HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME QUATRIÈME

LIVRE QUATRIÈME

 

CHAPITRE III. — MARAT BRAVANT LE CHÂTELET.

 

 

Le Châtelet. — Importance de cette juridiction ; ses abus. — Esprit politique du Châtelet. — Les jeunes gens du Châtelet peints par Besenval. — Besenval sous la garde de Bourdon (de l'Oise). — Les ennemis de la Révolution jugeant les ennemis de la Révolution. — Attitude de Besenval, accusé. — Partialité du Châtelet. — Billet mystérieux de Dumouriez à Besenval. — Colère du peuple contre le Châtelet. — Guerre de pamphlets. — Le Châtelet poursuit Marat. — Ligue du Châtelet et de la Commune contre Marat. — Danton et le district des Cordeliers prennent son parti. — L'abbé Sieyès et son projet de loi contre la presse. — Commentaires piquants de Camille Desmoulins. — Invasion du district des Cordeliers par la Commune. — La foule aux portes de Marat. — Intérêt passionné du peuple pour lui ; mot terrible de Danton. — Marat sauvé. — Profondeur de son rôle.

 

A cette époque se place, comme symptôme des progrès rapides de la Révolution, une lutte extraordinaire, inattendue : la lutte d'un simple journaliste contre un de ces pouvoirs d'autrefois devant lesquels il n'y avait qu'à pâlir et à trembler.

L'agonie des parlements a été décrite : c'en était fait désormais de ce qui naguère encore était. la justice ! Mais, la Révolution n'ayant pu créer en un jour un assez grand nombre d'instruments à son usage, quelques-uns des instruments du passé continuaient de servir : le Châtelet, par exemple.

Entre toutes les juridictions du second ordre, le Châtelet était la plus importante. Elle planait sur Paris. On y agitait, on y jugeait une foule de questions aussi graves que diverses, et sa jurisprudence semblait être le modèle de toutes les autres, à ce point que les auteurs disaient volontiers : On le pratique, on le juge ainsi au Châtelet[1]. Mais l'impopularité de ce tribunal, même en dehors de la sphère des passions et des idées politiques, n'était pas moindre que son importance, et cette impopularité se trouvait justifiée par d'énormes abus. A chaque audience du parc-civil, sur deux cents causes en état d'être jugées, on en appelait quarante ou cinquante, et l'on en jugeait quatre ou cinq[2]. De sorte que quelquefois un justiciable se voyait condamné à attendre pendant deux mortelles années qu'on se décidât enfin à le juger. L'expédition des affaires était si lente, si embarrassée, que les avocats au parlement, attachés au Châtelet, avaient été insensiblement amenés à l'adoption d'un usage fort singulier : ils avaient des comités où ils jugeaient entre eux les causes qui leur étaient confiées. Des réformes furent proposées ; il fut question de multiplier les audiences, et à ceux qui demandaient comment les avocats pourraient y suffire, on avait répondu : Ne rebutez pas les procureurs, surtout ne leur allouez pas pour chaque cause le dérisoire émolument de douze sols six deniers, et ils plaideront eux-mêmes[3]. Mais la paresse des juges du Châtelet était un obstacle difficile à surmonter, et qui résistait même à l'exemple de l'activité déployée par les magistrats supérieurs, lesquels avaient des audiences à sept heures, à deux heures de relevée, et, dès quatre ou cinq heures du matin, des affaires de rapport[4].

Quant à l'esprit politique qui animait le Châtelet, il était tel qu'on pouvait l'attendre de juges qui tenaient toute leur existence du passé et que la Révolution menaçait.

On a vu le rôle que, dans la fameuse journée du 12 juillet 1789, joua Besenval[5]. Arrêté quinze jours après, comme il fuyait vers la Suisse, il avait été mis en prison à Brie-Comte-Robert, dans les débris d'un ancien château. Or, il a écrit, en parlant de cette époque de sa vie : La plupart de ces jeunes gens du Châtelet étaient pleins de gaieté, de drôlerie, de franchise et de saillies très-piquantes. Serviteurs désintéressés du mouvement révolutionnaire, ils n'y prenaient aucune part d'opinion, et le fanatisme emphatique de Bourdon leur paraissait aussi risible qu'à moi-même[6]. Ce Bourdon fut, depuis, le trop célèbre thermidorien Bourdon (de l'Oise). Besenval, confié à sa garde, trouvait un plaisir extrême à se moquer du commandant homme de loi, du procureur armé en guerre, comme il l'appelait, et de ses épaulettes, et de son héroïsme bouffon, disait-il. Mais à des railleries dirigées contre celui qui, en ce moment et dans ce château fort, représentait la Révolution, il fallait un auditoire complaisant et des complices : quels furent ici les complices rieurs de Besenval ? Ce furent, selon son propre récit, ces jeunes gens du Châtelet, pleins de gaieté et de drôlerie, et serviteurs désintéressés du mouvement révolutionnaire, auquel ils ne prenaient aucune part d'opinion.

L'Assemblée avait décrété qu'aux seuls représentants de la nation devait appartenir la poursuite des crimes d'État. Et pourtant, soit désir de ne pas trop compliquer sa tâche, soit crainte d'une responsabilité trop lourde, c'était devant le Châtelet que par un second décret, violateur du premier, elle avait traduit le baron de Besenval et le prince de Lambesc. Ainsi le crime qu'on donnait à juger aux magistrats du Châtelet était justement celui qu'ils portaient eux-mêmes dans leur cœur. Encore les appela-t-on à suivre, non les formes de l'ancien régime, mais celles qu'avait généreusement adoptées l'esprit nouveau. Car il est remarquable que ce furent les ennemis de la Révolution qui les premiers profitèrent des bienfaisantes réformes introduites par la Révolution dans la jurisprudence criminelle : procédure publique, communication des pièces, libres rapports de l'accusé avec ses conseils, confrontation des témoins, nécessité de la preuve légale[7].

La justice, considérée dans son application la plus générale et sous son aspect le plus élevé, gagnait à cela ce que la vindicte publique pouvait y perdre. Il n'y a donc pas à regretter que ces innovations précieuses aient protégé le baron de Besenval. Quant au prince de Lambesc, il était parvenu à s'évader et ne courait risque, en tout cas, que d'être condamné par contumace ; mais ce qui indigna le peuple contre le Châtelet, ce fut la légèreté presque insolente avec laquelle les juges manifestèrent leur sympathie pour l'accusé. On nota leurs airs d'intelligence, leurs sourires perfides ; on les vit s'étudier à embarrasser les témoins par des questions captieuses ou à les intimider par des observations ironiques[8]. Et, certes, la contenance de l'accusé n'était pas de nature à fléchir le sentiment populaire qui s'élevait contre lui. Comme Sylla, Besenval se vantait d'être né heureux[9], et cette conviction, si propre à inspirer aux grands hommes l'audace des grandes choses, n'avait eu, sur un courtisan d'humeur railleuse et d'un esprit borné, d'autre effet que de le rendre arrogant à l'excès. Par toutes ces causes s'explique la violence que mit le peuple de Paris à demander sa condamnation. Le 7 novembre 1789, il avait été transféré de la prison de Brie-Comte-Robert au Châtelet, où la chambre de l'aumônier était devenue la sienne[10]. Les journaux firent bruit de cette faveur, la colère publique s'en accrut, et le prisonnier entendit, soir et matin, des cris de mort monter jusqu'à son oreille ; mais ils n'allaient pas jusqu'à son cœur. Besenval, en dépit de tout, se sentait à l'abri des vengeances par lui bravées. Un jour, il reçut dans sa prison un billet mystérieux, contenant ces seuls mots : Ils viendront, mais j'y serai. L'auteur du billet, qui ne fut connu que plus tard, se trouva être Dumouriez[11].

Au reste, Besenval n'était pas l'unique occasion des haines qui grondèrent autour du Châtelet. D'Autichamp, de Broglie, de Puységur furent successivement traduits devant cette juridiction trop partiale ; elle eut à connaître des événements d'octobre ; elle eut à décider si les mandements séditieux de l'évêque de Tréguier n'étaient pas un appel à la guerre civile, si le plan tracé par Augeard, secrétaire des commandements de la reine, pour conduire le roi à Metz, ne constituait pas un véritable crime d'État, et telle fut, à l'égard de tous les accusés de marque, sa constante attitude, que chacun put prévoir et prédire avec certitude le scandale d'une générale impunité.

Une guerre de pamphlets commença donc contre le Châtelet. Dans un de ces écrits, sorti de l'imprimerie d'un ami du peuple et qui ne porte aucun nom d'auteur, on lit :

Plus de six mois se sont écoulés, et la procédure criminelle contre Lambesc reste suspendue, et Lambesc vit tranquille, et Lambesc va, de cour en cour, tramer des complots, encourager des manœuvres contre la patrie, et Lambesc reçoit exactement ses énormes pensions, et la cour du monarque, ô Peuple, cette cour qui a juré de ne faire jamais qu'un avec toi, ose faire passer à Lambesc de nouveaux suppléments en numéraire effectif, pour soudoyer les ennemis ![12]

 

Dans d'autres brochures, non moins acerbes et nourries de dénonciations plus précises, on reprocha au Châtelet, si indulgent pour les coupables illustres, d'avoir banni un malheureux, nommé Delcros, sur le témoignage de prostituées ; d'avoir fait flétrir, barrer sur les deux épaules et envoyé aux galères un certain Curé, dont tout le crime consistait en quelques propos tenus au Palais-Royal contre la reine ; d'avoir préventivement, et au mépris des institutions nouvelles, retenu dans ses prisons infectes, durant des mois entiers, des citoyens qu'on devait juger tout de suite ; d'avoir fait pendre dans les vingt-quatre heures, sans forme de procès, et pour avoir colporté à travers le faubourg Saint-Antoine des cartes séditieuses qu'il ne savait pas lire, le pauvre gagne-denier Adrien, et cela en violation de cet article de la loi martiale, qu'on connaissait déjà : Les moteurs et instigateurs de la sédition seront seuls poursuivis[13]. Et Rutledge, ce dénonciateur courageux de l'intendant de Paris, de Le Noir, de la bande infâme des accapareurs, ce Rutledge à qui Necker avait fait défense de rien publier sur les subsistances, et qui à cause de cela, déclarant Necker lui-même suspect, avait été arrêté, sans qu'il y eût contre lui d'autre charge, pourquoi donc poursuivait-on son procès avec une ardeur si venimeuse ? La justice pouvait-elle décemment se mettre au service des vengeances d'un homme[14] ? Venaient ensuite les attaques contre les magistrats du Châtelet, pris individuellement, celle par exemple, qui montrait Flandre de Brunville imputant à son père une folie imaginaire pour le dépouiller de ses biens et le faisant enfermer à Charenton[15].

Qu'il n'y eût en tout cela rien d'exagéré, rien de hasardé, on n'en saurait répondre ; ce qui est certain, c'est que l'irritation contre le Châtelet était au comble, si grande, que, sur soixante districts, quarante et un avaient demandé à l'Assemblée la destitution des juges[16].

Ici paraît Marat. Nul n'avait ouvert le feu plus vivement que lui : le Châtelet dut finir par s'en inquiéter, et l'ordre fut donné d'arrêter le hardi journaliste. Mais, pour arriver jusqu'à Marat, il fallait passer sur le corps au district des Cordeliers, passer sur le corps à Danton : le Châtelet sentit le besoin d'appeler la Commune à son secours.

Le 15 janvier 1790, Boucher d'Argis, un des conseillers, courut se plaindre à l'Hôtel de Ville d'avoir été calomnié par Marat ; il demandait justice pour sa réputation noircie.

Là se trouvaient Bailly, Vermeil, Moreau, Guillot de Blancheville, Cellier, l'abbé Bertolio, un chanoine de Saint-Victor, etc.[17], tous personnages assez obscurs, à l'exception de Bailly, mais qui n'en maniaient pas moins d'une façon souveraine, au nom de la bourgeoisie, ce pouvoir que Loustalot avait comparé à celui du Conseil des Dix à Venise. La dénonciation de Boucher d'Argis fut écoutée gravement, accueillie séance tenante, et suivie d'un arrêté qui ordonnait au procureur syndic de la Commune de traduire devant le tribunal compétent les feuilles d'un écrit intitulé l'Ami du Peuple, le n° XXVII notamment. L'arrêté plaçait Boucher d'Argis, en le comblant d'éloges, sous la protection spéciale de la Commune, il annonçait la prochaine publication d'une Adresse au Peuple, pour lui recommander le respect des tribunaux ; et, bien sûrs que le meilleur moyen de tourmenter l'âme haineuse de Marat, c'était d'honorer ses ennemis, les dominateurs de l'Hôtel de Ville décidèrent du même coup qu'ils enverraient solennellement demander des nouvelles de Necker, alors malade, de Necker, le véritable ami du peuple suivant eux, l'ami de la ville de Paris[18].

Ce n° XXVII, contre lequel l'Hôtel de Ville jugeait des poursuites si nécessaires, renfermait le passage suivant, le seul qui expliquât tant de colère :

M. Flandre de Brunville — procureur du roi au Châtelet — comment avez-vous imaginé, vous, qui devriez être un homme raisonnable, que l'Ami du Peuple aurait reconnu votre tribunal, lui qui a fait vœu d'écraser la tyrannie ? Tant que ses braves concitoyens auront le même cœur, il n'a rien à craindre d'un coup d'éclat de la part des ennemis du bien public Il a pris les précautions qu'exige la prudence, pour être plus longtemps utile à la patrie. Au demeurant, il a creusé sa fosse ; il y descendra sans frémir[19].

 

A la nouvelle de la décision prise par le conseil directeur des Trois cents, Marat entra dans des transports de rage. Il s'étonna ironiquement que ceux de la Commune se fussent posés comme les vengeurs de Boucher d'Argis, au lieu d'avouer leurs propres rancunes, attendu qu'il ne les avait pas oubliés eux, non plus, dans ses invectives ! Et quant à donner une bonne réputation à leur protégé, il les en défiait, personne ne pouvant donner ce qu'il n'a pas[20]. Passant de l'injure à des considérations élevées, il combattit, non sans éloquence, les doctrines de l'arrêté touchant la répression des écarts de la presse. Il cita l'exemple de l'Angleterre, où la presse n'était que bienfaisante, à force d'être libre. Il affirma que, terrible aux hommes publics, lui, Marat, n'avait jamais profané le sanctuaire où l'homme privé renferme sa vie. Et en quel pays, digne de la liberté, avait-on jamais trouvé mauvais que l'homme public rendît des comptes à l'opinion ! Ce n'était pas, du moins, en Angleterre. Ouvrez les lettres de Junius, vous y verrez l'auteur poursuivant sans relâche le premier ministre, dévoilant ses projets, décriant son administration, le donnant chaque jour en spectacle, lui arrachant son repos, le forçant de calmer ses fureurs par l'opium[21].

Mais pendant que Marat défendait ainsi, contre la Commune, les franchises de la pensée, l'Assemblée nationale, alarmée de la multiplication des libelles, ne songeait qu'à mettre un frein au droit d'écrire. Dans la séance du 20 janvier, Sieyès, au nom du comité de constitution, vint tout à coup jeter au travers des débats soulevés par l'organisation départementale un projet de loi contre les délits qui peuvent se commettre par la voie de l'impression et par la publication des écrits, des gravures, etc.

Ce projet n'ayant été ni adopté à cette époque, ni discuté, nous y reviendrons quand il en sera temps. Il était empreint de défiance ; il organisait savamment, trop savamment, la répression. Pourquoi donc, en termes d'une magnificence étudiée, l'auteur commençait-il en déclarant que l'imprimerie avait changé le sort de l'Europe ; qu'elle changerait la face du monde ; qu'elle était une faculté nouvelle ajoutée aux plus nobles facultés de l'homme ; qu'elle était, pour l'univers entier, ce qu'avait été la voix de l'orateur sur la place publique de Rome ou d'Athènes ; que, par elle, la pensée de l'homme de génie, présente à la fois dans tous les lieux, frappait l'oreille de l'espèce humaine ?

Ne réduisons pas, disait Sieyès, les moyens de communication entre les hommes ; favorisons, de tous les commerces, celui qui importe le plus, le commerce de la pensée ; gardons qu'en gênant mal à propos la liberté de la presse ; nous n'allions attaquer dans son germe le fruit du génie. Admirables prémisses ! Et pour aboutir. à quelle conclusion ! Adorateur inconséquent de la pensée libre, Sieyès demandait qu'on lui raccourcît les ailes, après avoir promis à son vol l'immensité de l'espace.

Marat, passé maître dans la noire théorie du soupçon, qui, depuis, devait faire école, se contenta de cette menace : La lecture du projet a excité de vifs applaudissements dans l'Assemblée : raison de plus pour ne pas perdre de vue l'abbé Sieyès[22]

Camille Desmoulins, lui, le prit sur un ton moins sinistre. Rarement profond, mais toujours ingénieux et piquant : Il y a un mot charmant d'Octave, écrivit-il. Un abbé Sieyès de ce temps-là vint un matin lui dire, à son lever, que la liberté de la presse dégénérait en licence ; que ceux qui parlaient de l'empereur avec irrévérence devaient être châtiés. Auguste était un tyran, et de la première espèce ; mais, soit qu'un ample déjeuner de Falerne l'eût disposé à dire la vérité, soit qu'en ce moment il sortît des bras de Livie, qu'il avait enlevée à son mari, ou de ceux de Julie sa fille, faisant un retour sur lui-même : En vérité, dit-il, mon cher abbé Sieyès, quand je pense que je suis en personne sacré et inviolable, et que j'ai licence de tout faire, il me semble que je puis passer à M. Marat et à M. Prudhomme la licence de tout dire[23].

Cependant, le 22 janvier, sur les ordres donnés par Bailly[24], Lafayette faisait envahir et investir le district des Cordeliers. Non content d'avoir pris un arrêté qui soumettait à la formalité du visa de cinq commissaires tout décret attentatoire à la liberté des citoyens domiciliés sur son territoire, le district des Cordeliers avait placé fièrement Marat sous sa sauvegarde et mis deux sentinelles à sa porte. Bientôt la rue de l'Ancienne-Comédie, où étaient les presses de Marat, se couvrit de troupes. Deux huissiers se présentent, montrant un mandat d'arrêt et escortés d'un détachement d'infanterie. On leur barre le passage. La foule arrive de toutes parts, s'amoncelle. Une femme du peuple élève en l'air un pistolet qu'elle avait caché sous son jupon, et d'une voix dont la vibration répondait à la violence de son geste : Mon mari est grenadier ; s'il arrête Marat, je lui fais sauter la cervelle[25]. Les huissiers se consultaient, interdits, épouvantés ; la multitude, autour des soldats immobiles, s'agitait et mugissait. Danton accourt, il s'écrie : Si tout le monde pensait comme moi, on sonnerait le tocsin, et à l'instant nous aurions vingt mille hommes qui les feraient blanchir[26]. N'osant passer outre, les huissiers en référèrent au Châtelet. Ordre formel de mettre le décret à exécution. Mais, pendant ce temps, le district avait député à l'Assemblée nationale son président Paré, accompagné de Testulat et de Danton[27]. L'Assemblée, ayant déclaré que le zèle du district, dont elle louait d'ailleurs le patriotisme, avait été trop loin, et lui ayant enjoint de laisser arrêter Marat, ou même de le livrer à l'action de la justice, la résistance s'évanouit ; mais c'était une défaite dans une victoire ; la maison, ouverte enfin, fut trouvée vide : Marat était en sûreté[28].

Pour bien comprendre l'émotion que produisirent parmi le peuple les poursuites dirigées contre cet homme étrange, il importe de se rappeler quel rôle il s'était donné et avec quel art, mêlé de conviction sauvage il le jouait. Déjà, dès 1789, presque au début de sa carrière, on l'entend qui se plaint, avec une complaisance secrète et une habile affectation d'amertume, du poids dont le charge la confiance populaire. Ce pauvre Ami du peuple ! tout le monde vient l'assaillir ; on lui dispute l'emploi de ses journées, on lui enlève le repos de ses nuits. Si un plaideur est trahi par son avocat ; si un citoyen se débat avec l'administration ; si quelque mari brutal maltraite sa femme ; si, à défaut d'un saint à qui se vouer ou d'un démon à qui se vendre, quelque malheureux cherche un être humain capable de pitié... vite l'Ami du peuple ! toujours l'Ami du peuple ! Il faut voir comment Marat raconte lui-même, sous le titre d'Aventure singulière, l'histoire d'une jeune et jolie nonne échappée, qui vient lui demander refuge ! Cette autre religieuse de Diderot se nommait Anne Barbier. Tyrannisée dans son couvent, elle était parvenue à s'évader ; et à qui recourir, sinon à l'Ami du peuple ? La voilà donc devant Marat. Celui-ci l'accueille, la baptise patriote, expose gaiement l'anecdote dans son journal, et reprenant tout à coup son visage farouche : Le comité de district, le tribunal de police, écrit-il d'un style péremptoire et impérieux, doivent protection à cette infortunée... Si Anne Barbier n'obtient pas bonne justice, elle peut s'adresser de nouveau à l'Ami du peuple, avocat des opprimés.… Et, quant aux persécutrices de la belle enfant, il termine en les prévenant qu'il les citera, s'il y a lieu, au tribunal des dames de la halle[29] !

Ainsi, tenant une plume au lieu d'une épée, Marat semblait, successeur des plus sombres chevaliers errants du moyen âge, s'être donné pour mission de soutenir le bon droit des faibles, comme des veuves, des orphelins et des demoiselles en bonne querelle. Il l'affirmait, et c'est parce que les faubourgs le crurent qu'ils l'aimèrent.

Il était naturel aussi que le peuple, en butte à tant d'oppressions diverses, lui sût gré de la guerre à outrance qu'il faisait à tout ce qui n'était pas le peuple. Un jour, dans une entrevue avec Marat, Camille lui ayant reproché franchement sa précipitation trop grande à juger, sa facilité plus grande encore à accuser, sans lui cacher que d'aucuns le regardaient comme un fauteur de troubles, aux gages des aristocrates, Marat répondit par ce morceau, péroraison de ses attaques contre Necker :

Les ennemis du peuple, qui sont les miens, débitent que ma plume est vendue. Et à qui, de grâce, serais-je vendu ? Est-ce à l'Assemblée, que j'ai si souvent rappelée à ses devoirs ? Est-ce à la couronne, dont j'ai toujours attaqué les usurpations odieuses, les redoutables prérogatives ? Est-ce au ministère, dont j'ai dénoncé les membres comme traîtres à la patrie ? Est-ce aux princes, dont j'ai demandé que le faste scandaleux fût réprimé ? Est-ce au clergé, dont je n'ai cessé de dénoncer les débordements, et dont j'ai demandé que les biens fussent restitués aux pauvres ? Est-ce à la noblesse, dont j'ai frondé les injustes prétentions, attaqué les privilèges iniques, dévoilé les perfides desseins ? Est-ce aux parlements dont j'ai réclamé la suppression ? Est-ce aux financiers, aux déprédateurs, aux concussionnaires, aux sangsues de l'État, à qui j'ai demandé que la nation fît rendre gorge ? Est-ce aux capitalistes, aux banquiers, aux agioteurs, que j'ai poursuivis comme des pestes publiques ? Est-ce à la municipalité, qui m'a fait arrêter ? Aux districts, dont j'ai proposé la réforme ? A la milice nationale, dont j'ai mis en lumière les sots procédés et la sotte confiance en des chefs publics suspects ? Reste donc le peuple, dont j'ai constamment défendu les droits, et pour lequel mon zèle n'a point eu de bornes ? Mais le peuple n'achète personne. Et puis, pourquoi m'achèterait-il ? Je lui suis tout acquis. Me fera-t-on un crime de m'être donné ![30]

A partir de la fin de janvier, Marat disparaît de la scène..... Ce fut pour peu de temps ; nous l'y verrons remonter plus redoutable que jamais.

 

 

 



[1] Du Châtelet de Paris, dans la Bibliothèque historique de la Révolution, 538-539. British Museum.

[2] Du Châtelet de Paris, dans la Bibliothèque historique de la Révolution, 538-539.

[3] Du Châtelet de Paris, dans la Bibliothèque historique de la Révolution, 538-539.

[4] Du Châtelet de Paris, dans la Bibliothèque historique de la Révolution, 538-539.

[5] Tome II, chap. XIV de cet ouvrage.

[6] Mémoires du baron de Besenval, dans la Bibliothèque des Mémoires, t. IV, p. 371. British Museum.

[7] Ces réformes provisoires, la ville de Paris, sur la demande de Lafayette, les avait sollicitées et obtenues, dès le mois de septembre 1789, de l'Assemblée séant à Versailles. Mémoires de Lafayette, t. IV, § XI.

[8] Histoire de la Révolution, par deux Amis de la liberté, t. IV, ch. III.

[9] Notice sur la vie du baron de Besenval, dans la Bibliothèque des Mémoires, t. IV, p. 12.

[10] Notice sur la vie du baron de Besenval, dans la Bibliothèque des Mémoires, t. IV, p. 15.

[11] Notice sur la vie du baron de Besenval, dans la Bibliothèque des Mémoires, t. IV, p. 15.

[12] Détail circonstancié des complots journaliers du Châtelet, dans la Bibliothèque historique de la Révolution, 538-539. British Museum.

[13] Les Crimes du Châtelet dénoncés à la Nation. British Museum.

[14] Les Crimes du Châtelet dénoncés à la Nation. British Museum.

[15] Les Crimes du Châtelet dénoncés à la Nation. British Museum.

[16] Les Crimes du Châtelet dénoncés à la Nation. British Museum.

[17] Procès-verbaux de la Commune, dans la Bibliothèque historique de la Révolution, 609-610. British Museum.

[18] Voyez, dans les procès-verbaux de la Commune, le procès-verbal du 15 janvier 1790.

[19] L'Ami du Peuple, n° XXVII.

[20] L'Ami du Peuple, n° CI.

[21] L'Ami du Peuple, n° CII.

[22] L'Ami du Peuple, n° CV.

[23] Révolutions de France et de Brabant, n° 11.

[24] Procès-verbaux de la Commune. Voyez celui du 22 janvier 1790.

[25] Chronique de Paris, n° 24.

[26] Procès-verbal des huissiers Damiens et Ozanne.

[27] Chronique de Paris, n° 24.

[28] Voyez le recueil des procès-verbaux de la Commune, 22 janvier, et le n° 24 de la Chronique de Paris.

[29] L'Ami de Peuple, n° LXXXVIII.

[30] Cité par Camille Desmoulins lui-même, dans le n° 9 des Révolutions de France et de Brabant.