y aurait toujours les gros et les petits échanges. La subdivision était nécessaire pour atteindre la main-d'œuvre, satisfaire aux menues dépenses, aux modestes salaires ; mais en matière de grosses ventes, de dépôts, de transports d'immeubles, les déplacements ne se pouvaient opérer que par grandes masses, et c'était à grands flots que la monnaie continuerait de rouler dans la haute circulation commerciale. Comparant ensuite les assignats, dont le gage était précis, déterminé, palpable, aux papiers de la plupart des gouvernements étrangers, lesquels reposaient sur des hypothèques toutes morales, sur un vague espoir de stabilité, Mirabeau s'écriait : J'aimerais mieux avoir une hypothèque sur un jardin que sur un royaume. En réponse à ceux qui affirmaient que les assignats ne feraient point reparaître le numéraire, il disait : On est tout aussi fondé à soutenir que les assignats sont inutiles parce qu'ils ne feront point reparaître les espèces, que nous aurions été fondés, durant la disette, à rejeter le riz, parce qu'il ne faisait pas revenir du blé. Dupont de Nemours, lui aussi, reçut son coup de massue. L'auteur, dit Mirabeau d'un ton moqueur, cite l'exemple de l'Angleterre, où le numéraire surpasse de beaucoup le nôtre : Aussi, assure-t-il, les souliers y coûtent douze livres. J'aurais beaucoup à dire sur ces souliers de douze livres, espèce de chaussures qui apparemment ont la propriété particulière de coûter douze livres à Londres, et ensuite à raison du transport, des droits d'assurance et d'entrée, de venir s'offrir, à sept livres, rue Dauphine, à Paris. Mais je demanderai à l'auteur pourquoi il ne nous parle pas du prix du pain en Angleterre, puisqu'il s'agissait du pain dans son écrit ? Pourquoi il ne nous parle pas en général du prix des aliments de première nécessité dans ce pays-là, du salaire des ouvriers et de la main-d'œuvre ordinaire ? Il est vrai qu'il aurait été forcé de convenir que tout cela n'est pas plus cher, que tout cela même est moins cher en Angleterre qu'en France ; il aurait vu dès lors que le numéraire doublé ne double pas le prix des choses nécessaires, et il n'aurait pas publié sa brochure. Ce discours, dont l'immense étendue défiait, de notre
part, toute reproduction complète, et dont nous avons dû nous borner à citer
quelques traits, Mirabeau le termina d'une manière imposante : Ce n'est pas ici, dit-il, l'objet
d'un choix spéculatif et libre en tout point ; c'est une mesure indiquée par
la nécessité, une mesure qui nous semble répondre le mieux à tous les
besoins, qui entre dans tous les projets qui nous sont offerts, et qui nous
redonne quelque empire sur les événements et sur les choses. Des
inconvénients, prévus ou imprévus viennent-ils ensuite à se déchirer ? Eh
bien ! chaque jour n'apporte pas avec lui que ses ombres, il apporte aussi sa
lumière ; nous travaillerons à réparer ces inconvénients. Les circonstances
nous trouveront prêts à leur faire face, et tous les citoyens, si éminemment
intéressés au succès de notre mesure, formeront une fédération patriotique
pour la soutenir. Il faut être grand, savoir être juste, on n'est législateur
qu'à ce prix[17]. En conséquence, Mirabeau proposa de décréter : Que la dette exigible serait remboursée en assignats-monnaie, applicables au payement des domaines nationaux ; Qu'il en serait fabriqué pour huit cents millions ajoutés aux quatre cents millions déjà émis ; Que les assignats seraient brûlés, à mesure de leur rentrée au trésor ; Qu'il n'en pourrait être émis d'autres qu'en proportion de la valeur des domaines nationaux restés invendus, en vertu d'un décret formel du Corps législatif, et à la condition qu'il n'y aurait jamais à la fois une circulation de plus de douze cents millions d'assignats. La proposition fut adoptée, et constitua le décret rendu, le 29 septembre 1790, à une majorité de cinq cent dix-huit voix contre quatre cent vingt-trois. Mirabeau venait de servir puissamment la Révolution, et il eut raison de s'en vanter[18]. Quelque formidable qu'ait été, plus tard, la crise enfantée par les assignats, cette crise ne saurait, en aucun cas, être imputée aux auteurs de l'opération, qui fut primitivement conçue avec non moins de sagesse que d'audace. La valeur des assignats solidement hypothéquée, le renouvellement de l'hypothèque par chaque décret et son inscription sur chaque billet émis, le quart de la valeur du gage assigné pour borne à l'émission, et l'obligation stricte, à mesure qu'un domaine national était vendu, de brûler les assignats qui en avaient payé la valeur, tout cela formait un ensemble de précautions parfaitement combinées. Nous dirons sous l'empire de quelle inexorable fatalité la Révolution fut conduite à forcer l'emploi d'un moyen sauveur, et par quels services les assignats, même alors, rachetèrent leurs ravages. |
[1] Sur l'administration de M. Necker par lui-même, p. 408 et suiv.
[2] Voyez les plaintes de Necker sur ce sujet, dans son livre, intitulé : Sur l'administration de M. Necker, p. 407, 408, 409.
[3] Sur l'administration de M. Necker, p. 425.
[4] Madame de Staël, Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, IIe part., chap. XVIII.
[5] Sur l'administration de M. Necker, p. 426 et 427.
[6] Sur l'administration de M. Necker, p. 406.
[7] Votez le tableau détaillé de cette dette, dans l'Histoire parlementaire, t. VII, p. 165 et 166.
[8] Moniteur, séance du 12 septembre 1790.
[9] Décret du 12 septembre 1790.
[10] Moniteur, séance du 10 septembre 1790.
[11] C'est ce que Mirabeau constata dans son discours sur les assignats. Moniteur, séance du 27 septembre 1790.
[12] Vingt et unième note du comte de Mirabeau pour la cour, dans la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. II, p. 150 et 152.
[13] Vingt et unième note du comte de Mirabeau pour la cour, dans la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t, II, p. 156.
[14] Mémoires de Mirabeau, t. VIII, p. 60.
[15] Ce pamphlet se trouve inséré en entier dans la Gazette universelle, n° 287.
[16] Moniteur, séance du 10 décembre 1790.
[17] Moniteur, séance du 17 septembre 1790.
[18] Lettres à Mauvillon, dans les Mémoires de Mirabeau, t. VIII, p. 78.