HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME QUATRIÈME

LIVRE QUATRIÈME

 

CHAPITRE XI. — LES CALVINISTES À NÎMES.

 

 

Les houppes rouges, les dragons volontaires, les cebets. — Rivalité du corps électoral et de la municipalité à Nîmes ; le club des Amis de la Constitution. — Journée du 13 juin 1790, à Nîmes ; guerre civile ; égorgements ; journée du 14 juin. — Embrasement de la campagne. — Les villages catholiques s'arment. — Bandes de protestants en marche vers Nîmes — L'armée auxiliaire sur l'esplanade de Nîmes. — Dévastation du couvent des Capucins ; massacre de religieux. — Désolation universelle. — Froment, Folacher et Descombiés dans les tours du château. — Négociation entamée et rompue. — Les tours prises d'assaut ; mort de Froment-Tapage. — Scènes d'horreur. — Scènes d'humanité. — Représailles exercées par les catholiques dans la campagne. — Fin des troubles.

 

Le signal sera l'horloge du Palais lorsqu'elle sonnera la grande cloche, au point du jour. Voilà comment, sous Charles IX, le duc de Guise annonça aux siens les Matines parisiennes. Il n'y eut personne pour annoncer avec cette précision terrible les Matines nîmoises, qui furent, à plus de deux siècles d'intervalle, une seconde Saint-Barthélemy en sens inverse, mais provoquée violemment cette fois, faisant suite à un combat, et où, par un épouvantable renversement des rôles, les bourreaux se trouvèrent être les victimes.

On peut bien préparer un vaste massacre, en accumulant les insultes, en attisant les haines, en versant le fiel goutte à goutte dans les âmes ; mais envisager d'un œil calme l'égorgement d'une population toute entière, mais combiner de sang-froid les horreurs dont un tel drame se devra composer, mais agiter d'avance au fond de son cœur la cloche qui sonnera tant de funérailles... il y a là une puissance de scélératesse dont, pour l'honneur de l'espèce humaine, il ne faut pas trop se hâter de croire les hommes capables. La Saint-Barthélemy elle-même ne fut que le résultat d'une préméditation très-courte, interrompue, dans Charles IX, par des alternatives d'effroi, de remords anticipés et de fureurs. A Nîmes, quoi qu'en aient pu dire les deux partis contraires, trop prompts à se renvoyer l'un à l'autre le crime d'un complot lentement mûri et ayant pour objet bien déterminé le massacre d'une moitié de la ville, à Nîmes, tout vint d'une rixe misérable. Pourquoi non ? Quand la mine est chargée, est-ce que, pour la faire sauter, il ne suffit pas d'une étincelle ?

La légion nîmoise s'était d'abord recrutée de protestants et de catholiques fraternellement rapprochés et confondus ; mais, travaillée par le fanatisme, elle ne tarda pas à se diviser en compagnies protestantes et en compagnies catholiques, celles-ci désignées sous le nom de compagnies de la Croix. Quant aux cocardes blanches, si chères aux fanatiques, elles n'avaient disparu, depuis une proclamation du roi qui les proscrivait en termes décisifs, que pour faire place à des houppes rouges[1], signes de reconnaissance et de ralliement dont tous les ultra-catholiques convinrent.

En dehors de la légion nîmoise, le service extérieur de la ville et la protection de la campagne avaient donné naissance à une compagnie de dragons volontaires, mi-partie de catholiques tolérants et de calvinistes, qu'unissait l'amour de la Révolution. C'était une troupe leste, riche et brillante, fort en faveur auprès du corps électoral, parce qu'il était patriote, odieuse aux officiers municipaux, parce qu'ils étaient contre-révolutionnaires, et que les houppes rouges poursuivaient d'une animosité jalouse. Chaque jour, des querelles, un échange de propos injurieux, des menaces. L'habitude où étaient les cultivateurs nîmois de ne manger à leur déjeuner qu'un oignon blanc et du pain, leur avait fait donner le surnom de cebets[2], et cette désignation, appliquée par les protestants aux ultra-catholiques, retentissait aux oreilles de ces derniers comme une mortelle offense. A leur tour, ils n'épargnèrent rien pour humilier leurs ennemis : témoin le rendez-vous assigné un jour aux cebets, sur la place des Récollets, d'où ils devaient partir montés sur des ânes, et parodier ainsi les promenades militaires des dragons[3].

Tout concourait donc à aigrir les esprits ; mais ce qui envenima le plus la situation, ce fut la part que les autorités du lieu prirent à ces déchirements. Dans son imprudente partialité, le corps municipal alla jusqu'à interdire les patrouilles des dragons volontaires[4]. Les électeurs, alors assemblés pour élire les membres du département, s'irritèrent de cette interdiction, dont les défiances de toutes parts répandues exagéraient la portée et empoisonnaient la source. Un club, de formation récente, le club des Amis de la Constitution, prit parti contre la municipalité avec emportement : le 13 juin arriva.

Ce jour-là, une compagnie protestante, celle qui était de garde à l'Hôtel de Ville, se trouva triplée[5], soit que le hasard en eût décidé ainsi, soit que l'accroissement continu des alarmes eût amené un redoublement de précautions. Il est certain que chacun sentant approcher l'orage, la ville était pleine de ce vague effroi qui précède ordinairement les grandes catastrophes.

Dans l'après-midi, à l'issue d'une réunion de houppes rouges, au sortir de l'église des Dominicains, leur rendez-vous favori, Froment-Tapage fut remarqué tenant à la main une énorme dame-jeanne remplie de vin, et versant à boire aux cebets. A ces dangereuses largesses, il mêlait des exhortations plus enivrantes que le vin. Allez, disait-il, allez dans toute la ville, et les dragons que vous rencontrerez hors de leur poste, désarmez-les. Des dragons furent, en effet, sinon désarmés, du moins menacés de l'être. A ceux qu'on aperçut, on cria : Vous n'avez pas le droit de porter un sabre ! nous vous le ferons bientôt quitter[6].

Vers six heures du soir, un volontaire à houppe rouge se présente à la porte de l'Évêché : il demande à entrer, ou qu'on fasse sortir un poste de douze dragons qui stationnaient en ce moment dans la cour. Sur le refus qu'il reçoit, il se retire, revient, bientôt après, suivi de deux camarades, et remet au suisse, pour le chef du poste, un billet sur lequel ces mots étaient tracés : Le suisse de l'Évêché est averti de ne plus laisser entrer les dragons, passé ce soir, sous peine de la vie. Dans un mémoire publié depuis, Froment prétendit que le porteur du billet fatal agissait de concert avec les dragons[7] ; mais cette assertion, si invraisemblable de sa nature, fut démentie par une foule d'écrasants témoignages[8]. Arrive le chef du poste : une altercation s'engage ; des hommes à houppe rouge, postés dans le voisinage, accourent enflammés de colère. Si les premiers qui parurent avaient des armes à feu entre les mains, on en peut douter ; mais qu'ils portassent des sabres, c'est ce qu'avoua lui-même un des héros du parti ultra-catholique, le baron de Marguerittes, maire de Nîmes[9]. Il reste avéré, d'autre part, que des pierres furent lancées, que le cri aux armes ! retentit. Se voyant ainsi pressés, les dragons firent une décharge ; survinrent des houppes rouges, armés de fusils cette fois, et qui ripostèrent : le combat avait commencé ; le sang coulait[10].

Sur ces entrefaites, Saint-Pons, major de la légion nîmoise, rencontre deux officiers municipaux et les entraîne vers la place de l'Évêché, à la tête d'un détachement de la compagnie protestante n° 1, de garde à l'Hôtel de Ville. On atteint la place, que déjà, par les trois rues qui y aboutissent, les houppes rouges avaient inondée. La mêlée devient générale ; plusieurs tombent mortellement frappés, et, parmi les victimes, un légionnaire de la première compagnie, tué du haut d'une fenêtre de la cure[11].

De la maison Froment, située près de l'église des Dominicains, on communiquait avec les remparts et aussi avec les tours du château. Ce fut là que les houppes rouges établirent leur quartier général ; ce fut là que Froment, Folacher et Descombiés, prévenus de tout dès le commencement de l'action, organisèrent, avec autant d'intelligence que de vigueur, la défense et l'attaque. La maison de Froment, la partie des remparts sur laquelle cette maison s'ouvrait, la porte des Carmes, attenante à l'église des Dominicains, et enfin les tours du château devinrent autant de postes militaires que les houppes rouges occupèrent[12].

Mais, en attendant qu'on vînt les y forcer, la désolation régnait dans toute la ville, et des scènes d'horreur y préludaient à un massacre général. Un protestant, nommé Jalabert, septuagénaire, fut arraché de sa maison, traîné impitoyablement dans la rue, mutilé à coups de sabre et laissé mourant sur le pavé[13]. Un autre vieillard, nommé Astruc, coupable du même crime, d'être calviniste, ne fut pas mieux protégé par ses cheveux blancs : assommé à coups de fourches, il fut achevé d'un coup de fusil[14]. Un dragon ayant été égorgé, on lui coupa le doigt pour avoir un diamant qui y brillait, et on jeta le cadavre dans un fossé[15]. Deux fois le drapeau légal fut arboré et porté vers les tours du château par un officier municipal que poussait en avant une escorte protestante : deux fois les houppes rouges se précipitèrent sur l'escorte, la firent reculer et enlevèrent le drapeau[16]. Ce fut dans la première de ces deux tentatives avortées que l'abbé de Belmont, qu'on avait contraint de se charger du drapeau, et qui marchait à contre-cœur, reçut entre les épaules un coup de crosse qui lui fit vomir le sang[17], tant était inexorable la fureur qui emportait l'un et l'autre parti !

Les soldats de Guyenne, sans aucun entraînement religieux, mais par zèle pour la Révolution, s'étaient mis du côté où elle était, c'est-à-dire du côté des non-catholiques[18] : formidable poids tombé tout à coup dans un des plateaux de la balance ! Et puis, des dix-huit compagnies sur lesquelles il semblait que les ligueurs pussent compter, trois seulement donnèrent. Mais le désespoir est une force : les catholiques qui prirent part à la lutte y apportèrent un courage farouche ; la fureur de leurs ennemis s'en accrut, et le sang ruissela par toute la ville. Tavannes a écrit, en parlant de la Saint-Barthélemy : La colère et la mort couraient les rues en telle horreur, que Leurs Majestés, qui en étaient les auteurs, ne se pouvaient garder de peur dans le Louvre[19]. Quoique très-braves, Froment et Descombiés ne virent pas sans effroi l'abîme béant ; ils écrivirent à la hâte, demandant du secours, à de Bouzols, commandant en second du Languedoc, l'homme du roi ; mais les deux exprès furent arrêtés à Véhaut par les protestants[20].

La nuit vint, nuit de douleur amère pour les uns, et pour les autres d'effroyable attente. Les femmes et les enfants veillèrent dans les larmes ; les hommes se préparèrent aux désastres prévus du lendemain.

Le lendemain, en effet, l'incendie, loin de s'éteindre, se trouvait avoir gagné de proche en proche. Ce n'était plus Nîmes seulement qu'embrasait le génie des guerres civiles, c'était la campagne des environs. Le bruit que les protestants massacraient les catholiques avait été répandu par des houppes rouges à Bouillargues, à Monduel ; et les habitants de ces deux villages dévots s'avançaient en armes sur le chemin de Beaucaire à Nîmes, bientôt rejoints par ceux de Redessan et de Marguerite. Ils avaient soif de vengeance. Les passants, ils les arrêtaient : Êtes-vous catholiques ? Qui répondait non était mort[21].

De leur côté, les protestants des Cévennes, de la Vaunage et de Gardoneuque accouraient.

La différence fut que ceux-ci entrèrent dans la ville, tandis que les premiers rebroussèrent chemin à la voix de quelques catholiques patriotes de Nîmes, dépêchés vers eux et qui leur dirent : On vous trompe ; il ne s'agit que d'une contre-révolution tentée par le clergé et le parlement[22]. Il n'en fallut pas davantage, preuve éclatante du pouvoir de l'esprit nouveau, même sur les recrues du fanatisme ! Et ce qui est plus remarquable encore, ce qui veut être rappelé comme un signe des temps, ce qui montre bien que les guerres de religion touchaient à un de leurs derniers drames, il arriva qu'à tous ces rudes enfants de Calvin, volant au secours de leurs frères, beaucoup de catholiques n'hésitèrent pas à s'unir. A la tête de plusieurs des bandes en marche contre les ligueurs de Nîmes, qui aperçut-on ? des prêtres : Brémond, par exemple, curé d'Anduze ; Boulet, curé de Puèchedron ; Chabert, curé de Boissière ; Solier, prieur de Cologne[23].

A trois heures, l'armée auxiliaire était rangée en bataille sur l'esplanade. Elle y resta quelque temps calme, immobile, laissant douter si ce qu'elle apportait c'était la guerre ou la paix. Devant chaque village se tenait le maire, revêtu de son écharpe. Soudain des détonations sont entendues ; vingt-cinq hommes tombent sous les coups d'ennemis invisibles ; un officier municipal de Saint-Côme gît étendu sans mouvement aux pieds des siens. Par qui furent tirés les coups de fusil ? on l'ignore ; mais ils partirent du couvent des Capucins et devinrent le signal d'une affreuse boucherie. Le couvent est assailli dans un indescriptible élan de fureur. Ceux du dedans poussent de grands cris, sonnent le tocsin ; mais la porte du couvent vole en éclats, et le carnage commence. Plusieurs hommes à houppe rouge furent tués. On massacra cinq religieux. L'un d'eux avait été signalé comme distributeur de pamphlets gonflés de venin : la haine qu'il inspirait chassa bien loin le respect dû à ses quatre-vingts ans, et des forcenés coururent le hacher dans son lit à coups de sabre. La pharmacie du couvent fut dévastée ; la bibliothèque, dont une partie venait de Fléchier, fut mise en lambeaux ; et le lendemain, dans l'église, on voyait du sang à l'entrée de la sacristie, du sang devant le chœur, du sang sur les marches de l'autel, et jusqu'au caveau une traînée de poussière indiquant le chemin suivi par les cadavres. Le vol n'eut point de place en ces scènes horribles. Seulement, un ciboire fut dérobé dans la sacristie par un brigand de Sommières, mêlé aux envahisseurs ; mais on arrêta ce misérable et on le jeta en prison[24].

Bientôt, Nîmes n'offrit plus que le spectacle d'une ville prise d'assaut. Aux cris de la vengeance victorieuse, aux lamentations des mourants, aux gémissements des femmes éperdues, l'artillerie était venue ajouter son retentissement lugubre. Retranchés sur les remparts, dans les tours du château, dans le couvent des Dominicains, où une porte intermédiaire enfoncée leur avait donné accès, Folacher, Descombiés, les deux Froment et leur troupe, déployaient une résolution désespérée. Des témoins nombreux ont affirmé que, de ces divers postes, des houppes rouges avaient fait feu, même sur des citoyens isolés et sans armes[25].

Ailleurs, on ne combattait plus, on tuait, l'ivresse du meurtre s'étant, comme il arrive, emparée des vainqueurs. Malheur aux houppes rouges qui tombaient sous la main des maîtres du pavé ! on les immolait, non plus par nécessité, mais par vengeance[26]. Il y en eut trois cents qui, ce jour-là, périrent de cette manière, dont cent cinquante-trois bien connus ; et cependant, pour empêcher qu'on ne sût les noms et le nombre des victimes, on avait soin de couvrir de chaux les cadavres[27] !

Dans la soirée, un officier des grenadiers du régiment de Guyenne s'approcha des tours en agitant un drapeau blanc. Il venait proposer la paix. Aussitôt, Froment prit la plume et écrivit la lettre suivante, qu'il remit au valet de Descombiés.

A monsieur le commandant des troupes de ligne, pour communiquer aux légionnaires campés à l'esplanade.

Monsieur,

On vient de nous dire que vous proposez la paix. Nous l'avons toujours désirée, et jamais nous ne l'avons troublée. Si ceux qui sont la cause des troubles affreux qui règnent dans la ville veulent mettre fin à leur coupable conduite, nous offrons d'oublier le passé et de vivre en frères. Nous sommes, avec la franchise et la loyauté de bons patriotes et de vrais Français, vos très-humbles serviteurs.

Les capitaines commandant les tours du château.

 

Quelque provoquant que fût ce langage, dont la fierté touchait à l'insolence, les électeurs, assemblés pour veiller au salut de Nîmes, chargèrent trois commissaires d'entamer une négociation, et Froment reçut prière, par le trompette de la ville, de se rendre dans la rue du Collège. Il y alla suivi de Descombiés, et là des propositions de paix leur furent faites par le président du département, Chabaud de La Tour, lequel était assisté de trois électeurs, de quatre officiers municipaux, et tenait un drapeau blanc à la main. Froment posa, comme condition première, la retraite des protestants étrangers. Il y eut quelques pourparlers, mais enfin il fut convenu que les hostilités cesseraient ; que les membres des deux partis seraient mis sous la sauvegarde de la loi, de l'assemblée électorale, de la municipalité, et que le régiment de Guyenne veillerait seul à la sûreté publique.

Les commissaires — ajoute Froment, au récit de qui sont empruntés ces détails — se rendirent aux casernes pour faire cesser le feu des protestants. Nous défendîmes de notre côté de tirer davantage. Les commissaires revinrent dire que tout était fini. Descombiés et moi, nous étions sur le point de nous rendre à l'assemblée électorale pour y annoncer la paix, et je rentrais chez moi pour m'habiller, lorsque les coups de canon redoublent. Un enfant m'apporte un boulet qui venait de frapper la façade de ma maison. Je cours à la fenêtre et j'aperçois des protestants armés qui criaient : Feu ! feu ! sur le pouf rouge !

Ce fut seulement alors, d'après Froment, que lui et les siens se décidèrent à recommencer le combat[28].

Ainsi, tout n'aurait été, de la part des électeurs, qu'infâme perfidie ! Mais non : cette supposition que, d'ailleurs, l'ensemble des témoignages repousse, est démentie par les lois de la vraisemblance. Car, alors même que rien ne serait à reprendre à l'exactitude de la relation de Froment, si intéressé à noircir la conduite de ses ennemis, la violation d'un pacte conclu au sein du chaos ne se peut-elle donc expliquer que par l'hypothèse d'une trahison exécrable, lorsque l'explication est fournie par le chaos même ?

Quoi qu'il en soit, les hommes à houppe rouge étaient rentrés à la hâte dans leurs retranchements, bien résolus à s'y maintenir jusqu'à la mort. La mort vint et les enveloppa. Ne pouvant tenir contre le canon, les survivants essayent de se sauver, les uns par les remparts, les autres par les toits, et de tous côtés ce sont des pointes de baïonnettes qui les reçoivent ou des balles qui les atteignent. Les chefs parvinrent, pourtant, à s'évader, à l'exception de Froment-Tapage, qui paya de sa vie l'importance funeste de son rôle. Quelques-uns, en se réfugiant dans le couvent des Dominicains, y firent entrer avec eux l'épouvante et la ruine.

On ravagea cet établissement, on ravagea le collège. Les religieux fuyaient : un d'eux, le père Thibault, n'échappa à la fureur de ceux qui le poursuivaient qu'en feignant d'avoir été frappé et en se jetant la face contre terre[29]. Mais l'esprit de meurtre n'était pas sur ce seul point, il était partout. On fouilla quelques maisons où l'on espérait trouver des coupables, et faute de les pouvoir ensanglanter, on les pilla[30]. Gas, le cantinier des houppes rouges, fut découvert dans son asile et mis en pièces[31]. Un catholique suivait un de ses amis, protestant, qui lui avait promis de le sauver s'il se joignait aux vainqueurs, s'il s'associait à leurs vengeances. Chemin faisant, les deux auteurs de ce pacte impie rencontrent un homme à houppe rouge. Allons ! voici le moment ! Tue ce papiste ! crie le protestant au catholique. Le malheureux qu'on menaçait lève les yeux sur son coreligionnaire, et s'écrie : Puisque je suis perdu, sauve ta vie et prends la mienne ! Celui-ci, égaré par la peur, lâche le coup, et la victime tombe. En rentrant chez lui, le meurtrier fut saisi d'un tel accès de douleur et de remords, qu'il se coucha pour ne plus se relever[32].

Terribles sont assurément les passions politiques ; mais quand elles s'allient à des colères religieuses, qui dira de quel zèle exterminateur elles sont capables ? qui dira combien profondément il est possible de haïr ses semblables quand on les hait pour le compte de Dieu, que ce Dieu soit celui d'Ignace ou celui de Calvin ?… Les auteurs ultra-catholiques ne portent pas à moins de huit cents le nombre de ceux des leurs qui périrent à Nîmes dans les trois fatales journées. Si ce chiffre est exact, ce serait plus de sang, proportion gardée, que la Saint-Barthélemy n'en fit verser à Paris, où il y eut quatre mille morts, selon Brantôme ; trois mille, selon d'Aubigné ; et deux mille seulement, selon Tavannes. Mais à Nîmes, du moins, on ne vit ni femmes grosses éventrées, ni enfants étranglés dans leur berceau, ni princes levant la dîme sur le saccagement des maisons de lapidaires, ni grands seigneurs mettant fin à leurs procès d'un coup d'épée. Il se mêla même à tant d'horreurs des actes d'humanité dont le souvenir repose l'âme. Des catholiques reçurent chez leurs mortels ennemis une hospitalité discrète et généreuse[33]. Vidal, procureur de la Commune, et l'officier municipal Laurens durent la vie à Ribot, capitaine d'une compagnie protestante. Cachés, lors du commencement des troubles, dans le cabaret de Gas, ils avaient ensuite changé d'asile, et, découverts, ils allaient être immolés, lorsque Ribot intervint et les sauva[34].

Du reste, le parti qui venait d'être vaincu dans Nîmes exerça de cruelles représailles dans les campagnes. Un pauvre jardinier, âgé de soixante-dix ans, fut massacré comme il allait faucher son fourrage[35]. Un jeune homme, qui lavait tranquillement de la laine à une lieue de la ville, eut le même sort[36]. Sur le territoire de Saint-Bonnet, un vieillard nommé Maigre et son fils aîné furent égorgés par des catholiques, qui jetèrent les corps dans la rivière du Gardon. C'étaient d'honnêtes protestants, qui faisaient vivre par jour deux cents familles et passaient pour les bienfaiteurs de la contrée[37].

Le corps électoral s'était appliqué de son mieux à rendre la tranquillité à la ville : il ne le put faire avec succès que le 15 juin. Le 16, dix-neuf compagnies catholiques furent supprimées ; on proclama la paix ; les légions réunies se fédérèrent sur l'esplanade, et les tombereaux parcoururent la ville pour enlever les cadavres.

 

 

 



[1] Dépositions des 167e et 169e témoins de l'Information sur la plainte par addition du 7 juillet.

[2] Compte rendu à l'Assemblée les 22 et 25 février 1791, au nom de la municipalité de Nîmes, par M. de Marguerittes, IVe partie, p. 133. Paris, imprimerie de Guerbart.

[3] Compte rendu au nom de la municipalité, par M. de Marguerittes, IVe partie, p. 135.

[4] Verbal du corps électoral de Nîmes, séance du 11 juin.

[5] Compte rendu au nom de la municipalité, par M. de Marguerittes, IVe partie, p. 136.

[6] Dépositions des 15e, 21e, 22e, 24e, 25e et 111e témoins de l'information sur la plainte par addition.

[7] Mémoire publié par Froment sur les événements arrivés à Nimes le 13 juin et les jours suivants, p. 5.

[8] Dépositions des 2e, 19e, 25e, 36e, 48e, 63e, 76e, 100e, 105e, 152e et 153e témoins de l'Information sur les affaires du mois de juin.

[9] Voyez son Compte rendu au nom de la municipalité, IVe partie, p. 137.

[10] Dépositions des 2e, 19e, 25e, 36e 48e, 63e, 76e, etc. témoins de l'Information sur les affaires du mois de juin.

[11] Dépositions des 3e, 9e, 12e 16e, 17e, 18e, 19e, 35e 66e 70e, 74e, 79e, 88e et 93e témoins de la même information.

[12] Dépositions des 3e, 9e, 12e, 16e, 17e, 18e, 19e, 35e, 36e, 66e, 70e, 74e, 79e, 88e et 93e témoins de la même information.

[13] Dépositions des 57e, 78e, 150e et 151e témoins de la même information.

[14] Dépositions des 19e, 20e et 79e témoins de la même information.

[15] Dépositions des 14e, 17e, 18e, 19e, 30e et 82e témoins de la même information.

[16] Dépositions des 13e, 14e, 17e, 18e, 19e, 30e, 48e, 74e, 79e, 146e, 152e et 153e témoins. Ceci avoué, du reste, dans le Précis historique, p. 27, et dans le Compte rendu, IVe partie, p. 141.

[17] Compte rendu, IVe partie, p. 22.

[18] Mémoire de Froment, p. 22, et Précis historique, p. 27.

[19] Mémoires de Tavannes, chap. XXVII.

[20] Mémoire de Froment, p. 23.

[21] Dépositions des 117e, 118e, 119e, 123e 127e, 128e 129e 131e, 139e et 140e témoins.

[22] Mémoire de Froment, p. 24.

[23] Vérités historiques sur les Événements arrivés à Nîmes le 13 juin 1790, et les jours suivants, par le club des Amis de la Constitution, p. 22.

[24] Voyez, en les rapprochant, le Compte rendu, IVe partie, p. 154 ; le Précis historique, p. 32 ; la déposition de l'abbé Clémenceau, tirée de l'Information faite par le présidial, et les dépositions des 4e, 14e, 16e, 30e, 34e, 43e, 44e, 45e, 46e, 49e, 56e, 63e et 126e témoins de l'Information sur les événements du mois de juin.

[25] Dépositions des 1er, 9e, 15e, 17e, 22e, 26e, 33e, 50e, 55e, 69e, 73e 76e, 79e, 80e, 87e, 89e 106e, 141e et 149e témoins de la même information.

[26] Le fait est avoué par les membres du club des Amis de la constitution, appartenant au parti vainqueur. Voyez Vérités historiques, p. 14.

[27] Compte rendu, par M. de Marguerittes, IVe partie, p. 163.

[28] Mémoires de Froment, p. 11, 12 et 13.

[29] Compte rendu, IVe partie, p. 164.

[30] Vérités historiques, p. 14. — Témoignage peu suspect, venant des membres du club des Amis de la Constitution.

[31] Les détails se trouvent dans l'Adresse présentée à l'Assemblée nationale par la veuve du sieur Jean Gas et ses six enfants. Paris. 1790.

[32] Précis historique, p. 35 et 36.

[33] Des certificats le constatèrent, quand tout était fini, et qu'on n'avait pas à signer, comme dit Froment dans son Mémoire, sous le couteau des assassins.

[34] Déclaration de Marc-Antoine Ribot, en date du 18 octobre 1790.

[35] Vérités historiques, p. 21.

[36] Vérités historiques, p. 21.

[37] Les auteurs catholiques en conviennent. Voyez le Compte rendu, IVe partie, p. 172.