HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME DEUXIÈME

LIVRE PREMIER

 

CHAPITRE XI. — PRISE DE LA BASTILLE[1].

 

 

Description de la Bastille ; son régime intérieur. — Magnanime préoccupation du peuple. — Fièvre de Paris. — Le caveau des Invalides. — Négociations préliminaires. — La Bastille est assiégée. — Trahison faussement attribuée au gouverneur. — Funèbre enthousiasme et héroïsme du peuple. — Mademoiselle de Monsigny. — Cruelles incertitudes de de Launey. — Capitulation. — Le peuple dans la Bastille. — Mort de de Launey, de Person, de Miray, du major de Losme. — Admirable dévouement. — La bourgeoisie à l'Hôtel de Ville. — Pourquoi Flesselles fut tué. — Générosité des vainqueurs. — Les Suisses fêtés au Palais-Royal. — Paris dans la soirée du 14 juillet. — Soupçons de Marat. — Exaltation universelle.

 

La Bastille s'élevait à l'extrémité de la rue Saint-Antoine et du boulevard. Forteresse, prison, tombeau, elle se composait de huit grosses tours que liaient entre elles d'épais massifs de maçonnerie et qu'un large fossé entourait. Elle avait été commencée en 1369[2], sous Charles V. Or, par un destin semblable à celui d'Enguerrand de Marigny qui, inventeur des fourches patibulaires de Montfaucon, les illustra de son cadavre, Hugues Aubriot, fondateur de la Bastille, fut des premiers à y gémir.

L'aspect de ces lieux était effroyable, et le génie du mal semblait s'être épuisé à en défendre les approches. La cour du gouvernement, ainsi nommée parce que le gouverneur y avait son hôtel, se trouvait située en dehors de la forteresse, en dehors du fossé principal ; et cependant, même pour arriver jusqu'à cette cour extérieure, il fallait percer deux lignes de sentinelles, traverser deux corps de garde ; passer un pont-levis. De la cour du gouvernement, une longue avenue conduisait au fossé de la Bastille. Là, un second pont-levis ; derrière, un troisième corps de garde ; puis, une forte barrière à claire-voie, formée de poutrelles revêtues de fer[3]. Alors apparaissait la cour intérieure, celle où plongeaient les tours, celle où l'on étouffait entre de hautes murailles. La nudité et le silence en étaient horribles. Seulement, l'horloge de la prison y comptait lentement les heures sur un cadran qu'ornaient deux figures enchaînées. C'était dans cette morne enceinte que descendait, toujours seul, le prisonnier auquel on avait permis d'y venir durant quelques instants contempler la course des nuages ou un coin de l'azur.

On raconte que Caligula disait à ses bourreaux : Frappez de manière à ce qu'on se sente mourir ; on se sentait mourir à la Bastille. Un soupirail, pratiqué dans des murs de dix ou douze pieds d'épaisseur et fermé par trois grilles à barreaux croisés, ne transmettait à la plupart des chambres que ce qu'il faut de lumière pour qu'on en regrette l'absence. Il y avait des réduits à cages de fer[4] rappelant le château du Plessis-lez-Tours et les tortures du cardinal de La Balue. Mais rien de comparable aux cachots du bas, affreux repaires de crapauds, de lézards, de rats monstrueux, d'araignées[5]. De ces cachots, dont l'ameublement consistait en une énorme pierre recouverte d'un peu de paille et qui étaient enfoncés de dix-neuf pieds au-dessous du niveau de la cour, plusieurs n'avaient d'autre ouverture qu'une barbacane donnant sur le fossé où se dégorgeait le grand égout de la rue Saint-Antoine[6]. De sorte qu'on y respirait un air empesté, en compagnie d'animaux hideux, au sein des ténèbres.

Là fut livré aux tourmenteurs ce Mazers de Latude, qui expia par trente-cinq ans de captivité le crime d'avoir, dans l'âge des étourderies, dénoncé à madame de Pompadour un complot imaginaire. Qui ne connaît la merveilleuse histoire de ce prisonnier ? Toute l'Europe a su comment, après une première évasion dont trop de confiance lui enleva le fruit, il parvint à construire avec des chemises et des mouchoirs effilés une échelle de cent quatre-vingts pieds de long ; comment, suivi de son compagnon d'Alègre, il descendit du haut des tours, au plus épais de la nuit ; comment il perça, ayant de l'eau jusqu'à la ceinture et les sentinelles à quatre toises de lui, la muraille qui séparait le fossé de la Bastille du fossé de la porte Saint-Antoine ; comment enfin, poursuivi au delà des frontières, ressaisi à Amsterdam, il perdit sa liberté, reconquise à force d'audace, de persévérance, de génie. Ramené à la Bastille, il fut réduit à passer le rigoureux hiver de 1757, les fers aux pieds, les fers aux mains, couché sur la paille. Pendant qu'il dormait, deux meurtrières de deux pouces et demi de large lui soufflaient au visage un vent glacé qui lui ôta presque entièrement la vue ; le froid lui coupa la lèvre supérieure, ses dents, demeurées à découvert, se fendirent ; la racine des poils de sa barbe fut brûlée ; il devint tout chauve[7].

Mais qu'étaient-ce que ces souffrances physiques des captifs au prix de leurs douleurs morales, de cette agonie sans limite assignée, sans mesure connue, dont rien ne venait rompre l'écrasante uniformité ! Car, le pont-levis de la cour intérieure une fois franchi, c'en était fait du prisonnier. Enveloppé des ombres les plus sinistres du mystère, condamné à une ignorance absolue, formidable, et du délit qui lui était imputé et du genre de supplice qui l'attendait, il avait cessé d'appartenir à la terre. Plus d'amis, plus de famille, plus de patrie, plus d'amour. Pour lui désormais tout l'univers allait être dans les porte-clefs farouches qui lui apporteraient ses aliments ou dans les infortunés dont il devinerait la présence au fracas des portes roulant sur leurs gonds, au grincement des verrous prolongé par le vide sonore des tours. Ce qui n'avait pas d'écho, c'était le bruit des supplications ; ce qui ne perçait pas l'épaisseur des voûtes, c'était le son des paroles amies ! Il arriva que des enfants portèrent le deuil de leur père sans se douter qu'ils vivaient au-dessus de lui.

Encore si, par un coup de désespoir, on avait pu se faire à soi-même son destin ! Mais non : une prévoyance barbare refusait au prisonnier tout moyen de suicide. On ne laisse à un prisonnier, dit Linguet[8], ni ciseaux, ni couteaux, ni rasoirs. Quand on lui sert les aliments que ses larmes arrosent, il faut que le porte-clefs lui coupe chaque fois les morceaux. Mourir de faim, cela même ne se pouvait pas. Latude étant resté cent trente-trois heures sans manger ni boire, ses bourreaux lui ouvrirent la bouche avec des clefs et lui firent par violence avaler de la nourriture[9] : la vie de chaque victime était probablement considérée comme la propriété des persécuteurs, comme leur proie inviolable. Ainsi donc, à moins d'un caprice de clémence, il fallait vivre à se ronger le cœur. Malheureux ! ils étaient si complètement retranchés du nombre des humains, que, souvent, l'opprimé continuait de crier miséricorde quand l'oppresseur se trouvait déjà enterré depuis longtemps. Il y en eut qui, fous de douleur, écumant de rage, finirent par laisser leur poussière à la Bastille, quoiqu'il ne leur restât plus d'ennemis, et uniquement parce qu'ils avaient été oubliés. Que faisait-on des trépassés ? De quelle manière, selon la belle expression de Linguet, se vengeait-on sur le corps de la fuite de l'âme ?[10] Ce qui est certain, c'est que le corps n'était pas rendu aux parents. Il y avait une Bastille, même pour les morts : c'était Saint-Paul, et l'on avait soin de n'inscrire sur le registre mortuaire que les initiales des noms[11], afin de condamner les victimes à un oubli plus noir encore que celui du tombeau.

Toutefois, parmi les habitants de la Bastille on en comptait qui, non-seulement n'avaient pas été étouffés par elle, mais lui avaient communiqué, au contraire, un grand éclat historique. Aux visiteurs favorisés qui allaient chercher dans cette forteresse maudite des sujets de méditation, des souvenirs, on pouvait montrer la plate-forme réservée aux promenades mélancoliques du cardinal de Rohan ; le cachot où, pour étouffer les hurlements du comte de Lally, Pasquier lui fit mettre un bâillon à la bouche ; la porte par laquelle, après trois ans d'une captivité cruelle, La Bourdonnaie sortit, réhabilité mais inconsolable et mourant. Une des tours avait fait expier au maréchal de Bassompierre la peur qu'il causait à Richelieu. Une autre tour avait reçu l'homme au masque de fer, enseveli l'épouvantable secret de sa destinée. Les portes d'une troisième s'étaient fermées sur Leprévost de Beaumont, coupable d'avoir connu le pacte sacrilège qui affamait le peuple. Au fond de l'arrière-cour, désignée sous le nom caractéristique de cour du puits, le maréchal de Biron avait eu la tête tranchée, et les crocs qui fixèrent au mur son échafaud se voyaient encore.

Biron, Bassompierre, Lally, Rohan, de pareils noms disent assez ce qu'avait de menaçant pour la noblesse l'existence de la Bastille. Aussi les cahiers[12] des nobles demandaient-ils qu'elle fût détruite. La vérité est que, réservée spécialement aux hommes de cour, à ceux qui les approchaient, ou aux gens de lettres, la Bastille était une prison aristocratique. Souvent, lorsqu'on en était sorti, on se vantait d'y avoir été. Les pauvres n'y entraient pas[13] : on les envoyait souffrir à Bicêtre.

Chose éternellement digne de respect, d'admiration, de reconnaissance ! au mois de juillet 1789, le peuple manque de pain, et que demande-t-il ? Des armes. Il peut courir à Bicêtre, et quelle forteresse parle-t-il de renverser ? La Bastille. C'est qu'il est dans la vie des grands peuples, comme dans celle des grands hommes, des moments d'inspiration souveraine. Ces rudes artisans, ces hôtes incultes des faubourgs, un instinct d'essence divine les avertit qu'à eux aussi appartenait la gloire des emportements chevaleresques ; que le premier des privilèges à anéantir c'était celui qui se montrait associé à des tortures, et que la liberté devait s'annoncer par un acte conforme à son génie, c'est-à-dire par un bienfait accordé à ses ennemis. Oui, des plébéiens mettant au nombre de leurs préoccupations les plus ardentes la destruction d'une prison patricienne, voilà ce qui n'a pas été assez remarqué et ce qui entoure d'une immortelle splendeur les premiers coups que la Révolution vint frapper[14].

Le 14 juillet, à la pointe du jour, un inconnu se présentait à Besenval. Monsieur le baron, lui dit-il d'une voix brève, aujourd'hui les barrières seront brûlées. N'essayez pas de l'empêcher. Vous sacrifieriez des hommes sans éteindre un flambeau. Cet inconnu avait un noble visage, le regard plein de feu, le geste de l'audace. Besenval fut troublé, balbutia une réponse qui ne resta pas dans sa mémoire[15]. L'étranger disparut. Que faire ? Besenval semblait atteint de paralysie. Il avait fait construire depuis peu une salle de bains charmante, devenue une des curiosités de la capitale ; et ceux de son parti le soupçonnèrent d'avoir trop vu dans la révolte de Paris le pillage possible de sa maison[16].

Or, d'un bout à l'autre de Paris on se préparait au combat. A la Bastille ! était le mot d'ordre. Personne qui n'eût à son chapeau la cocarde rouge et bleue. De Saint-Denis s'étaient échappés une foule de soldats qui, se mêlant aux groupes, distribuaient des cartouches ou enseignaient aux citoyens le maniement du fusil. On regarda passer avec indifférence des voitures chargées de farine ; mais, à la nouvelle qu'un bateau chargé de poudre avait été pris la veille[17], les rues retentirent d'acclamations passionnées. Du haut des fenêtres, les femmes applaudissaient aux gens armés[18].

Tous ne l'étaient pas encore : tous brûlaient de l'être. Dès deux heures du matin, l'abbé Lefebvre ayant fait fermer, à l'Hôtel de Ville, la première porte du magasin des poudres, une multitude impatiente était venue la briser à coups de hache, et le prêtre intrépide avait senti ses cheveux effleurés par une balle[19]. Ce qui restait de poudre fut distribué en cornets, mais les ressources ne répondaient ni au nombre des arrivants ni à leur belliqueuse avidité, que rendaient plus farouche les fausses nouvelles, à chaque instant répandues : Royal-Allemand s'est mis en bataille à la barrière du Trône. — Royal-Cravate massacre tout au faubourg Saint-Antoine. — La rue de Charonne est pleine de sang. — Les régiments de Saint-Denis s'avancent ; ils ont gagné la Chapelle. Les messagers de malheur étaient en général des hommes bien mis. On en remarqua un qui portait un habit bleu orné de brandebourgs en or ; il était couvert de poussière, inondé de sueur, et paraissait avoir fait une longue route[20]. Le comité de l'Hôtel de Ville ayant envoyé l'ordre aux districts de sonner l'alarme, les rues furent dépavées, des barricades construites, des fossés creusés : Paris fut un camp.

Une masse énorme de peuple s'était portée à l'hôtel des Invalides, cherchant des fusils. Le gouverneur, M. de Sombreuil, paraît à la grille ; il demande qu'on respecte en lui les droits de la fidélité, la conscience du soldat. Un courrier vient d'être envoyé à Versailles : ne peut-on attendre son retour ? Les assaillants y consentaient[21], lorsqu'une voix s'élève : On nous demande du temps pour nous faire perdre le nôtre. A ce cri, tout s'ébranle. On saute dans les fossés, on désarme les sentinelles ; les paroissiens de Saint-Étienne du Mont entrent à la suite de leur curé, devenu chef de bande ; le procureur de la ville, Ethis de Corny, donne lui-même les chevaux de sa voiture pour traîner un canon[22] ; le caveau où se cachaient les armes est envahi. Mais voilà qu'un bruit de gémissements et d'imprécations se fait entendre. Sur l'escalier, le flot était si considérable, si impétueux, que ceux qui, après s'être armés, remontaient, avaient été violemment renversés jusqu'au fond du caveau, où ils périssaient étouffés. Une épouvantable catastrophe était imminente ; car la foule s'amoncelait, entraînée par son propre poids. Alors des hommes robustes qui, descendus les premiers, restaient encore debout dans le caveau se serrent l'un contre l'autre et forcent la multitude non armée à remonter en lui présentant la baïonnette au visage[23]. En ce désordre extrême, les flambeaux dont on s'était muni pour se guider sous les voûtes s'éteignirent[24], les cris redoublèrent, il fallut se battre au sein des ténèbres, et le souterrain garda quelques-uns de ceux qui l'avaient affronté. Quant aux personnes qui n'étaient qu'évanouies, on les transporta près du dôme, on les déposa sur le gazon[25], puis, chacun se hâta vers la Bastille.

Il y avait, à cette époque, rue des Boucheries du faubourg Saint-Germain, un restaurateur nommé Duval, chez lequel les principaux agitateurs du Palais-Royal prenaient leur repas. Tout à coup, la porte de la salle où étaient dressées les tables s'ouvrant avec fracas, un jeune homme se présente. Il avait le front, ruisselant, le chapeau martialement posé sur l'oreille, les vêtements en lambeaux. C'était Camille Desmoulins qui revenait des Invalides[26]. Il frappe la terre de la crosse de son fusil en s'écriant : Nous sommes libres ! fait un rapide récit de ce qu'il vient de voir ; et tous ils courent à leurs amis du Palais-Royal, pour les pousser contre, la Bastille.

Le gouverneur de cette forteresse travaillait déjà depuis plusieurs jours à des préparatifs de défense. Il avait fait monter des voitures de pavés au haut des tours et construire des pinces propres à abattre les cheminées, dont les décombres devaient écraser les assiégeants[27]. Il fit tailler d'un pied et demi les embrasures, pratiquer des meurtrières, fermer une fenêtre par des madriers de chêne assemblés à rainures et languettes, tirer du magasin d'armes douze de ces fusils de rempart qu'on-appelait amusettes du comte de Saxe. Quinze pièces de canon bordant les tours, trois pièces de campagne placées dans la cour intérieure vis-à-vis la porte d'entrée, quatre cents biscaïens, quatorze coffrets de boulets sabotés, trois mille cartouches[28], tel était le matériel de la défense. Il est vrai que la garnison n'était approvisionnée ni de vivres ni d'eau[29] ; mais, que le peuple triomphât ou non, le siège bien évidemment ne pouvait être de longue durée. Il est vrai encore que la garnison n'était que de cent quatorze hommes, dont trente-deux Suisses du régiment de Salis-Samade, et quatre-vingt-deux invalides ; mais, forte comme elle l'était, la Bastille n'avait pas besoin d'un plus grand nombre de défenseurs[30].

Pour arriver jusqu'au premier pont-levis, dont nous avons parlé plus haut, et qu'on nommait le pont-levis de l'avancé, il fallait suivre un chemin tournant bordé à droite par des casernes, à gauche par une rangée de boutiques. Or, ces boutiques étant situées de manière à servir de chemin couvert aux assiégeants, de Launey avait intérêt à les détruire, afin de dégager les approches : il n'en fit rien, parce qu'il tirait un fort revenu de la location[31]. Les écrivains de son propre parti[32] l'ont aussi accusé de n'avoir pas voulu qu'on pointât le canon du côté de l'Arsenal, de peur qu'une petite maison qu'il avait de ce côté-là, et qu'il affectionnait, ne fût endommagée.

Cependant, les alarmes du comité bourgeois de l'Hôtel de Ville se partageaient entre la Bastille et le peuple. Souffrir que le quartier Saint-Antoine restât sous la menace des canons, c'était impossible ; et, d'autre part, on tremblait de voir le peuple victorieux : car alors il pouvait devenir le maître. Ainsi combattu en lui-même, le comité permanent mit à empêcher la lutte autant d'ardeur que le peuple à la provoquer. Belon, officier de l'arquebuse ; Billefod, sergent-major d'artillerie, et Chaton, ancien sergent des gardes françaises, furent donc envoyés par l'Hôtel de Ville au gouverneur de la forteresse, avec mission de lui dire : Retirez vos canons ; donnez votre parole que vous ne commettrez aucune hostilité, et, à notre tour, nous assurons que le peuple du faubourg Saint-Antoine et des environs ne se portera contre la place à aucune entreprise funeste[33]. C'était disposer bien légèrement de l'indignation populaire ; mais, dans son impatience d'intervenir, le comité permanent ne calculait pas les obstacles.

La Bastille n'était pas encore serrée de près, quand Belon, Billefod et Chaton y arrivèrent. Aussi, furent-ils reçus, non-seulement sans difficulté, mais avec courtoisie. De Launey montrait beaucoup de sérénité. Quoiqu'on ait incendié les barrières, dit-il, j'espère bien qu'on ne viendra pas brûler mes ponts. Il allait se mettre à table, il y fit asseoir les députés de l'Hôtel de Ville, les entretint familièrement, et donna devant eux l'ordre de retirer les canons, ce qui fut aussitôt exécuté[34].

Au moment où les envoyés du comité permanent se retiraient, un avocat au parlement de Paris vint se présenter au pont-levis de l'avancé. Deux bourgeois armés, Toulouse et Bourlier, l'escortaient, et il demandait le gouverneur, au nom du district Saint-Louis de la Culture. C'était ce même Thuriot de la Rosière qui, plus tard, président de la Convention, devait étouffer au bruit de sa sonnette la voix des vaincus de thermidor, et s'attirer cette terrible apostrophe de leur chef : Une dernière fois, je te demande la parole, président des assassins !

Bien que la Bastille commençât à être investie de toutes parts, Thuriot n'eut d'abord ni un refus à subir ni une hésitation à combattre. Il frappe, il entre[35]. Conduit au gouverneur : Monsieur, lui dit-il, je viens, au nom de la nation, vous représenter que les canons braqués sur les tours répandent l'alarme dans tout Paris. Je vous supplie de les faire descendre. — Ces pièces ont été de tout temps sur les tours, répondit de Launey ; je ne puis les faire descendre qu'en vertu d'un ordre du roi. Instruit des alarmes qu'elles causent, je les ai fait retirer et sortir des embrasures[36]. Thuriot demande à être introduit dans la cour intérieure. De Launey refuse ; mais, sur la prière du major de Losme, il se décide enfin à faire lever le second pont-levis et ouvrir la grille de fer. La cour intérieure avait un aspect menaçant : les défenseurs de la Bastille attendaient sous les armes, et trois canons étaient prêts à balayer l'avenue. Sans se troubler, Thuriot somma la garnison de se rendre. Elle se contenta de jurer qu'elle ne ferait feu que si elle se voyait attaquée : serment que le gouverneur avait provoqué et qu'il prêta lui-même[37]. Thuriot exige alors qu'on lui montre la position des canons sur les tours. Nouvelles hésitations de de Launey, nouvelles instances de la part de ses officiers ; on monte. Les canons étaient effectivement retirés d'environ quatre pieds des embrasures, mais toujours en direction et masqués. Quand on fut parvenu au sommet de la tour nommée de La Bazinière, une de celles qui regardaient l'Arsenal, un spectacle s'offrit inattendu, formidable. Tout le faubourg Saint-Antoine s'était ébranlé ; il roulait vers la Bastille. De Launey pâlit, et, saisissant Thuriot par le bras : Que faites-vous, monsieur ? Vous abusez d'un titre sacré pour me trahir. — Si vous continuez, répliqua Thuriot d'un ton résolu, je vous déclare que l'un de nous tombera dans le fossé. De Launey se tut[38]. Du reste, à peine descendu avec le gouverneur, Thuriot dit à haute voix, en présence de la garnison, qu'il était content ; qu'il allait faire son rapport au peuple, qui ne se refuserait pas sans aoute à fournir une garde bourgeoise pour garder la Bastille, conjointement avec les troupes qui y étaient[39]. Mais le peuple n'entendait pas qu'on gardât la Bastille, encore moins qu'on la gardât conjointement avec 'les Suisses de Salis-Samade ; ce que le peuple voulait, c'est qu'on la détruisît. Thuriot exprimait ici les sentiments de la bourgeoisie ; il parlait le langage de l'Hôtel de Ville. Aussi, lorsque après avoir paru à une fenêtre du gouvernement[40] et harangué de là les emportements populaires, il sortit de la forteresse, mille imprécations le poursuivirent. Les deux fusiliers qui l'avaient accompagné jusqu'au premier pont-levis venaient d'être emportés par le flux et reflux de la multitude. Nous sommes trahis ! criaient les plus animés. Ils entourèrent Thuriot et le reconduisirent au district Saint-Louis de la Culture en tenant la hache levée sur sa tête[41].

Le siège commença. La foule était immense, invinciblement irritée. Le chemin tournant, les rues environnantes, les cours faisant suite aux casernes, le faubourg Saint-Antoine regorgeaient d'hommes en armes. Des milliers de voix faisaient monter vers le ciel, à travers le bruit des décharges, ce cri impérieux : Nous voulons la Bastille ![42] Mais, derrière son double fossé, la Bastille paraissait inaccessible. Deux citoyens courageux, Davanne et Dassain, se laissent glisser, du toit d'un parfumeur, sur un mur qui touchait au corps de garde placé au delà du premier pont-levis. Arrivés à ce corps de garde, ils sautent dans la cour ; deux anciens soldats, Aubin Bonnemer et Louis Tournay, les imitent, et tous ils brisent à coups de hache les chaînes qui retenaient le pont. Il tomba si violemment, qu'on le vit rebondir de plusieurs pieds de haut. Un homme fut écrasé, un autre meurtri. Le peuple s'élança en poussant un cri de triomphe.

Mais on n'était encore que dans la cour extérieure, celle du gouvernement. Restait, pour aborder la Bastille, le second pont-levis à franchir. Le peuple y court avec impétuosité, reçoit une décharge de mousqueterie et recule le long de l'avenue, teinte de son sang[43]. Telle était la confusion que la plupart ignoraient sous quel intrépide effort les chaînes du premier pont s'étaient rompues ; ils crurent que le gouverneur lui-même avait donné l'ordre de l'abaisser, afin d'attirer la multitude et d'en faire un plus facile carnage. Ce furent d'inexprimables transports de fureur. Tandis que les uns se rangent contre les murs, ou sous les portes, prêts à reprendre l'attaque, les autres repassent le premier pont pour aller répandre par toute la ville l'horrible nouvelle de la trahison commise… De Launey était coupable d'avoir commandé le feu, non d'avoir commis la perfidie atroce qu'on lui imputait, et la justice veut qu'on en lave hautement sa mémoire ; mais la rapide adoption[44] de l'erreur qui l'accablait prouve de quelles noirceurs Paris le jugeait capable.

Quinze ou vingt blessés avaient été déposés dans diverses maisons de la rue de la Cérisaye : on en choisit un qu'il n'y avait plus espoir de sauver, et, comme un étendard de vengeance, on le promena expirant sur un cadre. C'était un soldat aux gardes. A cette vue, au récit de la trahison dont on chargeait le gouverneur, ceux qui semblaient avoir hésité coururent aux armes. Un garde des impositions royales, qu'à sa redingote bleue on avait pris d'abord pour un bas-officier de la garnison, pousse son cheval jusqu'au milieu de la place de Grève, et d'une voix émue : Venez, mes amis, venez : nous allons sauver Paris ! On le suivit en foule. De leur côté, les gardes françaises s'étaient ébranlés. Un détachement de grenadiers de la compagnie de Ruffeville, des fusiliers de la compagnie de Lubersac, précipitèrent leur marche vers la Bastille, sous la conduite des sergents Wargnier et Labarthe[45]. A côté d'eux s'avançaient deux mille soldats sans uniforme, soldats de la journée, que conduisait au feu le directeur de la buanderie de la reine, Pierre-Auguste Hullin, en qui l'âme d'un chevalier s'unissait à la taille d'un gladiateur. Aux hommes qui le proclamèrent leur chef, il avait dit : Je vous ramènerai victorieux ou vous me ramènerez mort[46]. On prit deux canons qui étaient sur la place de Grève, et on les traîna au siège.

Au moment où les gardes françaises entrèrent dans la cour du gouvernement, un épais nuage de fumée enveloppait la forteresse ; du corps de garde de l'avancé, des casernes, de l'hôtel du gouverneur, s'élevaient des tourbillons de flammes, et plusieurs voitures de fumier, auxquelles Santerre avait mis le feu[47], brûlaient devant le second pont-levis. Mais ces voitures embrasées, loin de seconder les assiégeants, ne faisaient qu'embarrasser l'attaque. Il fallait absolument écarter le mouvant incendie, et on ne le pouvait qu'au risque des plus affreux périls, les assiégés ayant pratiqué dans le pont-levis deux meurtrières où se trouvaient placés des fusils de rempart chargés à mitraille[48]. Élie, officier au régiment de la Reine infanterie, et un marchand nommé Réole, se portent en avant d'un pas ferme. Deux citoyens, dont on n'a pas conservé les noms, s'élancent à leur tour et tombent morts[49]. Plus heureux, Élie et Réole parvinrent à retirer les voitures brûlantes, en échappant au danger. Aussitôt le canon fut braqué en face du pont-levis, dont on espérait briser les chaînes. Un funèbre enthousiasme s'était emparé des combattants : l'attaque devint furieuse. Les rues adjacentes étaient remplies de monde. De chaque toit, de chaque fenêtre des maisons voisines on faisait feu. Quelques coups de canon[50] furent tirés de la place, dont un à mitraille ; mais l'ardeur des assiégeants croissait avec le danger. Au pied de la forteresse se pressaient, confondus dans un même élan, des ouvriers, des marchands, des soldats, des étrangers arrivés de la veille, des prêtres, des femmes. Une jeune fille fut blessée, qui, n'ayant pu retenir son amant, était venue combattre à ses côtés[51]. L'espoir était immense comme le courage. Un citoyen ayant été atteint mortellement, il dit, la tête penchée sur les bras de ceux qui le soutenaient : Je meurs, mes amis ; mais tenez bon : vous la prendrez[52]. Et toujours, toujours ce cri : Nous voulons la Bastille !

Au plus fort de cette généreuse exaltation parut, aisément reconnaissable à la beauté de son visage brun et à sa haute stature, l'abbé Fauchet, cerveau faible, cœur puissant, un de ces hommes qui vont à la folie en traversant l'héroïsme. Il n'avait point prononcé encore sa fameuse parole : C'est l'aristocratie qui a crucifié Jésus[53] ; mais depuis longtemps déjà il s'était donné à la Révolution. Du reste, il ne se présentait pas en soldat. Envoyé, ainsi que trois électeurs, ses collègues, par le comité de l'Hôtel de Ville, il n'avait mission que d'en représenter les alarmes. Amener le gouverneur de la Bastille à partager entre la garnison et la milice bourgeoise le soin de garder la forteresse, en la mettant sous la main de la ville, là se bornaient les vœux du comité permanent[54]. Le peuple, pour prix de son sang versé, demandait davantage. Les trois parlementaires firent au gouverneur des signaux qu'on n'aperçut pas : ils adressèrent aux assiégeants de pacifiques exhortations qui ne furent pas écoutées[55]. Ils se retiraient donc, lorsqu'à l'extrémité de la rue Saint-Antoine, on vit flotter un drapeau. C'étaient de nouveaux parlementaires que conduisait, au bruit du tambour, Ethys de Corny, procureur de la ville. Arrivés dans la cour du gouvernement, ils se hâtent de signaler le drapeau ; un d'eux agite un mouchoir blanc au bout de sa canne ; un autre crie : Nous venons en parlementaires, cessez le feu ! Les Invalides, rangés sur le sommet des tours, ôtèrent leurs chapeaux en signe de paix, renversèrent leurs fusils[56] ; mais, au même instant, les Suisses, qui, occupant la cour intérieure, n'étaient pas avertis, firent une décharge meurtrière. Alors, l'indignation du peuple revêtit un caractère d'exaltation à la fois farouche et sublime. Se croyant environné de traîtres, il mêle dans ses imprécations l'Hôtel de Ville et la Bastille. Ethys de Corny faillit perdre la vie ; à un électeur qui cherchait à le couvrir de son corps, on arracha ses pistolets et son épée[57]. S'il était impossible de vaincre, est-ce qu'il était impossible de mourir ? Un mot fut dit, que tous répétèrent : Nos cadavres combleront les fossés[58].

Sur ces entrefaites, une jeune et belle personne, qu'on assure être la fille du gouverneur, est amenée au pied de la forteresse. Des furieux l'entour et en criant : Il faut la brûler vive, si le gouverneur ne se rend pas. Le père était du nombre des assiégés : il entend l'horrible menace ; du haut des tours, il aperçoit sa fille évanouie sur de la paille qu'on se disposait à allumer ; pénétré d'horreur, éperdu, il s'avance, reçoit deux coups de fusil et tombe. Mais, pendant que ses camarades s'empressent autour de lui, un des combattants, le magnanime Bonnemer, s'élance vers la victime désignée, la sauve, l'emporte, et, après l'avoir mise en sûreté, retourne au combat[59].

Parviendrait-on à prendre la Bastille, à la faire capituler, du moins ? Rien ne semblait l'annoncer. Forcés de lutter à découvert contre des ennemis inaccessibles, de solides créneaux, d'épaisses murailles ; dépourvus de tout ce que l'art des sièges fournit de ressources à la constance ou à l'audace, les assiégeants étaient livrés, en outre, aux mille hasards de l'inexpérience, de la précipitation, du désordre. Ici, c'étaient des pompes qu'on faisait jouer dans le chimérique espoir de mouiller l'amorce des canons de la place, sans prendre garde que le jet de l'eau atteignait à peine le sommet des tours en légers brouillards[60] ; là c'était un combattant qu'un de ses compagnons terrassait d'un coup de crosse pour l'empêcher de mettre le feu au magasin des salpêtres[61] ! L'intrépidité du peuple était admirable, mais plus éclatante que décisive. Nul plan général d'attaque, nulle direction. Seuls, les gardes françaises observaient quelque discipline ; la foule ne suivait que les inspirations de son courage. Aussi la garnison ne se trouvait-elle avoir perdu qu'un de ses défenseurs après un combat de cinq heures[62], tandis que, parmi les assaillants, il y avait quatre-vingt-huit blessés et quatre-vingt-trois morts[63].

Mais une puissance supérieure à celle des armées pesait sur la Bastille. La voix des canons était venue accabler de Launey de l'injustice de sa cause, et l'avait précipité du haut de son confiant orgueil dans une inexprimable anxiété. Il faut se rendre, lui disaient les Invalides ; il faut résister, lui disaient les Suisses. Et lui, tantôt sombre, tantôt exalté jusqu'à la fureur, et se promenant avec agitation ou s'arrêtant pour écouter le mugissement de la foule, il n'osait ni s'obstiner ni fléchir[64]. Se rendre ! mais, en bas, n'y avait-il personne qui attendît une proie ? Résister ! mais ces flots de sang. Contre les héros téméraires qui, la poitrine nue, affrontaient ses canons, il pouvait tout, peut-être : que pouvait-il contre les cadavres gisant autour de sa forteresse et qui allaient se dresser devant lui ? Parmi ses ennemis, il y en avait d'invincibles : c'étaient les fantômes de son cœur. Au fond, la peur de mourir le touchait si peu, que sa résolution suprême fut de se tuer, mais en faisant sauter la Bastille, mais en cachant son suicide dans l'anéantissement d'un faubourg. Plein d'un désespoir implacable, il prit une mèche de canon, s'approcha des poudres, l'œil fixe, la main étendue. C'en était fait, si deux officiers[65] n'eussent eu le temps d'accourir. Ils lui appuyèrent la baïonnette sur la poitrine et le firent reculer. Que résoudre ? A travers le bruit croissant de la fusillade, un cri montait, un cri de souverain irrité : Bas les ponts ! bas les ponts ! tandis que, redoublant d'instances, les Invalides répétaient : Il faut se rendre. De plus en plus troublé, de Launey descendit dans la salle du conseil, où il se mit précipitamment à écrire[66]. En ce moment, Louis de Flue, qui commandait les Suisses, ouvre la porte de la salle. Le canon des assiégeants menaçait les chaînes du second pont-levis : les Suisses devaient-ils se mettre en mesure de balayer l'avenue ? le gouverneur était-il décidé ? On venait prendre ses ordres. Il répondit en tendant à l'officier un billet qui portait ces mots : Nous avons vingt milliers de poudre ; nous ferons sauter la garnison et tout le quartier si vous n'acceptez pas la capitulation. L'officier suisse prit vivement la parole. Pourquoi se résigner si vite ? Est-ce que les portes n'étaient pas entières ? Est-ce que le fort était endommagé ? Quoi ! la garnison n'avait encore qu'un mort, que deux ou trois blessés, et elle capitulait[67] ! Cette fois, de Launey fut inébranlable ; l'officier suisse dut obéir. Il se rend au pont-levis, et par une des ouvertures que lui-même avait fait précédemment pratiquer, il glisse le billet, testament de mort de la Bastille., En même temps, on criait de l'intérieur : Qu'on ne nous massacre pas ! nous consentons à nous rendre.

Il s'agissait d'atteindre le billet, dont les assaillants étaient éloignés de toute la largeur du fossé. On apporte une planche, on l'étend sur le parapet, quelques-uns montent dessus de manière à faire contre-poids, et, d'un pas ferme, un inconnu se risque le long du chemin mobile. Parvenu à l'extrémité, il avançait le bras, lorsqu'un coup de fusil part et le renverse mort dans le fossé[68]. Maillard le suivait, il lui succède, prend le billet, le remet à Élie qui, après l'avoir lu à haute voix, le fixe à la pointe de son épée. Les gardes françaises dirent : Foi de militaires, nous ne vous ferons aucun mal : baissez les ponts ![69] Les ponts s'abaissèrent. Alors, à la suite d'Élie, de Hullin, d'Arné, de Maillard, de Réole, de François, de Tournay, d'Humbert, de Louis Morin, le peuple se précipita comme un torrent.

La garnison était rangée en haie dans la cour : les Invalides à droite, les Suisses à gauche. Tous ils avaient déposé leurs fusils contre le mur, et à la vue du peuple, qui entrait en grondant, ils ôtèrent leurs chapeaux[70]. Les Invalides firent mieux : ils applaudirent ; mais leur uniforme les désignant aux colères de la multitude, ils coururent les plus grands périls. Les Suisses, au contraire, ayant été pris d'abord pour des prisonniers, à cause du sarrau de toile qui les couvrait, on les entoure avec attendrissement, on les appelle du nom de frères, on les embrasse[71]. Un seul d'entre eux périt, trahi par ses propres frayeurs. C'était celui-là même qui avait pointé les fusils de rempart. Déjà il avait laissé le pont derrière lui, gagné l'avenue… un coup de sabre lui fendit le crâne et l'étendit au milieu du sang qu'il avait versé.

Vêtu d'un frac gris blanc, la tête nue, la main appuyée sur une canne à pomme d'or, qui renfermait un glaive, le gouverneur attendait en silence. Un marchand de la rue des Noyers-Saint-Jacques, nommé Cholat, le reconnaît et l'arrête[72]. Il voulut se poignarder : on le retint, on l'entraîna. Ils ne savaient pas que, d'avance, l'agonie de son âme avait vengé le peuple ! On arrêta aussi Miray, l'aide-major, qui avait autrefois servi dans les gardes françaises. Se croyant perdu, il s'écria d'une voix étouffée : A moi, camarades ! laisserez-vous misérablement périr un brave homme ? Les gardes accoururent, et cinq d'entre eux s'offrirent à le ramener chez lui[73], le protégeant de leur uniforme, aimé du peuple. Quant au lieutenant du roi, du Puget, il avait eu la présence d'esprit[74] de retourner son habit ; armé d'un gros bâton, les cheveux épars, il se perdit dans la foule et disparut.

Le désordre était immense mais héroïque. Une curiosité frémissante animait tous les visages ; un mot sortait de toutes les bouches : Où sont les victimes ? Voici la liberté. Les uns s'enfoncent sous les voûtes, parcourent les sinuosités mystérieuses de la forteresse, s'acharnent aux portes des cachots ; les autres vont sur les tours insulter aux canons[75]. Immortel délire de nos pères ! Un soldat qui descendait précipitamment de la plate-forme où on l'avait oublié, rencontre au fond d'un obscur escalier l'intrépide Louis Morin. Loin de fuir, il se jette à son cou en pleurant : Ah ! frère, ayez pitié de quelques pauvres soldats, qui ont été forcés d'obéir ; jurez de demander grâce pour eux. — Je le jure, répondit le noble jeune homme, et il tint parole[76]. Mais s'il y eut des épisodes touchants, il y eut aussi de lamentables méprises, des hasards funestes. Un enfant de dix ans ayant paru au sommet des tours, une balle lancée de la rue Saint-Antoine lui fracassa la tête[77]. L'officier Béquard, le même qui avait empêché le gouverneur de faire sauter la Bastille, fut désigné comme un des porte-clefs ; on lui abattit le poignet d'un coup de sabre et on alla promener triomphalement dans Paris cette main qui venait de sauver le faubourg Saint-Antoine[78]. Béquard n'avait pas combattu : on le tua pourtant, et on ne découvrit l'erreur fatale que lorsqu'il n'était plus temps de la réparer. Aussi sa mort fut-elle pleurée surtout par les vainqueurs, et sa famille confondue dans les témoignages de la reconnaissance publique avec celles des martyrs de la journée.

Cependant, les portes des cachots se sont écroulées sous un généreux effort, les prisonniers sont libres. Hélas ! pour trois d'entre eux, il était trop tard ! Victime, depuis sept ans, des vengeances inexpliquées d'un père implacable, le premier, qui s'appelait le comte de Solages, ne retrouva ni des parents qui consentissent à le reconnaître, ni ses biens, devenus la proie de collatéraux avides[79]. Le second se nommait Whyte. De quel crime était-il coupable, accusé, soupçonné du moins ? on ne l'a jamais su. Lui, on l'interrogea vainement : à la Bastille, il avait perdu la raison. Le troisième, Tavernier, à l'aspect de ses libérateurs avait cru voir entrer ses bourreaux et s'était mis en défense[80] : on le détrompa en l'embrassant ; mais le lendemain il fut rencontré errant par la ville et prononçant des paroles étranges : il était fou.

Pas un recoin de la Bastille n'échappa aux investigations ardentes de la foule. On sonda la forteresse jusqu'en ses plus noires profondeurs et on en rapporta d'horribles trophées : des chaînes que les mains de beaucoup d'innocents, peut-être, avaient usées ; des armes d'une forme bizarre, effrayante ; des machines dont personne ne put deviner l'usage ; un vieux corselet de fer qui paraissait inventé pour retenir un homme par toutes les articulations du corps et le réduire à une immobilité éternelle[81] ; le tableau qui ornait, la chapelle de la Bastille, et qui représentait saint Pierre aux Liens[82]. Car on avait voulu que l'image de la servitude poursuivît, accablât les prisonniers jusqu'au pied de l'autel !

La salle du conseil, impétueusement envahie, livra ses archives ; mais la fureur populaire ou les détruisit ou les dispersa. Toutefois, quelques pièces marquées d'un sceau funèbre ont été conservées à la justice de l'histoire, et, par exemple, une lettre de Latude à madame de Pompadour, lettre déchirante, dans laquelle on lit cette phrase : Le 25 de ce mois de septembre (1760), à quatre heures du soir, il y aura cent mille heures que je souffre[83]. L'infortuné, quand il écrivit ces mots terribles, avait encore deux cent mille heures de souffrance à compter !

Au moment où les vainqueurs sortaient de la Bastille, ils aperçurent une femme penchée sur le champ de bataille et cherchant parmi les cadavres un visage connu. Le fils de cette femme ayant disparu depuis quelques jours de la maison maternelle, et menant une vie d'opprobre, la malheureuse mère s'était flattée pour lui d'une expiation glorieuse. Condamnée à le pleurer vivant, elle aurait voulu pouvoir le pleurer martyr. Ne le trouvant point au nombre des morts, elle se retira désespérées[84].

Il avait été décidé que le gouverneur serait conduit à l'Hôtel de Ville : on en prit la route. Élie ouvrait la marche, portant la capitulation à la pointe de son épée ; suivaient Legris et Maillard, le visage encore tout rayonnant d'héroïsme ; puis, le gouverneur, à qui Hullin et Arné faisaient un bouclier de leurs corps ; puis l'Épine, jeune clerc de procureur, plein de dévouement et de courage[85]. Ce fut un triomphe que ce trajet, mais un triomphe à demi enveloppé dans un supplice. Les Mémoires de Linguet avaient fait au gouverneur une exécrable célébrité : quand il passa, le peu le crut voir passer la Bastille. A lui maintenant, disait-on, de gémir et de trembler. Il avait abusé de la force : à son tour de la subir. On demandait pitié pour lui ! Avait-il pitié, lui, des pauvres prisonniers, lorsqu'il donnait à louage le petit jardin réservé à leurs promenades, lorsque son avarice leur disputait une heure d'air pur ou de gai soleil ? A l'effet de ces discours s'ajoutaient le ressentiment des trahisons récentes dont on le croyait coupable et la certitude que, s'il échappait aux vengeances de la place publique, il' resterait impuni. Aussi la foule multipliait-elle contre lui, à mesure qu'on approchait de l'Hôtel de Ville, les affronts, les invectives, les menaces. Il y en eut qui lui arrachèrent les cheveux ; d'autres lui portaient l'épée au visage[86]. On atteignit ainsi la place de Grève. Là, les clameurs redoublant, le cortège est assailli de toutes parts. L'Épine, qui veut écarter la foule, reçoit un coup violent ; Legris avait affronté sans émotion le feu de la Bastille, il ne peut soutenir le spectacle qui s'apprête, il s'évanouit[87]. De Launey marchait tête nue, et on le reconnaissait à cela : Hullin, dans un élan sublime, se découvre et met son chapeau sur la tête du gouverneur[88]. Avec une vigueur que la générosité centuplait, Hullin défendit longtemps le malheureux commis à sa garde ; mais enfin, le nombre l'accable ; ses forces l'abandonnent ; épuisé, couvert de sang, il se laisse tomber sur une pierre. On lui vint offrir du vin[89], il reprit connaissance, quand il se releva, il n'avait plus personne à protéger.

On a écrit que de Launey avait jusqu'au bout conservé une attitude suppliante ; on lui a prêté des paroles où la résignation se mêle d'une manière touchante à la prière : cette version, généralement répandue, n'est point exacte. De Launey déploya, au contraire, un courage altier ; selon le témoignage de l'abbé Lefebvre, le seul qui ait raconté cette mort pour l'avoir vue, de Launey mourut en se défendant comme un lion[90] ; et il est permis de croire que sa fermeté fut précisément ce qui accrut l'indignation du peuple, que des prières auraient peut-être touché. A ceux-là, du reste, la responsabilité du sang, qui ne laissent aux peuples d'autre alternative que le silence dans la douleur ou la colère dans la liberté !

On promena la tête du gouverneur au bout d'une pique : épouvantable indice de l'excès des ressentiments qu'amasse au sein des nations asservies une longue oppression. Et il devait y avoir encore, hélas ! bien d'autres tragédies. Deux Invalides furent pendus à une lanterne, en face de l'Hôtel de Ville. Le lieutenant Person fut tué sur le port au blé[91]. Arrivé à la rue des Tournelles où il demeurait et la trouvant déserte, l'aide-major Miray avait eu l'imprudence de renvoyer l'escorte que les gardes françaises lui avaient donnée : il ouvrait sa porte, lorsqu'un groupe d'hommes armés, débouchant d'une rue voisine, le reconnut et le tua[92]. Mais une mort regrettable à jamais, ce fut celle du major de Losme, le consolateur des prisonniers, leur appui, leur providence. La foule, qui, malheureusement, ne connaissait de lui que son uniforme, l'avait entouré, non loin de l'arcade Saint-Jean. Un ancien prisonnier de la Bastille, nommé Pelleport, l'aperçoit et s'élance : Arrêtez, c'est mon bienfaiteur ! On ne l'entendit pas. Il s'empare d'un fusil ; et tantôt par les coups qu'il porte, tantôt par ses imprécations, il s'efforçait d'écarter de son ami pour la détourner sur lui-même la fureur des meurtriers. Noble jeune homme, lui dit l'infortuné major, que faites-vous ? Vous allez vous sacrifier sans me sauver. De Losme tomba mort en effet, tandis qu'on relevait tout sanglant sur les marches de l'Hôtel de Ville son généreux protecteur[93].

Les corps de de Losme, de Miray, de Person, furent transportés à la Morgue ; on ne retrouva pas celui de de Launey. Seulement, six mois après, un soldat inconnu rapporta à la famille du gouverneur ses bijoux et sa montre, où pendait un cachet à ses armes, sans s'expliquer sur la manière dont ces objets lui étaient parvenus[94].

Pendant ce temps, que s'était-il passé dans cet Hôtel de Ville où les vainqueurs allaient faire leur entrée ? Le comité permanent n'avait cessé d'y être, depuis le commencement du jour, en butte aux soupçons et aux menaces. Son refus de décréter la prise de la Bastille lui était imputé à trahison. La multitude, dont les flots, sans cesse renouvelés, inondaient la grande salle et semblaient y avoir apporté le bruit de la tempête, la multitude s'étonnait, elle s'indignait de trouver fermées devant elle les portes de la salle particulière que le comité permanent s'était réservée. Que prétendaient-ils donc, ces invisibles dominateurs qui gouvernaient à la manière dont on conspire ? pourquoi tant de mystère ? Qu'ils vinssent délibérer dans la grande salle, sous l'œil du peuple.

On amenait à chaque instant, des courriers arrêtés. L'électeur Boucheron demanda que les paquets fussent ouverts : ils contenaient deux lettres, dont on fit aussitôt lecture.

La première était conçue en ces termes : Je vous envoie, mon cher du Puget, l'ordre que vous croyez nécessaire ; vous le remettrez. — Paris, ce 14 juillet 1789. — Signé, le baron de Besenval.

La seconde, renfermée dans la même enveloppe, disait : Monsieur de Launey tiendra jusqu'à la dernière extrémité ; je lui ai envoyé des forces suffisantes. — Ce 14 juillet 1789. — Signé, le baron de Besenval[95].

Ce fut alors un redoublement de transports. On se crut à la veille des plus sinistres perfidies. Un jeune homme entra furieux, fendit la presse, parvint jusqu'au bureau, et fit entendre ce cri, que mille voix répétèrent avec un emportement terrible : Pas de comité particulier ![96] Nous ne voulons pas de comité ! Un vieillard venait de dire : Laissons-là ces traîtres ! et le commissaire Carré accourait, parlant de la Grève en courroux[97]. Le comité fut dissous à l'instant même[98] ; les oligarques de la bourgeoisie parurent dans la grande salle, et Flesselles, monté sur l'estrade qui soutenait le siège du président, y resta exposé aux regards défiants de la multitude.

Tel était donc l'aspect intérieur de l'Hôtel de Ville, lorsque la prise de la Bastille fut annoncée par une clameur immense, prodigieuse, une de ces clameurs qui, chez les anciens, faisaient tomber les corbeaux dans le cirque. Bientôt arrive, entassée, mugissante, une masse d'hommes de tout âge, de toute condition, couverts d'armes de toute espèce. On eût dit que l'Hôtel de Ville allait s'écrouler sous les cris confondus de victoire et de trahison, de vengeance et de liberté[99]. La pompe était sauvage, elle était sublime. Du milieu de la foule, une main s'élevait, une main sanglante qui agitait la boucle de col du gouverneur ; mais, à côté de ce hideux trophée, un jeune ouvrier montrait, au bout de sa baïonnette, le règlement de la Bastille, et, couronné de lauriers, Élie s'avançait sur les bras de ses compagnons d'héroïsme[100].

Tant que Flesselles n'avait pas eu à contempler l'image de la mort, il était demeuré calme, souriant, impérieux même. Interpellé vivement par Francotay, un des électeurs, sur ce qu'il s'obstinait à refuser aux citoyens de la poudre et des armes, il avait osé répondre : Taisez-vous[101]. Mais quand il vit apparaître en quelque sorte le spectre du gouverneur de la Bastille, il eut peur. On murmurait autour de lui les mots trahison, manœuvres infâmes : plein de trouble, il se leva, disant : Puisque je suis suspect à mes concitoyens, il est indispensable que je me retire. Et il voulut descendre de l'estrade. Plusieurs le retinrent. Alors, d'une voix menaçante : Monsieur, lui dit un électeur nommé Delapoize, vous serez responsable des malheurs qui vont arriver. Vous n'avez pas encore donné les clefs du magasin de la ville, où sont ses armes et surtout ses canons. Flesselles, sans répondre un seul mot, tira les clefs de sa poche et les remit à l'électeur[102]. Que le prévôt des marchands fût effrayé, c'est ce dont témoignait la pâleur de son visage ; mais il se joignait manifestement à ses craintes une préoccupation singulière et profonde[103]. Nous avons déjà cité un fragment d'une lettre attribuée au baron de Besenval et adressée à madame de Polignac : cette lettre contient la phrase suivante : J'ai été assez heureux pour soustraire des papiers importants chez le prévôt. J'aurais pu lui sauver la vie, mais j'aurais compromis Irla (la reine), et j'ai préféré qu'il fût victime[104]. Le prévôt des marchands avait-il effectivement des papiers qui fussent de nature à compromettre de hauts personnages ? Craignait-il qu'on n'allât visiter sa demeure ? Ce qui est certain, c'est que, lorsqu'il fut question de le conduire au Palais-Royal, la sérénité rentra dans ses traits[105]. Eh bien, messieurs, dit-il avec empressement, allons au Palais-Royal ; et, sans attendre le retour de l'abbé Fauchet qui était allé calmer le district de Saint-Roch, point de départ des accusations, Flesselles descendit de l'estrade. Il est à remarquer que, pendant qu'il traversait la salle, le peuple ne lui fit pas la moindre violence[106]. Descendu sur la place de Grève, il fit route, au milieu de la foule et sans en éprouver aucun mauvais traitement[107], jusqu'au coin du quai Pelletier. Là, un inconnu le renversa mort d'un coup de pistolet, soit impatience barbare de la part d'un ennemi, soit qu'en tuant Flesselles, un de ses complices eût voulu tuer quelque redoutable secret.

Le bruit courut qu'on avait saisi sur le prévôt des marchands un billet de lui au gouverneur de la Bastille : Tenez bon ! j'amuse les Parisiens avec des promesses et des cocardes. La vérité est que personne ne put produire ce billet ; qu'il ne fit partie d'aucun procès-verbal ; que l'existence en fut affirmée seulement par la rumeur publique. Mais les paroles citées n'en étaient pas moins un résumé fidèle de la conduite du prévôt des marchands. Il avait amusé les Parisiens avec des cocardes, avec des promesses : qui lui en donna l'ordre ? C'est ce qu'enveloppa le mystère de sa mort.

Presque à la même heure, le prince et la princesse de Montbarrey étaient traînés à l'Hôtel de Ville. Devant les électeurs, la princesse s'étant évanouie, on la transporta dans la salle de la Reine. Quant à son mari, menacé de toutes parts, poussé contre le bureau, plié en deux, il était perdu si, l'enlevant avec vigueur du milieu de la foule irritée, le marquis de la Salle ne l'eût mis en état de se justifier : Messieurs, dit l'ancien ministre de la guerre[108], vous vous trompez : vous voulez me punir comme un aristocrate, et je suis un des plus zélés partisans de la liberté. Mon fils, le prince de Saint-Maurice, est celui qui a opéré, la révolution en Franche-Comté.

Les applaudissements emportèrent les projets de vengeance. Et, à mesure que s'éloignaient les impressions violentes du combat, la générosité reprenait son empire. Les gardes françaises et Élie, dont l'attitude fut constamment celle d'un homme des temps héroïques, demandèrent que le peuple les récompensât de leurs services en se montrant magnanime. Les défenseurs de la Bastille étaient là, pâles, silencieux, attendant l'arrêt fatal. Tout à coup, Élie s'adressa à eux : Jurez fidélité à la nation ! Tous, levant la main, prêtent le serment civique ; on les embrasse, on pleure d'enthousiasme : ils sont sauvés[109] !

Conduits au Palais-Royal, les Suisses y trouvèrent, au lieu d'ennemis implacables, des protecteurs aussi ardents qu'ingénieux. On les fit passer, aux yeux du peuple assemblé dans le jardin, pour des captifs arrachés aux cachots de la Bastille, pour des soldats qui, ayant refusé de tirer sur les citoyens, avaient été cruellement punis de leur patriotique désobéissance[110]. Aussitôt on envoya faire une quête en leur faveur[111], et la multitude se répandit, autour d'eux, en fraternels transports.

Cependant la nuit était descendue sur la ville, mais sans amener le repos. Heureuse loi du destin ! Car c'eût été le sommeil de la Révolution, en de tels instants, que le sommeil de Paris. Grâce au ciel, il arriva que de mystérieux émissaires parcoururent les divers quartiers, qu'ils remplirent d'alarmes. A les entendre, Paris allait être bombardé ; on avait vu la butte Montmartre couverte de canons, de bombes, de grils propres à rougir les boulets ; on pouvait nommer les chefs, les coopérateurs de l'abominable entreprise : le prince de Condé, le maréchal de Broglie, Besenval, le prince de Lambesc, le prince de Narbonne Fritzlar, le baron de Salkenaym[112]. Puis, comme dans la soirée qui précéda la Saint-Barthélemy, des inconnus allaient dessinant sur la porte des maisons bourgeoises tantôt un cercle tantôt une croix[113]. Toutes les fenêtres ayant été garnies de lampions, des sentinelles volontaires criaient, à l'entrée de chaque rue, avec l'accent d'une poignante ironie : Soignez vos lampions ! nous avons besoin d'y voir très-clair cette nuit[114]. Sur le quai Pelletier, le comédien Grammont disait aux passants, du haut d'une borne : Il y a des carrières au-dessous de Paris. Prenez garde à la poudre ! Visitez les souterrains. Mais le héros de cette vigilance farouche, ce fut Marat. La capitale lui plaisait, ainsi enivrée de défiance, et son rôle révolutionnaire commença par un soupçon. Un détachement de hussards s'étant avancé jusqu'au Pont-Neuf, et l'officier déclarant qu'il venait fraterniser avec le peuple : Si cela est vrai, lui dit Marat d'un ton brusque, livrez-nous vos armes. L'officier refusa. Se mettant alors à la tête de la multitude, que ses discours enflamment, Marat force les hussards de le suivre à l'Hôtel de Ville, d'où on les renvoya sous escorte[115].

Tout concourait à entretenir, à augmenter, parmi les citoyens, le trouble, l'enthousiasme, le courage, la fureur. Et à quel degré d'emportement ne serait-on pas arrivé, si l'on avait su que, durant ces heures d'angoisse, la cour préludait aux joies de son prochain triomphe par des réjouissances sacrilèges ; que sous les regards, aux applaudissements de la reine, du comte d'Artois, des Polignac, on avait célébré, à Versailles, dans l'Orangerie, les fêtes de la patrie vaincue ; qu'il y avait eu des danses, et des chants, et du vin distribué à profusion aux soldats étrangers[116] ; qu'on avait enfin égalé, en insolence inhumaine, ces empereurs romains qui, au nombre de leurs plaisirs, comptaient les calamités de Rome !

Voilà ce qu'à Paris on ignorait encore ; mais la criminelle présomption des courtisans, on la connaissait trop. On s'occupa donc sans relâche à fabriquer des piques, à fondre des balles. On eut des mots d'ordre, ainsi qu'en un camp : dans le faubourg Saint-Marceau, libertas ; ailleurs, Washington. Pour arrêter la cavalerie, des excavations de quatre pieds de profondeur furent pratiquées en avant des barrières. Pour écraser les assaillants, on entassa au haut des maisons, non-seulement des pavés, mais des meubles précieux, des statues, des ornements de bronze, jusqu'à des livres[117]. Les enfants aidèrent au travail des barricades. Les femmes s'animèrent au combat. Plusieurs millions d'hommes s'élevant tous ensemble à l'héroïsme, à force de vouloir la liberté… l'histoire n'avait jamais offert un plus beau spectacle ! Ainsi, dès le premier pas, la Révolution faisait éclater sa puissance, et déjà ceux qu'elle inspirait auraient pu dire cette grande parole, qu'un représentant du peuple prononça, plus tard, au milieu des tempêtes : Le trône même de Dieu serait ébranlé, si nos décrets parvenaient jusqu'à lui.

 

 

 



[1] Il a été publié, le lendemain de la prise de la Bastille et les jours suivants, une foule de relations diverses et contradictoires au milieu desquelles il semble d'abord fort difficile qu'on parvienne à se reconnaître. Et cependant, jamais, comme on en jugera par notre récit, l'exactitude ne fut plus nécessaire, même dans les moindres circonstances. Notre premier soin a donc été de rassembler tous les documents épars ; nous les avons ensuite soumis à un travail de vérification très-scrupuleux, et nous avons la ferme confiance que notre récit ne s'éloigne en rien de ce qui était exigé par la vérité quant aux choses, par la justice quant aux personnes. Nous saisirons cette occasion pour remercier ici publiquement les bibliophiles qui, tels que MM. d'Yenne, Dufey (de l'Yonne), Labédollière, ont bien voulu mettre à notre disposition les matériaux qu'ils possédaient.

Nous devons surtout un témoignage de vive reconnaissance :

Au savant auteur des Femmes célèbres de la Révolution, à M. Lairtuilier, qui a poussé l'obligeance jusqu'à faire transporter chez nous toute une bibliothèque composée de journaux, d'opuscules extrêmement rares et curieux ;

Au vénérable colonel Maurin, qui possède, comme on sait, en livres, journaux ; brochures, estampes, placards, portraits, médailles, concernant notre épopée révolutionnaire, une collection inestimable, et qui a mis le plus gracieux empressement à nous ouvrir ses trésors ;

A M. Charles Ménétrier enfin, qui a fait une étude toute spéciale de la partie bibliographique de la Révolution, dont on pourrait dire qu'il est une bibliothèque vivante.

[2] Remarques historiques et anecdotiques sur la Bastille, p. 2. Paris, 1789.

[3] Remarques historiques et anecdotiques sur la Bastille, p. 4.

[4] Ce fait, affirmé par l'auteur des Remarques historiques, est nié, on doit le dire, par Montjoie et mis en doute par les éditeurs de la Bastille dévoilée.

[5] La Bastille dévoilée, 2e livraison, p. 24. Paris, 1789.

[6] Linguet, Mémoires sur la Bastille, p. 63.

[7] Attestation du chirurgien Grandjean, dans les Mémoires de Latude, t. I, p. 106. Paris, 1793.

[8] Linguet, Mémoires sur la Bastille, p. 77.

[9] Mémoires de Latude, p. 107.

[10] Mémoires sur la Bastille, p. 111.

[11] L'Ami du roi, etc., 3e cahier, chap. XLIV, p. 99.

[12] Voyez plus haut, au chapitre Mouvement des élections.

[13] L'Ami du roi, etc., 3e cahier, chap. XLIV, p. 101.

[14] Ce rapprochement n'a point échappé à M. Michelet, qui s'exprime à cet égard en termes très-touchants. Et qu'est-ce que la Bastille faisait à ce peuple, dit-il, les hommes du peuple n'y entrèrent presque jamais ?... Mais la justice lui parlait, et une voix qui plus fortement encore parle au cœur, la voix de l'humanité et de la miséricorde ; cette voix douce qui semble faible et qui renverse les tours, déjà, depuis dix ans, elle faisait chanceler la Bastille.

[15] Mémoires de Besenval, t. II, p. 365.

[16] Mémoires de Rivarol, p. 46. — Mémoires de Weber, t. I, p. 373.

[17] La Semaine mémorable, p. 12 ; 24 juillet 1789.

[18] Lettre à M. le marquis de Luchet.

[19] Procès-verbal de l'assemblée des électeurs, t. I, p. 268.

[20] Procès-verbal de l'assemblée des électeurs, p. 298.

[21] Rapport de M. Ethis de Corny, dans le Procès-verbal de l'assemblée des électeurs, p. 299 et suiv.

[22] Rapport de M. Ethis de Corny, dans le Procès-verbal de l'assemblée des électeurs, p. 299 et suiv.

[23] Journée de Jean-Baptiste Humbert. — Il était au nombre des assaillants.

[24] L'Ami du roi, etc., 3e cahier, chap. XLIII, p. 90.

[25] Journée de Jean-Baptiste Humbert.

[26] L'Ami du roi, etc., 3e cahier, chap. XLIII, p. 93.

[27] Relation de la prise de la Bastille par un de ses défenseurs, dans la Revue rétrospective, t. IV, p. 284.

[28] Et non quinze cents, comme dit l'Ami du roi, voyez la relation citée plus haut, et qui est de l'officier suisse par qui était commandée la partie active de là garnison.

[29] Relation de la prise de la Bastille par un de ses défenseurs, dans la Revue rétrospective, t. IV, p. 286. — L'Ami du roi, etc., 3e cahier, chap. XLIV, p. 103.

[30] L'officier qui a écrit la relation citée plus haut en convient. Voyez la Revue rétrospective, t, IV, p. 291.

[31] Vie politique et privée de Santerre, écrite d après les documents originaux laissés par lui et les notes d'Augustin Santerre, son fils ainé, par A. Carro, p. 38.

[32] Mémoires de Rivarol, p. 46.

[33] Procès-verbal de l'assemblée des électeurs, t, I, p. 279.

[34] Rapport de Billefod et Chaton, dans le Procès-verbal, p. 312.

[35] Récit de la conduite de M. Thuriot de la Rosière pendant sa députation à la Bastille. — Déclaration des assiégés, dans la Bastille dévoilée, t. I, p. 89.

[36] Déclaration des assiégés, dans la Bastille dévoilée, t. I, p. 91.

[37] Déclaration des assiégés, dans la Bastille dévoilée, t. I, p. 91. — Récit de la conduite de M. Thuriot. — Voyez aussi le Procès-verbal de l'assemblée des électeurs, t. I, p. 309.

[38] Ce fait se trouve dans le Récit de la conduite de Thuriot et dans le rapport présente au comité permanent ; il n'est consigné ni dans la Déclaration des assiégés, ni dans la Relation de la prise de la Bastille par un de ses défenseurs, mais on sent bien pourquoi.

[39] Cette circonstance n'a pas été mentionnée dans le Récit de la conduite de Thuriot : elle est affirmée par les défenseurs de la Bastille.

[40] On appelait ainsi l'hôtel du gouverneur.

[41] L'Ami du roi, etc., 3e cahier, chap. XLV, p. 108.

[42] Déclaration des assiégés dans la Bastille dévoilée, t. I, p. 92.

[43] L'Ami du roi dit que cette première décharge ne tua personne. C'est une erreur : on le verra plus bas.

[44] Cette erreur se trouve dans la plupart des relations de l'époque : dans les Révolutions de Paris, par M... D... ç, p. 13 ; dans la lettre au marquis de Luchet ; dans la Semaine mémorable, p. 13 ; dans l'Histoire des événements des mois d'avril, mai, juin, juillet, août, p. 24 ; dans la Prise et démolition du fort de la Bastille, faisant suite aux Remarques et anecdotes, p. 68 ; dans la Bastille au diable, p. 7, etc., etc.

[45] Le cousin Jacques, Précis exact de la prise de la Bastille, p. 2.

[46] L'Ami du roi, etc., 3e cahier, chap. XLV, p. 111.

[47] Vie politique et privée de Santerre, p. 41.

[48] Relation de l'officier suisse qui les y avait fait placer. Voyez la Revue rétrospective, t. IV, p. 289.

[49] Hist. de la Révolution par deux amis de la liberté, t. II, p. 24.

[50] Et non pas un seul, comme il est dit dans la Déclaration des assiégés. Voyez sur ce peint l'aveu de l'officier suisse qui commandait une partie de la garnison, t. IV, p. 290 de la Revue rétrospective.

[51] Michel Cubières, Voyage à la Bastille, p. 34 ; voyez aussi Dusaulx, Discours historique, 1re partie.

[52] Discours historique de Dusaulx, 1re partie.

[53] Paganel, Essai historique et critique sur la Révolution, t, I, p. 436.

[54] Voici le texte de l'arrêté : Le comité permanent de la milice parisienne, considérant qu'il ne doit y avoir à Paris aucune force militaire qui ne soit sous la main de la ville, charge les députés qu'il adresse à M. le marquis de Launey, de lui demander s'il est disposé à recevoir dans la place les troupes de la milice parisienne, qui la garderont de concert avec les troupes qui y sont actuellement et qui seront aux ordres de la ville. Procès-verbal de l'assemblée des électeurs, t. I, p. 318.

[55] Rapport de Delavigne, Chignard, Fauchet et Boletidoux, dans le Procès-verbal, t. I, p. 334,

[56] Rapport d'Ethys de Corny, dans le Procès-verbal, p. 336. — Voyez aussi la Déclaration des assiégés, dans la Bastille dévoilée, t. I, p. 95. (Cette déclaration, du reste, est inexacte en divers points ; et, par exemple, l'ordre des faits s'y trouve interverti.)

[57] Relation exacte de ce qui s'est passé dans la, députation en parlementaire à la Bastille, p. 5. Paris, 15 juillet.

[58] Procès-verbal de l'assemblée des électeurs, t. I, p. 340.

[59] Beaulieu, Essais historiques, t. I, p. 330. — Dusaulx, Œuvre des sept jours, p. 296. — Le libérateur de mademoiselle de Monsigny — c'était le nom de celle qu'il avait sauvée — fut couronné solennellement à l'Hôtel de Ville, le 3 février 1790, en présence de Bailly, et de la main de mademoiselle de Monsigny elle-même.

[60] Vie politique et privée de Santerre, p. 40.

[61] L'homme qui sauva le magasin des salpêtres s'appelait Humbert. Il a lui-même raconté le fait, dans la brochure intitulée Journée de Jean -Baptiste Humbert, à la suite de laquelle est un certificat signé de quatre combattants : Ducastel, Maillard, Richard Dupin, Georget.

[62] Déclaration des assiégés dans la Bastille dévoilée, t. I, p. 113. — Relation de la prise de la Bastille par un de ses défenseurs, Revue rétrospective, t. IV, p. 291.

[63] Tableau dressé par la commune au commencement du mois d'août 1789.

[64] Voyez la Relation de la prise de la Bastille par un de ses défenseurs, p. 291.

[65] Ils se nommaient Ferrand et Béquard, voyez la Déclaration des assiégés dans la Bastille dévoilée, t. I, p. 104.

[66] Toutes les relations portent que ce fut l'officier suisse qui écrivit la capitulation : le contraire est prouvé par la déclaration de l'officier suisse lui-même. Voyez Relation de la prise de la Bastille par un de ses défenseurs, t. IV, p. 290 de la Revue rétrospective.

[67] Relation de la prise de la Bastille par un de ses défenseurs, t. IV, p. 291 de la Revue rétrospective.

[68] Journée de Jean-Baptiste Humbert, p. 12. — Humbert était là.

[69] Déclaration des assiégés dans la Bastille dévoilée, t. I, p. 107 — Hist. de la Révolution par deux amis de la liberté, t. II, p. 31.

[70] L'Ami du roi, etc., 3e cahier, chap. XLV, p. 115.

[71] L'Ami du roi, etc., 3e cahier, chap. XLV, p. 115.

[72] La Bastille dévoilée, t. I, p. 117.

[73] L'Ami du roi, etc., 3e cahier, chap. XLVI, p. 118.

[74] L'Ami du roi, etc., 3e cahier, chap. XLVI, p. 118.

[75] Discours historique de Dusaulx, Ire partie, p. 343.

[76] Le cousin Jacques, p. 77.

[77] Le cousin Jacques, p. 73.

[78] Hist. de la Révolution, par deux amis de la liberté, t. II, p. 33.

[79] Vie politique et privée de Santerre, p. 44.

[80] La Bastille dévoilée, 2e livraison.

[81] Discours historique de Dusaulx, Ire partie, p. 346.

[82] Ce tableau fut remis le 15 juillet à l'assemblée des électeurs.

[83] Vie politique et privée de Santerre, p. 46.

[84] Voyez le Voyage à la Bastille, par Michel Cubières, p. 34.

[85] Hist. de la Révolution, par deux amis de la liberté, t. II, p. 35.

[86] Hist. de la Révolution, par deux amis de la liberté, t. II, p. 36.

[87] Le cousin Jacques, p. 79.

[88] L'Ami du roi, etc., 3e cahier, chap. XLV, p. 115.

[89] Le cousin Jacques, p. 71.

[90] Paroles de l'abbé Lefebvre, rapportées par Dusaulx, à qui elles furent adressées. Voyez l'Œuvre des sept jours, p. 301.

[91] Procès-verbal de l'assemblée des électeurs, t. I, p. 357.

[92] L'Ami du roi, etc., 3e cahier, chap. XLVI, p. 118

[93] L'Ami du roi, etc., 3e cahier, chap. XLVI, p. 118 et 119. — Michel Cubières, Voyage à la Bastille (récit du chevalier de Manville), p. 32 et 33.

[94] Biographie universelle, article de Launey, rédigé d'après les renseignements du comte d'Agay, un des gendres de M. de Launey.

[95] Mémoire de Boucheron, p. 8 et 9. — Certifié véritable par Thuriot de la Rosière, Piquot Sainte-Honorine, de Corny, de Milly, Buffault, de la Fleury, Coutans, Joannon.

[96] Mémoire de Boucheron, p. 9.

[97] Procès-verbal de l'assemblée des électeurs, t. I, p. 350.

[98] Mémoire de Boucheron, p. 9.

[99] Ce sont les propres expressions dont se sert le Procès-verbal, p. 355.

[100] Voyez le Discours historique de Dusaulx, p. 360-361 ; et le Procès-verbal, p. 355.

[101] Mémoires tirés des archives de la police, t. IV, chap. LVII, p. 111.

[102] Procès-verbal de l'assemblée des électeurs, t. I, p. 360 et 361.

[103] L'Ami du roi, etc., 3e cahier, chap. XLVI, p. 125.

[104] Correspondance secrète de plusieurs grands personnages à la fin du XVIIIe siècle, p. 93.

[105] Mémoires tirés des archives de la police, t. IV, p. 114. — L'auteur était présent, et son récit, du reste, est presque de tout point conforme à celui du Procès-verbal.

[106] Textuellement reproduit du Procès-verbal, p. 361. — L'auteur du récit que nous citons plus haut, dit, de son côté, p. 114. J'affirme cette disposition de la foule pour l'avoir vue.

[107] Procès-verbal de l'assemblée des électeurs, t. I, p. 364.

[108] Procès-verbal de l'assemblée des électeurs, t. I, p. 365.

[109] Discours historique de Dusaulx, p. 371 et 372.

[110] Relation de la prise de la Bastille par un de ses défenseurs, p. 293.

[111] Relation de la prise de la Bastille par un de ses défenseurs, p. 293.

[112] Lettre à M. le marquis de Luchet.

[113] L'Ami du roi, etc., 3e cahier, chap. XLVIII, p. 142.

[114] Lettre à M. le marquis de Luchet.

[115] L'Ami du roi, etc., 3e cahier, chap. XLVIII, p. 141.

[116] Voyez les Mémoires de Ferrières, écrivain royaliste, t. I, p. 132.

[117] Mes femmes et mes enfants avaient démeublé ma bibliothèque, etc. Le cousin Jacques, p. 97.