Lamentations de Loustalot. — Louis XVI demande et obtient une liste civile de vingt-cinq millions et un douaire de quatre millions pour la reine. — Enthousiasme monarchique de l'Assemblée ; vrai caractère de cet enthousiasme. — N'ADOREZ PAS ! — La garde nationale à Saint-Cloud. — Duel de Féral et de Charton. — Marat reparaît sur la scène ; ses emportements. — Les faux Marat. — Sollicitude étrange de Fréron pour Louis XVI. — Dispositions politiques de la bourgeoisie. — Inconséquence de l'Assemblée, qui vote l'abolition de la noblesse héréditaire. — Mot cruel de Maury à Gouy d'Arcy. — Lettre de Villette à la Chronique de Paris. — Sombres réflexions de Marat sur l'abolition de la noblesse. — Résultats singuliers de ce décret. — Le duc de Chartres (depuis Louis-Philippe) s'y soumet avec transport ; désespoir des nobles. — Mathieu de Montmorency et Rivarol. — Fureur de Mirabeau. — Commentaires terribles de Camille Desmoulins ; Capet, fils d'un notaire. — Observations de Necker. — Un roi sans nobles est-il possible ?Vers ce temps, une plainte amère s'échappait de la plume découragée de Loustalot : Les symptômes de la servitude se manifestent si fréquemment dès la renaissance de la liberté, qu'on est quelquefois tenté de désespérer de notre régénération. On voit changer les mots et les usages ; mais les idées et les abus ne changent pas[1]. Ce qui arrachait cette plainte à l'esprit sincère de Loustalot, c'était l'attitude des représentants officiels de la bourgeoisie à l'égard du roi. Ils lui avaient enlevé une à une toutes les anciennes prérogatives ; ils avaient presque partout, au caprice de ses préférences, substitué le choix populaire ; ils ne lui avaient laissé ni la libre disposition des emplois, ni la distribution arbitraire des grâces, et, en le privant ainsi du moyen, soit de lier à lui par la reconnaissance, soi d'appeler à lui par l'espoir, ils lui avaient comme ôté du même coup le passé et l'avenir. Et cependant, ils affectaient l'enthousiasme monarchique. En présence du trône, leur langage descendait volontiers aux formes d'un servilisme qui, sous Louis XIV, avait à peine été surpassé. N'ADOREZ PAS, leur criait sans cesse Loustalot, N'ADOREZ PAS ! Mais ils restaient sourds à ces avertissements sévères, et pleins, devant l'idole, d'une incrédulité respectueuse, ils la dépouillaient à genoux. Du reste, avides du pouvoir de la royauté, ils n'allaient pas jusqu'à lui disputer son salaire. Quand il fut question des besoins personnels du monarque, Lebrun, rapporteur du comité des finances, déclara qu'il était de la grandeur de la nation de ne point discuter ces détails, et que c'était au roi lui-même à régler cet objet sur ses convenances et sur ses goûts[2]. C'est ce qu'une fois déjà Louis XVI avait refusé de faire : pressé de nouveau, il n'hésita plus, et, par une lettre qui fut lue en pleine Assemblée dans la séance du 9 juin, il demanda pour lui une somme annuelle de vingt-cinq millions, pour la reine quatre millions de douaire. Si l'Assemblée eut conscience de l'hypocrisie des transports qu'elle fit alors éclater, il est permis de le mettre en doute, Toujours est-il qu'elle vota sur-le-champ le chiffre désiré, et qu'elle le vota sans examen, sans débat, par acclamation[3]. De là les doléances de Loustalot. Quatre
millions pour la reine ! s'écria-t-il. C'est
précisément à cette somme que s'élèveront les frais des législatures
annuelles et du tribunal de révision. Une douairière nous coûtera aussi cher
qu'une législature ![4] Il prédit que,
quelque énorme que fût le chiffre de vingt-cinq millions, il ne tarderait pas
à être dépassé : Les Anglais, qui N'ADORENT
pas leurs rois ont déjà payé trois fois les dettes de George III. Or, comme
nous ADORONS, que nous sommes enthousiastes, généreux, et que la cour
nous connaît fort bien sous ce rapport, elle comptera sur notre courtoisie
pour vingt millions tous les dix ans[5]. Trente-cinq ou
trente-six millions par an, voilà de quel fardeau l'inexorable écrivain
annonçait que le pays serait chargé, c'est-à-dire que, selon ses calculs, il
en devait coûter à la France, pour jouir de la royauté, l dixième de son
revenu. Il recherchait ensuite à quelles dépenses si considérables on avait
entendu pourvoir au moyen de cette allocation consentie avec tant d'ivresse.
Il dénonçait comme le plus sérieux péril que la liberté pût courir,
l'entretien d'une maison militaire. Il voulait que, loin d'entourer le trône
de prétoriens, on mît le roi dans le cas de se trouver seul le jour où il
cesserait d'avoir avec lui le peuple, l'éventualité de cet abandon général
étant l'unique remède au mal de la royauté.
Et quant aux fonds destinés à l'éducation des
enfants de France, quelle folie ! C'est à la nation qu'il
appartenait de former ses guides futurs. Un roi, l'histoire le proclamait
assez haut, n'est que trop porté à rendre son successeur sot ou méchant, afin
d'être moins odieux pendant sa vie et plus regretté après sa mort. Les
Français ne s'étaient-ils pas mis à aimer Charles VII, penchant vers le
tombeau, épouvantés qu'ils étaient de la sombre jeunesse de Louis XI ? Et
Louis XII ne s'était-il pas fait le corrupteur systématique de François Ier ?
Malheur aux peuples pour qui certaines reines façonnent un maître ! Il n'y
aurait pas eu de Saint-Barthélemy, peut-être, si l'âme de Charles IX n'eût
été pétrie par Catherine de Médicis[6] ? Ainsi parlait Loustalot, ce qui était conclure implicitement à la république. Mais les meneurs de la bourgeoisie révolutionnaire ne poussaient pas si loin l'audace de leurs espérances ; non qu'ils ne fussent républicains au fond, seulement, c'était à leur insu, et ils eussent tremblé d'avoir à se l'avouer à eux-mêmes. Car ils croyaient voir dans le trône une digue qui les défendait contre la démocratie débordée ; ils avaient besoin du roi contre le peuple ; et comme, d'un autre côté, ils connaissaient leur force, comme ils ressentaient l'envahissant orgueil propre à toutes les puissances nouvelles, il leur fallait une monarchie soumise, une monarchie passive, dont la splendeur fût leur ouvrage, et dont ils pussent à leur gré diriger l'autorité obéissante. Ces dispositions étaient instinctivement celles du gros de la bourgeoisie ; et une circonstance imprévue vint les mettre en relief. Le roi était allé passer quelques jours à Saint-Cloud. Tout à coup, on raconte, on assure que la milice chargée de faire le service du château a été traitée avec une défiance injurieuse ; que ses chefs ont été forcés de coucher sous des tentes : que l'un d'eux, nommé Féral, de garde auprès de Mme Élisabeth, a demandé un cheval pour l'accompagner à Saint-Cloud, qu'il a essuyé un humiliant refus, et que, sans lui donner le temps de s'équiper, la princesse est partie ; que les portes d'un appartement, ouvertes à des officiers de dragons, se sont fermées devant des citoyens en uniforme ; qu'enfin un valet de pied a été vu courant parles rues, et criant : La garde nationale trahit le roi ![7] Aussitôt Paris entre en fureur. Quoi ! on faisait à la bourgeoisie, armée pour veiller sur la vie du roi, l'outrage de la tenir à distance ! on doutait de sa fidélité monarchique ! On lui supposait des pensées de trahison ! La fermentation devint telle que le timide Bailly en pâlit ; Lafayette lui-même jugea prudent d'aviser au moyen de calmer l'opinion, et, inspiré par lui, Charton, chef de la première division, fit signer à deux cents gardes, de ceux qui s'étaient trouvés à Saint-Cloud, un démenti formel aux bruits partout répandus. Ce démenti allait droit au cœur de Féral, l'historien indigné, et déjà populaire, des scènes de Saint-Cloud. A la dénégation des deux cents, il opposa une confirmation énergique, précise des faits qu'il avait avancés, s'exprimant, du reste, comme un homme prêt à appuyer son témoignage du sacrifice de sa vie. Il en résulta un duel où il fut blessé, et cela même anima la querelle, devenue générale. Marat fit entendre sa voix terrible[8]. Il avait reparu dès le commencement du mois de mai[9] et signalé sa
rentrée en scène par une dénonciation violente de certains misérables qui, pendant
son absence, s'étaient parés hideusement de son nom, en grimaçant ses colères
: A mon retour de Londres, où j'ai séjourné quelques
mois, je trouve mon journal envahi par quatre folliculaires qui se disputent
à l'envi mon titre, mon épigraphe, mon nom, mes qualités, en s'accablant d'injures
dégoûtantes chaque matin. Nouveaux Sosies, chacun prétend être le vrai, et
telle est l'assurance de leur ton, qu'à la lecture de leur barbouillage, je
me tâte le pouls, pour m'assurer si je ne rêve pas[10]. Suivait une
lamentation véhémente sur ce que les contrefacteurs n'avaient ni jugement, ni
vues, ni style ; sur ce qu'ils ne connaissaient pas
les bienséances ; sur ce qu'ils disputaient
aux harengères le jargon des halles[11]. Du moins, lorsque l'Ami du peuple se livrait à son
zèle, s'il lui échappait quelques duretés, elles lui étaient arrachées par
l'amour de la patrie[12]. On aurait pu croire, d'après cela, qu'épris d'une passion subite pour les bienséances, Marat, le vrai Marat, allait faire contraster la modération de son langage avec les exagérations qu'il reprochait à ses contrefacteurs : il n'en alla pas ainsi. Cet art cruel d'envenimer tout, qui fut une partie de sa force, il le mit à donner à l'affaire de Saint-Cloud les proportions d'un complot. Il taxa de perfidie les peurs de Bailly, les appréhensions de Lafayette. Il prit Féral sous la protection de ses menaces ; et le bataillon de Saint-Louis en l'Isle, le bataillon des Théatins, le district des Cordeliers, ayant tour à tour remercié, au nom de la nation, le citoyen vengeur de l'insulte faite à l'uniforme de la milice bourgeoise, il vanta leurs arrêtés d'une manière formidable[13]. Il semblait naturel qu'au milieu de la clameur publique l'attaque montât jusqu'au roi : loin de là, on le plaignit, on le loua, on affecta de trembler pour lui, tant on s'étudiait encore à le distinguer de la cour ! tant la bourgeoisie, à qui appartenait encore le pouvoir de donner le ton à l'esprit public, avait de peine à divorcer avec l'idée monarchique ! Il est vrai que dès cette époque on trouve Camille Desmoulins se répandant en railleries républicaines. Mais combien tardaient à le suivre dans cette voie ! Si Loustalot raisonnait comme un républicain, c'était sans se déclarer tel, c'était même en protestant de son respect pour la personne royale[14], et Fréron, si célèbre depuis par la fougue de son républicanisme, Fréron, l'émule de Marat en violence, écrivait[15] : J'ai rencontré hier le trop bon et trop confiant Louis XVI dans le bois de Meudon. Il allai rendre visite à ses tantes. J'ai frémi en voyant quelle suite peu nombreuse escortait sa voiture. Un père doit-il quitte sa famille quand la maison paternelle est en proie à des calamités intestines ? Mais ce titre de père, si complaisamment donné à Louis XVI, cet empressement à lui faire une situation extérieurement belle, ces appels passionnés à sa confiance, ce désir de l'approcher, cette crainte de le perdre, tout cela n'était ni une religion ni une doctrine, c'était un calcul, et un calcul dont beaucoup de ceux qui s'y livraient ne se rendaient pas bien compte, puisqu'ils voulaient ardemment deux choses contradictoires : le maintien de la royauté et la destruction de toute espèce d'aristocratie, en d'autres termes, un trône, et pour le soutenir… rien. Dix jours, qui le croirait ? dix jours seulement s'étaient écoulés depuis celui où l'Assemblée avait voté d'enthousiasme au roi une liste civile de vingt-cinq millions, lorsque avec un enthousiasme égal, et par une inconséquence — vraiment prodigieuse, elle vota l'abolition de la noblesse nominale. On ne s'attendait point qu'un objet si important pour une classe entière de citoyens fût soumis à la discussion, sans avoir été fixé par l'ordre du jour : Un article du règlement portait qu'aucune loi constitutionnelle ne serait proposée dans une séance du soir ; or, rien n'était plus constitutionnel que de savoir s'il y aurait ou s'il n'y aurait pas une noblesse héréditaire en France[16]. N'importe ! en dépit de l'ordre du jour, sans égard au règlement, sur la motion tout à fait imprévue d'un député obscur nommé Lambel, et au risque des repentirs qu'amènent les résolutions soudaines, cette grave décision fut prise au milieu des applaudissements. Et ici, comme dans la nuit du 4 août, quoique en bien plus petit nombre, ce furent des nobles qui précipitèrent le mouvement dirigé contre la noblesse. Charles de Lameth commença. Le marquis de Ferrières, appréciateur suspect, mais témoin délié des événements qu'il raconte, assure que Lafayette n'était point présent à la séance quand la motion de Lambel fut lancée ; que ses amis coururent l'avertir de ce qui se passait et de la part de popularité qu'allaient lui ravir, s'il ne se hâtait, les Lameth, ses ennemis personnels[17]. Quoi qu'il en soit, Lafayette eut l'habileté ou le bonheur d'avoir son rôle dans le second acte du grand suicide de la noblesse en France. La motion de M. Lambel est tellement nécessaire, dit-il, que je ne crois pas qu'elle ait besoin d'être appuyée ; mais si elle en a besoin, je m'y joins de tout mon cœur. Le signal était donné : l'élan devint irrésistible. Au marquis de Foucault, défendant la légitimité des titres par leur origine, Lafayette répliqua : Au lieu de dire a été fait noble, on dira désormais a sauvé l'État à telle heure. Le vieux Goupil de Préfeln demanda qu'on déclarât supprimées à jamais les qualifications de duc et pair, de comte, de vicomte, de baron, de marquis, de chevalier, et que le titre de monseigneur n'appartînt, plus qu'aux princes du sang. Et pourquoi aux princes du sang ? reprit Lafayette, ce sont des hommes, des citoyens actifs. — Ne reconnaissons, s'écria le vicomte de Noailles, d'autres distinctions que celles des vertus. Dit-on le marquis Franklin, le comte Washington, le baron Fox ? Vainement de Faucigny essaya de détourner les regards de l'Assemblée en les attirant sur l'aristocratie de la banque, sur la féodalité de l'usure ; vainement l'abbé Maury fit entendre cet avertissement prophétique : s'il n'y a plus de noblesse il n'y a plus de monarchie ; vainement les nobles du côté droit protestèrent, demandant que du moins on ajournât jusqu'au lendemain : encouragés par les cris des tribunes, les nobles du côté gauche poussèrent au plus haut point d'exaltation l'entraînement général. Que nul citoyen, dit Le Pelletier de Saint-Fargeau, ne porte à l'avenir d'autre nom que celui de sa famille. A dater de ce moment, je signe Louis-Michel Le Pelletier. Et le vicomte Mathieu de Montmorency conclut à la proscription des armoiries. Pendant ce temps, Le Chapelier s'occupait de la rédaction du décret qui, au bruit des acclamations, fut adopté en ces termes : L'Assemblée nationale décrète que la noblesse héréditaire est pour toujours abolie en France ; qu'en conséquence les titres de marquis, chevalier, écuyer, comte, vicomte, messire, prince, baron, vidame, noble, duc, et tous autres titres semblables ne pourront être pris par qui que ce soit, ni donnés à personne, qu'aucun citoyen ne pourra porter que le vrai nom de sa famille ; que personne ne pourra faire porter une livrée à ses domestiques ni avoir des armoiries, et que l'encens ne sera brûlé dans les temples que pour honorer la divinité[18]. Cet événement qui était dans la situation comme la foudre est dans les nuages, semblait sortir d'une commotion électrique. Avait-il été préparé d'avance ? Ferrières l'affirme. Il prétend que, repoussés par le corps de la noblesse, qui leur reprochait d'avoir abandonné le sentier de l'honneur, les nobles du côté gauche avaient été conduits finalement à sceller leur pacte avec la place publique en consommant la ruine de leur ordre, et il rapporte qu'un jour le marquis de Gouy d'Arcy ayant dit à quelques nobles en présence de l'abbé Maury : Il ne nous reste plus qu'à nous jeter dans vos bras, ce dernier répliqua rudement : Dites à nos pieds. Il est certain, d'autre part, que le 18 juin, les résultats de la séance du lendemain avaient été annoncés et formulés dans la lettre suivante que Villette adressait à la Chronique de Paris : Messieurs, l'Assemblée ayant aboli la féodalité, il paraît bizarre aux bons esprits qu'on ait détruit la cause et qu'on laisse subsister les effets. Les titres, les cordons, les livrées doivent être supprimés... Personne n'ignore l'étymologie des titres de comtes, marquis, chevaliers. Comites a romitando, les comtes étaient les compagnons du roi lorsqu'il allait à la guerre. Marchiones vient du mot tudesque marck, qui signifie frontière : les marquis étaient les commandants des frontières. Chevaliers, equites ab equo, au moins devrait-on exiger que nos chevaliers eussent un cheval. Il y en a tant qui n'ont que les éperons !... Quand je prononce les noms de Benjamin Franklin, de William Adams, de George Washington, patron de George Lafayette, je sens que ces grands noms seraient rapetissés par les sobriquets de comtes, ducs ou chevaliers. Il est plus important qu'on ne croit d'effacer cette ligne de démarcation aussi insultante que dérisoire[19]. Concertée ou non, l'abolition de la noblesse héréditaire répondait trop bien au sentiment des partis extrêmes pour n'être pas accueillie avec transport. Camille Desmoulins s'écria : Le décret du 19 juin devrait être écrit en lettres d'or sur l'arc de triomphe du Champ de Mars[20]. Et, de son côté, Marat donna à la séance où le décret avait été rendu le titre de glorieuse[21]. Seulement, toujours défiant et malade de ses défiances, toujours porté à ne regarder la nature humaine qu'à travers le soupçon, Marat n'osait se livrer à toute sa joie. Jamais, écrivait-il[22], jamais décrets plus inconcevables ! Quoi ! cette classe nombreuse d'hommes fastueux, si vains de leurs titres et si jaloux de leur fausse grandeur ont renoncé d'eux-mêmes et à l'envi à tout ce batelage auquel ils attachaient tant d'importance !... J'avoue que j'ai peine à revenir de mon étonnement, et je soupçonnerais ici quelque piège, caché si je ne voyais à la tète des membres qui ont demandé ces sacrifices les noms des Barnave et des Lameth. Et se reprenant aussitôt après, revenant sur ses pas, ne se croyant pas le droit d'être rassuré même par ces noms, il attribuait les causes secrètes de cette magnanimité apparente à l'impuissance du désespoir, et il ajoutait : Forcés de choisir entre deux maux inévitables, ils n'ont plus cherché qu'à éviter le coup terrible qui les menaçait et que je travaillais depuis longtemps à attirer sur leurs têtes. Ce fut parmi les nobles, d'un bout du royaume à l'autre, une consternation profonde. Car la plupart des hommes tiennent encore plus aux hochets du pouvoir qu'au pouvoir lui-même. Quelques-uns s'exécutèrent de bonne grâce, témoin le duc de Chartres — depuis Louis-Philippe —, qui, selon Camille Desmoulins, à la première nouvelle du décret, et en recevant le Postillon de Calais, appela sa maison, fit lecture du décret, y donna sa sanction domestique, défendit qu'on l'appelât monseigneur ou monsieur le duc, quitta sa livrée avec plus de plaisir que Bailly n'avait pris la sienne, déshabilla enfin de la tête aux pieds cochers, laquais et coureurs[23]. Mais bien petit fut le nombre des imitateurs du duc de Chartres. Si les nobles obéirent à la décision prise, ce fut la rage dans le cœur, ce fut l'anathème sur les lèvres. Ils s'indignaient surtout de l'article qui, les forçant de renoncer au nom des terres possédées depuis plusieurs siècles par leurs familles, leur imposait le devoir légal de reprendre leurs noms patronymiques. Il en résultait qu'un Montmorency devenait tout simplement Bouchard ; un Richelieu, Vignerot ; un La Rochefoucauld, Vert ; un Saint-Priest, Guignard ; un Lafayette, Mottié ; un Mirabeau, Riquetti. C'était dépouiller la France de son histoire, observe madame de Staël[24], et il y a certainement quelque chose de vrai dans cette remarque. Mais c'était aussi enlever à un certain nombre d'hommes la douceur de se croire d'une nature supérieure à celle du reste des humains, c'était leur enlever leur droit héréditaire de, mépriser leurs semblables, et voilà ce qui leur parut insupportable. Même parmi ceux d'entre eux qui avaient mis tant d'empressement à immoler leur vanité, quelques-uns ne furent pas sans avoir regret de leur patriotisme hâtif, du moins s'il en faut croire ce qu'on raconte de Mathieu de Montmorency, qui un jour, au café du Palais-Royal, salué du nom de Bouchard, en présence de Morris, plénipotentiaire des États-Unis, se mit à rappeler avec dépit sa généalogie, disant : Après tout, je descends d'Anne de Montmorency qui fut connétable ; je descends de Mathieu de Montmorency qui fut maréchal de France ; je descends d'Anne de Montmorency qui épousa la veuve de Louis le Gros ; je descends... à quoi Rivarol impatienté répliqua : Eh, mon cher, pourquoi êtes-vous donc tant descendu ?[25] Quant à Mirabeau, il ne se trouvait pas à la séance du 19 juin ; mais, le lendemain, les journalistes ayant imprimé dans le récit des séances Riquetti aîné, il s'approcha, furieux, et leur dit : Avec votre Riquetti, vous avez désorienté l'Europe pendant trois jours[26]. L'impitoyable Camille Desmoulins savait tout cela ; il avait vu la chemise de plâtre sous laquelle la noblesse voilait ses écussons, comme les calotins couvrent le visage des saints et des madones dans le deuil de la semaine sainte ; il prit plaisir à envenimer la blessure. S'emparant d'une brochure publiée sous ce titre : Vrai Miroir de la Noblesse, il en rendit compte avec un singulier mélange de grâce et de cruauté. Notre auteur érudit n'oublie, disait-il, ni les filets et la caque de Villeroi, sous François Ier, ni l'étal de boucher de George Vert, ni Saint-Simon, oiseleur sur le quai de la Ferraille, du temps de Louis XI, ni Breteuil, naguère bahutrer sur le pont Notre-Dame, à la fraîche, qui veut boire ? ni la baguette d'huissier et les paix là ! de Villequier ; ni la seringue de Mazarin, des d'Uzès, des Lamoignon ; ni la serviette et la livrée des Noailles… J'en demande pardon au ci-devant vicomte de Noailles, excellent patriote, et que cette anecdote ne doit pas mortifier. Quel est le citoyen qui peut affirmer qu'aucun des siens n'a monté derrière les carrosses avant de monter dedans ? Et puis, il y a serviette et serviette. Jean-Jacques Rousseau n'a-t-il pas porté la serviette chez mademoiselle de Solar ? Et qui n'a pas dit, comme le bon la Fontaine : Je voudrais bien déchausser ce que j'aime ?[27] Ainsi disparaissaient tous les vieux prestiges ! L'Assemblée constituante se laissa aller à une illusion bien extraordinaire, si elle crut que, de toutes parts, battu par les flots de l'égalité, le trône pourrait rester inébranlable, et ne finirait pas par ajouter un débris de plus aux débris de tous les rangs. Elle avait beau, après avoir annulé le pouvoir de la royauté, lui voter vingt-cinq millions de liste civile, et lui donner de quoi dorer la honte de son inutilité, au moins aurait-il fallu, puisqu'on voulait qu'elle subsistât, consacrer autour d'elle les habitudes de l'ancien respect héréditaire. Ô législateurs inconséquents, qui demandaient à la royauté de vivre, en la détruisant à la fois et comme pouvoir et comme symbole ! Car, dès que la noblesse héréditaire cessait d'exister, quelle devenait la raison d'être d'une royauté réduite à l'inaction ? Pouvait-elle représenter ce qui n'existait plus ? Pouvait-elle être le symbole du néant, être la personnification de la mort ? Si ceux qui, sans aller jusqu'à la République, portaient la main sur la noblesse, avaient mieux lu Camille Desmoulins, il les eût bien vite avertis de leur erreur. Dans tout ceci, lui seul fut le vrai logicien révolutionnaire. Il comprit que, lorsqu'on faisait tant que de rappeler les paix là ! de Villequier et la serviette des Noailles, s'arrêter en chemin était absurde ; et, déterrant dans le premier pamphlet venu que M. Capet, le pouvoir exécutif suprême, descendait de Laurent Babou, notaire a Bourges, il cria de son ton le plus cynique : S'il ne m'est pas permis de le dire au papier, J'irai creuser la terre, et comme ce barbier, Faire dire aux roseaux, plutôt que de me taire, Capet, le roi Capet est le fils d'un notaire[28]. La fatalité de ces déductions n'échappa point à Necker, qui eut le tort de vouloir un roi, mais le mérite de le vouloir aux conditions qui le rendent possible. Il proposa donc à Louis XVI de refuser sa sanction au décret du 19 juin, et n'ayant pu l'y déterminer, parce que, depuis le 6 octobre, le système de Louis XVI était de se faire considérer comme en état de captivité, il eut le courage de publier son opinion[29]. Il sentait, et il ne se trompait pas, que nul astre ne saurait briller quand on en disperse les rayons, et que le jour où l'Assemblée nationale avait aboli jusqu'aux plus légers signes d'une gradation héréditaire d'états, ce jour-là, elle avait, en consacrant le principe de l'égalité, ébranlé tous les fondements de la monarchie. |
[1] Révolutions de Paris, n° 48.
[2] Révolutions de Paris, n° 48.
[3] Révolutions de Paris, n° 48.
[4] Révolutions de Paris, n° 48.
[5] Révolutions de Paris, n° 48.
[6] Révolutions de Paris, n° 48.
[7] Révolutions de Paris, n° 48.
[8] L'Ami du peuple, n° CXLV.
[9] Le dernier numéro de l'Ami du peuple portait la date du 21 janvier 1790 ; le CVe.
[10] L'Ami du peuple, n° CVI.
[11] L'Ami du peuple, n° CVI.
[12] L'Ami du peuple, n° CVI.
[13] L'Ami du peuple, n° CXLV et CXLVI.
[14] Voyez le n° 48 des Révolutions de Paris.
[15] L'Orateur du peuple, n° XVII.
[16] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. VI, p. 71. Collection Berville et Barrière.
[17] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. VI, p. 71. Collection Berville et Barrière.
[18] Voyez, pour la séance du 19 juin, en les rapprochant, le récit du Moniteur et celui de Ferrières.
[19] Chronique de Paris, n° 170.
[20] Révolutions de France et de Brabant, n° 33.
[21] L'Ami du peuple, n° CXLII.
[22] L'Ami du peuple, n° CXLII.
[23] Révolutions de France et de Brabant, n° 33.
[24] Considérations sur la Révolution française, IIe partie, chap. XIV.
[25] Montgaillard, Histoire de France, t. II, p. 237. Paris, 1827.
[26] Considérations sur la Révolution française, IIe partie, chap. XIV.
[27] Révolutions de France et de Brabant, n° 33.
[28] Révolutions de France et de Brabant, n° 33.
[29] Considérations sur la Révolution française, IIe partie, chap. XIV.