HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME QUATRIÈME

LIVRE QUATRIÈME

 

CHAPITRE V. — LE LIVRE ROUGE.

 

 

Le peuple sous l'ancien régime ; sa détresse. — L'existence du Livre rouge dénoncée par Camus. — Baudoin s'offre à l'imprimer gratis. — Nature scandaleuse des pensions. — La Pension de la Lune. — Pensions payées à des morts. — Camus poursuit la remise du Livre rouge ; résistance de Necker ; la remise ordonnée par décret. — Publication du Livre rouge, sa description, son contenu. — Commentaires, par Camille Desmoulins. — Réclamations du maréchal de Ségur ; réponse accablante du comité. — Attaques de Loustalot et de Camille. — Le nom des Lameth compromis. — Ce que c'étaient que les ordonnances de comptant. — Le Livre des décisions ; l'Assemblée n'ose pas le publier ; querelle entre Camus et Necker. — Observations de Necker sur le Livre rouge ; plaisanteries cruelles de Camille Desmoulins. — Effet produit sur l'opinion. — La liste des pensions imprimée en caractères rouges. — Récapitulation terrible. — Mot de Loustalot.

 

Pendant les dernières années du règne de Louis XV et depuis l'avènement de Louis XVI, la misère publique a toujours été croissant. Dans les villes, un luxe insensé, qui avait corrompu jusqu'aux dernières classes, cachait une détresse affreuse. La parure était prise sur les aliments. Dans les campagnes, — le cœur se serre à ce souvenir, — près des villes, le paysan avait tous les vices qu'elles produisent, et, de plus, une rapacité incompatible avec l'amour du travail. Un pain noir, des racines, de l'eau, des vêtements grossiers, et quelquefois de simples peaux, des masures délabrées, tel était, dans une grande partie de la France, le sort de nos malheureux frères. Après le sort du paysan, celui du soldat était le plus affreux. Il suffit d'avoir vu du pain de munition pour n'en pas douter. Le matin, un peu d'eau chaude versée sur quel ques légumes ; le soir, un très-petit morceau de la plus mauvaise viande, formaient la subsistance de trois cent mille Français. Tous ces maux n'avaient qu'une cause : la prodigalité d'une cour crapuleuse où des Messaline et des Julie disputaient à des Claude et à des Néron le prix de l'infamie, où chaque jouissance coûtait le repos à un million d'hommes, où l'or était produit par le crime et le crime reproduit par l'or, où la nation française était moins prisée qu'un cheval de course, qu'une complaisante... Lisez le Livre rouge ![1]

 

Quels mystères renfermait-il donc, ce Livre rouge, qui, au mois d'avril 1790, faisait tomber, comme autant de traits brûlants, de la plume honnête de Loustalot, les lignes qu'on vient de lire ?

Dès la fin de 1789, le 27 novembre, Camus avait dénoncé à l'Assemblée l'existence d'un certain Livre rouge, ignominieux catalogue de rapines transformées en largesses, et, avant lui, un membre dont le nom est resté inconnu, avait demandé qu'on imprimât la liste des pensions. Avec les noms, ajouta d'Éprémesnil, avec le chiffre des sommes données, avec la date, avec les motifs. Motion terrible qui fut accueillie avec enthousiasme, dit le Moniteur[2]. Mais les votants ne savaient pas à quoi le vote engageait ! Le comité des finances, dépositaire de secrets trop honteux, trembla d'avoir à les divulguer ; à la curiosité publique, il opposa mille obstacles. Un beau jour, il vint déclarer à l'Assemblée que l'impression était à peu près impossible, parce que les frais ne s'élèveraient pas à moins de deux cent quatre-vingt mille livres[3]. On répondit par l'offre que faisait Baudoin d'imprimer gratis[4] ce recueil de scandales. L'offre fut acceptée ; une fois en éveil sur ce point, l'opinion ne s'endormit plus, et un comité des pensions, dont le janséniste Camus était l'âme, se mit à poursuivre d'une infatigable ardeur la remise du Livre rouge.

En attendant, la liste des pensions s'imprimait, et le public apprenait :

Que les princes et princesses du sang, d'ailleurs très-riches, avaient tous ensemble, en pensions, deux millions cinq cent cinquante mille livres ;

Que celle du comte de Luzace allait jusqu'à cent cinquante mille livres ;

Que les bienfaits annuels accordés par le roi à la maison de Noailles montaient à près de deux millions ;

Que le duc de Polignac avait pour. sa part quatre-vingt mille livres, sans compter ce qui revenait à chacun des membres de sa famille, laquelle, grâce à l'amitié prodigue de la reine, se trouvait avoir les bras enfoncés jusqu'aux coudes dans le trésor, etc., etc.

Et que dire des motifs de la plupart de ces pensions ? Parmi ces, motifs, il y en avait d'impudiques, il y en avait de ridicules : ne parlons que ceux-ci.

Un allemand touchait quatre pensions : la première, pour ses services comme colonel ; la seconde, pour ses services comme colonel ; la troisième, pour ses services comme colonel ; la quatrième, pour ses services comme non-colonel[5].

M. Desgalois de La Tour avait vingt-deux mille sept cent vingt livres en trois pensions : l'une, comme premier président et intendant ; la seconde, comme intendant et premier président ; la troisième, pour les mêmes considérations que ci-dessus[6].

Un écrivain qui a retracé sans élévation, mais recueilli avec une minutieuse exactitude tout ce qui concerne le règne de Louis XVI[7], a fait un relevé très-piquant et au fond très-instructif des gaspillages motivés de l'ancien régime.

Quatre pensions avaient été accordées au marquis d'Autichamp : la première, pour les services de feu son père ; la seconde, pour le même objet ; la troisième, pour les mêmes raisons ; la quatrième, pour les mêmes causes.

On fit à M. Joly de Fleury, avocat général, une rente de dix-sept mille livres, pour s'être démis de sa place en faveur de son fils. — Il est juste d'ajouter qu'on ne fit pas à M. Joly de Fleury fils une rente de pareille somme pour avoir bien voulu prendre la place de monsieur son père !

Des femmes de la cour obtenaient des pensions en manière de dot. Maint courtisan, s'il lui arrivait d'abandonner ses biens à ses créanciers, en était récompensé aux frais de l'État reconnaissant. Un coiffeur, nommé Ducrot, reçut dix-sept cents livres de retraite, pour avoir coiffé une fille du comte d'Artois, princesse qui mourut avant d'avoir eu des cheveux ; et, plus tard, Marat put dire avec vérité : Eh quoi ! tandis qu'un brave soldat criblé de blessures obtient à peine trois louis annuellement, une coiffeuse empochera chaque année deux mille livres pour avoir donné un coup de peigne au Dauphin ![8]

Dans chaque bail des fermes il y avait treize cent mille livres destinées à des gratifications que le ministre des finances distribuait suivant son bon plaisir. Or, un M. de Colonia figurait dans cet état de plusieurs manières, sous son nom personnel, sous celui de sa femme, sous celui de sa fille, sous celui de ses bureaux. Lorsqu'on fit, à l'Assemblée, cette nomenclature extraordinaire, le bon paysan Gérard s'écria rudement : On ne distribuait point de telles pensions dans nos campagnes. Non, morbleu ! tout cela n'était point pour nos paroisses ![9]

L'avidité des gens en place savait tour à tour monter très-haut et descendre très-bas. Après s'être créé des pensions, à l'exemple de son prédécesseur Sartine, sur les huiles, sur les suifs, sur les boues, l'ancien lieutenant général de police Lenoir imagina de frapper à son profit un impôt... sur la lune ; c'est-à-dire de tirer parti des nuits où, se montrant sur l'horizon de Paris, elle dispensait d'allumer les réverbères. Cette pension bizarre, par lui assignée à une dame de ses amies, devint célèbre sous le nom de pension de la lune[10].

On croit rêver quand on pense aujourd'hui à quels abus donnaient lieu, avant la Révolution, les pensions sur le trésor royal. On en découvrit un, entre autres, des plus singuliers. Il advint que des morts, enterrés depuis longtemps, ne laissaient pas que de toucher régulièrement leurs pensions, témoin la marquise de la Force. J'ai entre les mains, dit un jour le marquis de Foucault dans l'Assemblée, un mémoire prouvant qu'on a la charité de toucher l'argent des défunts[11].

Ce n'est pas que tout, absolument tout, eût été donné à la faveur ou à l'intrigue ; non : dans le nombre des pensions, il y en avait quelques-unes qu'on avait employées à récompenser des services réels et le mérite. Celles-là furent respectées ; ce fut avec une sorte d'émotion religieuse que l'Assemblée nationale confirma, par exemple, la pension dont jouissait la famille de l'héroïque chevalier d'Assas : les dettes qu'à l'égard du patriotisme ou du courage, la monarchie avait contractées, au nom de la France, la Révolution se devait de les acquitter, et elle n'y manqua point.

Mais elle se devait aussi de ne faire grâce à aucune de ces dilapidations infâmes, honte des grands et désespoir du peuple. Aussi l'existence d'un Livre rouge n'eut pas été plutôt dénoncée, que le cri public fut, chaque matin : le Livre rouge ! le Livre rouge !

Alors commença de la part de Necker une résistance puérile, offensante, absurde. Plus le comité des pensions devenait pressant, plus Necker s'obstinait. Tantôt le livre était chez le roi ; tantôt le ministre, malade, ne pouvait recevoir ; tantôt ses journées entières étaient prises par les affaires et ses soirées ne lui appartenaient pas. Vains subterfuges, dont s'indigna, sans en être lassée, l'austère opiniâtreté de Camus ! Dans la séance du 5 mars, impitoyable et rude, il accusa Necker d'une manière si concluante que, par décret solennel et cette fois définitif, la remise du livre fatal fut ordonnée.

L'anxiété de Necker était au comble. Non qu'il fût personnellement intéressé au refus ; mais cette monarchie, dont il voulait le maintien, que deviendrait-elle quand tout voile aurait été levé ? Il fallut se résigner pourtant. Ce fut le 15 mars, après midi, chez Necker, et en présence de Montmorin, que la première communication du Livre rouge fut donnée aux membres du comité des pensions. Louis XVI avait insisté pour qu'on ne prît point connaissance des dépenses secrètes de son aïeul : le comité des finances respecta ces filiales inquiétudes, et il fut convenu que la partie qui avait rapport au règne de Louis XV resterait scellée d'une bande de papier.

Ce livre fameux était un registre composé de cent vingt-deux feuilles, relié en maroquin rouge. Les dix premières feuilles renfermaient les dépenses relatives au règne de Louis XV ; les trente-deux suivantes se rapportaient à celui de Louis XVI ; le surplus était en blanc. Chaque article de dépense était écrit de la main du contrôleur général, et ordinairement parafé de la main du roi. Le total des sommes énoncées, et qui, depuis le 19 mai 1774 jusqu'au 16 août 1789, s'étaient élevées à deux cent vingt-sept millions neuf cent quatre-vingt-cinq mille cinq cent dix-sept livres, fut divisé par le comité en neuf chapitres : Aux frères du roi. — Dons et gratifications. — Pensions et traitements. — Aumônes, indemnités, avances et prêts. — Acquisitions, échanges. — Affaires de finances. — Affaires étrangères et postes. — Dépenses diverses. — Dépenses personnelles au roi et à la reine[12].

Le mois d'avril s'ouvrit par la publication du Livre rouge. Grande émotion et grandes colères ! Sous le ministère seul de M. de Calonne, le comte d'Artois avait touché quatorze millions cinq cent cinquante mille livres, rien qu'en secours extraordinaires ; et treize millions huit cent vingt-quatre mille livres avaient été, durant le même espace de temps, l'humble lot de Monsieur, ce prince studieux, cet ami de la sagesse ! Suivait, en faveur du comte d'Artois, un fort curieux mémoire, où Calonne prouvait, par vives raisons, que Louis XVI ne pouvait se dispenser de payer les dettes du comte d'Artois, sur l'argent de la nation, bien entendu, et jusqu'à concurrence de quatorze millions six cent mille livres, non compris soixante-quatorze mille six cent quarante livres de rentes constituées, et neuf cent huit mille sept cents livres de rentes viagères ! Le scrupuleux Calonne faisait valoir comme motif principal l'importance d'assurer la tranquillité du prince, qui, d'ailleurs, voulait bien, à cette condition, consentir à ne plus se jeter en pareil embarras… Au bas du mémoire le roi avait écrit de sa propre main : APPROUVÉ LES PRÉSENTES PROPOSITIONS.

Le chapitre des dons et gratifications témoignait de gaspillages vraiment étranges[13] :

Cinquante mille livres à M. de Croismard, pour l'aider à payer la terre de Voisins ;

Cinquante mille livres à M. de Vergennes, pour son retour de Suède ;

Quinze mille livres à M. Gourdin, pour l'aider à acheter la charge de M. Gaffe. — Et pourquoi pas quinze mille livres à M. Gaffe pour se faire acheter sa charge par M. Gourdin ?

Soixante mille livres à M. Gonnet pour le mettre en état de payer ses dettes ;

Vingt-quatre mille soixante-dix-huit livres à la comtesse d'Artois, en 1775, comme simple cadeau ;

Plus, vingt-quatre mille soixante-dix-huit livres à la comtesse d'Artois, en 1778, pour la naissance du duc de Berry ;

Plus, vingt-quatre mille livres à la comtesse d'Artois, en 1783, pour son accouchement.

Le chapitre des pensions, comparé à celui des aumônes, présentait des rapprochements d'une triste bouffonnerie :

Au peuple, à l'entrée du roi à Paris, quinze mille livres d'aumône.

A la comtesse d'Ossun, dame d'atours de la reine, pour sa table, vingt mille livres de pension !

Dans le Livre rouge, la famille Polignac figurait comme possédant, à elle seule, plus de sept cent mille livres de pensions, la plupart réversibles d'un membre à l'autre. Outre une ordonnance au porteur de un. million deux cent mille livres, somme à laquelle le roi avait fixé le prix de l'engagement du domaine de Fenestrange, accordé au duc de Polignac, on lui assignait une pension viagère de cent vingt mille livres, c'est-à-dire, ainsi que l'a fait observer un écrivain royaliste[14], c'est-à-dire qu'en consacrant, par une libéralité inouïe, le vol d'un riche domaine de l'État, on attribuait encore au favori une pension représentant l'intérêt viager de la somme que le favori était censé payer pour l'engagement de ce domaine. Indigné, Loustalot s'écria : Comment un roi honnête homme a-t-il pu signer des ordonnances qui sont des faux ?[15]

C'était ce même duc de Polignac — on s'en souvient — à qui concession avait été faite d'un droit à percevoir sur tout le poisson qui se consommait à Bordeaux, et d'un autre droit, plus bizarre et plus insolent encore, en vertu duquel, dominateur et souverain du flux et du reflux de la Garonne, de la Gironde, il s'appropriait les inondations et les retraits des deux fleuves[16].

Quelle bonne fortune pour Camille ! Il saisit sa plume acérée et, avec une gaieté cruelle, il écrivit :

Enfin, nous tenons le Livre rouge ! Le comité des pensions a rompu les sept sceaux dont il était fermé. La voilà accomplie, cette menace terrible du prophète ! La voilà accomplie avant le jugement dernier : Revelabo pudenda tua ; je dévoilerai tes turpitudes ; tu ne trouveras pas même une feuille de figuier pour couvrir ta nudité à la face de l'univers ; on verra toute ta lèpre, et, sur tes épaules, ces lettres, GAL... que tu as si bien méritées[17].

 

Le comité des pensions avait fait précéder la publication du Livre rouge d'un avertissement qui annonçait d'autres révélations : Camille Desmoulins en accueillait l'augure en ces termes :

Notre cher comité des pensions nous prévient, dans le préambule, que ce n'est pas le seul registre qui contienne les preuves de la criminelle complaisance, disons le mot, de la friponnerie des ministres des finances. Depuis 1774, ses travaux lui découvrent chaque jour une multitude d'autres déprédations, qu'il fera successivement connaître... Bravo ! mille fois bravo ! généreux républicains, nos chers et illustres défenseurs ! Poursuivez votre route dans ces souterrains, continuez d'en éclairer les ténèbres. Camus tient le redoutable flambeau ; il force Necker d'être son guide. L'hypocrite Genevois cherche sans cesse à vous égarer : tantôt il se retourne pour souffler la lumière, tantôt il voudrait fuir ; mais Camus le retient par la basque, et la lanterne qu'il porte rappelle au ministre des idées qui devraient le faire marcher droit[18].

 

L'avertissement, signé de tous les membres du comité des pensions, c'est-à-dire de Camus, de Goupil de Préfeln, de Gaultier de Biauzat, de l'abbé Expilly, du marquis de Montcalm-Gozon, du baron de Wimpfen, de Fréteau, de Treilhiard, de Menou, de Champeaux-Palasne, de Cottin, de Lépeaux, contenait plusieurs allusions menaçantes, parmi lesquelles celles-ci :

Il faudra mettre sous les yeux de la nation l'audace des ministres, dont un, comblé des grâces du roi, et jouissant déjà de quatre-vingt-dix-huit mille six cent vingt-deux livres de traitement et pensions, après avoir obtenu, le 17 mars 1785, des pensions pour dix personnes de sa famille, après avoir ajouté, de son autorité, le 23 avril, une onzième pension en faveur d'un parent qu'il avait d'abord oublié, formait encore, le 4 septembre 1787, les demandes suivantes : un duché héréditaire, soixante mille livres de pension, quinze mille livres réversibles à chacun de ses deux enfants, une somme pour l'aider à arranger ses affaires…[19]

 

Le maréchal de Ségur se sentit désigné, et il réclama, prétendant que les parents qu'on l'accusait d'avoir enrichis par des pensions étaient dix pauvres gentilshommes, bons serviteurs du roi, et fort en peine de vivre. Tout autre ministre leur serait venu en aide, et parce qu'ils étaient ses parents, avait-il dû les oublier ? Après tout, quelle somme avait été divisée entre ces officiers ? Six mille livres. Et le maréchal invoquait son âge, son rang, ses services, ses blessures.

La réponse du comité fut accablante : il publia les pièces officielles, sans un mot de plus[20]. La presse se chargea des commentaires :

Son âge ? L'âge d'un ministre empêche-t-il qu'il soit un pillard ?Ses blessures ? Il a perdu un bras comme cent invalides qui sont à l'Hôtel. Un plaisant a dit que ce bras emporté prouvait tout au plus que le maréchal n'avait pas pris à deux mains dans le trésor royal. Mauvaise plaisanterie, excellente raison.

DIRE DE M. DE SÉGUR : Les parents qu'on m'accuse d'avoir enrichis sont dix pauvres gentilshommes..... ces officiers ont partagé six mille livres de pension. — RÉPONSE DU COMITÉ : On voit d'abord au nombre de ces officiers quatre demoiselles de Ségur-Montazeau, ayant chacune cinq cents livres de pension. Quels officiers ![21] Mais ce n'était rien que ces attaques de Loustalot à côté des invectives étincelantes et cyniques de Camille :

Le maréchal de Ségur, cet ex-ministre qui avait déclaré le tiers, c'est-à-dire la presque universalité des Français, incapable de porter l'épaulette, ce maréchal, qui a si bien mérité le bâton, vient d'apprendre au public, par la voie du Journal de Paris, qu'il est grandement étonné d'entendre publier le Livre rouge et de s'y voir citer par des hommes qui devraient le respecter. Je ne veux pas me mettre en colère contre cet homme qui n'a qu'un bras : la partie ne serait pas égale. Mais voyez donc ce qui le fait crier à la calomnie, à l'indécence, au libelle, au pamphlet ! C'est que le comité a crié contre lui au voleur ; c'est qu'il a mentionné un certain ex-ministre qui, ayant quatre-vingt-dix-huit mille six cent vingt-deux livres de pension, ayant fait donner des pensions à dix de ses parents, avait si peu de vergogne, qu'il demandait encore, le 4 septembre, un duché héréditaire. — Oh ! nous t'en donnerons des duchés héréditaires, faquin !Il ne croyait pas qu'on voulût lui faire un crime des bienfaits du roi ? Ces bienfaits du roi rappellent, dans les Caractères de Théophraste, le trait de cet avare qui, s'étant crevé de nourriture à un repas où il n'a point été prié, à la vue de tout le monde coupe à son valet une livre de viande et lui dit : Tenez, mon ami, faites bonne chère[22].

Malheureusement, les Lameth, en leur qualité de tribuns de bonne maison, n'étaient pas sans avoir leur nom quelque peu compromis dans la curée. Le Livre rouge portait l'indication d'une somme de quarante mille livres donnée à la comtesse de Lameth, pour l'éducation de ses enfants. Mais les patriotes répétèrent, après Camille, que la comtesse était à n'en pas douter la Mère des Gracques, et Loustalot, écrivit fièrement : Le nom de Lameth ne purifiera pas le Livre rouge et le Livre rouge ne souillera pas le nom de Lameth[23]. D'ailleurs, les deux frères n'eurent pas plutôt lu la liste dont on faisait bruit, qu'ils renvoyèrent au trésor public l'argent donné pour leur éducation[24].

Autre mine à scandales ! Les membres du comité des pensions avaient signalé comme un des résultats de leurs recherches que, dans l'espace de huit ans, il y avait eu jusqu'à huit cent soixante millions d'ordonnances de comptant. Or, ces ordonnances étaient tout simplement un moyen de pomper le trésor, loin des yeux indiscrets. Elles énonçaient la somme, mais du nom des personnes, mai de l'objet de la dépense, rien. Seulement, les motifs se trouvaient consignés à part dans un registre tenu fort secret : le Livre des décisions. Le posséder, ce livre, eût été le point important : Camus le demanda. Qu'on juge des terreurs de Necker ! L'inexorable janséniste fut invité à s'adresser à Dufresne de Saint-Léon, commis du trésor royal. Il y court et ne le trouve pas. Il se rend chez Necker, et un curieux dialogue s'engage entre eux. M. de Saint-Léon était absent. — C'est moi qui l'ai autorisé à ne pas se trouver chez lui. — Ah ! — Vous avez imprimé le Livre rouge sans autorisation. — Oui. — Sans autorisation de l'Assemblée. — C'est à elle seule que nous devons des comptes. — Ni du roi. — Nous ne sommes pas ses représentants. Des deux côtés, aigreur extrême. Le résultat fut une démarche nouvelle chez le commis, auquel on arracha enfin communication du registre mystérieux, mais à la condition de ne prendre ni copie ni note. C'est ce que Camus, le 10 avril, alla raconter avec beaucoup d'amertume à l'Assemblée. Mais elle eut probablement peur d'en trop savoir. Car, à Pison du Galand, demandant un décret pour la remise du Livre des décisions, il fut répondu par un ordre du jour[25] !

Necker essaya de ramener l'opinion égarée, assurait-il. Le 27 avril il fit paraître, sur le Livre rouge, un mémoire où il employa tout son talent, mais qui acheva de le perdre. De fait, le plaidoyer valait la cause ! En parlant des sommes qu'avaient coûté à la nation les dépenses personnelles et extraordinaires du roi et de la reine, Necker s'étonnait que, durant seize années, elles ne se fussent élevées qu'à onze millions quatre cent vingt-trois mille sept cent cinquante livres. Je ne sais, ajoutait-il, si les registres des finances d'aucun souverain de l'Europe présenteraient un pareil résultat. Belle recommandation en faveur des monarchies ! Les folies des frères du roi, Necker les expliquait par la jeunesse et l'inexpérience de princes mis à la tête d'une administration très-étendue dès l'âge de seize ans, comme si l'excuse, en ce cas, n'était pas aussi accusatrice que la faute ! Quant aux ordonnances de comptant, toute la défense du ministre se réduisait à dire qu'adoptées originairement dans le but de voiler certaines dépenses, elles avaient fini par en comprendre d'autres dont la publicité n'avait nul inconvénient, et dont, même, on indiquait le motif[26].

Ce fut une maladresse insigne que cette espèce d'apologie de la dilapidation dans la bouche d'un homme intègre. Necker mettait le pied dans la boue. Ses ennemis en prirent avantage contre lui d'une manière terrible, excités qu'ils étaient par les clameurs de Camille Desmoulins, qu'on vit redoubler, en cette circonstance, d'esprit et de grossièreté, d'exagération et de verve.

Le sieur Necker, écrivait-il, n'a pas craint de déclarer au comité des pensions que le roi trouvait mauvais que l'Assemblée nationale eût fait imprimer le Livre rouge. Trouvait mauvais !... Nous trouvons bien plus mauvais que toi et tes pareils ayez dilapidé, sous le règne de Louis l'économe, en dépenses clandestines, cent trente-cinq millions ! Et c'est en si peu de temps ! Tu ne sais donc pas que nous avons eu en France douze contrôleurs généraux des finances qui ont été pendus et exposés à Montfaucon ?Et ce qui me met tout à fait hors de mesure, c'est qu'au lieu de mourir de honte, le cafard se monseigneurise, ose donner des veniat à l'un, des pensions à l'autre, au mépris des décrets. Cinq mille livres à un Vauvilliers dont nous avons vu naguère l'orteil sortir à travers les souliers, et qui, depuis qu'il est administrateur des subsistances, ne s'est plus montré qu'en carrosse ![27]

C'en était fait.: rien que par la publication d'une série de chiffres correspondant à une série de noms propres, toutes les impuretés du régime ancien vinrent se ranger une à une sur le chemin de l'opinion, impatiente de les passer en revue. Des regards inévitables percèrent la nuit des bureaux ; les motifs que la cour brûlait de tenir secrets, on les découvrit, du moins en partie ; on lut à travers les bandes de papier apposées sur les articles qui, dans le Livre rouge, se rapportaient au règne de Louis XV, à ce règne dont le grand Frédéric distinguait les phases par Cotillon Ier, Cotillon II, Cotillon III, et où l'une des occupations favorites du prince de Condé était de prendre sous le lit les mules de madame Dubarry pour les lui chausser. Nous avons devant nous un livre portant la date de 1790, et imprimé en rouge[28]. C'est un libelle, un libelle violent, plein d'obscènes colères, et dans lequel chacun des articles, empruntés à la liste des pensions, est suivi d'observations qu'il ne saurait convenir à l'histoire de reproduire. Mais quels souvenirs que ceux que la seule énonciation des noms réveille ! Là prennent rang, parmi les heureux que fit la corruption naturelle aux monarchies :

Catherine de Béarn, celle qui servit de marraine à madame Dubarry, lors de sa présentation ;

Bertin, si habile à brouiller ou à réconcilier Louis XV avec ses maîtresses, et qui fut le gouverneur en chef du Parc-aux-Cerfs ;

Le comte Jean, recommandé à la cour pour avoir introduit dans la couche royale, par l'intermédiaire du complaisant Lebel, la. jolie Lange sa maîtresse ;

Madame Le Normant, un des caprices que Madame de Pompadour passait à Louis XV ;

Mademoiselle Selin, qui, aimée à la hâte par ce même Louis XV, consentit à ne point se marier, sacrifice du prix de deux cent mille livres, etc., etc., etc.

Encore s'il ne s'était agi que du règne précédent ! Mais, comme le fait très-bien remarquer un historien, peu suspect d'exagération démocratique[29], Mademoiselle Arnould disait un mot plus spirituel que juste, lorsque, au sujet de la mort de Louis XV et de la retraite de Madame Dubarry, elle s'écriait, en parlant des courtisanes du jour : Nous voilà maintenant orphelines de père et de mère. Car, sous Louis XVI, quoi qu'il donnât l'exemple d'une grande pureté de mœurs, la débauche continua de faire au palais élection de domicile. Et c'est ce que la publication de la liste des pensions remettait à tous en mémoire. Les accusations mêmes que beaucoup auraient volontiers jugées calomnieuses, quelle autorité ne semblaient-elles pas acquérir par la constatation des faveurs en argent prodiguées au duc de Coigny, au colonel Arthur Dillon, au comte de Fersen ?

Arrêtons-nous. Loustalot avait raison, lorsqu'il écrivait : Nous croyons la contre-révolution impossible depuis la publication du Livre rouge ; il en faudrait tirer vingt-quatre millions d'exemplaires[30].

 

 

 



[1] Révolutions de Paris, 2e année, n° 39.

[2] Séance du 21 septembre 1789.

[3] Moniteur, séance du 28 septembre 1789.

[4] Moniteur, séance du 28 septembre 1789.

[5] Extrait de l'Observateur.

[6] Textuel. Extrait de l'Observateur.

[7] Voyez le tome V des Anecdotes du règne de Louis XVI, § XVII.

[8] L'Ami du Peuple, n° CLIV.

[9] Voyez Anecdotes du règne de Louis XVI, t. V, § XVII.

[10] Camille Desmoulins la mentionne dans les Révolutions de France et de Brabant, en rendant compte de la séance du 28 novembre 1789.

[11] Moniteur, séance du 22 septembre 1789.

[12] Voyez, dans le Moniteur du 8 avril 1790, la description du Livre rouge.

[13] Voyez le Livre rouge, qui a été publié en recueil séparé, et par fragments comprenant l'ensemble, dans les n° 78, 97, 98, 101, 104, 107, 109, 111, 113, 117 du Moniteur. Année 1790.

[14] Montgaillard, Histoire de France, t. II, p. 416.

[15] Révolutions de Paris, 2e année, n° 40.

[16] Montgaillard, Histoire de France, t. II, p. 216 et 217.

[17] Révolutions de France et de Brabant, n° 21.

[18] Révolutions de France et de Brabant, n° 21.

[19] Moniteur du 7 avril 1790.

[20] Dans ses Annales de la Révolution française, Bertrand de Molleville cite, comme une réfutation péremptoire des allégations du comité, la lettre du maréchal de Ségur, et, avec une mauvaise foi dégradante, il passe sous silence la réponse en chiffres et en dates du comité, t. II, chap. XXIII.

[21] Révolutions de Paris, 2e année, n° 40.

[22] Révolutions de France et de Brabant, n° 21.

[23] Révolutions de Paris, 2e année, n° 40.

[24] Bertrand de Molleville n'a pas cru pouvoir taire ce fait ; mais sa haine royaliste ajoute : Je ne chercherai pas si cette restitution leur fut, oui ou non, dictée par l'ingratitude. Voyez les Annales de la Révolution française, t. II, chap. XXIII.

[25] Moniteur, séance du 10 avril 1790.

[26] Observations de Necker sur le Livre rouge.

[27] Révolutions de France et de Brabant, n° 21.

[28] Cet ouvrage est fort rare ; il ne se trouve même pas au British Museum. Nous devons de le connaître à M. Hookham, un des premiers libraires de Londres.

[29] Montgaillard, Histoire de France, t. II, p. 217.

[30] Révolutions de Paris, 2e année, n° 40.