Luxe subit étalé par Mirabeau. — Entrevue mystérieuse dans l'hôtel Charost. — Dispositions de la reine à l'égard de Mirabeau. — Lettre secrète de Louis XVI à M. de Beaumont. — Aversion de Necker pour toute tentative de corruption. — Traité entre Mirabeau et la cour par l'intermédiaire du comte de La Marck ; stipulations étranges et honteuses ; l'archevêque de Toulouse chargé de payer les dettes de Mirabeau ; promesse d'un million à ce dernier s'il sert bien le roi ; en attendant, il reçoit six mille livres par mois. — Débats sur le droit de faire la paix et la guerre. — Nobles paroles du curé Jallet, de Pétion. — Cri échappé dans l'Assemblée au sentiment de la solidarité humaine. — Mirabeau se prononce pour la prérogative royale. — Portrait de Barnave. — Duel politique entre Barnave et Mirabeau. — Barnave porté en triomphe. — Le peuple marque l'arbre où Mirabeau sera pendu. — Tout Paris mugissant autour de l'Assemblée. — On crie dans les rues la grande trahison du comte de Mirabeau. — Suprêmes efforts d'éloquence. — Vote de l'Assemblée. — Manœuvre de Mirabeau. — Chaque parti s'attribue la victoire. — Langage du Journal du Diable. — Appréciations de Loustalot. — Fermentation générale ; journaux brûlés en pleine rue, chasse aux voleurs. — Déchaînement de l'opinion contre Mirabeau ; il est raillé par Camille Desmoulins et menacé de la lanterne par Fréron. — Belle motion de lui, à propos de la mort de Franklin. — Inconcevable mélange de bassesse et de grandeur.Et Mirabeau, pendant ce temps, que faisait-il ? Mirabeau quittait le modeste appartement qu'il avait occupé jusqu'alors, pour s'installer dans une maison tout entière à lui ; il prenait des valets de chambre, un cuisinier, un cocher, des chevaux[1] ; il s'élançait éperdu vers le luxe et le plaisir ; il consternait ses amis ; il indignait ses ennemis ou les remplissait de joie. Cet étalage sans pudeur d'une fortune subite éveilla, dès lors, mille soupçons flétrissants qui, souvent rappelés depuis et, par quelques-uns, combattus avec art, se sont changés de nos jours en certitude, grâce à la publication de documents d'une authenticité écrasante[2]. L'histoire de la corruption de Mirabeau existe aujourd'hui ; elle existe, écrite par le corrupteur et par lui-même. Dans les premiers jours du mois d'avril, tandis que rue du Faubourg-Saint-Honoré, devant l'hôtel Charost, une voiture s'arrêtait, et que le comte de Mercy, ambassadeur d'Autriche, en descendait, un homme bien connu, trop connu en ce moment, arrivait à pied par les Champs-Élysées, armé d'une clef furtive, entrait par le jardin et se glissait jusqu'auprès du maître du logis, en ayant soin d'éviter l'œil des valets. Ce prudent visiteur, c'était Mirabeau. M. de La Marck et le comte de Mercy l'attendaient[3]. Rien de décisif ne sortit de cette première entrevue ; mais on s'était sondé mutuellement, et Mirabeau eut le malheur de laisser de lui une opinion très-favorable à M. de Mercy, c'est-à-dire à un courtisan négociateur d'une trahison. Quant à M. de La Marck, il connaissait depuis longtemps Mirabeau, son âme troublée, ses passions de vautour, sa soif de vivre en épuisant la vie, et son orgueilleuse bassesse. Qu'il fût prêt à se vendre, là n'était point la difficulté. Mais serait-il possible de vaincre les antipathies de la reine ? Elles étaient profondes à l'égard de Mirabeau, et il s'y mêlait, depuis le 6 octobre surtout, un sentiment d'effroi. D'un autre côté, il était naturel de craindre qu'un prince pieux ne voulût pas donner pour Providence à la monarchie un homme d'une immoralité notoire. La vérité est néanmoins que Louis XVI ne répugnait nullement à l'emploi des moyens de corruption. En voici la preuve, tirée de sa correspondance secrète. Le 29 novembre 1 789, il avait écrit à M. de Beaumont, agent de la cour à Londres : Votre dernière lettre ne détermine rien, et parle peu de l'opération dont vous êtes chargé. Quelle insouciance ou quelle inertie ! Vous savez que j'ai besoin de la somme que vous avez mission de négocier, et vous vous laissez prévenir. Vous ne voyez pas les banquiers accepteurs, et vous laissez tranquillement s'effectuer l'emprunt du duc d'Orléans. Cependant, les moments étaient si précieux, l'argent était si nécessaire ! Je sais bien que le ministre de l'intérieur, avec sa contre-police, ne fait pas grand'chose et me coûte beaucoup. Il connaît toute ma répugnance à m'endetter, et combien peu je prise les moyens de séduction. Il veut singer le duc d'Orléans, qui se ruine pour faire le mal, et se venger de quelque plate chanson ou de quelque mépris, dont, en mon particulier, je sais qu'il s'est bien rendu digne. Un de mes agents au Palais-Royal m'a fait connaître, non-seulement la destination des sommes qu'il a empruntées, mais encore l'emploi de ces sommes. Il est certain que, l'escompte prélevé et les boni des entremetteurs soustraits, il a été distribué quinze cent mille livres aux principaux partisans du duc d'Orléans. Mirabeau a eu pour sa part quatre-vingt mille livres, qui ont été comptées chez Latouche, et portées dans trois fiacres, rue de la Chaussée-d'Antin. On a distribué soixante mille livres dans le faubourg Saint-Antoine et chez quelques partisans du duc. On s'est empressé de faire payer l'arriéré à quelques gens audacieux et connus par leur esprit d'intrigue et leurs vues ambitieuses. On a porté sur cette liste le nom d'un certain Marat, celui de Danton, les noms de quelques Genevois réfugiés en France, de ce parti qui à Genève se disait patriote ; enfin de quelques hommes obscurs mais dangereux. Voilà bien des méchants réunis contre moi, je le sens bien. Il faut, comme vous le dites, user de leur tactique, et m'attacher des hommes entreprenants, ou plutôt récompenser le z de quelques-uns de mes fidèles sujets. C'est avec plaisir que je ferai distribuer l'argent que j'ai promis. Il ne sera point employé pour commettre le crime ; mais il servira à surveiller mes ennemis et à déjouer leurs projets. Hâtez-vous d'exécuter mes ordres et que l'emprunt soit rempli. Profitez de la bonne intention dehors. LOUIS[4]. On le voit : la puissance corruptrice que très-légèrement et sur la foi d'un espion intéressé à mentir Louis XVI supposait à ses ennemis, il la leur enviait et il se plaignait à ses agents de leur infériorité dans l'art de lui créer des partisans infâmes. Ce n'était donc pas de lui qu'aurait pu venir l'obstacle au projet de l'ambassadeur d'Autriche et du comte de La Marck ; mais Necker était là, et Necker embarrassait. Il est certain que le Genevois, s'il n'était pas un Richelieu, n'était pas non plus un Mazarin ; et la gravité de son caractère, sa vanité même, lui faisaient de l'estime publique un besoin trop impérieux pour qu'il risquât de la perdre dans le vil commerce des consciences. Il ne croyait pas, d'ailleurs, à l'efficacité de pareils procédés, quand il s'agit de faire face à des situations héroïques. Les hommes qu'il importerait alors de gagner ne sont-ils pas environnés de tant de regards que rien, en leurs calculs, ne saurait être mis en comparaison avec les triomphes dont l'idée les enivre ? Cette gloire, qui ne brille pas dans le lointain, mais dont les rayons rapprochés éblouissent l'esprit et embrasent le cœur, cette gloire, toute en honneurs et en acclamations du moment, n'est-elle pas bien propre à distraire des supputations de l'avarice et à endormir la cupidité ? Ainsi raisonnait, ainsi parlait Necker[5]. Il fallait donc, pour que des rapports impossibles à avouer s'établissent entre Mirabeau et la cour, ou que Louis XVI renvoyât son ministre, ou qu'il se cachât de lui. Ce fut ce dernier parti qu'il adopta. A son tour, Marie-Antoinette fit violence à son aversion. En apprenant quelle impression d'horreur les journées d'octobre lui avaient laissée, et qu'elle lui en imputait le crime, Mirabeau affecta devant le comte de La Marck un excès d'émotion[6] dont celui-ci ne manqua pas de faire part à la reine. Déjà, du reste, il avait eu soin d'affirmer que Mirabeau et lui avaient passé ensemble une partie des deux fatales journées et qu'ils dînaient tête à tête lorsqu'on annonça l'arrivée des Parisiens à Versailles[7] : la reine fut convaincue ou feignit de l'être ; on arrêta les bases de la négociation. Il faut lire dans le récit de M. de La Marck lui-même quels furent les transports de Mirabeau lorsqu'il reçut la grande nouvelle que ses dettes, dont le chiffre montait à 208.000 livres, seraient payées ; qu'une pension secrète de 6.000 livres par mois lui était allouée, et qu'à la fin de la session de l'Assemblée nationale il recevrait, s'il avait bien servi le roi, la somme d'un million, en quatre billets dont M. de La Marck était dépositaire[8]. Ses dettes payées ! 6.000 livres par mois ! La perspective d'un million ! L'illustre misérable ne trouva même pas en lui la force de commander aux élans de sa joie ; il ne put s'élever jusqu'à la pudeur ; il témoigna de l'avilissement où on le plongeait une reconnaissance emportée. C'était pour le coup que Louis XVI avait toutes les hautes qualités qui doivent distinguer un souverain. Mirabeau, écrit M. de La Marck[9], laissa éclater une ivresse de bonheur dont l'excès, je l'avoue, m'étonna un peu, et qui s'expliquait cependant assez naturellement, d'abord par la satisfaction de sortir de la vie gênée et aventureuse qu'il avait menée jusque-là, et aussi par le juste orgueil de penser qu'on comptait enfin avec lui. On comptait avec lui... en l'achetant ! Jamais tant d'orgueil ne se vit au sein d'une humiliation semblable, et jamais on ne trouva si naturel ce qui est honteux ! A l'opprobre du traité, qu'on ajoute l'injure des précautions prises, des défiances manifestées. Car, comme on vient de le voir, on mettait sa trahison à l'épreuve avant de lui en payer entièrement le salaire. D'autre part, ce ne fut pas à lui qu'on remit l'argent destiné à l'extinction de ses dettes ; un tuteur était donné à sa vénalité, et l'homme qui consentit à se charger de cette tutelle étrange, ce fut M. de Fontanges, l'archevêque de Toulouse, un prêtre[10] ! Restait à savoir quel parti on tirerait de lui. Le faire ministre, ni Louis XVI ni la reine n'entendaient aller jusque-là. Lui imposer l'impudent et subit apostolat de la contre-révolution, le profit n'en eût certes pas compensé le scandale ; il s'y serait refusé, d'ailleurs, ayant aliéné sa conscience, non son intelligence. On se borna donc à exiger de lui des conseils occultes, en lui abandonnant le soin de servir le roi dans l'Assemblée par une connivence secrète et de prudentes perfidies. Une occasion se présenta bientôt. Le 14 mai, une lettre de M. de Montmorin, ministre des affaires étrangères, apprit à l'Assemblée que, par suite de certains différends survenus dans la baie de Notoka, entre des marchands anglais et des commis espagnols, l'Angleterre se préparait à attaquer l'Espagne, et que, pour protéger au besoin cette dernière puissance, conformément au pacte de famille, le roi avait ordonné l'armement de quatorze vaisseaux de ligne. A l'instant même, et avec une précipitation enthousiaste qui frappa les esprits soupçonneux, il fut décidé que, dès le lendemain, toute affaire cessante, on s'occuperait de la réponse[11]. Le soir, réunion extraordinaire aux Jacobins. On y mit la lettre du ministre en délibération, et la guerre apparaissant à tous — tant la défiance était grande ! — comme une manœuvre imaginée pour troubler les opérations de l'Assemblée nationale, faire diversion au sentiment révolutionnaire, discréditer les assignats, sonner le tocsin de la banqueroute, on fut amené à se demander s'il pouvait dépendre d'un seul homme de disposer ainsi du destin d'un peuple ; si, en d'autres termes, il appartenait au roi de déclarer la guerre et de faire la paix[12]. Cette question de principes, née des alarmes du moment, leur empruntait une importance émouvante : Alexandre Lameth, dans la séance du 15 mai, la posa du haut de la tribune en termes précis et solennels. Il allait plus loin, il affirmait qu'il était impossible, avant de l'avoir résolue, de rien décider sur la lettre du ministre. La motion de Lameth fut vivement appuyée, non-seulement par Barnave, Rewbell et Robespierre, mais encore par le duc d'Aiguillon, le duc de Broglie, le baron de Menou. Seul, Mirabeau se leva pour la combattre. Il fit remarquer que le message royal ne renfermait pas une déclaration de guerre ; qu'il n'était que la notification de certaines mesures de précaution, évidemment nécessaires ; et que ces mesures ne cesseraient pas de se lier aux attributions du roi, comme exécuteur suprême de la volonté nationale, alors même que le droit de déclarer la guerre et de faire la paix serait détaché de ses prérogatives. La conclusion de Mirabeau fut qu'on devait remercier le roi de ce qu'il avait fait pour la sûreté du royaume, sauf à mettre immédiatement, à l'ordre du jour cette question constitutionnelle : La nation doit-elle déléguer au roi l'exercice du droit de la paix et de la guerre ?[13] C'est ce que l'Assemblée décréta le 15 mai, et le 16, la discussion s'ouvrit. Elle remplit, elle passionna huit séances. C'était trop pour l'impatience publique. Nous sommes étonnés, écrivait Camille Desmoulins[14], en lisant que chaque année les dieux allaient faire en Égypte un gala où ils mangeaient douze jours de suite. Nous admirons ces estomacs célestes et cette digestion d'un repas de douze jours. Je n'admire guère moins la façon de nos députés parlant huit jours sur une question si simple. L'opinion s'irritait d'autant plus de ces lenteurs, que le vrai point était celui que les débats ne purent toucher, parce qu'il était brûlant. Mettrait-on une épée dans la main de Louis XVI, lorsqu'on savait, si bien que d'autres que lui en dirigeraient la pointe ? Aux yeux de la Cour, l'ennemi à combattre s'appelait la Révolution, et il s'agissait de décider si contre cet ennemi le roi pourrait, selon son bon plaisir, lever des troupes et commander le feu. Voilà ce qui bouillonnait dans toutes les pensées ; voilà ce qu'avec une anxiété croissante on cherchait sur les lèvres de chaque orateur, et ce que chaque orateur laissait au fond de son âme. A la tribune, on dissertait de l'avenir ; dans les galeries, on songeait au lendemain, à l'heure présente, à la minute qui allait suivre. Prouver par de vives raisons qu'en thèse générale, les nations ont seules droit sur leurs propres destinées ; qu'il y a péril, qu'il y a folie à nouer leur existence à ce fil si fragile : le caprice d'un roi ; que l'histoire est pleine à cet égard d'enseignements décisifs... c'était à merveille ! Mais quoi ! du camp de Metz, de Bouillé, des émigrés de Turin, des bruits sourds qui semblaient annoncer le grand orage de la coalition, pas un mot ! Dès lors, à quoi bon tant de discours ? Il fallait voter, voter pour que le droit de faire la guerre ou la paix restât... à l'Assemblée ! Eh ! sans doute, puisque, dans les circonstances, cela voulait dire à la Révolution. Camille Desmoulins ne se trompait pas, la question était fort simple. Pour nous, cependant, hommes d'une génération qui a vu se continuer, à travers de prodigieux obstacles, des guerres sans nombre et une tempête universelle, l'œuvre autour de laquelle nos pères veillaient avec tant de sollicitude, pour nous, le débat qui eut lieu alors a conservé un intérêt puissant ; et c'est sa grandeur d'avoir montré planant sur les alarmes qui passent, les vérités qui restent. Y eut-il jamais rien de plus beau, par exemple, que ces paroles du curé Jallet : Avant d'examiner si la nation française doit déléguer le droit de faire la guerre, il serait bon de rechercher si les nations ont elles-mêmes ce droit. Toute agression injuste est contraire au droit naturel ; une nation n'a pas plus le droit d'attaquer une autre nation qu'un individu d'attaquer un autre individu. Une nation ne peut donner à un roi le droit qu'elle n'a pas[15]. Pétion ne fut pas moins admirable dans la réponse qu'il
fit aux prôneurs de cette science ténébreuse et de cet art menteur qu'on
nomme diplomatie. Léguant aux grands cœurs les maximes d'un monde nouveau : Je ne connais de traités solides et respectables,
dit-il, que ceux qui sont fondés sur la justice. Le
véritable intérêt national est d'être juste. Toute la science des hommes
d'État est puérile et vaine ; ils trompent leurs contemporains, ils
sacrifient leurs descendants. On n'a besoin d'être mystérieux que quand on
veut être injuste[16]. Rappelons aussi, pour votre éternel honneur, ô vous de qui nous avons appris le culte de la solidarité humaine, rappelons que Cazalès ayant osé dire : Ce ne sont pas les Russes, les Anglais, les Allemands, que j'aime, ce sont les Français que je chéris ; le sang d'un seul de mes concitoyens m'est plus précieux que celui de tous les peuples du monde, il dut s'arrêter, interrompu par un murmure général, et s'excuser[17]. Car, ces paroles-là n'étaient pas françaises. La discussion durait déjà depuis quatre jours, et l'homme qui avait coutume d'illuminer tout débat, Mirabeau ne s'était pas encore fait entendre. Enfin, il parut à la tribune où l'attendait une curiosité menaçante. Il ne s'était point encore ouvert de son opinion, mais, selon le mot terrible de Camille Desmoulins, on savait quels lieux il fréquentait, et presque tous les paris étaient contre son honneur[18]. Il débuta d'une manière embarrassée, lui ordinairement si affirmatif. Réduit à la double nécessité de ménager sa popularité de la veille et de servir le roi, il se prononça contre les opinions exclusives. Pour des fonctions qui tenaient à la fois de l'action et de la volonté, de l'action et de la délibération, ne pouvait-on faire concourir au même but, sans les exclure l'un par l'autre, les deux pouvoirs qui constituent la force de la nation, qui représentent sa sagesse ? La constitution avait consacré deux organes du souverain ; il y avait l'Assemblée, il y avait le roi : ne pouvait-on leur attribuer concurremment le droit de faire la paix et la guerre ? Ainsi se trahissaient, dès les premières paroles de Mirabeau, les secrètes angoisses de son âme. L'homme gagné à la cour demandait qu'on fit tenir au roi l'épée de la France ; l'homme qui avait à ménager, en la trompant, la place publique, n'osait pas demander qu'on disposât du courage de la nation, sans elle. Mais cette manière de présenter les choses en faisant à chacun sa part, n'était qu'un artifice du génie condamné à l'impuissance. Les développements que Mirabeau donna à son opinion ne tardèrent pas à prouver qu'en fait c'était à la royauté qu'il entendait confier la plénitude d'un pouvoir dont, en droit, il ne réclamait pour elle que la moitié. Son argumentation, d'ailleurs très-captieuse, fut celle-ci : Presque toujours la guerre est inopinée ; elle peul commencer entre deux vaisseaux tout aussi bien qu'entre deux escadres. Si l'on attaque un de vos navires, si l'on menace vos soldats, attendront-ils pour se défendre que le corps législatif les y ait autorisés ? Eh bien, voilà la guerre. C'est la nécessité qui la déclare, et l'intervention de l'Assemblée ne saurait porter que sur le point de savoir s'il est bon de poursuivre la lutte. Le sophisme consistait, on le voit, à confondre avec des hostilités partielles, qui peuvent, selon leur plus ou moins de gravité, conduire ou ne pas conduire à la guerre, la guerre elle-même ; et, pour peu que cette confusion passât inaperçue, tout était dit. Car, comment refuser au roi, chargé du salut public, le droit de repousser à l'instant telle ou telle hostilité imprévue ? Et, si l'on admettait qu'une hostilité imprévue fût la guerre, il en résultait bien que l'initiative de la guerre appartenait au roi seul ! Partant de là, Mirabeau bornait le droit de l'Assemblée : A sanctionner la guerre, une fois déchaînée, A la désapprouver, et, dans ce cas, à refuser les subsides ; A requérir la paix ; A exiger, lors de la conclusion de la paix, le renvoi des troupes ; Enfin, à rendre le ministre responsable, si des ordres d'une telle importance n'étaient pas exécutés[19]. C'était investir le roi d'une force très-réelle, et donner à l'Assemblée des garanties très-illusoires. Est-ce que jamais parchemin de constitution fut à l'épreuve d'un coup de baïonnette ? Avant Mirabeau, Cromwell avait commencé à cet égard une démonstration que d'autres, après Mirabeau, devaient achever par des spectacles qui ne sortiront plus de la mémoire des hommes ! Du reste, toute son éloquence, Mirabeau l'avait appelée à couvrir la honte de son habileté. Il fut d'une chaleur entraînante, il fut digne d'un rôle plus noble, lorsque, parlant des écarts possibles d'une Assemblée, il s'écria : Je ne me suis pas dissimulé, messieurs, tous les dangers qu'il peut y avoir à confier à un seul homme le droit, ou plutôt les moyens de ruiner l'État, de disposer de la vie des citoyens, de compromettre la sûreté de l'empire, d'attirer sur nos tètes, comme un génie malfaisant, tous les fléaux de la guerre. Ici, comme tant d'autres, je me suis rappelé le nom de ces ministres impies, ordonnant des guerres exécrables pour se rendre nécessaires ou écarter un rival. Ici, j'ai vu l'Europe incendiée pour le gant d'une duchesse, trop tard ramassé. Je me suis peint ce roi guerrier et conquérant, s'attachant ses soldats par la corruption et par la victoire, tenté de redevenir despote en rentrant dans ses États, fomentant un parti au dedans de l'empire, et renversant les lois avec ces mêmes bras que les lois avaient armés. Mais, je vous le demande à vous-mêmes : sera-t-on mieux assuré de n'avoir que des guerres équitables, si l'on délègue à une assemblée de sept cents personnes l'exercice du droit de faire la guerre ? Avez-vous prévu jusqu'où les mouvements passionnés, jusqu'où l'exaltation du courage et d'une fausse dignité pourraient porter l'imprudence ? Nous avons entendu un de nos orateurs vous proposer, si l'Angleterre faisait à l'Espagne une guerre injuste, de franchir sur-le-champ les mers, de renverser une nation sur l'autre, de jouer dans Londres même, avec ces fiers Anglais, au dernier écu et au dernier homme, et nous avons tous applaudi, et je me suis surpris moi-même applaudissant, et un mouvement oratoire a suffi pour tromper un instant votre sagesse. Croyez-vous que de pareils mouvements, si jamais vous délibérez ici de la guerre, ne vous porteront pas à des guerres désastreuses, et que vous ne confondrez pas le conseil du courage avec celui de l'expérience ? Pendant que vous délibérerez, on demandera la guerre à grands cris : vous verrez autour de vous une armée de citoyens. Vous ne serez pas trompés par des ministres, ne le serez-vous jamais par vous-mêmes ? Puis, rappelant les paroles du matelot qui, en 1740, lit résoudre la guerre de l'Angleterre contre l'Espagne : Quand les Espagnols, m'ayant mutilé, me présentèrent à la mort, je recommandai mon âme à Dieu et ma vengeance à mon pays, Mirabeau ajouta[20] : C'était un homme bien éloquent que ce matelot : mais la guerre qu'il alluma n'était ni juste ni politique. Ni le roi d'Angleterre ni les ministres ne la voulaient : l'émotion d'une assemblée moins nombreuse et plus assouplie que la nôtre aux combinaisons de l'insidieuse politique, en décida. Dans cette dénonciation des dangers de l'éloquence par un orateur incomparable, dans ce procès intenté fièrement aux assemblées par un homme né pour les traîner à sa suite haletantes et vaincues, dans ce cri à la fois superbe et sage de prenez garde à vous ! lancé par l'audace en personne, il y avait une sorte d'imprévu sublime qui bouleversa les auditeurs, et, au dehors, étonna un instant l'opinion. La vénalité de Mirabeau, on ne faisait encore que la soupçonner ; mais son génie, il venait d'apparaître, comme toujours, environné d'éclairs. Rien de plus touchant, d'ailleurs, que sa péroraison. Il y avait proposé son projet de décret avec une modestie qu'on ne lui connaissait pas. Il s'y était excusé, dans un langage magnanime, d'avoir abordé un problème dont la solution devait être naturellement attendue d'un penseur bien autrement profond que lui, du héros des méditations fortes, de l'abbé Sieyès. Je l'ai supplié au nom de l'amitié dont il m'honore, avait-il dit en terminant[21], au nom de l'amour de la patrie, de nous doter de ses idées, de ne pas laisser cette lacune dans la constitution : il m'a refusé ; je vous le dénonce. Je vous conjure, à mon tour, d'obtenir son avis, qui ne doit pas être un secret ; d'arracher enfin au découragement un homme dont je regarde le silence et l'inaction. comme une calamité publique. A un athlète dont la vigueur se mêlait à tant de souplesse, qui opposer ? Barnave était jeune, avide d'applaudissements, plein de hardiesse et de fougue. Quoique l'élégance de ses goûts semblât devoir l'écarter des scènes orageuses et que dans son cœur tendre et léger il y eût place — la suite le prouva trop — pour les amours que la vanité commence, de bonne heure il avait courtisé le bruit et dans la popularité cherché la gloire. C'était lui qui, à propos de la mort de Foulon, avait prononcé ce mot dont les royalistes s'emparèrent pour lui attribuer un naturel féroce qu'il n'avait pas : Le sang qui coule est-il donc si pur ? Être, en cette occasion, le chevalier de la France avait certes de quoi le tenter, et les encouragements des Lameth, l'appui de Duport, les éloges prévus des journalistes, l'adhésion des jacobins formellement promise, étaient de nature à lui faire illusion sur ce qu'un duel politique entre Mirabeau et lui pouvait avoir d'inégal. N'était-il pas, d'ailleurs, l'orateur-né de ce triumvirat que Mirabeau avait appelé le triumgueusat et irrité à jamais ? Il est certain qu'à ses vingt-neuf ans, à la grâce d'une taille leste, à un organe d'une douceur pénétrante, à une physionomie pleine de charme, Barnave joignait une éloquence peu féconde en étincelles, mais logique, précise et claire. De l'aveu de ceux de ses contemporains qui, ne l'aimant pas, l'admirèrent[22], il possédait mieux que personne l'art de résumer un discours, et, après un débat obscur, il excellait à fixer les doutes, à dissiper les nuages. Ce fut lui que son parti choisit pour l'opposer à Mirabeau. Barnave reconnut, tout d'abord, que la Constitution consacrait en effet deux pouvoirs ; mais loin d'en tirer, ainsi que Mirabeau, cette conséquence qu'il fallait faire entre eux l'anarchique partage ou, plutôt, les appeler concurremment à l'exercice confus du droit de paix et de guerre, il en concluait que les attributions de chacun d'eux devaient être conformes à son essence. Le corps législatif exprime la volonté générale ; la royauté exécute seulement ce qui a été décidé par les représentants du peuple. C'est donc à ceux-ci qu'appartient exclusivement le droit de déterminer la guerre, puisque cette détermination est un acte de volonté[23]. Pendant que Barnave parlait ainsi, Mirabeau l'écoutait avec une attention marquée, méditant sa réplique. Tout à coup, il dit à demi-voix : Je le tiens, emprunte un crayon à Frochot, qui siégeait à côté de lui, trace une demi-ligne, et se levant : En voilà assez d'entendu, sortons. Il avait cru saisir le côté faible de la distinction établie par Barnave et ne doutait plus de la victoire. Il alla se promener aux Tuileries, y rencontra plusieurs personnes, et, entre autres, madame de Staël, avec laquelle il se mit à causer de choses indifférentes[24]. Barnave continuait. Allant au fond d'un sophisme dont Mirabeau avait su tirer un grand parti, il démontra fort bien que le commencement des hostilités ne constituait pas nécessairement les nations en état de guerre. Est-ce que d'aventure toute querelle partielle a pour corollaire inévitable l'embrasement universel ? Est-ce que les hostilités ne peuvent pas aboutir à une réparation tout aussi bien qu'à une bataille ? Au roi donc le soin de pourvoir à ce que des hostilités possibles ne prennent point la nation au dépourvu ; mais aux représentants de la nation, à ceux qu'elle a choisis pour organes de sa volonté, le droit d'assigner à ces hostilités leur vrai caractère, d'en peser la portée, d'y donner suite. Si toute hostilité partielle était la guerre, disait Barnave, ce ne serait plus ni le pouvoir législatif ni le pouvoir exécutif qui en décideraient ; ce serait le premier capitaine de vaisseau, le premier marchand, le premier officier venu[25], aussitôt qu'il attaquerait ou résisterait à une attaque. L'orateur montra ensuite combien futiles, combien trompeuses étaient les garanties dont avait parlé Mirabeau. Quoi ! au gré de son caprice, le roi précipiterait la nation dans la guerre, et, quant aux représentants du peuple, ils auraient la ressource de la désapprobation, suivie, s'il le fallait, du refus des subsides ! Il serait bien temps de désapprouver l'incendie quand tout aurait pris feu ! Et, quand on aurait l'ennemi sur les bras, il ferait beau refuser les subsides nécessaires alors au salut de l'État en péril ! Mais la responsabilité du ministre ? Non-seulement, répondait Barnave[26], la responsabilité est impossible en cas de guerre ; mais chacun sait qu'une entreprise de guerre est un moyen banal pour échapper à une responsabilité déjà encourue. Un déficit est-il ignoré ? On arme, afin de couvrir par des dépenses simulées le fruit de ses déprédations, et l'expérience a prouvé que le meilleur moyen que puisse prendre un ministre habile pour ensevelir ses crimes est de se les faire pardonner par des triomphes. Périclès entreprit la guerre du Péloponnèse quand il se vit dans l'impossibilité de rendre des comptes : voilà la responsabilité. A mesure que l'ardent jeune homme pressait son adversaire, ses amis sentaient s'évanouir la crainte qu'ils n'avaient pu s'empêcher de ressentir en l'excitant à se mesurer avec Mirabeau. De leur côté, surprises et ravies, les galeries applaudissaient ; elles aimaient à voir, comme Camille Desmoulins l'écrivit, le jeune Darès culbuter et rouler sur la poussière le vieux Entelle[27]. Mais où Barnave déploya une grave et forte éloquence, ce fut lorsque reprenant l'idée de Pétion et évoquant l'ombre imposante de Mably, il nia dans les relations internationales cette nécessité du mystère qui ne fut jamais que celle de la fourberie, et répéta cette parole auguste : La politique de la France n'est pas dans le secret, elle est dans la justice[28]. Mirabeau était rentré. Ses dédains avaient fait place à l'étonnement, il était ému. Comme on demandait à aller aux voix, il s'y opposa avec beaucoup de chaleur, ne voulant point qu'on votât sous l'impression d'une parole qu'il n'avait peut-être pas d'abord jugée si puissante, et, sur ses instances, on remit la décision au lendemain. Le peuple, qui attendait les combattants à la sortie de l'arène, accueillit Mirabeau par des malédictions, ses adversaires par des cris d'amour. D'Aiguillon passa, accompagné d'une foule immense, sous les fenêtres de la reine. Menou, Duport, les Lameth, traversèrent le jardin des Tuileries au milieu d'un déluge d'acclamations. Barnave fut porté en triomphe, et le peuple marqua l'arbre où Mirabeau serait pendu[29]. L'intérêt excité par cette lutte s'était élevé jusqu'à la fureur. La ville retentissait de menaces et d'anathèmes. Tous les faubourgs correspondaient ensemble pour fermer les barrières et prendre les armes si le droit de faire la paix et la guerre restait aux ministres[30]. Suivant le témoignage d'un témoin, d'un acteur dans ces événements[31], plus de cinquante mille citoyens remplissaient les Tuileries, les jardins des Feuillants et des Capucines, la place Vendôme, la rue Saint-Honoré et les rues adjacentes. Mirabeau arrive, la tête haute. A son entrée dans la salle, un de ses amis lui remet un pamphlet qu'on criait, ce jour-là, dans tout Paris. Il y jette les yeux, lit Grande trahison du comte de Mirabeau, et dit : On m'emportera de l'Assemblée triomphant ou en lambeaux[32]. Ô douleur, ô pitié ! énigme sans fond et qui accable ! Cet homme qui savait si bien que, cette fois, les soupçons du peuple ne s'égaraient pas, cet homme qui portait sur lui, peut-être, l'or de la cour reçu le matin même, il avait l'attitude de la vertu calomniée, et il en trouva les inspirations, il en parla le langage. Des rugissements qui partaient à la fois de la gauche et de la droite ayant salué sa présence à la tribune, il y attendit le silence froidement, les bras croisés, avec une patience méprisante. Puis : C'est quelque chose, dit-il, pour rapprocher les oppositions, que d'avouer nettement sur quoi l'on est d'accord et sur quoi l'on diffère. Les discussions amiables valent mieux pour s'entendre que les insinuations calomnieuses, les inculpations forcenées, les haines de la rivalité, les machinations de l'intrigue... Et moi aussi l'on voulait, il y a quelques jours, me porter en triomphe, et maintenant on crie dans les rues : la grande trahison du comte de Mirabeau... Je n'avais pas besoin de cette leçon pour savoir qu'il est peu de distance du Capitole à la roche Tarpéienne. Que se passa-t-il alors dans l'âme de Barnave ? Lui vint-il à l'esprit que cette invocation des souvenirs antiques pouvait bien n'être qu'une prophétie foudroyante ? Lui arriva-t-il de pressentir qu'à trois ans de là, le peuple, ce même peuple qui venait de le soulever dans ses bras, le conduirait au supplice, et que sa roche Tarpéienne, à lui Barnave, serait l'échafaud ?… Celui, reprit Mirabeau, qui a la conscience — oui, il parla de sa conscience ! — d'avoir bien mérité de son pays, et surtout de lui être encore utile ; celui que ne rassasie pas une vaine célébrité et qui dédaigne les succès d'un jour pour la véritable gloire ; celui qui veut dire la vérité, qui veut faire le bien public, indépendamment des mobiles mouvements de l'opinion populaire, porte avec lui la récompense de ses services, le charme de ses peines, le prix de ses dangers. Il ne doit attendre sa destinée, celle qui l'intéresse, la destinée de son nom, que du temps, ce juge incorruptible qui fait justice à tous[33]. Après cet exorde d'une majesté si calme, abordant la question, Mirabeau nia que le corps législatif fût tout le pouvoir législatif ; il rappela qu'aux termes de la Constitution, le roi participait à ce dernier pouvoir, puisqu'il était armé du veto et que la loi n'existait qu'à la conditio d'avoir été sanctionnée par lui. Il ne fallait donc pas venir prétendre, comme avait fait Barnave, qu'à l'Assemblée seule, en tant qu'organe de la volonté nationale, appartenait le droit de déclarer la guerre ou de faire la paix. Mirabeau continua sur ce ton, uniquement préoccupé en apparence du désir de ne vaincre que par la logique, mais de loin en loin emporté par sa passion, dont le bouillonnement intérieur se répandait en exclamations rapides, en phrases entrecoupées, en regards et en paroles de flamme adressés à Barnave. Ces coups de bas en haut ne m'arrêteront pas dans ma carrière. Sur cela, je vous arrête. — Je vous rappelle à l'ordre. — Vous avez forfait à la constitution. Vous ne répondez pas…[34] Pendant ce temps, on s'agitait au dehors, on s'inquiétait de la discussion, de son résultat : Eh bien ! quelles nouvelles ? Et des personnes placées auprès des croisées descendaient avec un fil des espèces de bulletins qui faisaient connaître la fluctuation des opinions, et qui sur-le-champ copiés, passés de main en main, éveillaient parmi la foule l'espérance ou la crainte[35]. Au nombre de ceux qui soutenaient la doctrine de Mirabeau,
il y avait Custine, Cazalès, Clermont-Tonnerre, le comte de Montlosier,
l'abbé de Montesquiou, le cardinal de Boisgelin, et un personnage plus important
qu'eux tous, Lafayette[36] : Mirabeau, en
terminant, les compromit avec lui par d'habiles éloges. Dans nos rangs,
dit-il, vous verrez des hommes dont le nom désarme
la calomnie et dont les libellistes les plus effrénés n'ont pas essayé de
ternir la réputation ; des hommes qui, sans tache, sans intérêt, sans
crainte, s'honoreront jusqu'au tombeau de leurs amis et de leurs ennemis[37]. Plusieurs historiens assurent qu'entraînée, l'Assemblée donna raison à Mirabeau[38] : c'est une erreur. Le premier article du projet de décret que Mirabeau avait présenté était ainsi conçu : Le droit de faire la guerre et la paix appartient à la nation ; l'exercice de ce droit sera délégué concurremment au pouvoir législatif et au pouvoir exécutif[39]. Or, cette dernière disposition qui constituait la partie essentielle du plan de Mirabeau, cette disposition dont le vague et l'obscurité avaient été signalés par Barnave comme cachant un piège, l'Assemblée la rejeta, et elle adopta, sur la proposition d'Alexandre de Lameth, amendée par Fréteau, l'article suivant, qui était tout autre, puisqu'il en résultait, sans équivoque possible : pour l'Assemblée, le droit de décider ; pour le roi, celui de proposer et de sanctionner seulement. Le droit de la paix et de la guerre appartient à la nation. La guerre ne pourra être décidée que par un décret de l'Assemblée nationale qui sera rendu sur la proposition formelle et nécessaire du roi, et qui sera consenti par lui[40]. Il est vrai que, se jugeant à demi vaincu, Mirabeau eut l'adresse, pour masquer sa défaite, de se rallier au dernier moment, à ce système, en faveur duquel il osa prétendre qu'il combattait depuis cinq jours[41]. Mais ce n'était là qu'une manœuvre parlementaire destinée à donner le change à l'opinion ; et la preuve, c'est que plus tard Mirabeau, en faisant imprimer son discours à l'adresse des administrateurs de département, eut soin d'y changer un grand nombre de passages et de le modifier dans le sens du vote de l'Assemblée. Malheureusement, sa harangue se trouvait au Moniteur, telle qu'il l'avait prononcée. On pouvait donc confronter les deux versions, noter les altérations intentionnelles et en dévoiler l'artifice. C'est ce que fit Théodore de Lameth. Armé d'une lettre dans laquelle M. de Marcilly, rédacteur du Moniteur, déclarait d'une manière péremptoire que c'était sur le manuscrit même de Mirabeau que son premier discours et sa réplique avaient été littéralement imprimés dans le journal officiel, Théodore de Lameth publia un écrit que des citations textuelles, mises en regard et contradictoires, rendaient accablant pour Mirabeau[42]. Ce qu'il est juste de dire, c'est qu'à part le point principal, celui autour duquel presque toute la discussion avait roulé, son plan passa. Il fut décidé que le roi serait chargé de veiller à la sûreté extérieure du royaume, de conduire les négociations, d'en choisir les agents, d'entretenir au dehors les relations politiques, de faire des préparatifs de guerre proportionnés à ceux des États voisins, de distribuer ainsi qu'il le jugerait convenable les forces de terre et de mer[43]. Au fond, la victoire n'était complète ni pour l'un, ni
pour l'autre parti : chacun d'eux le sentait, et cependant chacun d'eux
s'affirma vainqueur. Le voilà donc prononcé,
s'écriait le Journal du Diable (n°26),
ce décret qui devait assurer à jamais le bonheur des
Français ! Ce n'a pas été sans peine que les amis de la liberté ont remporté
la victoire. Mais est-elle entière ? n'a-t-on pas trop accordé au monarque ?
Cette idée me glace d'effroi. De son côté, le grave et mélancolique Loustalot gourmanda la joie populaire. Toujours vigilant quand trop de confiance menaçait d'aveugler le peuple, toujours inébranlable quand le souffle de la place publique agitait autour de lui toutes choses, il critiqua ce décret dont on affectait de tant se réjouir, avec beaucoup de profondeur et une sorte de tristesse solennelle. Peu rassuré par ce droit de décider la guerre qu'on ne reconnaissait aux représentants du peuple qu'en le subordonnant à une proposition formelle du roi, il demanda si l'on était bien sûr que le roi entreprendrait toutes les guerres nécessaires ; qu'il ne s'entendrait pas avec les princes étrangers, soit pour vendre nos possessions, soit de manière à les laisser envahir. Quant aux abus possibles de la faculté qu'on accordait au monarque de conduire la guerre, il cita des exemples frappants : Le saint roi David aperçoit une femme dans le bain ; il la trouve belle, c'est la femme d'un brave officier qui est à l'armée ; il l'enlève et il écrit au général Joab d'exposer Urie, cet officier, à la tête des combattants, afin qu'il soit tué. Joab, fidèle exécuteur des volontés du ro David, donne un assaut dans lequel il est repoussé, mais où Urie périt avec beaucoup d'autres Hébreux. Joab envoie un messager dire au roi qu'il a reçu un échec considérable ; mais, ajoute-t-il, en s'adressant au messager, si vous voyez que le roi soit marri de ce que nous avons approché des murailles, dites-lui qu'Urie est mort. Voilà comment la guerre met la vie et la propriété la plus sacrée des citoyens à la merci des passions du prince[44]. Mirabeau une fois suspect, le déchaînement contre l devint général, et d'autant plus implacable, que partout, dans ce moment, le vent était à la colère ; car ce fut précisément à l'époque du débat célèbre qui vient d'être rapporté, que les Actes des apôtres furent brûlés en pleine rue, que les patriotes firent invasion au petit café de Foy et chez le libraire Gatey, en chassèrent les aristocrates, et, comme le dit l'Observateur, purifièrent l'air de ces lieux avec de l'encens[45]. Autre cause de désordre : le bruit s'était répandu que les ennemis de la Révolution avaient résolu de livrer Paris à des bandes de brigands, et, trop crédule, le peuple s'était mis à faire lui-même la chasse aux voleurs, protégés, disait-on, par le Châtelet. Deux de ces malheureux furent pendus sans forme de procès, au marché Neuf, à un poteau élevé de six pieds ; un troisième qui résistait, fut assommé à coups de pierres[46], et on l'achevait lorsque Lafayette, survenant tout à coup, saisit de sa main le meurtrier, le traîneau Châtelet, revient au milieu des forcenés, leur dit : Vous êtes des assassins ! et est applaudi par la foule[47]. Que pouvait-il y avoir de commun entre tout cela et la grande trahison du comte de Mirabeau ? Cependant, Camille Desmoulins ne craignit pas d'insinuer que ce tumulte était un complot préparé pour égarer l'esprit du peuple à la poursuite de chimères, et détourner sur le Châtelet, sur les voleurs, les regards trop curieux qu'il attachait sur certains membres de l'Assemblée[48]. Il était passé le temps où Camille s'honorait de boire à Versailles le vin de Champagne du grand orateur, le temps où il aimait à l'appeler devant tous mon cher Mirabeau. Maintenant, il était des premiers à parler de l'or de Philippe, et, de son léger carquois, il tirait, pour en percer son ancien hôte, les plus aiguës de ses flèches : Mirabeau a dit que c'était à Carthage,
à Rome, que des citoyens tels qu'Annibal et César étaient dangereux. Donner un
roi, de peur qu'il n'en vienne un ! Ce beau raisonnement me rappelle celui de
Champagne : Champagne un beau matin reçut cent coups de gaule Que depuis plus d'un an lui promettait La Fleur. Dieu soit loué, dit-il, en se frottant l'épaule, Me voilà guéri de la peur[49]. Toutefois, et quelque irrespectueux que fussent les écarts de sa verve, Camille Desmoulins ne pouvait se résoudre à frapper d'un arrêt définitif un révolutionnaire te que Mirabeau. Il nous faudrait l'évidence même pour crier, avec ce peuple mobile, à la corruption ; mais la méfiance est mère de la sûreté[50]. Ce langage était à peu près celui des auteurs de la Chronique de Paris : Nous ne crierons pas à la corruption, mais nous dirons à M. de Mirabeau que le sentiment de la liberté ne saurait exister sans l'inquiétude et la défiance. C'est dans un nouveau combat qu'il réparera sa gloire. Nous l'attendons sur la brèche. Nous le verrons encore sortir de la salle aux acclamations de ce même peuple qui le maudissait samedi[51]. Fréron, dans sa feuille, qui venait de paraître, ne se crut pas tenu à tant d'égards : Mirabeau, Mirabeau ! moins de talents et plus de vertu, ou gare à la lanterne ![52] Quelques jours après, faible et malade, l'œil voilé, le visage flétri, l'âme évidemment oppressée, Mirabeau se présenta de nouveau à la tribune. Cette fois, on fit silence, et lui, d'une voix brisée à laquelle on savait tant d'autres accents : Franklin est mort. Il est retourné au sein de la divinité le génie qui affranchit l'Amérique et versa sur l'Europe des torrents de lumière. Le sage que deux mondes réclament, l'homme que se disputent l'histoire des sciences et l'histoire des empires, tenait sans doute un rang élevé dans l'espèce humaine. Assez longtemps l'étiquette des cours a proclamé des deuils hypocrites : les nations ne doivent porter que le deuil de leurs bienfaiteurs. Le Congrès a ordonné dans les quatorze États de la confédération, un deuil de deux mois pour la mort de Franklin. Ne serait-il pas digne de nous, messieurs, de nous unir à cet. acte religieux ? L'antiquité eût élevé des autels à ce vaste et puissant génie qui, au profit des mortels, embrassant dans sa pensée le ciel et la terre, sut dompter la foudre et les tyrans. Je propose qu'il soit décrété que l'Assemblée nationale portera pendant trois jours le deuil de Benjamin Franklin[53]. Cette belle motion fut adoptée, et la France donna au monde le spectacle d'un grand peuple portant le deuil d'un grand homme, né au loin. Mais le Mirabeau qui avait proposé cela, quel était-il ? Était-ce bien le protégé du comte de La Marck, le débiteur insolvable libéré par Fontanges, l'orateur aux gages de la cour ? Non, non : il avait abandonné le séjour de la terre et pris pour un instant son vol vers les cieux, l'esprit de cet être inconcevable en qui se trouvèrent confondus toutes les misères de la nature humaine, tous ses délires, toutes ses grandeurs, et qui fut tel que, si on l'admire, on en rougit, mais que, si on le méprise, on en pleure. |
[1] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. I, p. 171.
[2] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. I, p. 171.
[3] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. I, p. 141 et 142.
[4] Political and Confidential
correspondence of Lewis the Sixteenth, with Observations on each Letter, by Helen Maria Williams, vol. I, p. 246, 247, 248.
[5] Sur l'administration de M. Necker, par lui-même, p. 230.
[6] Sincère, selon M. de La Marck. Voyez sa Correspondance avec Mirabeau, t. I, p. 148.
[7] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. I, p. 144.
[8] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. I, p. 164.
[9] Voyez sa correspondance avec Mirabeau, p. 164.
[10] Voyez sa correspondance avec Mirabeau, p. 162.
[11] Moniteur, séance du 14 mai 1790.
[12] Annales patriotiques, n° 226.
[13] Moniteur, séance du 15 mai 1790.
[14] Révolutions de France et de Brabant, n° 26.
[15] Moniteur, séance du 16 mai 1790.
[16] Moniteur, séance du 17 mai 1790.
[17] Moniteur, séance du 21 mai 1790.
[18] Révolutions de France et de Brabant, n° 26.
[19] Moniteur, séance du 20 mai 1790.
[20] Moniteur, séance du 20 mai 1790.
[21] Moniteur, séance du 20 mai 1790.
[22] Dampmartin, Événements qui se sont passés sous mes yeux pendant la Révolution française, t. I, p. 160. Berlin.
[23] Moniteur, séance du 21 mai 1790.
[24] M. Lucas de Montigny donne ce fait comme le tenant de la bouche même de M. Frochot. Voyez les Mémoires de Mirabeau, t. VII, p. 263 et 264.
[25] Moniteur, séance du 21 mai 1790.
[26] Moniteur, séance du 21 mai 1790.
[27] Révolutions de France et de Brabant, n° 26.
[28] Moniteur, séance du 21 mai 1790.
[29] Voyez les Mémoires de Ferrières, t. II, liv. VI ; les Révolutions de France et de Brabant, n° 28 ; les Mémoires de Mirabeau, t. VII, liv. VI.
[30] L'Observateur, n° 125.
[31] Alexandre de Lameth, Histoire de l'Assemblée constituante, t. II, p. 312.
[32] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. VI, p. 34 ; note des nouveaux éditeurs.
[33] Moniteur, séance du 22 mai 1790.
[34] Moniteur, séance du 22 mai 1790.
[35] Alexandre de Lameth, t. II, p. 312.
[36] Mémoires de Mirabeau, t. VII, p. 273.
[37] Moniteur, séance du 22 mai 1790.
[38] Ferrières, dans ses Mémoires, t. II, liv. VI ; M. Thiers, dans son Histoire de la Révolution, t. I, liv. III ; l'auteur des Mémoires de Mirabeau, t. VII, p. 273, etc.
[39] Moniteur, séance du 20 mai 1790.
[40] Moniteur, séance du 22 mai.
[41] Moniteur, séance du 22 mai.
[42] Ceux qui seraient curieux de connaître cette brochure, n'ont qu'à consulter l'Histoire parlementaire, de Buchez et Roux, où elle est citée fort au long. t. VI, p. 149, 150, 151, 152, 153, 154.155.156, 157, 158 et 159.
[43] Moniteur, séance du 22 mai 1790.
[44] Révolutions de Paris, n° 45.
[45] L'Observateur, n° 125.
[46] L'Observateur, n° 125.
[47] Révolutions de France et de Brabant, n° 26.
[48] Révolutions de France et de Brabant, n° 26.
[49] Révolutions de France et de Brabant, n° 27.
[50] Révolutions de France et de Brabant, n° 28.
[51] Chronique de Paris, n° 173.
[52] L'Orateur du peuple.
[53] Moniteur, séance du 11 juin 1790.