Mirabeau, conseiller de la cour. — Son impuissance dans ce rôle. — Il prend publiquement la défense de son frère. — Redoublement de défiances dans le public. — Attaques de l'Orateur du Peuple ; aînesse des crimes. — Mirabeau jugé par Fréron. — Mirabeau cherche à attirer à lui Lafayette, et secrètement le décrie ; il propose à la cour le marquis de Bouillé. — Rupture définitive entre Mirabeau et Lafayette. — Lettre où le duc d'Orléans annonce son retour de Londres à Louis XVI. — Sensation produite dans le public. — Effroi de la cour. — Mirabeau consulté par la cour ; il conseille de laisser revenir le duc ; pourquoi ? — Boinville envoyé au duc d'Orléans par Lafayette. — Singulier certificat exigé de La Luzerne. — Subite admiration de Mirabeau pour la reine. — Communication inattendue faite à l'Orateur du Peuple par Alétophile. — Mirabeau et du Saillant sur la route de Saint-Cloud. — Le premier se souvient du duc de Guise ! Mirabeau à Saint-Cloud.Le lendemain du jour où fut rendu le décret qui abolissait la noblesse héréditaire, Mirabeau écrivait pour la cour une note qui commençait en ces termes : Il ne faut pas se déguiser que la crise politique est au comble et se complique d'une manière très-effrayante. D'abord, l'armée donne des instruments de brigandage à quiconque voudrait faire le métier de voleur en grand. Mandrin peut aujourd'hui devenir roi d'une et même de plusieurs provinces. On est averti que plusieurs grandes villes et Marseille en particulier tremblent de la multitude d'étrangers qui affluent de toutes parts. Vient ensuite la scène qu'ouvre la démence d'hier au soir, dont Lafayette a été, ou bêtement ou perfidement, mais entièrement complice : démence que je regarde comme le brandon de la guerre civile, par les excès et les violences de tout genre dont un décret, plus insensé encore par la manière dont il a été rendu que par ses dispositions, et qui crée évidemment plusieurs armées, deviendra la cause inévitable[1]. Un homme qui ne connut que trop bien Mirabeau, et qui posséda tous les secrets de sa corruption, le comte de La Marck, nous a laissé une vive peinture de la vie qu'il menait à cette époque : il le représente, tantôt à la tribune, tantôt dans son cabinet ; parcourant toute chose du regard, l'oreille ouverte à toutes les rumeurs ; occupé ardemment, soit à dicter, soit à écrire ; avide des étincelles qui jaillissent du choc des idées contraires ; tourmentant sa propre pensée ou s'emparant de celle des autres ; ajoutant enfin à la fièvre du travail la fatigue mortelle des plaisirs[2]. Que produisait-elle, cependant, cette activité d'une âme impatiente d'épuiser la vie ? Quand on lit les notes de Mirabeau pour la cour, on est frappé de la stérilité de ce génie, néanmoins si puissant. Il dessine fortement certains caractères ; il descend au fond de la situation, en homme habitué à sonder les abîmes ; il aperçoit, il montre avec un surprenant mélange de sagacité et d'effroi, les périls cachés dans l'ombre des événements ; il prouve, 'de façon à faire frémir ceux qui reçoivent ses conseils, que, s'ils ont le malheur de fuir du côté de la contre-révolution, la Révolution, douée qu'elle est d'une formidable vitesse, les atteindra, les renversera, leur passera, sur le corps ; mais la conduite à tenir envers les partis, mais la manière de combattre, à couvert, l'idée nouvelle, mais le moyen de sauver la monarchie sans aller jusqu'à une réaction dangereuse et criminelle[3], voilà ce que Mirabeau cherche en vain. Il a beau écrire : Il est encore des ressources, la correspondance de M. de Mirabeau lui en découvre tous les jours[4], évidemment il se vante, et l'espérance qu'il veut donner il ne l'a pas lui-même. En attendant, que conseille-t-il ? l'emploi des procédés les plus vulgaires. Il demande qu'on répande l'argent à profusion ; qu'on ait à sa disposition des troupes soldées sur divers points ; qu'on entretienne dans les provinces des agents habiles chargés d'en étudier l'esprit, et qu'on place ces agents sous sa direction. Était-ce donc à des conseils de cette portée que Louis XVI s'était attendu, lorsqu'il avait consenti à les payer si cher ? Pauvre Louis XVI ! Ce n'est pas que Mirabeau ne tînt fidèlement son marché ; mais la conscience est une lampe qui souvent, mieux que l'esprit, nous éclaire le long de certaines routes inconnues. Or, Mirabeau avait éteint sa conscience, et il marchait dans les ténèbres. Sa fougue d'ailleurs et son orgueil se prêtaient mal à ce rôle de conseiller occulte. Sachant que le soupçon l'escortait, loin de le déjouer à force de prudence, il semblait prendre plaisir à l'irriter. On se rappelle quelle brèche un débat récent avait fait à sa popularité : il l'élargit en prenant, dans une occasion éclatante, la défense de son frère. Celui-ci était colonel du régiment de Touraine. Arrive la nouvelle que ce corps s'insurge contre les officiers, et le colonel de courir à Perpignan. Il y trouva les soldats animés de l'esprit de la révolution, accusant quelques-uns de leurs chefs de tendances aristocratiques, et en proie à la plus grande exaltation. Nul assurément n'était moins propre à les ramener qu'un homme en qui la noblesse avait eu son Ajax bouffon. L'irascible vicomte le prit en effet sur un ton de maître, il menaça, il tonna, il alla jusqu'à mettre l'épée à la main, prêt à charger un rassemblement de soldats formé devant sa porte[5], et enfin, après avoir rempli la ville du bruit de son impuissance furieuse, il partit en emportant les cravates des drapeaux. Ce bizarre outrage ne pouvait manquer d'exaspérer et la population, et la troupe : le marquis d'Aguilard, chez qui le colonel s'était logé, fut assailli dans sa maison et traîné à la citadelle où on le retint comme otage, pendant que son hôte, les cravates des drapeaux sur son cœur, se hâtait vers Castelnaudary. C'est là que, par ordre de la municipalité, on l'arrêta, et il dut attendre que l'Assemblée nationale, dont il était membre, décidât de son sort[6]. Qu'on juge de l'étonnement de tous, lorsque, dans la séance du 19 juin 1790, on vit Mirabeau l'aîné monter à la tribune et y prononcer ces paroles : Un de vos membres ne peut être traduit devant aucune juridiction, que vous ne l'ayez jugé ou déclaré jugeable : ce n'est pas à l'aurore de la liberté que vous pourriez craindre qu'un de vos décrets fût méconnu. Je demande donc que l'Assemblée nationale dise simplement qu'elle rappelle aux municipalités le décret qui prononce l'inviolabilité de ses membres, et qu'elle décrète que M. de Mirabeau le jeune viendra immédiatement lui rendre compte de sa mission. C'est ce qui fut décidé ; et si, quelques jours après, Mirabeau ne put empêcher le renvoi de son frère devant un conseil de guerre, il obtint du moins qu'on l'admit à s'expliquer à la tribune, et non pas à la barre[7]. Rien de plus simple que cette conduite, et même de plus touchant. Mais l'inimitié qu'on supposait exister entre les frères, les traits empoisonnés que le cadet ne cessait de lancer contre l'ainé, l'hostilité si connue de leurs opinions, le scandale de leurs altercations parlementaires, tout poussait les esprits défiants à ne voir dans la sollicitude fraternelle de Mirabeau que l'effet d'une réconciliation suspecte. On ne savait pas quelle place cet homme extraordinaire avait gardée au fond de son âme pour les affections domestiques ; on ignorait, qu'à une lettre de son oncle le bailli, il avait répondu : Le défaut de concorde domestique m'a assez causé de maux pour que je doive sentir tout le prix de l'union fraternelle, et je me croirais bien malheureux si je pouvais prévoir que jamais aucune diversité d'opinion fût capable de diminuer et d'affaiblir le tendre attachement que j'ai pour le second neveu de mon oncle[8]. Il y eut donc redoublement d'alarmes et d'invectives, de la part de certaines feuilles que caractérisait une vigilance farouche. Fréron publia dans son journal une lettre qui contenait ces mots cruels : Mirabeau attendait pour se rapprocher de son frère, et lui rendre son amitié, que ce dernier se fût rendu digne de lui par quelque nouvel attentat contre la nation. Non-seulement, il était le plus âgé, mais il avait l'aînesse des crimes[9]. Ces clameurs importunaient Mirabeau, sans l'intimide La seule chose qui l'effrayât, c'était la puissance de Lafayette, ce général de la bourgeoisie. Depuis les sollicitations les plus pressantes jusqu'aux plus habiles flatteries, que ne fit — il pas pour l'attirer à lui, pour le gagner à ses espérances, pour le compromettre dans ses projets, pour faire de lui son confident, son auxiliaire, son complice ? Parmi beaucoup de frères d'armes, lui écrivait-il, vous avez quelques amis — moins que vous ne croyez — ; parmi beaucoup de salariés, vous avez peu de serviteurs ; mais je ne vous connais ni un conseil sévère, ni un agent distingué. Pas un de vos aides de camp de confiance n'est sans mérite militaire. Vous recommenceriez avec eux une fort belle guerre d'Amérique. Pas un de vos amis n'est sans valeur et sans vertus : ils honoreront tous votre réputation de citoyen privé ; mais pas un de ceux-là ne connaît les affaires et les choses. Monsieur le marquis, notre temps, notre révolution, nos circonstances ne ressemblent à rien de ce qui a été ; ce n'est ni par l'esprit, ni par la mémoire, ni par les qualités sociales que l'on peut se conduire aujourd'hui ; c'est par les combinaisons de la méditation, l'inspiration du génie, la toute-puissance du caractère. Connaissez-vous un de vos comités, concevez-vous un comité possible qui soit à ce régime ?… ce que je pense et veux vous déclarer, c'est que je vaux mieux que tout cela, et que, borgne peut-être, mais borgne dans le royaume des aveugles, je vous suis plus nécessaire que tous vos comités réunis. Oh ! M. de Lafayette ! Richelieu fut Richelieu contre la nation pour la cour, et quoique Richelieu ait fait beaucoup de mal à la liberté publique, il fit une assez grande masse de bien à la monarchie. Soyez Richelieu sur la cour pour la nation, et vous referez la monarchie, en agrandissant et consolidant la liberté publique. Mais Richelieu avait son capucin Joseph : ayez donc aussi votre éminence grise, ou vous vous perdrez en ne nous sauvant pas. Vos grandes qualités ont besoin de mon impulsion, mon impulsion a besoin de vos grandes qualités ; et vous en croyez de petits hommes qui, pour de petites considérations, par de petites manœuvres, et dans de petites vues, veulent nous rendre inutiles l'un à l'autre, et vous ne voyez pas qu'il faut que vous m'épousiez, et me croyiez en raison de ce que vos stupides partisans m'ont plus décrié, m'ont plus écarté. — Ah ! vous forfaites à votre destinée ![10] Ô dissimulation ! le jour même[11] et de la même plume, Mirabeau, dans une de ses notes pour la cour, traçait les lignes suivantes : Une occasion se présente, dans ce moment, d'opposer à Lafayette un dangereux rival. M. de Bouillé, s'il voulait être populaire, le serait bientôt plus que lui. Pur de toutes les souillures que l'autre a contractées, plus estimé que lui de l'armée, plus indépendant, puisqu'il n'est pas soumis exclusivement à l'opinion d'une seule ville, quelle influence n'obtiendrait-il pas, si, réprimant la licence dans toute la frontière qu'il occupe, il savait, en maintenant l'autorité, n'être que l'instrument de la loi ; si des proclamations, habilement rédigées, annonçaient tout à la fois la fermeté du général, et le patriotisme, l'obéissance du citoyen. Le temps presse pour remplir ce but. Le plus sûr moyen de l'obtenir serait d'envoyer des instructions à M. de Bouillé, et surtout un homme de talent, qui, plus au courant de notre esprit public, lui laisserait le soin de la tactique militaire, et se chargerait pour lui de la tactique de la popularité. La note entière était rédigée dans ce sentiment d'hostilité à l'égard de Lafayette. Mirabeau s'attachait à y démontrer que la cour ne devait ni composer avec le général ni surtout accepter des ministres de sa main. Selon lui, c'eût été se mettre à la merci des passions factieuses dont le commandant de la garde nationale était le bras et dont il était condamné à rester jusqu'au bout l'esclave ; c'eût été placer à la tête des affaires la Révolution, oui, la Révolution elle-même et Paris frémissant. Ainsi, flatter Lafayette de manière à le dominer, et le décrier secrètement auprès du roi de manière à l'empêcher de faire alliance sans lui avec la cour, tel était le double, jeu de Mirabeau. A supposer que Lafayette n'eût pas eu assez de sagacité pour deviner ces manœuvres, il avait trop de dignité dans le caractère pour s'exposer à un contact impur. Sans croire, comme il s'en est ouvert depuis, que Mirabeau fût capable de soutenir, par amour de l'argent, une opinion qui eût détruit la liberté et déshonoré son esprit, il le mésestimait, il était choqué de son immoralité[12]. Il répondit donc aux avances du faux tribun par un dédain voilé de politesse, mais persévérant. Mirabeau dut renoncer aux sollicitations directes, et l'étrange idée lui vint de prendre pour intercesseur auprès de Lafayette... qui ? la reine : Il faut que la reine parle à Lafayette, en tiers avec le roi, préparé et résolu, et lui dise : Vous avez et nous avons la conviction qu'outre le talent, M. de Mirabeau est le seul homme d'État de ce pays-ci ; que nul n'a son ensemble, son courage et son caractère. Il est évident qu'il ne veut pas aider à nous achever : il ne faut pas s'exposer à ce que les circonstances le contraignent à le vouloir ; il faut qu'il soit à nous. Pour qu'il soit à nous, il faut que nous soyons à lui. Nous voici résignés ou résolus à lui donner la confiance du désespoir. Je vous demande, j'exige que vous vous accoupliez de M. de Mirabeau, mais en entier, mais journellement, mais ostensiblement, mais dans toutes les affaires[13]. Efforts inutiles, inutiles détours ! Entre ces deux hommes l'union était impossible. Forcé enfin de se l'avouer, Mirabeau ne garda plus de ménagements, Il reprit, contre Lafayette, le cours de ses propos moqueurs ; il en revint aux épithètes insultantes, il retrouva dans l'amertume de ses rancunes les qualifications de Gilles-César, de Balafré, dont, avant cette dernière tentative de rapprochement, il s'était plu à poursuivre Lafayette. Son adversaire le sut et dit : M. de Mirabeau se conduit trop mal avec moi. J'ai vaincu le roi d'Angleterre dans sa puissance, le roi de France dans son autorité, le peuple dans sa fureur ; certainement, je ne céderai pas à M. de Mirabeau[14]. Sur quoi, Mirabeau, profondément blessé, écrivait au comte de La Marck : Cela serait plaisant aux Variétés amusantes ; mais croyez-moi, mon cher comte, tôt ou tard il payera ces mots-là, qui décèlent bien à quel point il a le secret de sa petitesse et le poids de sa vanité[15]. Dans ces entrefaites, on annonça que, fatigué du séjour de Londres et jugeant d'ailleurs sa mission finie, le duc d'Orléans avait dessein de revenir à Paris. Il avait effectivement adressé au roi, à la date du 25 juin, une lettre qui mérite d'être citée : LETTRE DU DUC D'ORLÉANS AU ROI. Sire, Dès le 6 mars dernier, j'ai informé M. de Montmorin que l'objet partiel du sort des Pays-Bas, sur lequel portait essentiellement la mission que Votre Majesté m'avait fait l'honneur de me confier, était devenu impossible à traiter séparément des autres négociations auxquelles les nouveaux éléments politiques venaient de donner lieu. Le 3 avril suivant, je suis revenu sur cet objet, et je lui en ai développé les raisons, en observant que la totalité des intérêts de la cour de France avec la cour d'Angleterre ne pouvait plus être traitée qu'ensemble, et conséquemment par une seule et même personne. Je me suis en même temps expliqué vis-à-vis de lui, autant qu'il m'était possible, sur l'espoir et les moyens que j'avais de parvenir à remplir les intentions de Votre Majesté, si j'étais chargé par elle de ces négociations importantes. Ce ministre m'informe, par sa lettre du 17 de ce mois, qu'il a mis de nouveau sous les yeux de Votre Majesté les différentes notes et lettres de moi qui ont rapport à cet objet, et que Sa Majesté a jugé que la situation des affaires ne permettait de rappeler ni M. de La Luzerne, ni M. Barthélemy. La mission que Votre Majesté m'avait fait l'honneur de me confier se trouvant terminée par cette décision, j'ai celui de la prévenir que je me dispose à me rendre incessamment à Paris, pour y reprendre ma place de député à l'Assemblée nationale, où mon devoir m'appelle. Sans doute, je ne perds pas sans quelque regret l'espoir que j'avais apporté dans ce pays d'y être de quelque utilité aux intérêts de la France et à la gloire de Votre Majesté ; mais j'emporte l'idée consolante que je vais concourir à l'achèvement de travaux qui ont déjà obtenu l'approbation de Votre Majesté, et qui assureront à jamais son bonheur et sa gloire. Je me féliciterai surtout de me trouver à ce jour mémorable[16] où la France viendra offrir à Votre Majesté le tribut de respect et d'amour qui lui est dû à tant de titres, et de pouvoir joindre mon hommage et mes vœux particuliers aux vœux et aux hommages universels de la nation la plus reconnaissante pour le meilleur et le plus grand des rois. Sire, de votre Majesté, etc.[17] Rien jusqu'alors n'avait prouvé que, de la part du duc, ces sentiments ne fussent pas sincères ; mais la haine envenime tout. A peine la démarche de d'Orléans fut-elle connue, qu'elle devint le signal d'un effroyable débordement de libelles : Crimes et forfaits de Louis-Philippe d'Orléans. — L'Orléanisme ou le Masque rouge déchiré. — A moi, Philippe, un mot ! — Non, d'Orléans, tu ne régneras pas[18], etc., etc. Pas un fait concluant dans tous ces pamphlets, rien qui méritât de fixer un moment l'attention des esprits sérieux ; mais tout ce que la rage peut fournir d'injures, tout ce que la haine a de fiel, on l'y trouvait : Comment ! monstre infâme ! — Monstre que l'enfer a vomi pour le malheur des humains[19], etc. etc. En revanche, beaucoup saluaient le retour du duc comme une espérance. Une brochure parut, qui commençait en ces termes : Heureux retour qui ramène au peuple un ami et à une assemblée de sages un héros ![20] Et maint journal populaire applaudissait. La cour en trembla : le duc lui faisait l'effet d'un spectre, du spectre de la révolte prêt à franchir la Manche. Mirabeau fut consulté sur la question de savoir si le roi devait permettre au duc de rentrer en France. Il répondit : Le duc est méprisé dans les provinces ; on y connaît son incapacité, sa légèreté. Paris connaît son immoralité. Que craindre d'un tel homme ? La seule précaution qu'il faut prendre est de ne pas lui donner des forces qu'il n'a pas. Le servir, c'est l'affaiblir ; le ménager, c'est le tuer, lui et son partie[21]. Du reste, qu'une de ses raisons pour désirer le retour du duc d'Orléans fût le chagrin qu'en éprouverait Lafayette, son ennemi personnel, c'est ce dont Mirabeau ne se cachait pas : Si Lafayette éprouve un embarras de plus, je ne vois pas grand mal à cela[22]. L'appréciation de Mirabeau était juste. Non moins effrayé que la cour, de l'arrivée d'un homme pour qui ses partisans avaient rêvé tout haut les honneurs de commandant général de la garde nationale, Lafayette s'était empressé de dépêcher au duc d'Orléans un de ses aides de camp nommé Boinville, lequel devait représenter au prince que sa présence pouvant émouvoir Paris d'une manière funeste, la prolongation de son séjour à Londres était indispensable[23]. Quand il reçut ce message, Philippe Joseph d'Orléans avait déjà fixé son départ au 3 juillet. Il trouva singulier qu'on s'obstinât à attribuer à sa présence des troubles que son éloignement n'avait pas empêchés ; et les défiances qui lui disputaient la patrie, sans même lui laisser entrevoir l'époque où elle lui serait rendue, lui parurent aussi injustes que cruelles. Il consentit néanmoins à différer son départ, à condition que M. de La Luzerne, ambassadeur de France à Londres, certifierait par écrit[24] les véritables motifs de sa condescendance ; car il n'entendait pas que, cette fois, Lafayette se vantât de lui avoir fait peur. Cependant Mirabeau s'était épris pour Marie-Antoinette d'une admiration subite. Quel changement dans lui, depuis le jour où il lui était échappé cette exclamation brutale : Eh, bien, qu'elle vive ! Une reine humiliée peut être utile ; mais une reine égorgée n'est bonne qu'à faire composer une mauvaise tragédie à ce pauvre Guibert[25]. Quel autre langage était maintenant le sien ! Dans sa correspondance secrète, il ne parlait plus de Marie-Antoinette que sur le ton de l'enthousiasme, et son ardeur à la louer s'épanchait en expressions d'un pittoresque inaccoutumé, en saillies d'une vivacité charmante. A l'entendre, le roi n'avait qu'un homme, c'était sa femme. — Bientôt il faudrait essayer ce que peuvent une femme et un enfant à cheval…[26]. Il voulut voir la reine, et il le voulut passionnément. Une des choses les plus caractéristiques de la Révolution, ce fut sans contredit cette facilité prodigieuse avec laquelle l'opinion publique pénétrait tout, savait tout. Il était impossible à la cour de faire un geste, de dire un mot, sans que les journaux en fussent aussitôt informés. La Révolution avait à son service, dans l'intérieur du palais, et jusque dans l'alcôve de la reine, une foule d'espions désintéressés, volontaires, dont la surveillance ne se pouvait éviter, et dont les rapports étaient implacables. Le 4 juillet, un inconnu écrivit à Fréron : Je vous demande la parole, monsieur l'orateur, pour dénoncer à votre tribune la démarche vraiment suspecte que vient de faire M. Riquetti l'aîné. Hier, à six heures du matin, M. Riquetti l'aîné, ci-devant comte de Mirabeau, est parti de Paris à pied et s'est rendu sur le chemin qui conduit à Saint-Cloud. Une espèce de chaise de poste, tout attelée, l'y attendait. Afin qu'aucun valet ne fût dans la confidence de ce voyage mystérieux, dont l'objet est sans doute de la plus haute importance, un capitaine de dragons, neveu dudit Riquetti, servait de postillon. La veille, pour laisser croire à ses gens qu'il était à la campagne, il n'était pas rentré chez lui, n'avait pas renvoyé sa voiture, et avait décidé de passer la nuit à l'hôtel d'Aragon, chez sa nièce : ce qu'il a fait. Arrivé à Saint-Cloud, il est monté au château. Là une conférence très-secrète s'est établie entre une très-grande dame, l'archevêque de Bordeaux, ledit Riquetti et un autre personnage dont il n'est pas encore temps que je vous dise le nom, mais que vous connaîtrez sous peu de jours. Cette conférence a duré depuis sept heures du matin jusque neuf. C'est alors seulement que le pouvoir exécutif s'est montré, et il est demeuré une heure et demie avec Mirabeau. Celui-ci était de retour avant le dîner, mais n'a rien laissé transpirer du motif de son voyage ; et c'est son silence même qui donne lieu aux plus sinistres conjectures[27]. Cette communication était signée Alétophile, ou l'ami de la vérité. A quelque temps de là, nouvelle lettre ayant pour but de rectifier deux erreurs de détail qui s'étaient glissées dans la première : d'abord, il n'était pas exact que Mirabeau eût renvoyé sa voiture de chez madame d'Aragon, et ensuite c'était l'archevêque de Toulouse et non celui de Bordeaux qui assistait à la conférence. A part cela, Alétophile affirmait la vérité de son récit et ajoutait : A présent j'attends Mirabeau de pied ferme[28]. Tant de précision, tant d'assurance avaient quelque chose de terrible ; et pourtant le fait était si grave, que Fréron lui-même, malgré son audace, ne se résolut à le publier que précédé de toutes les réserves que commandait la prudence. Seulement, il adjurait le peuple de se tenir en garde contre un homme fameux par ses crimes, avant de l'être par ses talents, éloquent et pervers, d'une politique raffinée, d'une hypocrisie effroyable, flatteur du peuple pour le mieux asservir, n'ayant bravé la cour que pour se vendre à elle, et montrant réunis dans sa personne Cicéron, Catilina, Cromwell[29]. On ne crut pas généralement dans le public à la démarche dénoncée, et néanmoins le dénonciateur avait dit vrai. Ah ! pour Mirabeau, malade alors et fatigué de sa gloire de tribun, ce dut être un moment de confuse et prodigieuse émotion que celui qui précéda, dans des circonstances semblables, une semblable entrevue ! Il allait donc la voir, cette reine à laquelle, se faisant l'homme du destin, il venait promettre orgueilleusement la conservation d'une couronne et l'avenir d'un fils ! Sur ce fier visage, accoutumé pourtant à pâlir, il allait reconnaître la trace des pleurs qu'il avait fait répandre ! Il allait être assez près de la fille de Marie-Thérèse, pour pouvoir entendre presque et compter les battements de son cœur outragé ! De quel trouble, de quel effroi ne serait-elle pas saisie, dès que paraîtrait devant elle ce personnage qu'on lui avait peint si formidable, cet être inexpliqué, ce héros nocturne d'octobre, cet assemblage de clartés et de ténèbres, ce génie du mal, ce monstre, Mirabeau ! Ajoutez à cela l'enivrante satisfaction de rapporter l'espérance à une femme par lui tombée dans le désespoir, la certitude de la fasciner, et, qui sait ? peut-être quelque idée vague de faire succéder l'amour à la haine, et d'avoir, lui aussi, sa Marie Stuart à sauver ! On a raconté[30] que, comme il se
rendait à cette entrevue que lui-même avait sollicitée, des nuages passèrent
sur son esprit, et qu'il hésita. Pourquoi non ? Il connaissait l'histoire du
duc de Guise ! Laissant à des portes extérieures sa calèche qu'il avait
donnée à conduire à du Saillant, son neveu, il dit à celui-ci, après avoir
réglé l'une sur l'autre leurs deux montres et lui avoir remis une lettre pour
le commandant de la garde nationale parisienne : J'ignore
si l'on veut traiter loyalement avec moi ou me faire assassiner ; si donc je
ne suis pas de retour dans une heure[31], pars à toute bride, remets cette lettre à son adresse,
fais sonner le tocsin et annonce au peuple la perfidie de la cour. Le
comte d'Allonville, qui donne ces particularités, affirme[32] que le délai
écoulé, du Saillant, très-inquiet du sort de son oncle, attendit encore un
quart d'heure, puis se mit en route, mais lentement, se retournant,
regardant, écoutant, s'arrêtant. Enfin il s'entend appeler : c'était Mirabeau
qui, tout haletant, lui dit : Je tremblais que tu ne
fusses parti !... Je suis content, tout ira
bien. Garde le plus profond silence sur cette course si importante à l'État. Il avait lieu d'être content, en effet. Ainsi qu'il devait s'y attendre, la reine, à son aspect, n'avait pu contenir un mouvement d'horreur[33] ; mais elle n'avait pas tardé à être touchée de la grâce de ses discours, de la noblesse de ses manières, de l'air de souffrance qui adoucissait sa laideur, et de ce qu'avaient d'inattendu sur des lèvres aussi fatales des protestations de dévouement. Lui, de son côté, heureux d'avoir triomphé des terreurs d'une femme, de l'orgueil d'une reine et des ressentiments d'une mère, il s'en retournait transporté, ravi, plein de pensées nouvelles et le regard dans les cieux. Mais, depuis longtemps déjà, le principe de la vie n'était plus en lui qu'une flamme expirante quoique agitée ; ses jours étaient comptes, et dans sa personne, la monarchie venait de traiter avec la mort. |
[1] Seconde note du comte de Mirabeau pour la cour, dans la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. II, p. 38 et 39. Paris, 1851.
[2] Introduction à la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. I, p. 172.
[3] Le comte de Mirabeau au roi Louis XVI, dans la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. II, p. 12.
[4] Seconde note du comte de Mirabeau pour la cour. Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. II, p. 38.
[5] Bertrand de Molleville, Annales de la Révolution française, t. II, chap. XXVI.
[6] Mémoires de Mirabeau, t. VIII, p. 87. Paris, 1835.
[7] Mémoires de Mirabeau, t. VIII, p. 88.
[8] Lettre citée dans les Mémoires de Mirabeau, t. VIII, p. 86.
[9] L'Orateur du Peuple, n° XXXVII.
[10] Lettre du comte de Mirabeau au marquis de Lafayette, dans la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. II, p. 20-22.
[11] En effet, cette note pour la cour porte, dans la Correspondance précitée, la même date que la lettre à Lafayette. Les deux documents sont du 1er juin 1790. Voyez la p. 25 de la Correspondance, t. II.
[12] Mémoires de Lafayette, publiés par sa famille, t. IV, p. 148, 151 et 152. Bruxelles, 1837.
[13] Seconde note du comte de Mirabeau pour la cour, dans la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. II, p. 41 et 42.
[14] Lettre du comte de Mirabeau au comte de La Marck, dans leur Correspondance, t. II, p. 51.
[15] Lettre du comte de Mirabeau au comte de La Marck, dans leur Correspondance, t. II, p. 51.
[16] Allusion à la fête de la Fédération, dont il sera question dans le chapitre qui suit.
[17] Correspondance de Louis-Philippe-Joseph d'Orléans avec Louis XVI, la reine, Montmorin, etc., publiée par L.C.R. — Paris, 1800.
[18] Bibliothèque historique de la Révolution, — d'Orléans, — 259-260.
[19] Bibliothèque historique de la Révolution, — d'Orléans, — 259-260.
[20] Bibliothèque historique de la Révolution, — d'Orléans, — 259-260.
[21] Septième note du comte de Mirabeau pour la cour, dans la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. II, p. 71.
[22] Septième note du comte de Mirabeau pour la cour, dans la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. II, p. 72.
[23] Note remise de la part du duc d'Orléans à l'Assemblée nationale, au roi et au général Lafayette.
[24] Voyez ce certificat dans les Mémoires de Lafayette, t. IV, p. 284. Édition, de Bruxelles, 1837.
[25] Mémoires de Lafayette, t. IV, p. 147.
[26] Seconde note du comte de Mirabeau pour la cour, dans la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. II, p. 41.
[27] L'Orateur du Peuple, n° XXXVII.
[28] L'Orateur du Peuple, n° XL.
[29] L'Orateur du Peuple, n° XXXVII.
[30] Mémoires secrets, par le comte d'Allonville, t. II, chap. X, p. 187. Édition de Bruxelles, 1838.
[31] La fixation d'un pareil délai dans la circonstance paraît peu vraisemblable.
[32] Du Saillant n'a pu nier l'exactitude de ces détails quand je lui en parlai devant son beau-frère et mon ami le baron de Viel-Castel. Mémoires secrets du comte d'Allonville, t. II, chap. X.
[33] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. I, p. 190.