HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME DEUXIÈME

LIVRE PREMIER

 

CHAPITRE XII. — LE ROI LOUIS XVI, ROI DE LA BOURGEOISIE.

 

 

Nuit du 14 juillet 1789 à Versailles. — Séance du 15 juillet. — Secrètes dispositions de l'Assemblée. — Scènes de la cour de marbre. — Aspect de Paris armé. — Voyage de Louis XVI à Paris. — Vues des principaux chefs de la bourgeoisie. — Marie-Antoinette restée à Versailles. — Louis XVI dans la grande salle de l'Hôtel de Ville ; il est sacré roi de la bourgeoisie. — Véritable caractère de la journée du 17 juillet 1789.

 

A Versailles, ce fut une soirée pleine de trouble que celle du 14 juillet 1789. Des nouvelles, vagues encore mais d'autant plus effrayantes, étaient venues consterner les représentants de la bourgeoisie, qui, craignant la cour, craignant le peuple, se jugeaient à la veille d'une irréparable catastrophe. Ils savaient que, depuis plusieurs jours, les gardes du corps ne quittaient pas leurs bottes, et qu'on avait enfin précipité la faiblesse du roi sur la pente des violences extrêmes ; ils avaient entendu, dans cette journée même, les chants barbares partis de la terrasse de l'Orangerie. D'un autre côté, qu'imaginer de plus formidable que le désespoir de Paris soulevé ? On croyait au bruit du canon ; l'oreille à terre, on l'écoutait. Soudain, le vicomte de Noailles paraît, arrivant de Paris. Tous se lèvent, attentifs. Lui, ému jusqu'au fond de l'âme, il montre la capitale armée, l'hôtel des Invalides envahi, les familles nobles faisant de leurs maisons des forteresses, le peuple autour de la Bastille, la Bastille conquise[1]. Aussitôt, toute discussion cessant, on décide qu'une députation sera envoyée au roi[2]. Car c'était toujours derrière la royauté que la bourgeoisie se mettait à couvert, quand le peuple grondait.

Louis XVI reçut la députation dans la salle qui précédait son cabinet. Il était environ dix heures du soir. L'archevêque de Vienne ne pouvant lire aux flambeaux, ce fut le comte de Clermont-Tonnerre qui lut l'adresse de l'Assemblée nationale. Pendant cette lecture, le roi tint les yeux constamment fixés sur Mirabeau[3]. Tous les ministres étaient présents. Clermont-Tonnerre ayant fini de parler, Louis XVI répondit d'un ton froid qu'il se sentait disposé à accéder au vœu des habitants de Paris, ajoutant qu'il allait en conférer avec son conseil ; et il passa dans le cabinet royal. Les rideaux, mal fermés, permettaient aux députés de voir, à travers les grands verres de Bohême qui étaient aux croisées, la pantomime des princes et des ministres : le jeu des physionomies leur sembla trahir de sinistres desseins[4]. Et en effet, après une demi-heure d'attente, ils n'obtinrent du roi que l'assurance équivoque de la part qu'il prenait aux inquiétudes de l'Assemblée. Instruit de la formation d'une garde bourgeoise, disait-il, j'ai donné ordre aux officiers généraux de se mettre à la tête de cette garde afin de l'aider de leur expérience et de seconder le zèle des bons citoyens ; j'ai également ordonné que les troupes qui sont au Champ de Mars s'écartent de Paris[5].

De semblables paroles n'étaient pas de nature à tranquilliser les esprits. D'ailleurs, dans l'intervalle, deux électeurs envoyés par l'Hôtel de Ville, Bancal des Issarts et Ganilh, avaient mis le comble aux frayeurs de l'Assemblée en lui racontant les malheurs arrivés aux environs de la Bastille, l'inutilité des négociations, la mort de plusieurs citoyens tués par le feu de la forteresse, la demande faite par la multitude de décréter le siège[6] : l'envoi d'une seconde députation fut résolu.

Louis XVI répondit : Vous déchirez de plus en plus mon cœur par le récit que vous me faites des malheurs de Paris. Il n'est pas possible de croire que les ordres que j'ai donnés aux troupes en soient la cause. Je n'ai rien à changer à la réponse que je vous ai faite[7].

Comment décrire la douleur et l'effroi de l'Assemblée, surtout quand le baron de Wimpfen, arrivé de Paris, vint dire qu'il avait vu sur la place de Grève le cadavre d'un homme décapité[8] qu'on assurait être le gouverneur de la Bastille ! Singulier contraste ! tandis que le peuple de Paris célébrait sa victoire par une illumination[9], les représentants de la bourgeoisie, à Versailles, demeuraient pénétrés d'une tristesse profonde[10]. Le renversement d'une forteresse odieuse, ce prodigieux élan par où débutait l'irrésistible patriotisme de la foule, ils n'appelaient cela que les malheurs de la capitale[11]. Ils ne pouvaient songer à la Bastille conquise, sans se représenter l'incendie des barrières, les scènes qui avaient dû rougir le pavé du faubourg Saint-Antoine, le campement des troupes sous les arbres des Champs-Elysées, le peuple courant irrité à travers Paris en feu. Jusqu'alors la cour avait été leur adversaire le plus redouté, maintenant c'était la multitude qui épouvantait le plus leur imagination : ils changeaient d'alarmes. Les regards ne cessant de se tourner vers la royauté, on proposa d'envoyer au château une troisième députation ; et ce fut alors que Clermont-Tonnerre dit ces mots célèbres : Non, laissons-leur la nuit pour conseil ; il faut que les rois, ainsi que les autres hommes, achètent l'expérience.

Du reste, les projets du gouvernement n'étaient qu'à demi enveloppés de mystère. Pendant qu'agité d'une inquiétude farouche, le peuple entourait en silence la salle des états, la place d'armes, les cours du château se remplissaient d'escadrons de hussards dont l'attitude faisait craindre les complots de la force et laissait soupçonner les proscriptions. La séance devant tenir toute la nuit, sous la vice-présidence de Lafayette, quelques vieillards avaient étendu des tapis sur des tables, y cherchant une heure de repos[12] ; mais, quoique accablés de fatigue, la plupart veillaient, dans l'attente, pleine d'angoisses, des choses du lendemain.

Louis XVI s'était endormi. Quels furent les songes de son sommeil ? La cour, bien informée cependant, avait eu soin de faire démentir les nouvelles apportées au roi par les députations de l'Assemblée[13] ; et Louis XVI s'était retiré dans ses appartements sans rien savoir. Mais le duc de Liancourt, à qui sa charge permettait d'entrer à toute heure chez le monarque, vint l'éveiller pour lui apprendre les événements de la journée. On sait quelles furent les premières paroles échangées : C'est une émeute. — Non, sire, c'est une révolution. En ami sincère, le duc de Liancourt peignit à Louis XVI les dangers qui environnaient sa personne et sa famille ; il lui parla de la fidélité douteuse des troupes, des progrès formidables de l'esprit public, de la nécessité de faire un pas vers la nation. Tout à coup, les frères du roi entrèrent. Alors, allant au comte d'Artois : Prince, lui dit, le duc, votre tête est proscrite ; j'ai lu l'affiche de cette proscription[14]. Les comtes d'Artois et de Provence joignirent leurs instances à celles du duc de Liancourt ; Louis XVI promit de se rendre à l'Assemblée.

La séance, reprise le lendemain à huit heures, trouva les représentants animés d'un seul désir, celui de s'entendre avec le roi. Custine, Sillery, Pison du Galant, de Marguerites lurent des projets d'adresse, prononcèrent des discours où reparaissait, sous diverses formes, le sentiment auquel la classe moyenne attachait, à cette époque comme aujourd'hui, l'espoir mal dissimulé de sa domination : Les Français adorent leur roi, à la condition de n'avoir pas à le craindre[15]. Ainsi le trône n'était plus pour le tiers état qu'un abri, la monarchie qu'un bouclier. Un fait curieux, et bon à connaître, c'est que Bailly fut prié secrètement de composer la harangue que l'Assemblée désirait entendre sortir de la bouche de Louis XVI. Bailly n'eut garde de repousser cet honneur, si singulier pourtant dans la circonstance ; il prépara le discours royal, mais son travail ne fut pas adopté[16].

On avait décidé qu'une troisième députation irait demander à Louis XVI l'éloignement des troupes, le renvoi des ministres. Aussitôt Mirabeau se lève, et tout entier au démon de son éloquence, il dicte en ces termes le langage qu'il faudra tenir au prince[17] :

Dites-lui que les hordes étrangères dont nous sommes investis ont reçu hier la visite des princes, des princesses, des favoris, des favorites, et leurs exhortations et leurs caresses et leurs présents ; dites-lui que toute la nuit ces satellites étrangers, gorgés d'or et de vin, ont prédit dans leurs chants impies l'asservissement de la France, et que leurs vœux brutaux invoquaient la destruction de l'Assemblée nationale ; dites-lui que dans son palais même les courtisans ont mêlé leurs danses au son de cette musique barbare, et que telle fut l'avant-scène de la Saint-Barthélemy ; dites-lui que ce Henri dont l'univers bénit la mémoire, celui de ses aïeux qu'il voulait prendre pour modèle, faisait passer des vivres dans Paris révolté qu'il assiégeait en personne, et que ses conseillers féroces font rebrousser les farines que le commerce apporte dans Paris fidèle et affamé.

Comme la députation sortait, le duc de Liancourt annonça que Louis XVI allait venir. Quelle serait la contenance de l'Assemblée ? Convenait-il d'accueillir le monarque par des cris d'amour avant de connaître les sentiments de son cœur, lorsque le sang coulait à Paris ? On proposa la dignité du silence.

Au moment où l'évêque de Chartres[18] rappelait ces mots de l'évêque de Senez : Le silence des peuples est la leçon des rois, les portes s'ouvrirent, le roi parut. Il était sans gardes, accompagné seulement de ses deux frères. S'étant avancé de quelques pas, il resta debout, découvert, et dit avec émotion[19] :

Messieurs, je vous ai assemblés pour vous consulter sur les affaires de l'État ; il n'en est pas de plus instante et qui affecté plus sensiblement mon cœur, que les désordres affreux qui règnent dans la capitale. Je sais qu'on a donné d'injustes préventions ; je sais qu'on a osé publier que vos personnes n'étaient pas en sûreté : serait-il donc nécessaire de rassurer sur des bruits aussi coupables, démentis d'avance par mon caractère ?... Eh bien ! c'est moi qui ne suis qu'un avec la nation, c'est moi qui me fie à vous. Il ajouta qu'il avait donné ordre aux troupes de s'éloigner de Paris et de Versailles.

En un instant, l'attitude de l'Assemblée avait changé : la salle retentit d'acclamations qui furent comme un signal pour le peuple immense qui attendait au dehors. L'archevêque de Vienne répondit, et dans un discours où la fermeté se mêlait habilement au respect, il sut cacher sous des formes adulatrices l'impérieuse demande du rappel de Necker.

Un mouvement caractéristique marqua la sortie de Louis XVI. Les députés, se donnant la main, venaient de former une chaîne destinée à le garantir des flots de la multitude. A cette vue, les cris d'enthousiasme recommencent. Ce fut le dernier beau jour de Louis XVI. Aux rayons d'un soleil de midi, sous les regards d'une foule qui, pour le voir, montait aux grilles, se groupait sur les statues, il parcourut lentement à pied, au son des fanfares, le long trajet de la salle des Menus à la cour de marbre[20].

Toutefois, de sourdes défiances grondaient au fond du peuple, et ses vive le roi ! n'étaient, ce jour-là même, que de l'entraînement. Une femme de Versailles, ayant brusquement dérangé le comte d'Artois, s'approcha de Louis XVI et osa lui dire : Oh ! mon roi, êtes-vous bien sincère ? ne vous fera-t-on pas changer comme il y a quinze jours ?[21]Non, répondit le roi, je ne changerai jamais. Cet épisode était le fait important de la journée. Il se perdit, emporté dans le bruit du triomphe. La reine voulut sa part des applaudissements ; elle s'avança sur le grand balcon, portant dans ses bras le Dauphin, comme pour confier la cause de la royauté au cœur des mères ; mais des rumeurs menaçantes montèrent alors au milieu des cris de joie. Une dame du palais ayant été reconnue au pied du château, on la chargea de messages insultants. Pourquoi, demandaient quelques voix cruellement ironiques, pourquoi la duchesse de Polignac ne se montre-t-elle pas avec son amie ? La main étendue vers une fenêtre, un inconnu cria : Voilà où est placé ce trône dont avant peu l'on cherchera les vestiges[22].

Paris inquiétait l'Assemblée : elle ne désespéra pas de le gagner à Louis XVI. Une députation nombreuse dont faisaient partie Lafayette, Mounier, Bailly, Sieyès, Lally-Tollendal, Talleyrand, Barère, eut mission d'aller raconter aux Parisiens la démarche du roi, la paix applaudie, les scènes touchantes de la cour de marbre. Les gardes du corps s'offrirent à escorter les envoyés de cet autre souverain, l'Assemblée ; mais on jugea qu'un tel cortège ne convenait point à des représentants de la nation, messagers de la paix : on remercia les gardes affectueusement et l'on fit le trajet entre deux haies de peuple accouru sur le passage des voitures[23].

Paris avait, en ce moment, toute l'inquiétude de sa récente victoire. Les rues étaient vivantes, les barrières se fermaient, gardées par la vigilance populaire[24]. Les faubourgs coupés de barricades, les grandes issues dépavées et garnies de canons, près de quatre vingt mille hommes sous les armes[25], la marche des patrouilles soupçonneuses donnaient à la capitale un aspect à la fois morne et imposant. On croyait au prochain retour des troupes de Besenval qui, dans la soirée, s'étaient repliées sur Sèvres ; on se rappelait qu'à cinq lieues de Paris, la cour disposait d'une armée ; on ne la craignait pas, mais on se préparait à la recevoir ! Et, pendant ce temps, à l'Hôtel de Ville, une réunion presque fortuite de marchands, d'avocats, de médecins, d'hommes de lettres exerçait le pouvoir absolu de par l'audace, contenait les ardeurs de la Grève, s'occupait de l'arrivage des blés, de la discipline à imposer au désordre, paraissant oublier la monarchie absente, les tribunaux muets, l'intendant disparu, tous les anciens pouvoirs frappés de stupeur ou frappés de mort.

A l'entrée de Paris, les députés furent vivement saisis par l'imprévu du spectacle qui s'offrait à eux. Des milliers de citoyens les attendaient en brandissant des piques, arme nouvelle, longtemps inconnue en France, arme facile à façonner, à saisir, et propre aux révolutions, qui ont besoin d'improviser la guerre. Cette forêt de piques, image frémissante, présentait comme un souvenir des combats de l'antique liberté et rappelait, devant un palais de roi, le terrible faisceau des temps consulaires. Par un contraste surprenant, cent mille, hommes mêlaient à l'appareil de la défiance la flamme de l'enthousiasme, et les couleurs variées d'une milice naissante à la subordination d'une troupe disciplinée[26]. Ils portaient le costume bizarre, le sévère costume des guerres civiles, mais sous l'équipement de l'enrôlé on sentait battre le cœur du citoyen. Arrivés à la place Louis XV, les députés mirent pied à terre, traversèrent le jardin des Tuileries, et furent accueillis sous le vestibule du palais par quatre personnages d'un extérieur fort négligé, l'abbé Fauchet, Legrand de Saint-René, de Leutre, Duveyrier. C'étaient les envoyés du comité permanent de l'hôtel de ville qui, dans le vêtement poudreux de la veille, venaient faire à l'Assemblée nationale les honneurs de l'insurrection. Élus de l'événement, usurpateurs de l'autorité vacante, ils la maniaient depuis deux jours avec une habile énergie, commandaient aux milices, nommaient aux emplois, donnaient des ordres. Précédés des quatre électeurs, les seize députés se rendirent à l'hôtel de ville aux acclamations d'une foule sans nombre : tous les bras étaient tendus vers eux ; des fleurs tombaient sur eux de toutes les fenêtres : tous les yeux étaient remplis de larmes[27].

Or, au milieu de tant d'ivresse, les chefs de la bourgeoisie n'avaient qu'une pensée : rappeler à tous qu'il existait un roi ; car on commençait à l'oublier. Dans la grande salle de l'hôtel de ville, le marquis de Lafayette fut le premier à prendre la parole. Après une rapide narration des événements de la matinée, il s'écria : Le roi a été trompé, il ne l'est plus ; il connaît nos malheurs, et il ne les connaît que pour empêcher qu'ils se reproduisent jamais. Vint ensuite Lally-Tollendal, orateur disert, élégant, persuasif, qui savait prêter au calcul le langage du sentiment, habile avec abandon. Il feignit d'admirer le bon ordre des Parisiens, afin de n'avoir pas à le leur conseiller ; il vanta la générosité du roi des Français, la bonté d'un prince qui avait dit : Je me fie à vous ; il remua facilement les cœurs. L'émotion fut même si profonde, qu'on le couronna de fleurs. Puis on le conduisit à une fenêtre pour le montrer aux spectateurs qui couvraient la place de Grève. Quelques-uns remarquèrent les vicissitudes de la fortune, qui faisaient applaudir Lally au lieu où s'était dressé l'échafaud de son père ; mais la foule ignora que ses clameurs vengeaient un supplice.

Il restait à diriger les citoyens armés. On leur proposa pour chef celui que désignaient les électeurs, le marquis de Lafayette. Son buste, dont l'État de Virginie avait fait présent à la ville de Paris, se trouvait exposé à tous les regards, à côte du buste de Washington, en cette salle de l'Hôtel de Ville, théâtre de tant de scènes changeantes. Le matin même, comme les électeurs parlaient de remplacer le duc d'Aumont, qui avait refusé le commandement de la milice parisienne, Moreau de Saint-Méry avait montré du doigt, sans rien dire, le buste de Lafayette, et, à ce geste, tous les électeurs avaient réuni leurs voix sur le compagnon d'armes des Américains[28]. Le choix fut confirmé ici par acclamation, et Lafayette y répondit en saluant de son épée. Quel successeur donnerait-on au prévôt des marchands ? Bailly fut désigné. Mais ce cri s'étant fait entendre : Plus de prévôt des marchands, maire de Paris ![29] les assistants répétèrent : Oui, maire de Paris ! Et aussitôt, sur la tête du modeste Bailly, parut une couronne que la main de l'archevêque de Paris retenait[30]. Ce prélat, jaloux de s'associer aux honneurs d'une popularité si douce, obtint de l'Assemblée qu'elle se rendrait à Notre-Dame, faisant ainsi tourner au profit de l'Église les impressions de cette mémorable journée.

Le peuple, victorieux, eût volontiers perdu le souvenir d'une monarchie qui ne se montrait point ; mais la bourgeoisie avait besoin d'en rappeler la vivante image. Elle tremblait que le triomphe des faubourgs ne se développât jusqu'à devenir l'anarchie ; elle craignait, dans tous les cas, pour sa propre domination, et moins le peuple paraissait avoir peur, plus on avait peur de lui. Dans son Versailles, au milieu des Suisses, des cavaliers hongrois, des dragons de Besenval, la royauté n'avait plus qu'un prestige aux yeux de la foule : celui de l'épée ; mais aux yeux des propriétaires, le roi restait le chef suprême de l'ordre : derrière le représentant de la force qui tyrannise, ils cherchaient, ils voulaient sauver, populariser même le représentant de la force qui conserve. La Bastille était prise : quoi de mieux calculé que de conduire Louis XVI aux Parisiens, de manière qu'il eût l'air de souscrire à sa défaite, de l'accepter noblement, d'y mettre le sceau royal ? Faible prince qui allait aider, vaincu, aux arrangements pris après la victoire !

De retour à Versailles, les députés de l'Assemblée nationale ne manquèrent pas d'affirmer que la capitale avait un désir immense de voir le roi. Bailly en parla, le 16, à Vicq d'Azir, médecin de la reine, et, sur les huit heures du soir, il fut mandé à l'Œil-de-Bœuf. Le nouveau maire de Paris trouva le château rempli de monde, les gens de cour alarmés, le roi curieux de connaître l'état de Paris, et disposé à s'y rendre, comme Bailly en exprimait le vœu. Au sujet du gouverneur de la Bastille : Ah ! il a bien mérité son sort[31], s'écria Louis XVI. C'était condamner une seconde fois à la mort le malheureux de Launey. A servir les rois, on gagne la haine du peuple si l'on réussit, la haine du maître si l'on échoue, et souvent l'une et l'autre.

Au sein de l'Assemblée, le renvoi des ministres, déclaré inséparable du rappel de Necker[32], était l'objet de délibérations qu'interrompaient à tout moment des messages successifs annonçant la démission de Barentin, celle du maréchal de Broglie, celle de Villedeuil, lorsqu'enfin le roi, prévenant les conseils de l'Assemblée, lui fit tenir une lettre qui rappelait Necker. La lettre était décachetée, comme si le monarque eût craint l'insuffisance de sa parole de roi. Sensibles à une telle déférence, les membres de l'Assemblée envoyèrent remercier Louis XVI, et décidèrent qu'à leur tour ils écriraient à Necker. La lettre est aussitôt rédigée ; on y lisait ces paroles, auxquelles se reconnaissait la plume complaisante de Lally-Tollendal, et qui mettaient aux pieds d'un homme la dignité d'un grand peuple : Monsieur, l'Assemblée nationale vous presse de vous rendre au désir de Sa Majesté. Vos talents et vos vertus ne pouvaient recevoir ni une récompense plus glorieuse ni un plus puissant encouragement. Vous justifierez notre confiance ; vous ne préférerez pas votre tranquillité à la tranquillité publique... Tous les moments sont précieux. La nation, son roi et ses représentants vous attendent[33].

Un message du prince fit savoir à l'Assemblée que Louis XVI irait à Paris le lendemain. Avant de se résoudre à une démarche si pleine de périls et qui allait être, suivant le mot de Necker, un pompeux signalement de la chute ou de l'affaissement de l'autorité royale[34], Louis XVI avait tenu conseil. Les uns le conjuraient de quitter Versailles, d'aller à la tête de ses troupes faire camper la monarchie en quelque autre endroit de son royaume ; les autres lui conseillaient de porter le calme à Paris. Marie-Antoinette s'était prononcée contre ce dernier parti avec une vivacité extrême ; quand elle vit qu'on l'adoptait, elle ôta de ses écrins toutes ses parures de diamants, les réunit en un petit coffre qu'elle devait emporter dans sa voiture[35], et se fit aider par madame Campan à brûler une quantité de papiers. Quant à Louis XVI, il entendit la messe, reçut la communion ; et, comme s'il eût marché à la mort, il remit à son frère le comte de Provence un écrit qui le nommait lieutenant général du royaume[36].

Louis XVI partit le 17 juillet au matin, accompagné du maréchal de Beauveau, des ducs de Villeroy et de Villequier. Il prit aussi dans sa voiture deux grands seigneurs populaires, le comte d'Estaing, le marquis de Nesle. L'Assemblée avait arrête la veille que deux cent quarante membres se joindraient au roi, moins pour lui faire honneur que pour lui servir de rempart[37] ; mais lui, incapable de comprendre jusqu'à quel point la bourgeoisie le désirait vivant et qu'il était un fantôme nécessaire, il s'avançait vers Paris d'un cœur profondément troublé. Bien que sa contenance fût calme, une indomptable inquiétude altérait son regard ; il avait la pâleur de son courage. Les chevaux allant au pas, le voyage fut d'une lenteur sinistre. Les paysans des villages voisins accouraient de toutes parts, armés de faux ou de fourches, et ils se mêlaient à l'escorte, composée, jusqu'à Sèvres, de la milice de Versailles, depuis Sèvres, de la milice de Paris. Car le roi avait dû éloigner ses gardes du corps, n'osant faire aux Parisiens l'injure de paraître effrayé.

Pendant ce temps, renfermée dans son palais, que ses terreurs peuplaient d'images funèbres, Marie-Antoinette s'abandonnait au désespoir. Elle voyait déjà le roi enveloppé, gardé en otage, tué peut-être. D'une main tremblante elle écrivit un discours, qu'elle se mit ensuite à réciter en se promenant avec une agitation convulsive. Si le roi ne revenait plus, elle irait droit aux états généraux, elle leur montrerait ses enfants comme autrefois Marie-Thérèse aux Hongrois, et elle leur tiendrait ce discours, dont elle répétait au milieu des sanglots la première phrase : Messieurs, je viens vous remettre la femme et la famille de votre souverain ; ne souffrez pas que l'on désunisse sur la terre ce qui a été uni dans le ciel[38]. Le château de Versailles était désert, silencieux ; les courtisans avaient fui ; la reine ayant envoyé chercher des personnes de sa maison, des amis de la veille, on trouva des cadenas à leurs portes[39].

Cependant, prévenus, dès la nuit, que le roi viendrait se présenter à l'hôtel de ville, le comité permanent des électeurs avait donné ses ordres à tous les districts, et depuis huit heures du matin, cent cinquante mille citoyens armés[40] couvraient, rangés en double haie, la ligne qui s'étend de la place de Grève à la barrière de Passy. Le roi n'arriva aux portes de Paris qu'à trois heures, par un ciel couvert[41] et le visage empreint de mélancolie. Sa tristesse ne fit qu'augmenter lorsqu'il aperçut cette longue haie de soldats nouveaux, soldats qui s'appelaient des citoyens ; lorsqu'il vit ces drapeaux de taffetas bleu, rouge et blanc qui brillaient pour la première fois[42] ; lorsqu'il aborda ce peuple immense, paré de cocardes inconnues et qui, à l'aspect du souverain, ne poussait plus les clameurs accoutumées. Bailly en tendant à Louis XVI les clefs de la ville sur un bassin de vermeil, lui adressa une courte harangue qui caractérisait fortement la situation : Sire, j'apporte à Votre Majesté les clefs de sa bonne ville de Paris. Ce sont les mêmes qui ont été présentées à Henri IV. Il avait reconquis son peuple, ici le peuple a reconquis son roi[43]. Rudes paroles qui, du reste, furent parfaitement justifiées par la marche de Louis XVI à travers la capitale en armes ! Appuyé contre la barre de sa voiture, il promenait à droite et à gauche des regards étonnés ; il écoutait le silence de la multitude qu'interrompait par intervalles le seul cri de vive la nation ![44] Devant lui roulaient les canons pris à la Bastille et aux Invalides[45]. Ceux qui les traînaient, c'étaient les gardes françaises, devenues les gardes du peuple. Ainsi précédé de ces glorieux déserteurs dont la protection lui était une insulte, ainsi entouré des membres de l'Assemblée et des milices de la bourgeoisie, Louis XVI ressemblait à ces rois de l'Asie dont les Romains ornaient leurs triomphes.

En passant devant le Pont-Neuf, le roi dut être doucement rassuré par la vue des bouquets de fleurs que les femmes du peuple avaient placés à l'embouchure et à la lumière de chaque canon[46], idée charmante qui d'une menace de guerre faisait un symbole d'amour ; mais, à la place de Grève, il eut à contempler une cérémonie étrange. La plupart des révolutionnaires, nous l'avons dit, étaient affiliés aux sociétés secrètes de la franc-maçonnerie. Or, quand un frère étranger se présente en visiteur dans une loge, s'il est revêtu des hauts grades, les membres de la, loge se rangent sur son passage et, joignant leurs épées au-dessus de sa tête, ils forment ce qu'on appelle la voûte d'acier. Cet honneur singulier fut rendu à Louis XVI, au moment où il mit pied à terre pour monter les degrés de l'hôtel de ville. D'un pas ferme, il s'avança sous ce berceau de lames croisées, et, au bruit des applaudissements, il entra dans la grande salle. Là il dut écouter, assis sur un. trône, le procès-verbal des travaux de la commune : ; là il dut donner l'approbation du silence à la formation de la milice bourgeoise, à l'ordre de démolir la Bastille, à la nomination de Lafayette, à celle de Bailly ; là, enfin, Moreau de Saint-Méry lui adressa, dans un discours flatteur, ces paroles d'un homme libre[47] : Vous deviez votre couronne à la naissance ; vous ne la devez maintenant qu'à vos vertus.

Le but des principaux chefs de la bourgeoisie, de Mounier, de Lally-Tollendal, n'était pas encore atteint. Ils avaient conçu l'audacieux espoir de faire hommage au principe monarchique des succès mêmes de la démocratie. Ethis de Corny, ancien compagnon de Lafayette en Amérique, s'empressa donc de proposer l'érection d'un monument à Louis XVI, régénérateur de la liberté française[48], et cela sur l'emplacement de la Bastille. Injuste apothéose, dérisoire tribut de reconnaissance, qui tendait à dérober aux vainqueurs, pour en décorer le vaincu, tout le mérite de la victoire. Deux fois Louis XVI voulut parler, deux fois la parole demeura suspendue à ses lèvres, soit qu'il se sentît humilié d'un enthousiasme dont il était le jouet plutôt que l'objet, soit que les émotions de ce jour eussent tari en lui les sources de la pensée. Mais Lally-Tollendal ne manqua pas de suppléer à l'insuffisance du monarque. Il dit au peuple en lui montrant le prince : Voilà le roi que vous désiriez avec tant d'ardeur voir au milieu de vous ; il dit au prince en lui montrant le peuple : Voilà ce peuple qu'on a calomnié et qui vous aime[49]. Alors Bailly ayant présenté au roi une cocarde[50], Louis XVI la prit, l'attacha à son chapeau, puis s'avança vers une fenêtre de l'hôtel de ville. Une multitude impatiente couvrait la place de Grève. En apercevant au chapeau que Louis XVI agitait une cocarde que jamais roi de France n'avait portée, le peuple éclata en bruyants transports ; mais ce qu'il saluait, ce n'était pas la personnification de la royauté, c'étaient les couleurs de l'insurrection.

Telle fut la journée du 17 juillet 1789, Un sacre y eut lieu, qui effaçait celui de Reims. Le souverain féodal venait de disparaître : il ne restait plus en France qu'un monarque chef des bourgeois. Quelques-uns crurent la révolution terminée. Terminée, quand tout Paris frémissait ! quand l'exaltation était devenue à ce point envahissante que des cocardes brillaient fixées à des étoles, que des capucins portaient le fusil[51], que des jeunes filles tenaient le glaive ! Non, non, une fois soulevée, la mer n'est pas si facile à contenir ! Un secret pressentiment en avertit sans doute Louis XVI, car son visage ne s'épanouit que lorsque, échappé aux ovations de la capitale et arrivé à Sèvres, il reconnut ses gardes du corps sur la montagne.

A la nouvelle de ce retour inespéré, Marie-Antoinette courut se précipiter dans les bras du roi ; mais apercevant à son chapeau la cocarde révolutionnaire, elle recula aussi, humiliée que surprise, et fière, méprisante, elle dit[52] : Je ne croyais pas avoir épousé un roturier.

 

 

 



[1] Moniteur, séance du mardi 14, cinq heures du soir.

[2] Le Point du jour, n° 25, p. 200.

[3] Mémoires de Barère, publiés par Hippolyte Carnot et David (d'Angers), p. 222. Bruxelles, 1842.

[4] Mémoires de Barère, p. 223.

[5] Dix-neuvième lettre du comte de Mirabeau à ses commettants.

[6] Moniteur, séance du soir, 14 juillet.

[7] Moniteur, séance du soir, 14 juillet.. — Dix-neuvième lettre du comte de Mirabeau à ses commettants.

[8] Moniteur, séance du 14 juillet.

[9] Prud'homme, Révolutions de Paris, n° 1, p. 19.

[10] Le Point du jour, n° 25.

[11] Le Courrier de Provence. — Le Point du jour.

[12] Dix-neuvième lettre du comte de Mirabeau à ses commettants.

[13] La seconde députation avait porté au roi le procès-verbal du siège de la Bastille. Mémoires de Ferrières.

[14] Mémoires de Ferrières, t. I, p. 138.

[15] Phrase remarquable du projet de Sillery.

[16] Mémoires de Bailly, t. II, p. 5.

[17] Dix-neuvième lettre du comte de Mirabeau à ses commettants.

[18] Suivant Ferrières, t. I, p. 140 ; car, suivant Bailly, ces mots furent prononcés par Mirabeau. Voyez les Mémoires de Bailly, t. II, p. 4.

[19] Dix-neuvième lettre du comte de Mirabeau à ses commettants.

[20] Le Point du jour, n° 25.

[21] Le cousin Jacques, p. 105.

[22] Mémoires de madame Campan, t. II, p. 48, 49.

[23] Le Point du jour, n° 25, p. 207.

[24] Procès-verbal de l'assemblée des électeurs, t. I, p. 294.

[25] Annales parisiennes, n° 1, p. 40.

[26] Le Point du jour, 25.

[27] Procès-verbal de l'assemblée des électeurs, t. I, p. 446.

[28] Procès-verbal de l'assemblée des électeurs, t. I, p. 422.

[29] Procès-verbal de l'assemblée des électeurs, t. I, p. 460.

[30] Procès-verbal de l'assemblée des électeurs, t. I, p. 461.

[31] Mémoires de Bailly, t. II, p. 42.

[32] Le Point du jour, n° 26.

[33] Moniteur, séance du 16 juillet 1789.

[34] Necker, de la Révolution française, t. I, IIe partie.

[35] Mémoires de madame Campan, t. II, p. 51.

[36] Beauchamp, Vie de Louis XVIII ; cité par M. Labaume, t. III, p. 25.

[37] Mémoires de Bailly, t, II, p. 45.

[38] Mémoires de madame Campan, t. II, p. 57.

[39] Mémoires de madame Campan, t. II, p. 57.

[40] Lettre à M. le marquis de Luchet.

[41] L'Ami du roi, etc., 4e cahier, chap. LIV, p. 36.

[42] Lettre à M. le marquis de Luchet.

[43] Voyez dans les Mémoires de Bailly l'histoire de cette phrase célèbre, t. II, p. 60.

[44] L'Ami du roi, etc., 4e cahier, chap. LIV, p. 39.

[45] Mémoires de Weber, t. I, p. 398.

[46] Hist. de la Révolution par deux amis de la liberté, t. II, p. 106.

[47] Lettre manuscrite de Robespierre, faisant partie de la collection qui nous a été confiée. — Cette lettre est sans date, mais elle a été écrite évidemment le 23 juillet, puisque Robespierre y mentionne la mort de Foulon comme arrivée la veille, 22 juillet 1789.

[48] Mémoires de Lally-Tollendal, p. 75.

[49] L'Ami du roi, 4e cahier, chap. LIV, p. 42.

[50] L'Ami du roi, 4e cahier, chap. LIV, p. 43.

[51] Lettre manuscrite de Robespierre, citée plus haut. — Il faisait partie de la députation qui accompagna le roi.

[52] Mercier, Nouveau Paris, t. II, chap. LXVIII, p. 189.