HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME DEUXIÈME

LIVRE PREMIER

 

CHAPITRE IV. — AFFAIRE DU COLLIER.

 

 

Affaire du collier. — Le cardinal de Rohan et madame de La Motte. — Lettres remises. — Scène du parc. — Ce qui se passait au château pendant la négociation du collier. — Singulière interpellation de Marie-Antoinette à M. de Souza ; éclaircissements nouveaux. — Lettre du joaillier Boëhmer brûlée par la reine. — Madame de La Motte recueillie par le cardinal de Rohan. — Madame de La Motte chez le duc de Penthièvre. — Arrestation du cardinal de Rohan. — Arrestation de madame de La Motte à l'abbaye de Clairvaux ; on refuse de s'emparer de son mari. — Le parlement convoqué. — Réclamations du haut clergé de France. — interrogatoires secrets. — Discussions publiques. — Énorme scandale en France et dans toute l'Europe. — Mémoire de Cagliostro ; pamphlet de Mirabeau contre Cagliostro et Lavater. — L'ambassadeur de France et M. de La Motte à Londres. — Bruits d'assassinat. — Acquittement du cardinal ; enthousiasme du public ; désespoir de la reine. — Condamnation de madame de La Motte ; ses fureurs. — Visite de la princesse de Lamballe à la Salpêtrière. — Évasion de madame de La Motte. — Madame de Polignac aux eaux de Bath. — Silence acheté et non gardé. — Déconsidération de la monarchie.

 

Le Mariage de Figaro venait d'être représenté, et l'émotion produite durait encore, lorsqu'un drame, bien autrement profond, et réel cette fois, vint s'emparer de l'attention publique.

Une reine de France, un prélat, une aventurière de sang royal, une courtisane, un gentilhomme douteux, un gendarme, un mystérieux étranger tenant du charlatan et du conspirateur, voilà les personnages. La scène se passe dans le parvis d'une cour criminelle. Le public, c'est toute l'Europe.

Ne vous étonnez pas que nous descendions un peu dans cette affaire du collier, si obscure et si fameuse. Quoi de plus propre à dissiper le prestige des gloires de convention, à ruiner, au profit de l'individualisme, l'ancien principe d'autorité, que le spectacle de la couronne tout à coup tombée, non plus seulement dans la poudre, mais dans la fange du greffe ? Quand l'histoire se charge de composer des drames, elle les fait ordinairement sérieux ; celui-ci fut terrible. On y vit un prince de la maison de Rohan accusé de vol, un cardinal confronté avec une courtisane, un grand aumônier de France accablé sous le poids d'une solidarité infamante ; on y vit une reine, la fille de Marie-Thérèse, réduite à abandonner aux hasards d'un débat plein de scandales sa vertu mise en question et son honneur insulté. A son tour, la noblesse prit parti. On opposa les Rohan aux Bourbons. Des descendants de chevaliers furent les premiers à déchirer la réputation de leur souveraine. Les ministres se partagèrent. L'Europe fut inondée de libelles. Enfin, la vie des grands, leurs jalousies, leurs querelles, leurs intrigues se trouvant livrées aux commentaires de la multitude, le mépris monta au lieu de descendre. Ajoutons que ce fut le parlement qui décida entre la femme du roi et un prince de l'Église, ce qui donnait la magistrature pour arbitre à deux puissances qu'il n'avait pu jusqu'alors qu'envier en les servant. Et c'était là, certes, une nouveauté menaçante. Qu'on songe aux dates : en 1785, le procès du collier ; en 1789, la Révolution.

Le prince de Rohan avait une figure empreinte de dignité, beaucoup d'ambition, de l'esprit[1], une âme envahie par la soif des voluptés, un penchant décidé pour le faste.

Or, Marie-Antoinette avait conçu contre lui une haine dont les causes ont été diversement expliquées. Les partisans du prince racontent[2] qu'ambassadeur à Vienne il lui était arrivé d'écrire au duc d'Aiguillon une lettre qu'une trahison de cour divulgua, et qui représentait Marie-Thérèse pleurant sur la Pologne partagée, au moment même où elle s'en appropriait un lambeau. D'autres prétendent[3] que Louis de Rohan avait poursuivi Marie-Antoinette d'hommages indiscrets, et s'en était vanté avec une légèreté insolente ; version que ne démentaient point, du reste, les mœurs galantes du prélat, l'étourderie habituelle de sa vanité et son caractère présomptueux à l'excès.

Quoi qu'il en soit, la reine le haïssait ; et lui, bien que nommé successivement, et toujours malgré elle[4], grand aumônier de France, cardinal, abbé de Saint-Waast d'Arras, proviseur de Sorbonne, il ne pouvait se résigner à une aversion qu'il s'était mis néanmoins en état de braver. Il essaya de se justifier, mais on le repoussa durement ; et ses espérances commençaient à s'éteindre, quand une circonstance imprévue les ranima.

Une femme lui fut présentée qui descendait en ligne directe, par les comtes de Saint-Remy, du roi Henri II[5], et portait conséquemment le nom de Valois. Cette femme était douée de grâce et d'esprit. Mariée depuis peu au comte de La Motte, qui servait alors dans la gendarmerie, elle avait traversé des épreuves de nature à ajouter un intérêt romanesque aux séductions de sa personne. Son père se trouvait avoir dispersé les débris de l'opulence héréditaire ; il dut fuir ses domaines vendus, et il s'éloigna, en effet, pendant la nuit, après avoir abandonné, dans un panier, sous les fenêtres d'un fermier voisin, le plus jeune de ses enfants. Traînant après lui les deux autres et sa femme enceinte, il gagna d'abord Paris, puis Boulogne, où l'Hôtel-Dieu le reçut expirant. Il laissait pour tout héritage le parchemin qui prouvait qu'en lui venait de mourir sur un grabat de vagabond le descendant de Henri II.

Les enfants, toutefois, ne furent pas délaissés : la marquise de Boulainvilliers, touchée de leur détresse, les recueillit, les éleva ; et il n'y avait pas longtemps que madame de La Motte avait obtenu, preuve faite de son origine, une pension de huit cents livres.

Tels étaient les récits par lesquels M. de Rohan se laissa charmer. Il devint le bienfaiteur de la jeune comtesse, son ami, et ne tarda pas à la prendre pour confidente. Déjà protégée par madame Élisabeth, elle aspirait à une protection plus haute, elle recherchait l'appui de la reine ; le cardinal encouragea cette pensée ; et bientôt il apprit de madame de La Motte que le succès dépassait leur attente ; qu'à la suite d'un placet présenté, la reine l'avait remarquée, avait désiré la revoir, l'avait accueillie avec bienveillance, et lui promettait la faveur d'une intimité secrète.

A cette nouvelle, le cardinal de Rohan fut transporté de joie. Il espéra dans le crédit naissant de la comtesse, et la pria de négocier auprès de la reine, avec tous les ménagements convenables, la réconciliation si ardemment désirée. Madame de La Motte y ayant consenti sans peine, les démarches commencèrent ou furent censées commencer, et elles eurent pour premier résultat la permission accordée au cardinal de se justifier. Il écrivit, obtint une réponse, écrivit encore ; si bien que, par l'intermédiaire de madame de La Motte, une correspondance active se trouva établie entre lui et la reine.

Madame de La Motte avait-elle été réellement admise dans l'intimité de Marie-Antoinette ? La reine affirmait le contraire en ces termes, dans une lettre écrite, le 22 août 1785, à son frère Joseph II : Le cardinal prétend avoir été trompé par une madame Valois de La Motte. Cette intrigante du plus bas étage n'a nulle place ici et n'a jamais eu d'accès auprès de moi[6].

Les lettres qu'elle remettait au cardinal étaient-elles vraies ou supposées ? Notons que, froides d'abord et contenues, ces lettres, attribuées à la reine, s'étaient insensiblement colorées de teintes qui n'étaient pas, à beaucoup près, celles de la haine ou du dédain ; qu'elles avaient animé à l'audace le cardinal, qui les jugeait authentiques ; qu'elles avaient éveillé dans son cœur troublé des sentiments dont il ne sut ni modérer l'expression ni régler l'essor[7] ; qu'en un mot il se crut aimé. En sa qualité de grand aumônier de France, il avait mille occasions de voir la reine, ne fût-ce qu'en passant : son impatience ne les attendit pas, et dès le début de la correspondance, il demanda, par madame de La Motte, une audience particulière. Voici ce qui en advint.

Vers la fin du mois d'août 1784, une scène étrange se passait dans les jardins de Versailles[8]. Entre onze heures et minuit, au fond d'un bosquet qui se trouve au bas du lapis vert, un homme déguisé parut. C'était le cardinal de Rohan. Il allait à un rendez-vous de la reine. La nuit était fort sombre. Une femme, couverte d'un mantelet blanc et la tête enveloppée d'une thérèse, attendait au lieu convenu. Plein d'émotion le cardinal s'avance. Il entend ces mots : Vous savez ce que cela veut dire, et on lui présentait une rose. Il la prend, la presse sur son cœur, se dispose à répondre, mais tout à coup une voix connue murmure à son oreille : Venez, venez ! Madame et la comtesse d'Artois sont là qui approchent. Il rejoignit à la hâte le baron de Planta, un de ses familiers, et madame de La Motte, qui l'avait suivi. Tous disparurent[9].

Cependant, la situation de madame de La Motte avait pris une face toute nouvelle. Jusqu'en 1784, elle avait vécu misérablement de quelques gratifications obtenues du trésor royal, de divers secours accordés à ses prières ou au respect qu'inspirait sa naissance, et de sa pension de huit cents livres, portée à quinze cents[10]. Il lui était bien arrivé parfois de s'entourer d'un certain éclat extérieur[11] ; mais ce n'était qu'un mensonge de son orgueil ou un calcul de son audace, car elle disait volontiers : Il n'y a que deux manières de demander l'aumône : à la porte des églises ou en carrosse[12]. En 1784, tout changea. Elle acheta une voiture, eut des chevaux de main, tint maison. Elle recevait à sa table des personnages importants : le marquis de Saisseval, l'abbé de Cabres, conseiller au parlement ; Rouillé d'Orfeuil, intendant de Champagne ; le comte d'Estaing ; un receveur général, Dorcy ; elle ton de la maison était celui de la bonne compagnie. Quant à ses relations avec la reine, dont il semble qu'elle n'aurait pas dû parler si elle avait eu à craindre qu'on ne la convainquit d'imposture, elle était loin de s'en cacher ; elle s'en vantait même, et l'opinion qu'on avait de son influence occulte lui valut des hommages et des amis[13]. Vers ce temps, elle fit un voyage à Bar-sur-Aube. On l'y avait connue pauvre et réduite aux expédients de la pauvreté. : on s'étonna de son faste. Elle étalait avec complaisance une riche parure de diamants — c'était neuf mois avant qu'il fût question de l'achat du collier[14] ; — elle avait des robes en pièces brodées de Lyon ; son service d'argenterie était complet et d'un goût nouveau. Elle paya ses dettes, eut de, la mémoire pour ceux de ses créanciers qui avaient oublié, se répandit en bienfaits, et donna d'elle, enfin, à la mère de M. Beugnot, une idée si favorable, que celle-ci, depuis, ne l'a jamais voulu croire coupable 3. D'où lui venait cette subite opulence ? Les personnes qui étaient dans le secret de ses relations avec le prince Louis de Rohan en furent moins surprises que scandalisées. Le cardinal était immensément riche. La seule abbaye de Saint-Waast lui assurait un revenu de trois cent mille livres ; il touchait trente mille livres de rente de. sa terre de Coupvrai, et possédait à Saverne, en Alsace, une magnifique résidence. Or, il était plus prodigue encore que riche ; témoin le chiffre de ses dettes, qui s'élevait alors à deux millions[15]. On rapportait donc volontiers la fortune de madame de La Motte à son empire sur, un prince plein de générosité, d'insouciance et voluptueux. Pouvait-il, d'ailleurs, laisser dans la misère une femme qui s'était offerte à servir le double intérêt de son ambition et de son amour ? Il le pouvait d'autant moins que le succès paraissait répondre à ses désirs ; jamais il ne s'était montré si heureux. Il ne savait pas qu'il touchait à. une horrible catastrophe.

Depuis longtemps les joailliers de la couronne, Boëhmer et Bassange, avaient un collier dont ils ne demandaient pas moins d'un million six cent mille livres et dont ils poursuivaient la vente avec ardeur. Souvent Boëhmer s'était adressé à la reine, mais toujours en vain. En 1778, comme elle venait d'accoucher de son premier enfant, Marie-Antoinette vit un jour entrer Louis XVI, souriant et radieux : J'ai quelque chose à vous donner, dit le roi, et il ouvrit un magnifique écrin qui renfermait le collier de Boëhmer. La reine jeta sur le collier un regard de dédain, et le refusa[16], non sans affectation.

Quelques années s'écoulèrent. Boëhmer allait proposant son collier à tous les souverains de l'Europe. Au mois d'octobre 1781, le jour où naquit le premier Dauphin, l'offre du collier à la reine fut renouvelée par Louis XVI, ravi d'avoir un héritier mâle. Mais, cette fois, le refus de Marie-Antoinette eut quelque chose d'inattendu et d'inexplicable : Est-ce pour que Boëhmer mène à l'Opéra des filles couvertes de diamants que vous lui payerez la folie qu'il a faite en réunissant ce collier, qu'il aurait dû laisser épars dans le commerce ? En prononçant ces paroles, la reine était très-animée. Sa garde lui tâta le pouls et, le trouvant fort élevé[17], supplia le roi de ne point insister davantage. Louis XVI se retira tout interdit. Que signifiait cette colère, si étrange, si offensante même pour le roi ? Tant d'emportement provenait-il d'un vif et secret désir contrarié par la nécessité ou la convenance d'un refus, dans un moment où le trésor était obéré et l'opinion publique indignée des profusions de la cour ?

Boëhmer ne se découragea pas. Vers la fin du mois de décembre 1784, ayant entendu parler du crédit de madame de La Motte auprès de la reine, il eut recours à elle, lui offrant, pour l'intéresser à la négociation, des présents considérables. Elle rejeta la proposition. L'affaire resta donc en suspens ; et, sur ces entrefaites, M. de Souza fut chargé de négocier pour la reine de Portugal l'acquisition du collier. Quant au cardinal de Rohan, il était à Saverne, au mois de décembre : il revint à Paris le 5 janvier 1785.

Le 24, madame de La Motte, qui, dans sa première entrevue avec les joailliers, avait manifesté beaucoup de répugnance à se mêler de toute négociation d'affaires[18], madame de La Motte les alla trouver et leur annonça que le cardinal allait paraître ; qu'il avait mission d'acheter le collier pour Marie-Antoinette ; et, chose qu'il ne faudra pas oublier ! elle les invita en même temps à prendre toutes les précautions possibles[19].

Du reste la visite annoncée eut lieu. Le cardinal se présenta chez les joailliers, et comme il se faisait montrer divers bijoux, ils lui mirent sous les yeux le grand collier en brillants. Il leur dit alors qu'il était chargé de venir savoir au juste le prix de cette parure. Un million six cent mille livres, répondirent-ils, et ils ajoutèrent qu'ils avaient longtemps nourri l'espoir de la vendre à Marie-Antoinette, mais que, cette espérance flatteuse paraissant s'éloigner, ils avaient pris le parti d'envoyer le dessin du collier à la princesse des Asturies. Le prince leur déclara qu'il ferait l'acquisition des diamants ; que ce n'était pas pour lui, mais pour un acquéreur qu'il ne pouvait nommer, et que, dans le cas où cela ne lui serait pas permis, il prendrait des arrangements particuliers ; qu'au surplus, ses instructions portaient de ne traiter de l'affaire qu'avec Boëhmer, — le seul des deux joailliers avec lequel Marie-Antoinette fût en rapport ! — Boëhmer ayant fait observer qu'il lui était impossible de négocier une affaire aussi importante sans la participation de son associé, le cardinal répliqua que, pour savoir s'il était autorisé à traiter avec Boëhmer et Bassange conjointement, il lui fallait d'autres instructions.

Voilà, tel qu'on le trouve dans le mémoire remis, plus tard, à la reine par Boëhmer et Bassange, le récit de ce qui se passa dans leur première entrevue avec le cardinal[20].

Deux jours s'étant écoulés, les joailliers reçurent un billet écrit de la propre main du cardinal, qui les mandait auprès de lui en les priant d'apporter l'objet en question[21]. Ce jour-là, le prince leur fit connaître ses propositions, qu'ils acceptèrent : elles consistaient dans l'achat du collier, moyennant le prix d'un million six cent mille livres, payables de six mois en six mois. Le 1er février, nouvelle lettre de M. de Rohan. Les joailliers se rendent chez lui avec le collier ; et alors seulement, le cardinal leur confie, sous le sceau du secret, ce qu'ils savaient déjà par madame de La Motte, c'est-à-dire que c'était la reine qui achetait le collier. Puis, leur montrant les propositions, acceptées par eux, il leur fait remarquer en marge ces mots : Approuvé, Marie-Antoinette de France[22]. Avertis par madame de La Motte de prendre leurs précautions, ils avaient manifesté des craintes sur le payement ; et, pour les rassurer, il avait fallu faire intervenir le nom de la reine.

Or, dans le temps même de la négociation que nous venons de rappeler, voici ce qui se passait au château : La reine étant à sa toilette, mademoiselle Bertin, sa marchande de modes, entre et raconte que le fameux collier a trouvé enfin sa destination : M. de Souza l'achète, et l'achète pour la reine de Portugal[23]. Ah ! j'en suis bien aise, s'écria aussitôt Marie-Antoinette, je vais faire entrer Boëhmer, et je remercierai M. de Souza de m'avoir débarrassée de ce maudit collier. Ces mots étaient sans doute l'expression ironique d'un sentiment amer. Car, Boëhmer étant entré, elle prit un livre et se mit à en lire quelques lignes avant de parler, comme elle avait coutume de faire quand elle voulait témoigner son mécontentement ; soit caprice inexplicable, soit jalousie féminine et secret dépit de voir livrer à une princesse étrangère cette parure à laquelle les offres, les voyages de Boëhmer avaient donné une sorte de célébrité européenne et qui avait fait tant de bruit parmi les reines et parmi les femmes. Enfin, posant le livre et levant sur Boëhmer un regard sévère : Je suis fort aise, monsieur, que vous ayez vendu votre collier. — Mon collier, madame !Eh ! oui, votre collier, que M. de Souza envoie aujourd'hui à Lisbonne. Boëhmer s'en étant défendu, la reine lança à mademoiselle Bertin un regard foudroyant[24], comme pour lui reprocher de l'avoir mal à propos alarmée. Elle devait, ce jour-là, recevoir, avant de se rendre à la chapelle, les dames présentées et les ambassadeurs. Quand M. de Souza parut, elle alla droit à lui, contrairement à l'étiquette, et lui dit vivement : Je vous apprends, M. de Souza, que vous n'aurez pas le collier ; vous ne l'aurez pas, il est vendu. M. de Souza paraissant étonné : Vous ne l'aurez pas, monsieur, reprit-elle d'un ton de triomphe, j'en suis fâchée. Et elle revint aux dames[25].

Le cardinal avait le collier : il s'agissait pour lui de le remettre à la reine. Qu'il fût, oui ou non, admis à la voir, toujours est-il que les entrevues ne pouvaient être que fort rares. Dès le 1er février 1785, le cardinal partit pour Versailles. Il était déguisé ; et Schreiber, son valet de chambre, l'accompagnait, portant la précieuse parure dans une boîte. Arrivé à Versailles dans la soirée, M. de Rohan court chez madame de La Motte, renvoie, à la poste, son domestique, après lui avoir pris la boîte des mains, et monte. Bientôt un homme se fait annoncer de la part de la reine. M. de Rohan se retire dans une alcôve ouverte à demi. L'étranger remet un billet, que madame de La Motte fait passer au cardinal, et qui contenait l'ordre de remettre la boîte : la boîte fut remise[26]. Or, le messager était valet de chambre de la reine, il se nommait Lesclaux ; et l'on doit supposer que le cardinal le connaissait puisqu'il lui remit sans hésitation, sans information prise, sans reçu exigé, une boîte qui ne contenait pas moins d'un million six cent mille livres.

Il était tout simple que, si Marie-Antoinette avait reçu le collier, elle en informât le négociateur. Madame de La Motte prévint M. de Rohan que le lendemain, près de l'Œil-de-Bœuf, la reine lui accuserait réception par un signe convenu. Et c'est ce qui eut lieu[27].

Trois jours ne s'étaient pas écoulés depuis la remise du collier, que M. de Rohan pressait les joailliers d'aller remercier la reine, tant il craignait peu d'être désavoué ! C'était un devoir dont ils s'étaient acquittés déjà, sans le dire au cardinal qu'ils avaient craint de blesser en marquant de la défiance : on se rappelle que Boëhmer se trouvait au château le jour de la scène avec M. de Souza. Et, en effet, Boëhmer eût été un insensé si, ayant la facilité de voir la reine, il n'en avait pas profité immédiatement pour s'assurer de la destination et de la remise du collier. Car, après tout, il avait dû trouver étrange qu'on eût chargé d'une semblable négociation un prélat, le grand aumônier de France !

L'affaire en était là, quand, vers la fin de juin, le cardinal fit savoir aux joailliers que, d'après une lettre à lui remise par madame de La Motte, la reine jugeait excessif le prix d'abord fixé et demandait une réduction de deux cent mille livres, sans quoi la parure serait rendue[28]. Grande et douloureuse surprise, de là part des joailliers. Ils se résignent enfin. Alors le cardinal leur fait écrire sous sa dictée et comme pour mettre sa responsabilité à couvert, la lettre suivante, adressée à la reine[29] : Madame, nous sommes au comble du bonheur d'oser penser que les derniers arrangements, qui nous ont été proposés et auxquels nous nous sommes soumis avec zèle et respect, sont une nouvelle preuve de notre soumission et dévouement aux ordres de Votre Majesté ; et nous avons une vraie satisfaction de penser que la plus belle parure de diamants qui existe servira à la plus grande et à la meilleure des reines[30].

Cette lettre, en date du 12 juillet 1785, fut présentée par Boëhmer à la reine, au moment où elle entrait dans sa bibliothèque. Madame Campan était présente. La reine lut la lettre à voix haute, et au lieu de témoigner son étonnement, au lieu de chercher à éclaircir un pareil mystère, elle s'approcha d'une bougie qui se trouvait allumée, et brûla négligemment le papier, en disant : Cela ne vaut pas la peine d'être gardé[31].

Le terme fatal approchait ; l'heure allait venir pour les joailliers de s'adresser à la reine, d'invoquer sa signature ! Coupable, madame de La Motte devait trembler, songer à fuir en pays étranger... Et pourtant, elle vivait à Paris dans une complète sécurité, donnant des fêtes, projetant des acquisitions nouvelles dans Bar-sur-Aube, se vantant plus que jamais de ses relations avec la reine, et tout entière à son intimité avec le cardinal.

Pour lui, sa tranquillité n'était pas moindre. Il déclara un jour à M. de Saint-James qu'il avait vu entre les mains de Marie-Antoinette la somme de sept cent mille livres, destinée au premier payement[32] ; et, un autre jour, Bassange lui ayant demandé s'il avait traité directement avec la reine, Oui, répondit-il sans hésiter[33].

Les joailliers se croyaient donc en sûreté, à leur tour, lorsqu'à l'expiration du délai, M. de Rohan les manda pour leur apprendre que la reine n'était pas en mesure de s'acquitter ; qu'elle les payerait au mois d'octobre ; qu'en attendant, elle leur offrait trente mille livres pour les intérêts[34]. Ils furent consternés, se récrièrent ; et, cette fois encore, pour mettre à leur égard sa responsabilité à couvert, le cardinal exigea que la quittance des trente mille livres portât le nom de la reine.

D'un autre côté, dans un entretien qui eut lieu au commencement du mois d'août, madame Campan ayant demandé à Boëhmer comment les ordres de Sa Majesté lui avaient été transmis : Par des écrits signés de sa main, répondit-Il ; et, depuis quelque temps, je suis forcé de les faire voir aux gens qui m'ont prêté de l'argent, pour parvenir à les calmer. — Vous n'en avez donc jamais rien reçu ?Pardonnez-moi. J'ai touché en livrant le collie une somme de trente mille livres en billets de la caisse d'escompte que Sa Majesté m'a fait donner par le cardinal ; et Vous pouvez être bien sûre qu'il voit Sa Majesté en particulier ; car il m'a dit en me remettant cette somme, qu'elle l'avait tirée en sa présence d'un portefeuille placé au fond du secrétaire de porcelaine de Sèvres, qui est dans son boudoir.

Ainsi, le cardinal disait à Saint-James ; à Bassange, à Boëhmer, qu'il voyait Marie-Antoinette. Et cette assurance ne pouvait être, dans sa bouche une imposture, ceux à qui elle était donnée ayant tous les moyens de la vérifier et un intérêt immense à le faire.

Mais voilà que tout à coup des rumeurs menaçantes se répandent et arrivent aux oreilles du cardinal : le baron de Breteuil, son ennemi mortel, aurait été informé de la négociation ; il se serait rendu chez Marie-Antoinette ; lui aurait parlé brusquement du nom de la reine compromis par un criminel abus ; et elle, surprise, vivement émue, se serait déclarée étrangère à ce qui s'était passé. Si le cardinal avait été réellement victime de la manœuvre attribuée à madame de La Motte, alors du moins il eût été détrompé ! Cependant, au lieu de courir chez elle en homme furieux d'avoir été pris pour dupe, au lieu de lui demander compte de la trame ourdie et désormais percée à jour, au lieu d'éclater en reproches, M. de Rohan attire madame de La Motte dans sa propre maison, l'y retient cachée[35] ; et, craignant sans doute qu'arrêtée elle ne dévoile le secret de la correspondance, il la presse de fuir, de passer le Rhin. Elle s'y refusa certainement ; car, quelques jours après, elle arrivait avec son mari à Bar-sur-Aube, non pour traverser rapidement la ville, mais pour y séjourner. Du reste, nul signe d'inquiétude, nulle préoccupation fâcheuse. On étalait bijoux et diamants ; on tenait table ouverte ; on se répandait au dehors. Le duc de Penthièvre se trouvant à Châteauvillain, madame de La Molle va le voir, est invitée à dîner, et reçoit un accueil qui étonna. Ce fut au point qu'en la reconduisant, le prince l'accompagna jusqu'à la porte du second salon, honneur qu'il ne faisait point aux duchesses et qu'il réservait pour les princesses du sang[36]. A Clairvaux, qu'elle était allée visiter ensuite, madame de La Motte obtint de l'abbé la même déférence et les mêmes respects. Elle soupait avec lui et M. Beugnot, par qui nous ont été conservés ces détails, lorsque soudain, la porte s'ouvrant, l'abbé Maury paraît, qui arrivait de Paris. Quelle nouvelle ? Et lui : Quoi vous ne savez rien ! Le cardinal Louis de Rohan est arrêté. A ces mots, on s'étonne, on se trouble. Madame de La Motte pâlit, s'élance hors de la salle, suivie de M. Beugnot, et ils prennent tous deux la route de Bar-sur-Aube.

Connaissant les relations de madame de La Motte avec le cardinal, et craignant qu'elle ne fût compromise, M. Beugnot se hasarda à lui conseiller la fuite, et il lui en offrait les moyens. Mais elle répondit avec humeur, et comme touchée seulement des périls du cardinal, qu'elle n'était pour rien dans cette affaire[37]. Quant à son mari, il était si tranquille, que lorsque madame de La Motte arriva, il était absent, étant sorti, le matin même, pour une partie de chasse !

L'abbé Maury avait dit vrai : le cardinal de Rohan était arrêté. On sait combien cette scène fut tragique. Le 15 août 1785, jour de l'Assomption, avait été choisi par l'implacable inimitié du baron de Breteuil. La cour allait se rendre à la chapelle. Le grand aumônier était là, revêtu de ses habits sacerdotaux. Tout à coup on l'appelle dans le cabinet du roi. Il entre, et se trouve en présence de Louis XVI, de Marie-Antoinette, du garde des sceaux, du baron de Breteuil. Qu'est-ce, lui dit le roi, qu'un collier que vous devez avoir procuré à la reine ? Cette question, à laquelle il était si loin, de s'attendre, fut un coup de foudre pour le cardinal. Surpris, troublé, éperdu, il balbutia qu'on l'avait trompé. La reine alors lui ayant demandé comment cela était possible, lui, sans répondre à Marie-Antoinette[38], et en s'adressant au roi, protesta de, son innocence. Quelques-uns racontent que voyant la reine prendre la parole, il lui lança un regard peu respectueux[39], regard d'indignation et de reproche. Autorisé par Louis XVI à se retirer dans une pièce voisine pour y écrire sa justification, il apprit en rentrant qu'il allait être arrêté : Ah, sire ! s'écria-t-il alors, j'obéirai toujours aux ordres de Votre Majesté ; mais qu'elle daigne m'épargner la douleur d'être arrêté dans mes habits pontificaux, aux yeux de toute la cour. — Il faut que cela soit, reprit Louis XVI. En effet, au moment où M. de Rohan sortait de chez le roi, on entendit ce cri : Arrêtez M. le cardinal ! C'était le baron de Breteuil qui, usurpant l'emploi de capitaine des gardes de quartier, donnait cours à l'impatience de sa haine. La conduite du cardinal fut aussitôt confiée à un jeune lieutenant des gardes. Or, comme ils traversaient ensemble la galerie de la chapelle, M. de Rohan rencontre son heiduque, lui adresse quelques mots en allemand, et, demandant un crayon à l'officier, il trace rapidement sur un morceau de papier des lignes que le serviteur emporte. Celui-ci courut à Paris à bride abattue, et arriva au palais cardinal en si peu de temps, que le cheval tomba mort à l'écurie. L'ordre contenu dans le papier crayonné fut remis à l'abbé Georgel, et le portefeuille qui renfermait la correspondance de M. de Rohan fut mis à l'abri des recherches[40]. Les perquisitions, si impérieusement commandées par les circonstances, n'eurent lieu que quatre heures après : chose étonnante, observe M. de Besenval[41]. Craignait-on d'en trop savoir ? M. de Rohan fut, le soir même, conduit à la Bastille.

Il n'y eut d'abord à Paris qu'un sentiment : la stupeur. Mais quand on sut que le roi avait offert à l'accusé l'alternative de s'en rapporter à la clémence royale ou d'être jugé par le parlement, et que l'accusé s'était décidé pour ce dernier parti, l'émotion publique se divisa, et la diversité des intérêts se manifesta par la joie, par la consternation, par le dépit, par mille commentaires contradictoires et véhéments.

Le parlement triomphait : il lui était donc enfin donné de voir l'Église s'humilier devant lui dans la personne d'un cardinal, et de tenir dans l'attente, dans la terreur de ses jugements, les plus orgueilleuses familles du royaume ! Il allait décider de l'honneur du roi ! De leur côté, et par un sentiment contraire, les chefs de la noblesse étaient atterrés. Avec une colère sourde, ils mesuraient la carrière parcourue déjà par ces bourgeois en robes rouges, et ils s'emportaient contre la reine, par qui un des leurs venait d'être livré aux sarcasmes de la multitude. Grande était aussi l'indignation du haut clergé, comme il y parut assez par sa protestation du 18 septembre 1785. De simples clercs avaient des juges spéciaux indiques par la loi ; et l'ordre épiscopal, dont tant de monuments historiques consacraient les droits, n'aurait pas le même privilège à réclamer ! Un évêque accusé ne pouvait, ne devait être jugé que par des évêques. Telles furent les prétentions que l'aristocratie ecclésiastique éleva[42] ; et bien que M. de Rohan eût fait une protestation semblable, le pape menaça de le dégrader, pour n'avoir pas décliné d'une manière formelle, absolue, la juridiction du parlement. A leur tour, ceux qui professaient pour le principe monarchique un culte réfléchi ne purent se défendre d'une impression de frayeur. Comment n'auraient-ils pas eu quelque vague pressentiment des 5 et 6 octobre ? Comment ne se seraient-ils pas inquiétés d'un procès qui allait introduire dans l'alcôve de la reine l'imagination du peuple ? Ils blâmèrent donc Louis XVI, l'accusèrent d'imprudence. Mais il venait de subir une loi indépendante des calculs de la sagesse humaine. Car la Révolution était déjà faite.

Ce qu'il était possible de prévenir, c'était l'éclat du 15 août. Pourquoi ne le fit-on pas ? Pourquoi la reine s'exposa-t-elle au danger de pousser à bout un homme de qui elle avait tant à craindre ? Cela surprend, au premier abord ; mais quand on embrasse l'ensemble des circonstances, l'étonnement cesse. M. de Breteuil était à la tête de la police. Or, il nourrissait contre Louis de Rohan, son heureux successeur à l'ambassade de Vienne, une haine qui touchait à la frénésie. Ce fut lui qui voulut le scandale de l'arrestation. Dans une situation moins compromise, nul doute que Marie-Antoinette n'eût été en état de tout empêcher. Mais, plus elle était engagée dans l'affaire, moins il lui était permis d'en étouffer le bruit, sous peine d'éveiller des soupçons terribles. Aussi écrivait-elle à son frère Joseph II, le 22 août 1785, en lui parlant de ce qu'elle appelle la catastrophe du cardinal de Rohan. — Tout avait été concerté entre le roi et moi ; les ministres n'ont rien su qu'au moment où le roi a fait venir le cardinal et l'a interrogé en présence du garde des sceaux et du baron de Breteuil[43]. Quant au désespoir de l'accusé, on n'avait pas à le redouter : son propre intérêt répondait de sa discrétion ; car, un mot de lui sur ses relations secrètes avec la femme du roi, un seul mot, et il était mort. Disons aussi que, vers la lin, le cardinal s'était abandonné à de nouvelles et coupables vanteries. Marie-Antoinette l'apprit sans doute, et elle sentit se rouvrir les anciennes blessures.

Le 18 août 1785, madame de La Motte fut arrêtée à Bar-sur-Aube. Elle avait déjà brûlé ses papiers, parmi lesquels plusieurs lettres du cardinal, remplies de hardiesses voluptueuses et où les emportements de l'ambition s'unissaient au délire de l'amour[44]. On arrêta aussi Cagliostro, sur la dénonciation de madame de La Motte, qui le soupçonnait de l'avoir desservie auprès de M. de Rohan, et qui s'en vengea par une calomnie dont un arrêt injuste pouvait faire un assassinat. Il est à remarquer que M. de La Motte s'étant remis aux mains des agents de l'autorité, on refusa de s'emparer de sa personne[45]. On lui savait un caractère décidé, et l'on craignait qu'il ne défendît sa femme contre les influences auxquelles on se disposait à la soumettre.

Elle ne fut pas, en effet, plutôt à la Bastille, que le baron de Breteuil l'enveloppa dans un système de conseils artificieux, calculés dans le double but de mettre la reine à couvert et de perdre M. de Rohan. On fit entendre à la prisonnière, par le commissaire Chenon[46], que c'en était fait de ses jours si elle nommait une personne... inviolable ; qu'il n'y avait qu'un parti à prendre : rejeter tout sur le cardinal ; qu'aussi bien, il ne méritait pas de ménagement, l'ayant dénoncée. Ne voyez-vous pas, ajoutait le commissaire, que lui-même il est condamné à s'abstenir d'accuser la reine ? Il faut donc ou l'accabler, ou se laisser accabler par lui.

C'est ainsi que madame de La Motte fut conduite à mentir aux dépens du cardinal, qui, de son côté, se sentait perdu s'il ne mentait aux dépens de madame de La Motte. Là est la clef du procès. Il demeura couvert d'une obscurité impénétrable, parce que, pour la dissiper, il aurait fallu prononcer un nom que ne pouvaient entendre prononcer les juges.

Les poursuites avaient commencé : elles amenèrent trois découvertes importantes.

Une jeune fille, nommée d'Oliva, fut arrêtée à Bruxelles, et elle déclara que c'était elle qui, d'après les suggestions de madame de La Motte, avait joué, dans la scène du parc, le personnage de la reine.

D'un autre côté, un certain Rétaux de Villette s'avoua coupable d'avoir, sous l'inspiration et sous les yeux de madame de La Motte, contrefait la signature de la reine, et écrit en marge des propositions faites aux joailliers ces mots : Approuvé, Marie-Antoinette de France.

Enfin, l'on sut du capucin irlandais Mac-Dermott que M. de La Motte, à Londres, avait vendu au joaillier Gray pour dix mille livres sterling de diamants ; ce qui fut confirmé par la déposition de Gray, que l'intermédiaire du chargé d'affaires de France interrogea[47].

Ces trois circonstances paraissaient accablantes pour madame de La Motte : voici comment elle les expliqua, d'abord dans les interrogatoires secrets qu'on lui fit subir à la Bastille ; ensuite, dans les écrits qui parurent après le jugement :

Au sujet de la scène du parc, elle prétendit qu'à la vérité d'Oliva y avait joué le personnage de la reine ; mais que Marie-Antoinette l'avait voulu ainsi ; qu'elle assistait au rendez-vous, cachée derrière une charmille ; qu'elle-même avait préparé une aventure dont la singularité lui avait plu, et dont le but était de mettre à l'épreuve la discrétion du cardinal. Comment croire, s'écriait-elle, que, sans l'aveu de la reine, j'eusse osé ourdir une trame si facile à percer ? Que j'eusse choisi, pour commettre un crime de lèse-majesté, l'heure de minuit, le jardin de Versailles, à une époque où les promenades nocturnes, trop permises en 1778, étaient interdites et où les résidences royales, au contraire, se trouvaient strictement surveillées ? Mais quoi ! s'il n'y avait eu qu'invention de ma part dans cet amour de la reine dont se flattait l'âme du cardinal, n'aurais-je pas eu intérêt à prolonger son erreur, à l'endormir, au lieu de lui ménager un rendez-vous frauduleux qui devait exalter son espoir, et lui faire découvrir l'intrigue en lui inspirant la confiance d'aborder la reine dès le lendemain, de lui parler d'amour, de continuer enfin une aussi heureuse aventure ? Car un premier rendez-vous en appelait un second, un troisième ; et l'entrevue avec la fausse reine avançait l'heure d'une explication verbale avec la reine véritable, heure décisive où il eût suffi d'une syllabe pour mettre à nu le mensonge et me précipiter dans un abîme !

Quant aux mots : Approuvé, Marie-Antoinette de France, madame de La Motte reconnaissait formellement qu'ils avaient été écrits par Rétaux de Villette ; mais elle ajoutait que c'était du consentement exprès de la reine et du cardinal. On avait de concert adopté cet expédient, jugé utile et peu dangereux. La signature Marie-Antoinette de France, n'étant celle de personne, n'avait point paru constituer un faux : elle avait donc l'avantage de décider Boëhmer à se dessaisir du collier, sans compromettre ni la reine ni le secrétaire choisi. Et, à l'appui de cette explication, madame de La Motte faisait observer combien il eût été étrange qu'un ancien ambassadeur, un homme de cour, ne sût pas de quelle manière signait la reine, dont il avait dû si souvent, comme grand aumônier, recevoir des ordres écrits. Avait-il pu n'être pas choqué de ces mots de France ajoutés à la signature d'une princesse d'Autriche ? Impossible, d'ailleurs, de supposer une lecture trop rapide ou la distraction d'un moment, puisque le marché était resté entre les mains du cardinal, qu'il avait eu plusieurs fois occasion de le relire, qu'il l'avait même montré au trésorier Saint-James.

Pour ce qui est des diamants vendus à Londres par son mari, madame de La Motte déclara les avoir reçus en présence de Marie-Antoinette. L'épouse de Louis XVI n'ayant pu porter, tel qu'il était, ce collier fameux déjà refusé au roi, elle n'avait eu évidemment d'autre moyen d'employer cette parure, que de la dépecer de façon à s'en composer une moins reconnaissable et d'un dessin différent. Dans ce cas, il y avait des diamants de trop. Il avait fallu les donner à quelqu'un, et il était naturel qu'on les donnât à celle qui était maîtresse du secret.

Comme on le pense bien, ces allégations de madame de La Motte ne furent pas admises à figurer dans les pièces du procès. Elles transpirèrent néanmoins, et acquirent de la gravité, par l'impossibilité où l'on était de comprendre, si on les rejetait, une foule de faits certains, incontestables, que les mémoires des avocats et les documents officiels livrèrent à la discussion publique.

L'opinion se trouva donc partagée :

Les partisans de Marie-Antoinette accusèrent avec indignation madame de La Motte d'avoir, en calomniant sa souveraine, abusé de la crédulité du cardinal. Le crédit de madame de La Motte à la cour ? mensonge. Les lettres par elle remises au prince de Rohan ? supposées. Le marché du collier ? vol calculé de longue main Et ils la montraient trompant une première fois le cardinal, dans la scène du parc ; empruntant l'habileté vénale d'un faussaire ; faisant vendre à Londres par son mari des diamants détachés du collier, et passant d'une pauvreté connue à une fastueuse opulence. Ils rappelaient aussi que Marie-Antoinette avait constamment témoigné, à l'égard du prince Louis de Rohan, une aversion impossible à accorder avec des rapports secrets et intimes ; ils rappelaient que ce collier dont on osait soupçonner une reine de France d'avoir clandestinement négocié l'achat, on le lui avait deux fois offert, et qu'elle l'avait refusé deux fois.

Mais à ces considérations, ceux du parti contraire en opposaient d'autres qu'ils jugeaient bien plus concluantes.

Et d'abord, était-il concevable que, recevant des lettres d'amour, vraies ou supposées, qu'ayant obtenu dans la scène du parc un gage de tendresse censé offert par la reine elle-même, que, se croyant aimé enfin, le cardinal n'eût pas cherché à étendre son succès, à le vérifier du moins ? Lui qui avait accès au château ; lui qui se trouvait si souvent sur le passage de Marie-Antoinette, il n'aurait jamais fait un signe, jamais dit un mot qui eussent rapport à des lettres, à un souvenir, occupation de sa pensée et enchantement de sa vie ! Mais un signe, un mot, en fallait-il davantage pour dévoiler l'intrigue attribuée à madame de La Motte ? Sous l'impression des lettres reçues, le cardinal avait dû parler à la reine, il l'avait fait certainement ; et, puisque la correspondance secrète n'en avait pas moins continué pendant une année, on en devait induire que madame de La Motte disait vrai.

Et puis, que penser du silence gardé par la reine, lorsque, le 12 juillet, elle avait reçu cette lettre des joailliers où on l'entretenait d'un collier vendu d'après ses ordres, de nouveaux arrangements pris, de soumission à ses volontés, de reconnaissance ? Si elle avait tout ignoré, est-ce qu'elle n'aurait pas sur-le-champ mandé Boëhmer avec qui elle était depuis longtemps en rapport, pour l'interroger sur une aussi insolente énigme ?

Une autre circonstance dont on s'armait contre Marie-Antoinette, c'était la réduction de deux cent mille livres, exigée des joailliers avant la première échéance, sur une lettre remise par la messagère habituelle[48]. S'il eût été vrai que madame de La Motte trompât le cardinal, qu'elle se fût approprié les diamants, dans quel but aurait-elle provoqué, au moyen d'une lettre supposée, une réduction qui pouvait, en amenant la résiliation du marché, la forcer à restituer l'objet de son vol, la démasquer, la perdre sans retour ? Cette lettre que le cardinal assurait avoir reçue de la reine, ne pouvait donc avoir été supposée par madame de La Motte ; et pourtant, elle faisait suite aux précédentes et était de la même main !

Ainsi parlaient les ennemis de Marie-Antoinette ; et à chaque objection ils cherchaient une réponse, soit dans le procès, soit dans le caractère et les habitudes de la princesse. Sans doute, disaient-ils, on avait de la peine à se représenter la femme d'un roi de France cachée derrière une charmille et s'associant à une folle aventure ; mais ignorait-on que la vie de Marie-Antoinette était pleine d'imprudents caprices ; et le rôle de Rosine, du Barbier de Séville, qu'elle aimait tant à jouer dans ses loisirs du petit Trianon[49], n'avait-il pu la familiariser avec des scènes semblables à celle du bosquet ? Elle avait été très-irritée contre le cardinal ; mais cette colère, née d'un fait particulier et facile à expliquer, n'avait-elle pu s'éteindre devant l'amour du prince Louis et les témoignages de son repentir ? Elle avait deux fois refusé le collier ; mais l'état des finances, alors, lui en faisait une loi ; et ceux qui connaissaient le cœur des femmes ne devaient pas être surpris qu'elle eût été, plus tard, saisie d'un violent désir d'avoir le collier, le jour où elle avait appris qu'on allait le livrer à une princesse d'un rang inférieur au sien[50]. Et quant à madame de La Motte, son opulence due aux largesses du cardinal et étalée neuf mois avant la négociation du collier, les défiances qu'elle avait inspirées aux joailliers en leur annonçant les intentions du prince de Rohan, le bruit qu'elle faisait de ses relations avec la reine, sa profonde sécurité jusqu'au dernier moment, son refus absolu de fuir lorsqu'on lui en offrait les moyens, l'assurance qu'elle n'avait cessé un seul instant de montrer, tout cela ne suffisait-il pas pour démentir l'hypothèse du vol ?

Malheur à la puissance, quand les haines qu'elle soulève sont encouragées par son déclin qui commence ! Le procès du collier exposa la royauté aux coups, non-seulement de ses adversaires naturels, mais d'une foule de royalistes qu'animait le ressentiment de l'ambition trompée ou de quelque injure récente. On eut beau envelopper l'affaire de nuages, la compliquer à dessein d'une ridicule aventure d'escroquerie, dans laquelle un certain Bette d'Etienville fut chargé de donner le change à la curiosité publique, les regards restèrent fixés sur le trône et sur Versailles. Bannie de la procédure, la majesté royale traîna au fond d'impurs libelles où se reconnaissaient les rancunes des gens de cour, où leur nom seul manquait. Le scandale fut énorme, en France, dans toute l'Europe ; le procès du collier devint un cadre qui rassembla les mille accusations dirigées contre Marie-Antoinette ; et beaucoup s'applaudirent de ce qu'ils appelaient le déshonneur du roi, en attendant la chute de la royauté.

Ce qu'il y eut aussi de fatal pour la reine, c'est que la question se trouva posée entre elle et la plus haute famille du royaume.

Mettre le prince de Rohan hors de cause était absolument impossible. Aussi Me Target, son avocat, se vit-il réduit à le défendre en lui attribuant une crédulité qui eût à peine été vraisemblable chez un enfant. Et cela même ne servait de rien. Car, il restait à expliquer et ce que le cardinal avait dit à Boëhmer, à Bassange, à Saint-James, sur ses relations directes avec la reine, et l'asile qu'il avait accordé à madame de La Motte au moment de l'éclat funeste, et enfin la note suivante dictée hâtivement par lui à son valet de chambre et tombée aux mains du baron de Breteuil : Envoyé chercher pour la seconde fois B. (Boëhmer)... crois que c'est pour lui parler encore de ce qui a été dit la première fois sur le projet en question. La tête lui tourne depuis que A. (la reine) a dit : Que veulent dire ces gens-là ? Je crois qu'ils perdent la tête. Je crains bien que la mienne ne tourne aussi.

Louis de Rohan avait un esprit vif et cultivé, il avait manié les affaires diplomatiques avec une dextérité rare, et son ambassade de Vienne avait jeté le plus grand éclat[51]... Qu'un tel homme, devenu le jouet d'une intrigante vulgaire, eût cru voir pendant plusieurs mois de suite ce qu'il ne voyait pas, entendre ce qui ne lui avait pas été dit ; qu'on fût parvenu à changer pour-lui, et pour lui seul, des manifestations de haine en témoignages d'amour ; qu'on l'eût retenu dans une longue et volontaire ignorance de ce qu'il avait un intérêt capital, un intérêt pressant à vérifier ; que, sans lui inspirer une minute de défiance, on l'eût successivement attiré à un faux rendez-vous, mis en présence d'une fausse reine, et conduit à remettre à un faux valet de chambre un collier acheté sur la foi d'une fausse signature... voilà ce que le public refusa d'admettre.

Mais si Louis de Rohan n'avait pas été trompé, il fallait de deux choses l'une : ou qu'il eût acheté le collier pour se l'approprier, ou qu'il n'en eût fait l'acquisition qu'au nom et d'après l'ordre exprès de Marie-Antoinette. Alternative terrible, et cependant inévitable.

Or, il résulta des pièces du procès et de la déclaration des deux joailliers que cette lettre du 12 juillet par laquelle ils remerciaient la reine d'avoir enfin consenti à l'achat du collier, c'était le cardinal lui-même qui l'avait provoquée et dictée[52] : argument invincible en faveur de sa bonne foi, preuve évidente, disait-on, qu'il agissait bien réellement en vue de la reine.

On le voit : la question était posée de telle sorte que l'acquittement du cardinal ne pouvait plus être désormais considéré que comme une flétrissure pour Marie-Antoinette.

Deux partis se formèrent donc : d'un côté, Louis XVI, la reine, le premier président d'Aligre, les deux rapporteurs Titon de Villotran et Dupuis de Marcé, le conseiller d'Amécourt, M. de Breteuil ; de l'autre, le grand aumônier, la maison de Rohan ; les évêques, une portion notable de la magistrature, et, secrètement, M. de Vergennes.

Quelle serait l'issue ? Le nom de madame de La Motte avait presque disparu dans la scandaleuse importance de la querelle. Ce qui était en cause pour tous, c'était la considération de la reine ; pour quelques-uns, la monarchie.

Cependant, les confrontations avaient commencé. Madame de La Motte y déploya une audace et une violence que condamnait la modestie de son sexe, mais qui témoignaient, en elle de cette conviction qu'on était hors d'état de la frapper, qu'on ne l'oserait jamais. Le cardinal ne put soutenir son regard ; elle fit rougir le père Loth, un des témoins, intimida Villette, et, par ses emportements, effraya les juges. Fidèle, du reste, au plan de défense qu'on lui avait tracé, elle s'étudiait visiblement à écarter de ses réponses le nom de la reine. Vains efforts ! à chaque instant, le nom fatal revenait sur ses lèvres ; et alors, forcée de substituer une fable, souvent absurde, à l'explication vraie, elle s'égarait, s'embarrassait dans ses contradictions et ses mensonges. Plus d'une fois, irritée de tant de contrainte et trop vivement pressée, elle laissa échapper des cris qui glacèrent d'effroi le tribunal : Qu'on y prenne garde ! si l'on me pousse à bout, je parlerai. Il lui échappa même un jour de dire, à propos d'une lettre, au cardinal, que cette lettre était de Marie-Antoinette et commençait par ces mots : Je t'envoie !...

Pendant ce temps, les accusés publiant mémoires sur mémoires, Cagliostro lança le sien du fond de la Bastille. Il y donnait sur son éducation, sur sa vie et ses voyages, mille détails romanesques, inventés évidemment dans le but de conserver l'empire qu'il exerçait sur les imaginations : il avait passé son enfance à Médine, sous le nom d'Acharat, dans le palais du muphti Salahym. Son précepteur se nommait Althotas. Sa naissance était une énigme pour lui-même, etc. Suivait la liste des personnages qu'il avait connus particulièrement dans les diverses contrées de l'Europe : en Espagne, le duc d'Albe et son fils le duc de Vescard, le comte de Prélata, le duc de Médina-Cœli ; en Portugal, le comte de San Vicenti ; en Hollande, le duc de Brunswick ; à Pétersbourg, le prince de Potemkin, M. Narischin, le général des cosaques, le général Médicino ; en Pologne, la comtesse Comceska, la princesse de Nassau ; à Home, le chevalier d'Aquino ; à Malte, le grand maître. Dans le même écrit, Cagliostro faisait connaître qu'il y avait sur divers points de l'Europe des banquiers chargés de pourvoir à son existence et à ses largesses ; et il en nommait plusieurs, qui ne le démentirent pas : Sarrasin de Bâle, Sancostar à Lyon, Anselmo La Cruz à Lisbonne. Après avoir confondu avec une modération dédaigneuse les calomnies de madame de La Motte en ce qui le concernait, et prouvé son innocence dans l'affaire du collier : J'ai écrit, disait-il en finissant, ce qui suffit à la loi, ce qui suffit à tout autre sentiment que celui d'une vaine curiosité. Insisterez-vous pour connaître plus particulièrement la patrie, le nom, les motifs, les ressources d'un inconnu ? Que vous importe, Français ? Ma patrie est, pour vous, le premier lieu de votre empire où je me suis soumis à vos lois ; mon nom est celui que j'ai fait honorer parmi vous ; mon motif, c'est Dieu ; mes ressources, c'est mon secret.

Ce mémoire, où à des artifices vulgaires se mêlait quelque grandeur, accrut le nombre des partisans que comptait en France la franc-maçonnerie philosophique représentée par Cagliostro. De Berlin, Mirabeau l'attaqua dans un pamphlet amer, mais qui constatait la popularité du thaumaturge à cette époque : La pitié publique, disait Mirabeau[53], semble embrasser sa défense, ou du moins l'embellir. C'est un homme prodigieux, un bienfaiteur de l'humanité, un philosophe, un sage, qui va renouveler l'horrible drame de Socrate buvant la ciguë. Mille cris s'élèvent, et de ces clameurs confuses on peut recueillir ces mots : Qu'a-t-il fait ?... Qu'a fait sa femme ?... Qu'ont-ils fait ?...

Tout à coup, la nouvelle se répand, accréditée par un mémoire de Me Doillot[54], que le comte de La Motte est en Angleterre, qu'il possède la vérité, qu'il est résolu à la dire, qu'il brûle d'arriver à Paris, qu'on s'y oppose. On ajoutait le vague récit d'une tentative d'assassinat manquée, et mainte supposition sourdement propagée par la haine. Alors des clameurs s'élevèrent. Pourquoi ne s'empressait-on pas d'appeler le seul homme peut-être qui fût en mesure d'éclaircir tant de mystères ? M. de Vergennes avait bien su faire arrêter en pays étrangers la d'Oliva et Villette, témoins favorables au cardinal : pourquoi se montrait-il tiède à ce point et impuissant à l'égard du comte de La Motte, témoin que le cardinal redoutait ? Ces discours n'émurent pas M. de Vergennes, bien décidé à soutenir les Rohan, par amitié pour eux, et aussi par animosité contre la reine. Il se renferma donc dans le respect dû au droit des gens, respect qui ne l'avait retenu ni à Bruxelles ni à Genève ; il ne demanda que pour la forme au gouvernement anglais l'extradition de M. de La Motte, et il suivit jusqu'à la fin le système qui lui avait fait rejeter les propositions suivantes de Le Mercier, espion français en Angleterre : Si, pour enlever la personne, l'adresse ne suffit pas, on emploiera la force pour la conduire au bord de la Tamise, dans un endroit isolé, où l'on aura soin d'avoir en station, quinze jours s'il le faut, un de ces vaisseaux qui portent le charbon de terre à Londres. Ils sont d'une épaisseur si considérable qu'il serait impossible à quelqu'un renfermé dans la cale de se faire entendre par ses cris[55].

Quant à la reine, son intérêt était que le comte de La Motte comparût, pourvu qu'il s'engageât à s'associer contre le cardinal exclusivement au plan de défense suggéré à madame de La Motte. Consentirait-il à prendre un semblable engagement ? C'est ce dont M. d'Adhémar, ambassadeur de France en Angleterre, eut mission de s'assurer. Car, quoique M. de Vergennes, son supérieur, fut de ce qu'on appelait alors le parti des Rohan, M. d'Adhémar était du parti de la reine. Il fit donc venir M. de La Motte, lui indiqua la marche à suivre[56] ; et il se disposait à l'envoyer en France, lorsque arriva le dénouement, précipité par les amis du cardinal.

Depuis longtemps, des influences contraires agissaient sur le parlement, maître de la décision. Des conseillers à tête chauve subirent des sollicitations dont le charme se devine et ne s'avoue pas[57]. Les âmes ambitieuses penchaient du côté de la faveur. L'impatience du public était au comble. Le procureur général donna ses conclusions.

Elles portaient qu'il fallait condamner Villette et le comte de La Motte aux galères à perpétuité ; madame de La Motte à être fouettée, marquée, et renfermée à l'hôpital pour le reste de ses jours. D'après les mêmes conclusions, la d'Oliva aurait été mise hors de cour, le comte de Cagliostro déchargé d'accusation ; et le cardinal se serait vu forcé à un humiliant aveu de témérité, banni désormais de la présence du roi et de la reine, dépouillé de ses charges et de ses dignités[58]. L'opinion du procureur général fut soutenue par les deux rapporteurs et M. d'Amécourt, adoptée par quatorze conseillers, et vivement combattue, en ce qui touchait le cardinal, par MM. Minières, Fréteau, Robert de Saint-Vincent, de Brétignières, Barillon, de Joinville. M. d'Ormesson opina pour que, sans être déchargé d'accusation, M. de Rohan fût mis hors de cour.

Les accusés, avant qu'on prononçât l'arrêt, devaient être soumis à un dernier interrogatoire. Villette parut le premier sur la sellette, les yeux baignés de larmes, et ne prit la parole que pour protester de son repentir. Madame de La Motte fut ensuite introduite. Elle s'avança vêtue simplement, les cheveux sans poudre, d'un pas ferme ; mais à l'aspect du siège d'opprobre qui lui était destiné, son visage s'altéra et ses genoux fléchirent. Elle se remit néanmoins, répondit avec assurance ; et l'on remarqua qu'en sortant elle avait le sourire sur les lèvres. L'attitude du cardinal fut bien différente. Quoique la sellette eût disparu quand il entra, sa figure était extrêmement pâle et la consternation se peignait dans ses regards[59]. Il portait un habit long et de cérémonie. Invité unanimement à s'asseoir, il prit l'air, le langage d'un suppliant, et laissa dans le cœur de ses juges une profonde impression de pitié.

Le 31 mai 1786 étant le jour où l'arrêt devait être rendu, les membres de la maison de Rohan et ceux de la maison de Lorraine allèrent, dès quatre heures et demie du matin, se ranger sur le passage des magistrats. Tous, hommes et femmes, ils étaient en habits de deuil ; et, quand le parlement passa, ils se contentèrent de le supplier par leur contenance morne et leur silence. Enfin, l'heure était venue : le prince Louis de Rohan fut déchargé d'accusation.

A cette nouvelle, ce fut dans Paris un véritable délire. Puisqu'on acquittait le cardinal, la reine était flétrie, la cour condamnée, le principe monarchique librement contrôlé par la haute bourgeoisie, l'esprit révolutionnaire satisfait. Louis de Rohan, qui jusqu'alors n'avait pas eu la popularité même de ses vices, Louis de Rohan était devenu subitement l'idole du peuple. Le palais regorgeait de monde, les uns inondant le chemin par où les magistrats devaient passer, les autres se poussant, se pressant du côté des greffes. Quand le président et les conseillers furent pour sortir, mille cris se firent entendre : Vive le parlement ! Vive M. le cardinal ! Les femmes de la Halle se précipitaient au-devant des juges, des paroles de reconnaissance à la bouche et les mains pleines de bouquets. Personne qui s'occupât, soit de Villette, frappé d'un bannissement perpétuel, soit du comte de La Motte, condamné par contumace aux galères, soit de madame de La Motte enfin, réservée à un châtiment pire que la mort. Toutes les pensées étaient pour le cardinal. Quand il monta dans la voiture qui devait le reconduire provisoirement à la Bastille, on en vit qui se disputaient l'honneur de baiser ses vêtements. Cagliostro partagea le bénéfice de ces ovations populaires. Et les plus hautes familles de s'applaudir d'un tel spectacle, comme d'un triomphe. C'était le triomphe de l'esprit de révolution.

La reine fut accablée de douleur. Louis XVI exprima tout haut cette opinion que Louis de Rohan avait commis un vol ; et, par un acte arbitraire dont l'éclat tardif comblait la mesure des fautes, il l'exila. Quoique innocent et acquitté, Cagliostro fut, à son tour, banni du royaume.

Pour ce qui est de madame de La Motte, elle tomba, en apprenant son sort, dans d'inexprimables accès de rage. Pendant qu'on lui lisait la sentence, on fut obligé de la tenir en l'air, personne n'ayant pu, par violence, la faire mettre à genoux. Liée avec des cordes et traînée dans la cour de justice du palais, elle se mit à pousser des cris, non d'épouvante, mais de fureur. S'adressant au peuple : Si l'on traite ainsi le sang des Valois, quel est donc le sort réservé au sang des Bourbons ? Et au milieu des hurlements que l'indignation lui arrachait, on entendit ces mots caractéristiques : C'est ma faute si je subis cette ignominie : Je n'avais qu'à dire un mot, et j'étais pendue[60]. Alors, ainsi qu'à Lally-Tollendal, on lui mit un bâillon dans la bouche ; et, comme elle se débattait avec désespoir entre les mains du bourreau, le fer qui la devait marquer sur l'épaule, la marqua sur le sein. On la transporta à la Salpêtrière, échevelée, le visage couvert de sang, demi-nue, et exhalant en imprécations ce qui lui restait encore de force.

Or, quelque temps après, la princesse de Lamballe fut mystérieusement priée de se rendre à la Salpêtrière, sous prétexte de curiosité ; mais, en réalité, pour s'enquérir de madame de La Motte, et donner des secours pour elle à la supérieure[61].

Vers la fin de novembre 1786, une sentinelle de faction, la nuit, dans une des cours de la Salpêtrière, fit passer à une femme qui servait madame de La Motte, un billet sans signature. On y disait à la prisonnière : Vous êtes exhortée à ne pas perdre courage, et à prendre des forces pour une longue route : on s'occupe des moyens de changer votre sort. Une autre lettre, toujours remise par le factionnaire, demanda le dessin de la clef propre à faciliter l'évasion. Le dessin fut livré, et le soldat inconnu apporta quelque temps après la clef libératrice, ainsi que des vêtements d'homme qu'on parvint aisément à faire tenir à madame de La Motte, le mot d'ordre ayant sans doute été donné en secret à la supérieure. Rendue ainsi à la liberté, madame de La Motte partit pour Londres, où son mari l'attendait.

Elle ne doutait pas qu'elle ne dût son évasion à la reine, mais cette conviction était loin d'avoir calmé son ressentiment ; aussi lisait-on dans un journal anglais, vers le commencement de l'année 1787, l'annonce suivante : Il n'est bruit, dans les salons de Londres, que d'une publication importante qui va jeter un jour nouveau sur l'affaire du collier.

Répétée bientôt par les feuilles de Paris, la nouvelle pénètre à la cour et y jette le trouble. Marie-Antoinette prend l'alarme. Une négociation est ouverte avec M. de La Motte, pour la suppression de l'écrit annoncé ; il s'agissait de l'honneur : M. de La Motte consentit à ce qu'on parlât d'argent ; et, pressée par la reine, à l'insu du roi, la duchesse de Polignac partit pour Bath, où deux cent mille livres payèrent un silence qui ne fut pas gardé !

Tel fut cet événement célèbre et si longtemps obscur. Il en resta dans les diverses cours de l'Europe une impression fâcheuse pour Marie-Antoinette, jusque-là que l'empereur François II, son neveu, la crut à demi coupable[62]. On raconte qu'après l'arrêt du 31 mai 1786, le procureur général dit à M. Robert de Saint-Vincent, un des plus ardents défenseurs du cardinal : Monsieur, sans le vouloir, vous venez d'ébranler les bases de la monarchie. C'était aller trop loin. Les bases d'une monarchie solidement construite ne s'ébranlent pas ainsi ; il y faut le travail des âges et le flot rongeur des idées. Et cependant, parmi les causes secondes de la Révolution, celle-ci fut certainement la plus éclatante, la plus active. Dissolution des cours, misères de la grandeur, fortune des courtisans minée par l'excès de leur égoïsme et de leur bassesse, désordre dans le jeu des pouvoirs, immolation des droits de la vérité aux intérêts de la force, haines lentement amassées dans le cœur du peuple, impuissance de la royauté, quand elle décline, à se relever par la justice ou à se maintenir par l'arbitraire ; en un mot, tout ce qui accuse le vice des institutions monarchiques, l'affaire du collier le rassembla, le résuma, le mit en relief. Et quel châtiment infligé à l'orgueil des maîtres de la terre, que le spectacle du trône où s'était assis Louis XIV, compromis et entraîné dans les complications d'une intrigue de comédie !

 

 

 



[1] Mémoires inédits du comte Beugnot. — Souvenirs et portraits, par M. de Lévis, p. 153.

[2] Mémoires de l'abbé Georgel, t. II, p. 6. Paris, 1820.

[3] Mémoires justificatifs de la comtesse de La Motte (libelle suspect), Londres, 1789.

[4] Mémoires de l'abbé Georgel, t. II, p. 12 et suiv.

[5] Mémoire sur la maison de Saint-Remy de Valois, signé par d'Ozier de Sérigny, juge d'armes de la noblesse de France.

[6] D'Arneth, Correspondance de Marie-Antoinette, etc., p. 93.

[7] L'abbé Georgel lui-même, défenseur outré du cardinal, est forcé d'en convenir, ce qu'il fait avec embarras, t. II, p. 122.

[8] L'abbé Georgel, dans son récit, place cette scène après l'achat du collier. C'est une erreur grossière, et les Mémoires de l'abbé Georgel en contiennent beaucoup de semblables.

[9] Mémoire pour la demoiselle Le Gay d'Oliva, p. Me Blondel, p. 26.

[10] Mémoire pour Louis-Edouard de Rohan, par Me Target, p. 10 et 16.

[11] Mémoire pour Louis-Edouard de Rohan, par Me Target, p. 13.

[12] Mémoires inédits de M. le comte Beugnot.

[13] C'est ce que constate, pour lui en faire un reproche, le Mémoire de Me Target. p. 17.

[14] Mémoires inédits de M. le comte Beugnot, qui raconte ici ce qu'il a vu.

[15] Mémoires de l'abbé Georgel, t. II, p. 143 et 144.

[16] Mémoires de mademoiselle Bertin, p. 91.

[17] Mémoires de mademoiselle Bertin, p. 92.

[18] Mémoire pour Louis de Rohan, par Me Target, p. 54.

[19] Mémoire pour Louis de Rohan, par Me Target, p. 35. — Déposition des sieurs Achet et La Porte, dans le Compte rendu de ce qui s'est passé au parlement, p. 69.

[20] Pièces justificatives, à la suite du Compte rendu, p. 18 et 19.

[21] Mémoire remis à la reine le 12 août 1785 ; Pièces justificatives du Compte rendu, p. 21.

[22] Mémoire remis à la reine le 12 août 1785 ; Pièces justificatives du Compte rendu, p. 21.

[23] Mémoires de mademoiselle Berlin, p. 102. — Dans ce livre mademoiselle Bertin pousse l'attachement à Marie-Antoinette jusqu'à une espèce de culte.

[24] Mémoires de mademoiselle Bertin, p. 105.

[25] Mémoires de mademoiselle Bertin, p. 105.

[26] Mémoire pour M. Louis de Rohan, par Me Target, p. 51.

[27] Fait important avoué par l'abbé Georgel lui-même, t. II, p. 65 de ses Mémoires.

[28] Mémoire des joailliers Boëhmer et Bassange, du 12 août 1785.

[29] Mémoire des joailliers Boëhmer et Bassange, du 12 août 1785.

[30] Pièces justificatives à la suite du Compte rendu, p. 25.

[31] Mémoires de madame Campan, t. II, chap. XII, p. 7.

[32] Déposition de M. de Saint-James : Compte rendu, p. 72.

[33] Déposition de Bassange. — Dans le Compte rendu, fait avec une mauvaise foi évidente, cette importante déposition a été supprimée, mais elle se trouve rappelée dans le mémoire de l'avocat opposé à madame de La Motte, Me Target. Voyez Réflexions rapides pour M. le cardinal de Rohan, p. 106

[34] Déclaration des sieurs Boëhmer et Bassange, du 12 août 1785.

[35] Sommaire pour madame de La Motte, par Me Doillot, p. 66. — Mémoire pour Louis de Rohan, par Me Target, p. 99.

[36] Mémoires inédits de M. Beugnot.

[37] Mémoires inédits de M. Beugnot.

[38] D'après le témoignage de M. de Besenval, qui assure tenir de la reine elle-même les détails qu'il rapporte. Voyez le tome II de ses Mémoires, p. 164 et 165.

[39] Mémoires de l'abbé Georgel, t. II, p. 102.

[40] Mémoires de l'abbé Georgel, t. II, p. 104.

[41] T. II, p. 166.

[42] Lettre remise au roi le 18 septembre 1785.

[43] D'Arneth. — Correspondance de Marie-Antoinette, etc., p. 94.

[44] Mémoires inédits de M. Beugnot.

[45] Mémoire justificatif de madame de La Motte, p. 127.

[46] Vie de madame de La Motte.

[47] Déclaration du joaillier Gray, certifiée par le notaire J.-P. Dubourg.

[48] Mémoires des joailliers Boëhmer et Bassange, du 12 août 1785.

[49] Mémoires de madame Campan, aux Éclaircissements historiques, t. II, p. 279.

[50] Mémoires des joailliers ; Pièces justificatives à la suite du Compte rendu, p. 18 et 19.

[51] Voyez dans les Mémoires de l'abbé Georgel, et dans les Mémoires historiques et politiques du règne de Louis XVI, le détail des importantes découvertes faites à Vienne par Louis de Rohan et le secret des intelligences qu'il avait su se ménager dans les bureaux du prince de Kaunitz et jusque dans les appartements de l'impératrice.

[52] Mémoires des joailliers Boëhmer et Bassange, ubi supra.

[53] Lettre du comte de Mirabeau à M.M. sur Cagliostro et Lavater, p. 3.

[54] Sommaire pour la comtesse de Valois La Motte, par Me Doillot, p. 56.

[55] Rapport de septembre 1785, trouvé dans les archives de la police.

[56] Mémoire justificatif de la comtesse de Valois La Motte, p. 156. — Cet ouvrage doit être lu avec défiance. Dicté par l'excès du ressentiment, il est plein de fiel et calomnieux. Mais il contient, à travers beaucoup de mensonges, des assertions parfaitement vraies et confirmées par l'ensemble des pièces de la procédure.

[57] Mémoires de Madame Campan, t, II : aux Éclaircissements historiques, p. 291.

[58] Compte rendu, p. 112 et 113.

[59] Compte rendu, p. 117.

[60] Mémoires de Besenval, t. II, p. 173.

[61] Mémoires de mademoiselle Berlin, p. 135.

[62] Mémoires de mademoiselle Bertin, p. 137.