HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME QUATRIÈME

LIVRE QUATRIÈME

 

CHAPITRE VIII. — LES COMPLOTS.

 

 

Rivalités militaires à Lille ; commencement de guerre civile. — Le marquis de Livarot. — Prise des forts, à Marseille. — Meurtre du chevalier de Beausset. — Retentissement de l'aventure de Marseille à Montpellier, à Saint-Esprit. — Mort de M. de Voisins, à Valence. — Histoire de la conspiration Maillebois. — Bonne-Savardin ; son arrestation ; son interrogatoire. — Somnambulisme de madame Leclerc de Thomassin. — Complot mystique. — Lettre de la sainte Vierge à Louis XVI. — Caractère de ces intrigues et de ces folies ; impuissantes manœuvres de la contre-révolution.

 

Ce mois d'avril, dont les agitations viennent d'être rappelées, ne fut pas marqué seulement par les fureurs du fanatisme religieux. L'homme d'épée y figure à côté de l'homme d'Église. La contre-révolution pouvait compter sur le prêtre : il lui fallait le soldat.

Aussi, pendant que la chaire poussait aux révoltes et le confessionnal aux trahisons, le désordre, sourdement propagé, gagnait les régiments. Des artisans de complots allaient semant dans l'armée des rivalités meurtrières. Des hordes de mendiants étrangers accoururent du dehors, guidés par des chefs mystérieux, et les chemins se couvrirent de vagabonds napolitains, sardes et piémontais que d'invisibles mains précipitaient sur Paris[1]. On dégarnissait les places frontières, on soulevait les garnisons. Il y eut à Metz, à Saumur, à Vitry-le-François, des commencements de révolte[2], et Lille fut au moment de voir se renouveler dans ses murs ce que Tacite raconte de la grande sédition des légions de Pannonie.

Il y avait à Lille, à cette époque, quatre régiments : deux de cavalerie, les chasseurs de Normandie et la Colonelle générale ; deux d'infanterie, Royal-Vaisseau et la Couronne. Les premiers passaient pour être royalistes ; parmi les seconds, au contraire, l'esprit des Jacobins dominait. La guerre civile était là en germe : de quel côté vinrent les excitations factieuses ?

Quand des passions ennemies sont en présence, leur tendance à se heurter est servie par tant d'imperceptibles causes, qu'il est bien difficile, dès que le choc a eu lieu, de savoir au juste à quelle circonstance particulière on le doit attribuer. S'il en faut croire Bertrand de Molleville, ce fut l'arrivée à Lille du mulâtre Saint-George qui troubla tout[3]. Autre est le dire de la plupart des auteurs ou journalistes du temps[4] ; seul, en cette occasion, le royalisme fut coupable : ils l'affirmèrent ; et, dans sa feuille, Camille Desmoulins accusa formellement madame de Clermont-Tonnerre, un déserteur de l'Assemblée, nommé Noyelle, et enfin le marquis de Livarot, qui commandait dans les Flandres, en l'absence du prince de Robeck.

Quoi qu'il en soit, un soldat du régiment de la Couronne ayant été tué en duel par un chasseur de Normandie, la querelle, qu'un échange d'insultants propos avait préparée, s'étendit et menaça Lille d'une conflagration épouvantable. Royal-Vaisseau prit violemment parti pour la Couronne ; la Colonelle générale se rangea du côté des chasseurs de Normandie ; ici les cavaliers, là les fantassins. Ce fut un déchaînement de colères qu'alimentaient les discordes politiques, et les soldats ne se montrèrent plus par la ville que la main sur la poignée de leurs sabres.

Il n'y eut d'abord que des rencontres d'homme à homme ; mais bientôt les haines se groupant, les deux partis en vinrent à faire feu l'un sur l'autre, par pelotons dans les rues ; il arriva même que, le 7 avril, un régiment d'infanterie fut chargé par les chasseurs de Normandie, comme aurait pu l'être l'ennemi[5].

Forcé d'intervenir en qualité de médiateur, le marquis de Livarot demanda que, pour l'exposition des griefs réciproques, une députation de deux soldats par compagnie lui fût envoyée. Les quatre régiments y consentirent, et, dans la matinée du 8, après quelques récriminations farouches, la paix ayant été conclue ou du moins paraissant l'être, le marquis de Livarot crut pouvoir en aller porter de sa personne, aux soldats, l'heureuse nouvelle.

Mais, pendant ce temps, d'inquiétantes rumeurs s'étaient répandues ; on avait distribué dans les divers quartiers des billets, anonymes annonçant quelque sombre trahison[6]. Les soldats se rassemblent en tumulte. Ceux de Royal-Vaisseau et de la Couronne se précipitent vers la place d'armes où ils se rangent en bataille. De leur côté, les cavaliers accourent. Mais trouvant l'infanterie prête pour un combat terrible, ils hésitent, ils reculent. Seulement, quelques officiers de la Colonelle se détachent, s'avancent et proposent de vider la querelle par quatre combats singuliers, chaque régiment choisissant son champion[7]. La proposition ayant été rejetée, un engagement général semblait devenu inévitable. Les soldats de la Colonelle essayent alors de s'emparer de l'arsenal.

Repoussés, ils courent à la citadelle, et s'y retranchent avec les chasseurs de Normandie. Leur fureur était au comble ; cinquante des leurs avaient été tués ou blessés dans les différentes escarmouches, et acceptant sans les analyser les bruits qui étaient parvenus jusqu'à eux, ils se croyaient trahis. Tout à coup, le marquis de Livarot paraît dans la citadelle. Il veut parler, mais à peine a-t-il ouvert la bouche que des cris de rage s'élèvent. On l'entoure, on l'insulte ; un coup de baïonnette lui est porté au visage. Qu'on le pende ! qu'on le pende ! hurlaient les soldats. Il nous a trahis. Il a donné l'ordre qu'on fît feu sur nous. A ces mots, plein d'indignation, Livarot saisit un des soldats au collet et le somme de soutenir son dire l'épée à la main[8]. Le marquis était un vieillard, il avait des cheveux blancs. Les soldats furent touchés de son courage et décidèrent qu'il fallait se contenter de le retenir prisonnier. A dater de ce moment, ils ne reconnurent plus d'autre autorité que celle d'un comité militaire nommé par eux-mêmes, et le plus affreux désordre régna dans la ville.

Quelques jours se passèrent ainsi. On avait envoyé une députation à l'Assemblée nationale : Bouillé, qui avait le commandement supérieur de la province, arriva. Rechercher les coupables eût été dangereux ; on aima mieux laisser toute cette affaire dans l'ombre : Le roi, inquiet pour Livarot, lui écrivit de venir à Paris rendre compte de sa conduite, et Bouillé fit partir les quatre régiments par des routes différentes[9].

Mais pendant que dans le nord, l'incendie s'éteignait, il s'allumait dans le midi.

Une des villes de France où l'orgueil de l'aristocratie militaire était le plus impatiemment supporté, c'était Marseille. Les habitants ne pouvaient souffrir que, de par le roi, le soldat vînt loger chez eux, manger leur pain, s'asseoir à leur foyer. Ils s'indignaient de l'arrogance de ces courtisant hommes d'épée, qui, par leur présence seule, semblaient insulter, fastueusement inutiles qu'ils étaient, aux préoccupations d'une cité active. Ce leur était surtout un sujet de colère que la vue des forts qui, dominant la ville, la tenaient sous l'oppression d'une menace éternelle. D'autant que les pierres elles-mêmes, dans ces forts, parlaient un langage insolent. Sur la forteresse de Saint-Jean, par exemple, on lisait : Louis XIV a achevé cette citadelle pour tenir en-bride les Marseillais trop amoureux de leur indépendance[10]. L'inscription était d'une date déjà bien ancienne, et la Révolution était venue, grâce au ciel, la rendre incompréhensible : s'emparer des forts, les détruire, devint la pensée favorite des Marseillais.

Dans la nuit du 29 avril, un sergent de la milice nationale, nommé Doinet, rassemble cinquante hommes déterminés et les mène au bas des rocs escarpés sur lesquels pèse le fort de Notre-Dame de la Garde. Le service militaire s'y faisait mieux que du temps de Bachaumont qui, dans son Voyage, avait prétendu n'avoir trouvé dans le château, pour le défendre, qu'un suisse peint avec sa hallebarde sur la porte ; mais nos aventuriers croyaient à leur courage et à la fortune. Favorisés par les ténèbres, ils grimpent en silence jusqu'à la cime des rochers. Là, ils attendent le point du jour, et qu'on baisse le pont-levis. Sautant alors sur la sentinelle, le pistolet à la main, ils forcent l'entrée, courent aux divers postes, les désarment, et font flotter triomphalement au haut du donjon le drapeau du district numéro 21, portant ces mots : la liberté ou la mort ![11]

Ils étaient à table célébrant leur victoire et buvant à la santé de la nation, quand tout à coup de grands cris les appellent sur la terrasse. Ils y courent et aperçoivent une feule de bourgeois en armes qui se disposaient à emporter de haute lutte les autres forts. L'assaut fut inutile : ils capitulèrent[12].

Malheureusement, il y eut du sang dans l'ivresse de cet heureux succès. On était convenu que le fort Saint-Jean serait gardé conjointement par les soldats et les citoyens. De plus, inventaire exact avait été dressé des magasins de poudre et d'armes, dont le chevalier de Beausset devait remettre les clefs. On ne sait par quelle inspiration fatale il les refusa, quand le moment fut venu de les livrer. On le presse en vain : pour toute réponse, il ordonne, l'imprudent ! que le pont-levis soit levé et que les canonniers courent à leurs pièces[13]. Un affreux carnage commençait si les soldats eussent consenti à obéir ; mais, eux aussi, ils respiraient l'air embrasé de la Révolution. Ne craignez rien, crièrent-ils aux volontaires rangés en bataille devant eux ; nous ne tirerons pas sur vous[14]. Pendant ce temps, on battait la générale ; la foule des bourgeois armés grossissait.

On s'empare du chevalier de Beausset, et, au milieu des cris, on le traîne vers la maison commune. Le malheureux essaya de s'échapper : ce fut sa perte. Comme il se réfugiait précipitamment dans la boutique d'un barbier, un Marseillais l'abattit d'un coup de sabre, et sa tête, aussitôt coupée, fut promenée au bout d'une pique[15].

Ce chevalier de Beausset était frère de l'ancien évêque de Fréjus. Il avait servi dans la marine et s'y était distingué. Il parlait avec grâce, avec éloquence même, surtout quand la présence d'une femme l'animait : c'est ce qu'on disait du moins ; mais son étourderie railleuse, sa provocante élégance, sa présomption, avaient amassé autour de lui les ressentiments. Fat jusque sur son vaisseau, quand il y commandait, il ne s'y était jamais montré que le chapeau sous le bras et en talons rouges[16]. Il expia ces habitudes qui, liées dans l'esprit du peuple à trop de souvenirs irritants, commençaient à être un crime !

Maîtres des forts, les Marseillais se mirent à les démolir ; et l'œuvre se trouvait à peu près achevée, quand ils reçurent le décret de l'Assemblée qui leur enjoignait de poser la hache[17].

Le mouvement de Marseille retentit au loin, il fut imité de près. La citadelle de Montpellier, celle du Saint-Esprit tombèrent au pouvoir des citoyens. A Valence, M. de Voisins, craignant le même sort pour la forteresse qu'il commandait, s'avisa d'en renforcer la garde, de distribuer des cartouches, de faire charger deux pièces de canon : il n'en fallait pas tant. Le peuple, attroupé, entoure la maison que le commandant occupait dans la ville ; les municipaux surviennent. Il faut le juger ! criait la foule. A l'église Saint-Jean ! A l'église Saint-Jean ! Il y fut conduit, s'y justifia mal, et fut atteint, comme il en sortait, d'un coup de fusil qui l'étendit mort sur le pavé[18].

Plusieurs autres émeutes, à peu près du même genre, eurent lieu en différentes villes, notamment à Bastia où le comte de Rully paya de sa vie l'insolence de son attitude et ses menaces téméraires[19]. Quand Bastia entendit s'élever dans son sein des clameurs qui n'étaient qu'un écho de celles qui alors montaient de presque toutes les cités de France, il y avait seulement cinq mois que la Corse se trouvait d'une manière définitive et complète réunie à l'empire français. Elle n'avait pas été conquise, elle s'était donnée. — La Corse était ce point, perceptible à peine sur l'immensité des mers, qui avait fait dire à Rousseau, dans un de ces moments sublimes où un homme de génie devient un prophète : J'ai quelque pressentiment qu'un jour cette petite île étonnera l'Europe ![20]

Depuis quelque temps, on parlait beaucoup dans les feuilles publiques de complots militaires prêts à éclater, et là justement était l'explication des défiances dont on vient de voir le résultat à Marseille, à Valence, à Bastia : un événement imprévu montra combien ces défiances étaient fondées.

Le 30 avril, à dix heures du soir, un cabriolet s'arrêta, sur la route de Lyon, à la porte la plus proche de Pont-de-Beauvoisin, ville moitié française moitié savoisienne. Un étranger qu'un domestique accompagnait, avança la tête, demanda des chevaux, prit un postillon, et continua son chemin. Mais, au moment où l'on atteignait le faubourg, le maître du cabriolet descendit et se mit à suivre la voiture[21]. Il marchait doucement, faisait halte de distance en distance et paraissait observer tout avec précaution. Il s'avança ainsi jusque devant l'Hôtel de Ville, se plaça au milieu de la rue, examinant ce qui se passait dans le corps de garde. Une lumière en sortit. Lui, comme effrayé, il recula, se cacha contre une boutique, puis se glissa le long des maisons, pendant que son domestique, resté dans le cabriolet, présentait le passeport exigé[22]. Savardin ! dit l'officier ; et il arriva qu'à l'instant même où ce nom fut prononcé, une femme qui avait observé dans l'ombre le voyageur mystérieux, était en train de communiquer ses soupçons à un fusilier de la garde nommé Permezel[23]. Celui-ci se rappelle aussitôt ce qu'il a lu dans les journaux de certains rapports adressés au comité des recherches, de certaines lettres écrites de Turin, d'une conspiration attribuée vaguement à M. de Maillebois. Il court à la barrière, que l'étranger cherchait à se faire ouvrir, disant : Je veux passer en Savoie, je suis aide de camp de M. de Lafayette. Mon passeport est à l'Hôtel de Ville avec ma voiture. Permezel s'élance sur l'étranger, qui pâlit, se trouble, et se laisse conduire à la maison commune[24].

On fouilla ses effets, et, d'un petit portefeuille enveloppé d'un papier cacheté, on tira diverses pièces relatives à une conspiration. On saisit, en outre, un Livre de raison, journal très-circonstancié où ce conspirateur bizarre avait coutume d'inscrire, fait par fait, l'emploi de ses heures. Il y mentionnait ses voyages à Turin, sa correspondance avec M. de Maillebois, ses visites au comte d'Artois, aux princes, aux émigrés de marque. Tandis qu'on visitait ses papiers, il parvint à en détourner un, qu'il déchira en partie : c'était une lettre adressée à Mounier[25].

Le lendemain, le conseil général s'étant assemblé, on décida que le prisonnier serait transféré à Lyon. Il n'y resta que quelques jours, fut envoyé à Paris et renfermé dans les cachots de l'Abbaye. Mais déjà le comité des recherches avait, sur les intrigues dont cet homme était l'agent, des données qui ne permettaient pas le doute.

L'idée originaire du complot remontait au mois de février 1790, et le comte de Maillebois en était l'âme.

C'était ce même comte de Maillebois qui, servant en Allemagne, dans la campagne de 1758, sous les ordres du maréchal d'Estrées, avait été soupçonné d'avoir fait avorter par jalousie les projets de son général et avait dû se défendre du crime de haute trahison[26]. Protégé par des influences de cour contre un arrêt flétrissant du tribunal des maréchaux de France, on l'avait vu braver avec éclat le public et ses juges. Plein d'esprit, dévoré d'ambition, doué d'une intelligence qu'enchantaient les préoccupations littéraires, comme le prouvèrent la comédie du Maître en droit et celle du Cadi dupé, qu'il donna sous le nom de son secrétaire, le comte de Maillebois avait été salué bon capitaine par le roi de Prusse, Frédéric II, et attiré au service de la République de Hollande. Elle le créa généralissime des troupes que le duc de Wittemberg avait commandées[27]. Mais il fallait davantage à cet esprit inquiet. Le poste de ministre de la guerre dans son propre pays l'ayant toujours tenté, sa haine contre la Révolution fut moins d'un grand seigneur que d'un ambitieux. Lorsqu'à l'époque du blocus de Paris, si imprudemment projeté par la cour, le choix de Louis XVI se fixa sur le maréchal de Broglie, le comte de Maillebois en conçut un violent dépit. Où son rival avait échoué, il se flatta de réussir[28] ; et après l'avoir fait traître, la jalousie le fit conspirateur. Voici quel était son plan :

Le roi de Sardaigne aurait été amené à fournir vingt-cinq mille hommes de troupes et à faire une avance de six millions.

L'Espagne avait été pressée d'entrer dans ce projet, et l'on espérait obtenir d'elle, ainsi que de l'empereur, des secours de l'une et l'autre espèce.

On ne doutait pas que, bien décidés à soutenir leurs droits en Alsace, les duc de Deux-Ponts, margrave de Baden, landgrave de Hesse, n'appuyassent l'entreprise de toutes leurs forces.

La confédération une fois formée, Mounier et Lally-Tollendal avaient été chargés de dresser le manifeste à lancer avant d'entrer en campagne.

Alors, on allait droit à Lyon, qui eût été déclarée capitale de la France, et que, par là, on se croyait sûr de gagner ; un corps d'armée s'avançait par le Brabant, un troisième par la Lorraine les nobles s'emparaient de la personne du roi et le conduisaient à Lyon ; les armées combinées, grossies à chaque pas de tous les mécontents, marchaient sur Corbeil, Senlis et Meaux, désarmaient en route les municipalités, leur faisaient prêter serment au roi, et les forçaient à rappeler leurs députés, à. supposer que l'Assemblée nationale tint encore ses séances ; enfin, pour avoir raison de Paris, on le bloquait jusqu'à ce que les habitants eussent été réduits par la famine[29].

Telle était la substance d'un mémoire que, dans le mois de février 1790, Maillebois avait remis, écrit de sa propre main, au chevalier de Bonne-Savardin, son agent auprès des princes. Mais, comme l'écriture du comte était très-difficile à lire, Bonne, avant de partir pour Turin, donna le mémoire à copier à Massot de Grand-Maison, un des secrétaires de Maillebois. Celui-ci eut peur d'être compromis ; il résolut de quitter le château de Thury, que Maillebois habitait alors, et, pour ne pas inspirer d'ombrage, il écrivit à sa mère de le rappeler[30]. La réponse n'était pas encore arrivée, lorsqu'un jour Maillebois lui dit : Je vous préviens que j'attends des lettres du chevalier Bonne. Elles seront à votre adresse. La suscription portera : A M. de Grand-Maison, 91, rue de Grenelle-Saint-Germain. Elles seront marquées de deux étoiles. Vous me les remettrez sans les lire. Pour le coup, le pauvre secrétaire se crut perdu, et ce qui mit le comble à ses frayeurs, c'est que le hasard lui fit découvrir, dans une de ces lettres, les mots mon cher Grand-Maison, mis sans façon par le chevalier à la place de ceux-ci : mon cher Maillebois[31]. Si bien que la correspondance, dans le cas où on l'aurait ouverte, aurait témoigné contre lui et non contre son maître. Ses scrupules s'évanouirent, et, n'écoutant plus que les conseils de la prudence, il quitta précipitamment le château[32].

A cette nouvelle, Maillebois, se voyant exposé aux effets d'une révélation terrible, prit le parti de se réfugier en Hollande. Toutes ses espérances étaient renversées, et sa douleur n'eut d'égale que son épouvante. Suivant la déclaration de Lenoir-Duclos, son valet de chambre, le jour même de son départ, étant à sa toilette, il donna les signes de la plus violente agitation. Il avait la tête en feu, et il murmurait d'un air sombre : Massot a commis là une atrocité[33].

La vérité est que ce dernier n'alla pas faire directement sa déclaration au comité des recherches ; seulement, comme il avait confié à d'autres le secret dont il était dépositaire, mandé par le comité des recherches, qu'on se hâta d'avertir, il avoua tout.

En même temps, et par une étrange coïncidence, la Commune de Paris recevait de Turin des lettres anonymes dans lesquelles on l'instruisait qu'il existait un complot ; que M. de Maillebois en était le chef ; qu'un plan détaillé avait été présenté au comte d'Artois, mais que ce prince ne voulait pas de guerre civile, les circonstances ne paraissant pas favorables ; qu'il se trouvait bien où il était, et avait répondu : Il faut voir les choses. Il y avait cependant une marche à suivre, selon les idées que ces lettres prêtaient à l'émigration de Turin, et cette marche consistait à pousser adroitement Maillebois au ministère de la guerre, à éloigner Montmorin, à se débarrasser de Necker, à préparer dans quelques provinces une insurrection et à la conduire à l'éclat[34].

La déclaration de Massot de Grand-Maison et les avis secrets envoyés, soit de Turin, soit de Nice, étaient de la fin de mars ; l'arrestation de Bonne-Savardin dans la soirée du 30 avril mit le comité des recherches en état de compléter les preuves de la conspiration. Et qu'on juge de l'intérêt qui s'attacha à cette affaire, lorsqu'il transpira dans le public que, parmi ceux qu'elle compromettait gravement, figurait un ministre du roi, le comte de Saint-Priest.

La complicité du ministre parut résulter d'une conversation qu'il avait eue au mois de décembre 1789 avec Bonne-Savardin, conversation dont on avait découvert le récit, écrit de la main de ce dernier, et adressé à Maillebois.

Le document qui, au surplus, n'exprime rien qu'un désir très-flottant et très-vague de conspiration, est néanmoins curieux, au moins sous ce rapport ; il mérite d'être conservé. On y appelait le comte d'Artois Ermand, Maillebois Adrien, de Broglie Culent, Bailly Hardiment, Lafayette Berville. Saint-Priest y était désigné sous le nom de Farcy.

Quand, dis-je à Farcy — c'est Bonne qui parle — cela finira-t-il ?

Il faudra bien qu'il y ait un terme, et si cette espérance ne nous soutenait, il faudrait mettre la clef sous la porte et attendre l'instant d'être égorgés.

— Mais prévoyez-vous ce terme ?

— Le printemps, puisque c'est l'époque que le roi a choisie pour aller visiter les provinces.

— Ne craignez-vous pas que la milice n'y mette obstacle ?

Eh bien, si elle est tentée de suivre, nous la laisserons faire ; et quand une fois nous aurons le cul sur la selle, nous verrons.

— Oui, je conçois, si vous aviez des troupes ; mais où en trouverez-vous ?

Il ne répondit pas.

Comment vous débarrasserez-vous de Berville ? Son ambition est vaste, et il est en mesure.

— Eh ! le pauvre diable est plus embarrassé que nous.

— On parle de ses projets ; qu'il veut être connétable.

— Et moi, je crois qu'il veut être ce qu'il pourra, jusqu'à ce que la constitution soit faite, et qu'alors il plantera là toute cette multitude.

— Mais, monsieur, il ne la plantera là que pour mettre quelque chose à la place.

— Quand nous n'aurons que lui, les moyens ne nous manqueront pas.

— Mais vous manquerez de général, si vous ne vous attachez Adrien. Personne en France ne lui disputera en talents, en fertilité de ressources.

— Vous prêchez un converti. Je le connais ; mais cela n'est pas dans ma mesure. Au reste, je ne dis pas que cela ne soit pas.

— Mais si malheureusement cela n'était pas, prendriez-vous M. de Culent ?

— Quelle folie ! Il s'est conduit de manière à ôter l'envie aux plus entêtés[35].

 

Bonne-Savardin comparut devant le comité des recherches, fut interrogé, et se défendit avec une maladresse accablante pour lui. Il ne sut expliquer ni pourquoi il avait pris des titres qui ne lui appartenaient pas, ni pourquoi il voyageait sous le nom de Savardin seulement, quand les pièces trouvées sur lui attestaient qu'il ne s'était jamais fait désigner jusqu'alors que sous le nom de Bonne. Il nia des faits invinciblement établis dans des procès-verbaux revêtus de signatures nombreuses et décisives. Lors de son premier interrogatoire, il avait déclaré ne point se souvenir de qui était la lettre adressée à Mounier ; et, plus tard, il avoua qu'elle était de M. de la Châtre. Questionné sur le sens de ces mots d'une lettre de Maillebois la chute prochaine du complot, il répondit niaisement que c'était une négligence de style. La conversation du 5 décembre échappait à toute dénégation de sa part, écrite qu'elle était de sa propre main : il prétendit ne pas connaître le personnage auquel il avait parlé, par cette unique raison que, dans sa correspondance, ce personnage portait un nom convenu. Mais, lui fit-on observer, votre livre-journal n'énonce qu'une seule personne que vous ayez vue le 5 décembre, et c'est le comte de Saint-Priest. — Il paraît bien que c'est lui, répondit-il ; mais je ne saurais l'affirmer, de peur de compromettre la vérité[36].

On verra plus loin comment se termina cette affaire qui donna lieu à une série d'incidents romanesques, retentit à la tribune, compromit d'une manière tout à fait inattendue deux membres de l'Assemblée et contribua au renversement du ministère. En attendant, n'oublions pas de rappeler un complot d'un autre genre qui, sous les apparences du fanatisme, de la folie, vint révéler le travail permanent et sourd de l'illuminisme, non de celui dont Weishaupt avait d'une main si hardie jeté les fondements, mais de celui que le royaliste Bischofswerder représentait à la cour du roi de Prusse. En quel temps l'esprit humain n'aima-t-il pas à se reposer dans ce lit plein de songes de la superstition, dont Camille Desmoulins parle quelque part ? Séni, en signalant avec tristesse je ne sais quelle étoile fatidique près de quitter l'horizon, troublait le fier génie de Wallenstein, et Charles Ier, incertain du lieu où il irait pour fuir l'échafaud, chargea mistress Wherewood de consulter l'astrologue William Lilly !

Il y avait à Nancy, en 1790, une dame Leclerc de Thomassin qu'on citait pour sa science des choses occultes. Elle avait, disait-on, des visions puissantes, elle faisait des rêves prophétiques. Et ce n'était pas seulement dans les bas-fonds de l'ignorance qu'elle exerçait l'empire de son mysticisme : elle avait enchanté par ses rêveries plus d'un esprit cultivé, et elle comptait au nombre de ses adeptes la femme d'un lieutenant général des armées françaises, madame de Jumillac, et d'Argence, commandant de bataillon au régiment du roi[37].

Au fond, les sommeils vantés de madame de Thomassin, ses extases, ses entretiens avec la sainte Vierge, le commerce assidu qu'elle entretenait avec les anges, tout cela n'était qu'un mode de propagande contre-révolutionnaire, d'autant plus dangereux qu'il présentait ce caractère d'absurdité qui fait les fanatiques et les arme. Mais le gouvernement des âmes crédules veut être manié par des mains fortes. Quand on méprise les hommes au point de les vouloir conduire en les trompant, au moins faut-il couvrir de quelque supériorité l'audace d'un tel attentat. C'est ce que ne firent point les mystiques de Nancy, et une aventure ridicule marqua le terme de leurs succès.

Un jour, le roi se trouvant à Saint-Cloud, deux inconnus, vêtus de noir et l'épée au côté, pénétrèrent dans le château vers les dix heures du matin, et allèrent s'asseoir dans une des dernières pièces contiguës à l'appartement de Louis XVI. Là, peu éloignés l'un de l'autre, et constamment muets, immobiles, ils passèrent la journée entière sans prendre aucune nourriture. Il y avait dans leur attitude tant d'assurance que, leur supposant une autorisation du roi, les gens de service n'osèrent les questionner. Cependant, le soir venu, ils furent invités à se retirer, ce qu'ils firent en silence ; mais ils restèrent à se promener gravement dans les cours, et il fallut les contraindre à en sortir quand vint le moment de fermer les grilles. Ils continuèrent à rôder autour du château, si bien que, devenus suspects, ils furent arrêtés. Ils déclarèrent se nommer Pierre et Paul, et avoir à exécuter un ordre d'en haut. Gardés à vue jusqu'au lendemain, ils montrèrent le plus grand calme, ne prononcèrent pas un mot, ne firent pas un mouvement, et s'abstinrent de toucher aux aliments qu'on leur offrit. Le lendemain, sur l'avis envoyé par le roi qu'il n'avait mandé personne à Saint-Cloud, les municipaux se rendirent auprès des prisonniers et les interrogèrent.

Tout ce qu'on parvint à savoir, après une impérieuse, une vive insistance, c'est que l'un d'eux était fils d'un trésorier de la Corse, et se nommait Petit-Jean, et que l'autre était fils du célèbre généalogiste d'Hosier. On fouilla. D'Hosier avait dans sa poche une bande de parchemin où étaient écrits ces mots : Louis XVI, tu as perdu ta couronne à Versailles, tu la recouvreras à Saint-Cloud. Petit-Jean portait sur lui, avec une image de la Vierge une lettre d'elle tracée sur vélin, en caractères bleus, et adressée au roi. Cette lettre de la sainte Vierge indiquait à Louis XVI, dans un style malheureusement trop clair quoique bizarre, la marche qu'il avait à suivre. La forme était celle du dialogue : Qui t'a fait roi ?Dieu. — Pourquoi es-tu roi ?Pour gouverner seul mon royaume et conduire mon armée contre ceux qui méconnaîtraient mon pouvoir. Les deux illuminés, très-jeunes l'un et l'autre, furent transportés à Paris, où la prison de l'Abbaye les reçut.

De l'instruction qui suivit et des interrogatoires, il résulta que l'épître de la sainte Vierge à Louis XVI avait été dictée par madame Leclerc de Thomassin et écrite par d'Argence. On les arrêta, ainsi que madame de Jumillac, par qui d'Hosier avait été entraîné à son extravagante démarche.

Toutefois, l'affaire n'eut pas de suite, et elle n'aurait point mérité le bruit qu'elle fit, si elle ne s'était liée à tout un ensemble d'efforts du même genre dirigés contre la Révolution. Car, dans ce temps-là même, on découvrit de mystérieuses circulaires, ainsi conçues : Frère et ami, on ne savait, il y a quelque temps, comment faire la dot de la fiancée : cette dot est faite maintenant. La noce est sur le point de s'effectuer. Fais tous tes préparatifs pour y assister en costume. Le costume signifiait des pistolets. On sut, d'autre part, que des enrôlements clandestins avaient lieu dans Paris ; qu'on donnait cinq louis à chaque recrue, et un habit qui ne se distinguait de celui de la garde nationale que parce qu'il avait un bouton de moins par derrière. Le mot d'ordre des conjurés était avez-vous du cœur ? A quoi ils répondaient en montrant une cocarde blanche qu'ils étaient tenus de porter cachée sous le gilet.

Ainsi combattait la contre-révolution : elle agitait et alarmait les consciences, elle soufflait à l'orgueil militaire de violentes pensées, elle cherchait des imaginations malades à égarer, elle possédait le prêtre, elle aurait voulu pousser en avant le soldat, elle inspirait le mystagogue.

Mais la Révolution poursuivait son cours !

 

 

 



[1] Histoire de la Révolution, par deux Amis de la liberté, t, IV, ch. XIV.

[2] Histoire de la Révolution, par deux Amis de la liberté, t, IV, ch. XIV.

[3] Annales de la Révolution française, t. II, chap. XXII.

[4] Voyez les Révolutions de France et de Brabant, n° 25 ; l'Histoire de la Révolution, par deux Amis de la liberté, t. IV, chap. XIV ; l'Histoire abrégée de la Révolution, par l'auteur du Règne de Louis XVI, t. I, liv. II, etc.

[5] Camille Desmoulins, Révolutions de France et de Brabant, n° 25.

[6] Bertrand de Molleville, Annales de la Révolution française, t. II, chap. XXII.

[7] Histoire abrégée de la Révolution, par l'auteur du Règne de Louis XVI, t. I, liv. II.

[8] Bertrand de Molleville, Annales de la Révolution française, t. II, chap. XXII.

[9] Histoire abrégée de la Révolution, par l'auteur du Règne de Louis XVI, t. I, liv. II.

[10] Prudhomme, Histoire générale et impartiale des erreurs, des fautes et des crimes commis pendant la Révolution française, t. III, p. 212. Paris, 1797.

[11] Gazette de Beaucaire, citée par Camille Desmoulins, Révolutions de France et de Brabant, n° 25.

[12] Gazette de Beaucaire, citée par Camille Desmoulins, Révolutions de France et de Brabant, n° 25.

[13] Histoire abrégée de la Révolution, par l'auteur du Règne de Louis XVI, t. I, liv. I, p. 40.

[14] Histoire abrégée de la Révolution, par l'auteur du Règne de Louis XVI, t. I, liv. I, p. 40.

[15] Prudhomme, Histoire générale des erreurs, des fautes et des crimes commis pendant la Révolution française, t. III, p. 213.

[16] Histoire abrégée de la Révolution, par l'auteur du Règne de Louis XVI, t. I, liv. I, p. 41.

[17] Histoire abrégée de la Révolution, par l'auteur du Règne de Louis XVI, t. I, liv. I, p. 42.

[18] Histoire abrégée de la Révolution, par l'auteur du Règne de Louis XVI, t. I, liv. I, p. 32 et suiv.

[19] Journal patriotique de Corse, cité dans l'Histoire parlementaire de Buchez et Roux, t, VI, 181.

[20] Contrat social, liv. II, chap. X.

[21] Rapport fait au comité des recherches de la municipalité de Paris, par Jean-Philippe Garran, un de ses membres. Paris, 1790. Déposition d'Antoine Rey, postillon.

[22] Rapport fait au comité des recherches de la municipalité de Paris. Déposition de Thérèse Trépaz.

[23] Déposition de Permezel.

[24] Déposition de François Morel, sergent des Invalides.

[25] Procès-verbal de visite des effets et papiers de M. Bonne-Savardin.

[26] Règne de Louis XVI, t. VI, § 27.

[27] Règne de Louis XVI, t. VI, § 27.

[28] Histoire de la Révolution, par deux Amis de la liberté, t. IV, ch. XVI.

[29] Rapport fait au comité des recherches, par Philippe Garran, p. 5 et 6.

[30] N° I, du précédent rapport ; pièces justificatives ; déclaration de Massot de Grand-Maison.

[31] Pièces justificatives, n° I, du précédent rapport : Déclaration de Massot de Grand-Maison.

[32] Pièces justificatives, n° I, du précédent rapport : Déclaration de Massot de Grand-Maison.

[33] Pièces justificatives, n° I, du précédent rapport : Première déclaration de Lenoir-Duclos.

[34] Pièces justificatives, n° 2, du Rapport de Jean-Philippe Garran.

[35] Cette conversation a été citée in extenso par les deux Amis de la liberté, t. IV, chap. XIV.

[36] Rapport de Jean-Philippe Garran, p. 16-24.

[37] Règne de Louis XVI, t. VI, § 27.