HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME DEUXIÈME

LIVRE PREMIER

 

CHAPITRE II. — PREMIER MINISTÈRE DE NECKER.

 

 

Premier ministère de Necker. — La guerre d'Amérique habitue la France aux préoccupations de la liberté. — Le duc de Chartres et la reine, après le combat d'Ouessant. — Plans de Necker. — Étonnant succès de ses emprunts. — La guerre sans impôts. — Souveraineté de l'opinion publique reconnue. — Enthousiasme des femmes pour Necker. — Les assemblées provinciales, image des états généraux. — Suite des opérations de Necker. — La chambre aux deniers ; scandale des pensions. — Le COMPTE-RENDU. — Paradoxe financier, et artifice inaperçu des chiffres de ce compte fameux. — Mouvement extraordinaire imprimé à l'opinion. — Intrigue de cour ; chute de Necker. — Indignation populaire.

 

Un jour, lord Chatham étant entré dans la chambre haute, l'assemblée, à son aspect, se leva, saisie d'une respectueuse émotion. Lui s'avança en chancelant, appuyé d'une main sur son gendre, et de l'autre sur son second fils. Sa figure était extrêmement pâle ; car il portait, sous la flanelle dont il était couvert, le germe d'une maladie mortelle. Il venait exciter le parlement à défendre l'épée à la main et jusqu'au bout, contre l'Amérique soutenue par la France, l'intégrité des possessions britanniques. Son discours fini, il tomba épuisé sur son banc. Et comme le duc de Richmond lui demandait par quels moyens le gouvernement soutiendrait la guerre, il se leva pour répondre, mais il ne put que mettre la main sur son cœur, et il s'évanouit. Quelques jours après, il était mort. Son orgueil et sa haine vivaient dans son second fils, William Pitt.

Quant lord Chatham exhalait ainsi l'ardeur jalouse de son âme carthaginoise, Louis XVI avait déjà reconnu l'indépendance des Etats-Unis ; un traité venait de réunir la France et l'Amérique, deux nations dont l'une combattait pour son indépendance, dont l'autre allait combattre pour sa liberté. Comment s'était accompli ce grand acte ? Par quel vertige les amis d'un roi absolu l'avaient-ils poussé à tendre la main à des insurgents ?

Sans doute la France alors avait bien des humiliations à venger. Il était temps qu'elle protestât, à la manière des peuples forts, et contre l'ignominieux traité de Fontainebleau, et contre l'insolent abus que l'Angleterre avait fait de sa victoire, et contre celte permanente insulte qu'il n'y avait plus moyen de tolérer : la présence d'un commissaire anglais dans le port de Dunkerque. L'occasion pouvait-elle être plus favorable ? Après une lutte intrépidement soutenue, les Américains semblaient loucher à un triomphe définitif. Au mois d'octobre 1777, le général Burgoyne s'était vu forcé, à Saratoga, de mettre bas les armes devant les insurgents, commandés par le général Gates, et une armée anglaise de près de six mille hommes[1] avait été conduite prisonnière à Boston, tandis que, retranché dans le camp de Walley-Forge, Washington montrait ce que pèse dans la balance des choses le génie de la patience.

Mais, grâce à une de ces combinaisons de la fortune, trop fréquentes pour étonner l'historien, il arriva qu'en France le sentiment de la nationalité ne servit qu'à donner le change au pénétrant ministre par qui les affaires du dehors étaient dirigées. Car l'homme qui avait préparé la guerre d'Amérique ; qui avait présenté à Louis XVI les trois plénipotentiaires Silas Deane, Lee et Franklin, c'était justement le comte de Vergennes, le même qui écrivait à Louis XVI : En France, le monarque parle : tout est peuple et tout obéit[2]. Tant il est vrai que, dans cette guerre d'Amérique, le côté diplomatique avait ébloui Vergennes ! Le côté révolutionnaire lui échappait.

Et quelle volonté, d'ailleurs, aurait pu résister à ce cri de tout le peuple de France : Armons-nous pour les insurgents ! En vain la vieille cour improuvait-elle le départ volontaire du jeune marquis de Lafayette : tous les cœurs s'étaient enrôlés[3] le même jour que le sien. A Paris, à Versailles, jusque dans les appartements du roi, on faisait fête au modeste Franklin, comparé aux sages de l'antiquité et admis au château en costume de cultivateur américain[4]. On vendait sous les yeux du roi le médaillon de ce philosophe, ayant pour légende le vers, si connu, où Turgot le glorifiait d'avoir arraché la foudre au ciel et le sceptre aux tyrans.

C'en est fait : l'Europe est avertie des résolutions du Cabinet de Versailles ; le marquis de Noailles, notre ambassadeur, est brusquement rappelé de Londres. Quelques mois cependant s'écoulent sans bruit. Mais les chantiers, de marine se remplissent d'ouvriers, les arsenaux, de munitions et d'armes. La France allait tenir la mer avec soixante et un vaisseaux de ligne et soixante-sept frégates ou corvettes[5].

La guerre n'était pas encore officiellement déclarée[6], lorsqu'on apprit tout à coup la brillante rencontre de la Belle-Poule et de l'Aréthuse, la fière conduite de l'officier Chadeau de la Clochéterie, qui, seul, en vue et à portée de la flotte anglaise, avait répondu par toute sa bordée au premier boulet de la frégate étrangère[7] et désormais ennemie. Ce prélude réveillait les plus mâles souvenirs de la France ; il ravivait des ressentiments immortels.

Un mois se passe, et le combat d'Ouessant ouvre la guerre. Sorties du port de Brest, les escadres du comte d'Orvilliers vont se heurter contre la flotte de l'amiral Keppel. Les deux mondes sont attentifs aux commencements de cette querelle dont l'objet est l'indépendance d'une nation de républicains. Si les Français ne furent pas complètement victorieux, du moins l'honneur du combat leur resta ; et quand la nouvelle en fut apportée à Paris par le duc de Chartres, depuis Philippe-Égalité, les Parisiens éclatèrent en transports. Le prince, sous les yeux de Lamothe-Piquet, avait combattu à l'avant-garde : on le savait ; on savait que, vêtu d'une veste blanche et décoré de son cordon bleu, il avait déployé au milieu du péril cette gaieté qui est le côté français de la bravoure : il fut couronné de lauriers à l'Opéra ; et, pendant toute la nuit, le Palais-Royal, illuminé, retentit des acclamations populaires.

Mais le lendemain, la reine, au lieu de faire chanter le Te Deum pour la victoire, le faisait chanter pour sa grossesse. Car ses relations avec le duc de Chartres, affectueuses d'abord et familières, s'étaient remplies d'aigreur. Les ennemis de Marie-Antoinette n'avaient pas manqué d'attribuer ce refroidissement aux sourdes colères de l'amour dédaigné ; et l'on assure que le prince lui-même se vanta d'avoir repoussé le bonheur qui s'offrait à lui : imputation grave s'il faut la croire fondée, rien n'étant plus odieux, en pareil cas, que le mensonge, ou plus vil que l'indiscrétion. Quoi qu'il en soit, des épigrammes sanglantes furent lancées, et la Gazette de France, journal de la cour, publia un récit qui, du héros de la veille, faisait un lâche. Il circula des relations où il était représenté comme n'ayant pas vu le feu, comme s'étant caché à fond de cale. Irrité à jamais, il dit tout haut et fit dire à la reine : L'enfant de Coigny ne sera jamais mon roi[8].

Du reste, le branle était donné aux esprits. On se familiarisait avec l'idée d'insurrection ; le mot insurgents était partout accepté, et ceux-là même que scandalisait l'appui prêté par un monarque à des révoltés, s'animaient à l'image de l'Angleterre enfin punie des longs excès de son orgueil. Dès son arrivée en Amérique, Lafayette avait écrit à ses amis de France : Je n'entends parler ici ni de roi, ni de ministres ; on n'y chérit que deux souveraines, la gloire et la liberté[9]. De sorte que la France ressemblait à un esclave qui, à travers les grilles de son cachot, aperçoit de loin des troupes armées contre la servitude : les cris qu'il entend lui vont au cœur et il se bat en pensée sous ces drapeaux dont la seule vue lui est un espoir de délivrance.

Quand la logique de l'histoire a parlé, il faut bien que les faits obéissent : aussi les voit-on alors se produire dans l'ordre utile et comme à point nommé, Contemplée de nos rivages, la guerre d'Amérique était un de ces phénomènes qui ont leur place marquée d'avance dans la succession des choses. Et en même temps qu'elle exaltait es âme, elle creusait le déficit.

Cependant, Necker était au pouvoir, et jamais peut-être ministre des finances n'y était arrivé dans des conjonctures plus difficiles et au milieu de tant de périls. Mais cela même aiguillonnait l'ambition du Genevois. Il lui plaisait de se mesurer avec la grandeur d'une situation où il serait en vue de toutes parts, et qui allait permettre les nouveautés. Accusé par les économistes de s'être enrichi trop vite, il brûlait de prouver qu'il saurait administrer la fortune du royaume comme il avait su faire la sienne. Que d'obstacles avaient arrêté sa marche ascendante et l'attendaient encore ! que de soupçons éveillaient déjà sa qualité d'étranger, sa nationalité républicaine ! Il fallait qu'il se fit pardonner sa religion, lui protestant convaincu et austère, au sein d'une monarchie catholique, dans un cercle de marquis libertins qui ne se croyaient pas dispensés d'aller à la messe. Il fallait qu'il fit oublier le tort de sa roture à une cour entichée, qui s'imaginait l'accabler en l'appelant avec affectation monsieur Necker. Que s'il promenait au loin ses regards, des embarras bien autrement sérieux se présentaient à sa pensée. Le plus grand de tous était la guerre d'Amérique ; et pourtant, loin d'y contredire, loin d'en paraître effrayé, Necker, devant Maurepas et Vergennes, montrait la sérénité d'un génie plein de ressources, et promettait de combattre l'Angleterre en arrachant à cet empire le secret de sa force, le crédit.

Personne, au surplus, ne connaissait mieux que Necker le déplorable état de nos finances. Comme directeur du trésor royal sous le ministère de Clugny ; puis comme adjoint au contrôleur général Taboureau, il avait manié tous les ressorts de l'administration. Clugny, qu'on appela aux finances, couvert de maladies et de dettes, paya ses dettes et mourut. Taboureau se sentit humilié d'avoir pour adjoint un homme qui faisait reconnaître, non sans hauteur, sa supériorité, et il abandonna le pouvoir. Mais tandis que l'insuffisance de Taboureau, les débauches et les dilapidations de Clugny[10] mettaient en relief la capacité de Necker, sa laborieuse ardeur, son intégrité, lui, il calculait en silence et le déficit ancien et les accroissements énormes qu'allaient entraîner une guerre lointaine, la création obligée d'une marine, l'armement des ports, l'entretien d'une armée d'outre-mer.

Voulant signaler son avènement aux affaires par un exemple de désintéressement qui fit éclat, Necker refusa les droits de signature, évalués à trois cent mille livres, le pot-de-vin d'usage, s'élevant à la même somme ; et il déclara renoncer à tout traitement[11].

Les derniers états soumis au roi par M. de Clugny accusaient un déficit de vingt-quatre millions[12] sur les dépenses ordinaires et de quinze millions sur l'extraordinaire de la marine. A ces trente-neuf millions de déficit, il convenait d'ajouter, suivant Necker, dix millions, représentant le fonds de réserve qu'un grand empire doit toujours posséder pour faire face à l'imprévu.

Telle était donc la situation ; et, en d'autres temps, un ministre aurait eu trois moyens de la surmonter : l'impôt, l'économie, l'emprunt.

Mais ici Necker n'avait point à choisir. Engagé dans une guerre devenue inévitable depuis que les premiers coups de canon étaient partis d'un vaisseau anglais, Necker ne pouvait songer à la soutenir ni par l'économie ni par l'impôt.

L'impôt ? Il n'y aurait point suffi. Et d'ailleurs, quel ministre sans entrailles aurait osé demander au peuple sa dernière obole, quand de toutes parts s'élevaient des cris de détresse ; quand, d'un bout de la France à l'autre, retentissait le gémissement des corvéables ramenés à coups de bâton sur les chemins ; quand la culture en maint endroit était abandonnée et que, dans l'âme de tant de malheureux, le désespoir débordait ? Necker savait cela, il savait les iniquités criantes de l'impôt, les vices de son assiette, sa répartition monstrueuse ; il savait qu'en attendant le dégrèvement du pauvre, l'impôt était une calamité qui arrêtait la population, qui la décimait : il ne voulut point recourir à une ressource aussi meurtrière.

L'économie ? Elle était assurément bien désirable, bien urgente ; car ces nobles, ces princes de l'Église, qui regardaient comme une honte de contribuer aux charges publiques, mettaient leur, honneur à s'en partager le produit sous mille formes. Bons au comptant, francs-salés, croupes sur les fermages, profits sur les fournitures, ils dévoraient tout ; ils se partageaient jusqu'à vingt-huit millions dépensions ; somme énorme[13], disait le ministre des finances, et au moins double de celle que les souverains de l'Europe tous ensemble consacraient aux pensions de leurs royaumes. Malheureusement, il n'était pas facile de trancher dans le vif ; les abus avaient des racines trop profondes.

Necker se résolut donc à employer la méthode des emprunts ; et en cela il prit le parti le plus démocratique : d'abord parce qu'il épargnait au peuple une surcharge qui l'eût écrasé ; ensuite, parce que la base des emprunts étant le crédit, emprunter c'était chercher son appui dans la confiance publique, dans l'opinion.

Mais quel était ce mot nouveau, ce mot étrange, l'opinion publique, qu'un ministre faisait retentir pour la première fois aux oreilles d'un monarque absolu ? Ce peuple français, condamné au silence depuis Louis XIV, allait-il avoir une voix au conseil ? Redoutable innovation, qui provoquait les bons mots du vieux Maurepas, et dont la portée n'échappait point à l'œil pénétrant de Vergennes. La France[14], disait tout bas Vergennes à Louis XVI, est une monarchie absolue ; si l'opinion publique de monsieur Necker venait à prévaloir, Votre Majesté pourrait s'attendre à voir commander ceux qui obéissent et obéir ceux qui commandent. Là était précisément la grandeur des entreprises de Necker. Et, toutefois, il n'avait garde de croire au renversement de la monarchie. Il la voulait seulement mitigée, balancée par l'opinion, réduite à l'impuissance de nuire. Moins Genevois qu'Anglais, il ne s'éleva point à la conception républicaine. Après avoir été, dans ses écrits, le défenseur du peuple, il ne fut au pouvoir que le ministre de la bourgeoisie. Après avoir pensé avec la hardiesse de Rousseau, il n'osa pas mettre le pied au delà des limites tracées par la modération de Montesquieu.

Ses plans, néanmoins, s'enchaînaient fortement et respiraient l'amour du bien public. Plein d'un orgueil qu'il laissait quelquefois s'amoindrir jusqu'à la vanité, il s'était ainsi posé le problème :

J'emprunterai, s'il le faut, cinq cents millions pour tenir tête aux circonstances ; j'établirai le crédit en France par le développement de l'opinion publique ; afin de former cette opinion, je déchirerai le voile qui dérobe la situation des finances à tous les regards ; par les assemblées provinciales, acheminement à la convocation des états généraux, j'appellerai la nation aux affaires ; j'obtiendrai la réforme de l'impôt, et quand l'impôt, réformé, pourra être accru sans barbarie, je rembourserai les emprunts. Alors, le royaume, enrichi et victorieux, me bénira de l'avoir sauvé de la banqueroute et mis en mesure de vaincre. L'opinion, qui m'aura servi d'instrument, deviendra le retentissement de ma renommée.

Il n'en fut pas autrement ; le seul nom de Necker inspira, dès l'abord une confiance illimitée. Les effets publics montèrent en France, tandis que, par un contraste dont put se vanter le nouveau ministre, les fonds anglais subirent une baisse considérable. Secrètement flattés de voir un des leurs à la suprême direction des finances, les banquiers le secondaient avec tant de ferveur que, pour couvrir le premier emprunt de vingt-quatre millions, ils n'attendirent même pas l'enregistrement de l'édit. Les portes du trésor royal s'ouvrirent, il est vrai, et l'on affecta d'y établir des gardes ; mais la journée finie, l'emprunt fut fermé, et le public ne put avoir des actions qu'en payant des primes aux banquiers[15]. L'emprunt avait la forme d'une loterie : une partie était remboursable par le sort à quelques prêteurs, l'autre se convertissait en rentes viagères. En deux années, plus de deux cents millions furent empruntés de la sorte avec une facilité surprenante. A la grande stupéfaction des financiers, le crédit, au lieu d'aller en s'affaiblissant, se développa précisément par l'usage qu'on en fit. Les étrangers s'empressèrent de souscrire, ils entrèrent pour un tiers dans les emprunts de Necker[16] : l'or de l'Europe affluait au trésor du roi de France. Les esprits, rassurés, purent donc se livrer aux émotions que leur apportaient les nouvelles du camp de Rhode-Island, et, à Versailles, bien des gentilshommes enviaient les blessures du marquis de Lafayette. A force de s'intéresser à des combats dont l'indépendance de l'Amérique devait être le prix, le peuple de France s'habituait aux préoccupations de la liberté ; et les plus clairvoyants, ceux-là surtout qui sentaient la Révolution gronder au fond de leur cœur, savaient gré au ministre des finances d'avoir trouvé dans le crédit de quoi faire marcher cette vieille France royaliste sous les drapeaux de la république armée.

Mais les succès de Necker lui attiraient autant d'inimitiés que ses réformes ; et l'on devine à quel concert de malédictions s'était exposé un homme qu'on voyait supprimer les receveurs des domaines, diminuer le nombre des fermiers et le chiffre de leurs scandaleux profits, réduire de quarante-huit à douze les receveurs généraux, décimer l'administration de la loterie, casser le bail des postes et mettre la ferme en régie, faire main-basse sur les intendants des finances, sortes de magistrats inconnus qui jugeaient souverainement dans leur cabinet les affaires contentieuses, et donnaient ensuite à signer aux ministres leurs décisions arbitraires[17]. Necker avait eu aussi l'audace d'étendre l'impôt des vingtièmes aux propriétés des membres du parlement ; et ces grands propriétaires ne lui pardonnaient pas de les avoir rabaissés au niveau de la roture. Quant aux gens de la haute finance, ils étaient bien plus irrités encore, parce qu'à leur ressentiment se mêlait un fond de jalousie. Que deviendrait leur importance dans l'État si l'on prenait le chemin de résilier les baux, et de changer les fermiers en simples régisseurs ? N'en arriverait-on point à se passer d'eux après les avoir ruinés ? et ceux qui avaient été victimes des suppressions poursuivaient Necker d'invectives. Ils le disaient parvenu au moyen de sourdes intrigues, et introduit dans l'entresol d'où Maurepas gouvernait la France, par un certain marquis de Pezai, correspondant mystérieux de Louis XVI et faiseur de petits vers à la Dorat. L'un d'eux[18] représentait le superbe Necker attendant au fond d'une remise, enveloppé dans une redingote, le retour de son protecteur clandestin.

A ces attaques personnelles se mêlèrent des reproches plus graves. On accusa, non sans raison, le ministre réformateur d'avoir donné à ses emprunts une forme immorale par la constitution de rentes viagères, ce qui était encourager l'égoïsme et comme inviter le père de famille à dévorer d'avance la fortune de ses enfants. Mais les ennemis de Necker allaient évidemment trop loin, lorsqu'ils lui imputaient de ne pas créer d'impôts pour servir de gage aux prêteurs, de n'établir aucun fonds d'amortissement. Les prêteurs, qui, du reste, aux yeux d'un ministre, doivent passer après l'État, sont toujours suffisamment avisés sur les risques à courir. Et la preuve qu'on leur offrait alors assez de garanties, c'est qu'ils prêtèrent jusqu'à cinq cent trente millions, sachant bien que Necker assurait par une réforme l'intérêt de chacun de ses emprunts, dont l'avantage était précisément de ne pas grever le trésor de rentes perpétuelles et de trouver leur amortissement naturel dans la mort successive des rentiers.

Il n'était certes pas nouveau qu'un ministre fût assailli des malédictions de ceux qu'il sacrifiait au bien public ; mais ce qui aurait pu surprendre, c'est que Necker eût contre lui, et les hommes dont il réformait les emplois et les écrivains qui, avant lui, avaient demandé ces réformes. Les économistes le harcelaient sans relâche. L'abbé Baudeau, l'âpre Condorcet, intolérant à force de conviction, s'indignaient de ne pouvoir l'accabler, et multipliaient les brochures haineuses[19]. Au fond, ce qu'ils ne lui pardonnaient pas, c'était sa hauteur envers la secte, et d'avoir osé mettre en question dans ses écrits le droit absolu de propriété. Le chevalier Turgot, frère de l'ancien ministre, et Condorcet s'en expliquaient hautement, avec feu : Malheureuse nation ! s'écriait le chevalier Turgot, tu ne te relèveras jamais des maux que Necker t'a préparés ; et il rappelait d'un ton violent le fameux chapitre qui termine le livre Sur la législation et le commerce des grains : Que devons-nous attendre, ajoutait-il[20], d'un ministre qui se passionne avec tant de fureur contre la classe des propriétaires en faveur de celle qui ne possède rien ? Attendons-nous à voir se renouveler en France les scènes des deux Gracchus. Il y en eut qui prononcèrent le nom de Law, croyant de la sorte insulter Necker.

En dépit de ces clameurs, le directeur des finances restait populaire. Il avait de son côté l'opinion publique, juge inattendu devant lequel il avait fait comparaître la monarchie. Suffire à la guerre d'Amérique sans impôts, n'était-ce point un prodige ? Sans impôts[21], avait dit Necker ; et cette formule, qui caractérisait la situation, était répétée, dans tout le royaume, par un peuple étonné que la victoire ne lui coutât rien. D'ailleurs, le ton sentimental des ouvrages du Genevois et l'art avec lequel il savait intéresser l'imagination aux plus arides questions de finances, lui avaient concilié la faveur des femmes, non-seulement parmi le tiers état, mais à la cour, à Versailles, dans le boudoir où Marie-Antoinette laissait échapper en paroles légères le secret de ses sympathies. L'altière comtesse de Brionne, la marquise de Coigny, madame de Simiane, la princesse de Beauveau, l'impérieuse duchesse de Grammont employaient au profit de Necker les séductions de la grâce ou l'empire du cœur. Madame de Tessé, madame de Blot, la comtesse de Châlons dépensaient leur esprit à soutenir le système des emprunts ; à prôner le ministre philosophe qui voulait faire de l'administration des finances, en même temps qu'une série d'opérations, une suite de pensées[22]. Elles allaient recueillant les nouvelles, répandant les bruits officiels, donnant des ordres, et poussant dans les rangs de l'opinion publique la clientèle de leur beauté. Elles montraient le marquis de Caslries charmé d'avoir été fait ministre par Necker, et le duc de Choiseul qui, par lui, espérait bien le redevenir.

La même admiration se manifestait ailleurs sous un plus sérieux aspect. Depuis la mort de madame Geoffrin, les philosophes s'étaient transportés chez madame Necker : leur haine contre les prêtres triomphait de l'élévation d'un protestant. Et néanmoins, on n'ignorait pas qu'une partie du haut clergé se ralliait à lui ; que le fougueux archevêque de Beau mont, si terrible aux jansénistes et aux convulsionnaires, était venu plusieurs fois s'asseoir, ami familier, à la table du calviniste Necker[23]. Le peuple des campagnes ne pouvait que bénir un ministre qui, loin d'augmenter l'impôt, aspirait à le diminuer en le réformant. La partie éclairée du tiers état suivait d'un œil attentif les innovations financières, l'ordre introduit dans la comptabilité par la concentration des diverses caisses au trésor royal, le développement du crédit, les projets d'humanité en faveur des pauvres, des prisonniers, des mendiants. Aux pamphlets hostiles, l'académicien Thomas, l'abbé Raynal opposèrent d'ardentes apologies. Il en parut où l'on crut reconnaître la plume distinguée de madame Necker et son caractère susceptible. On y repoussait vivement le reproche fait au directeur des finances d'avoir, par l'emprunt, soulagé les vivants aux dépens des races futures. Est-ce que les races ne sont pas solidaires ? Est-ce que les arrière-neveux ne vont pas se reposer à l'ombre de l'arbre que les aïeux ont planté ? S'il était vrai que la guerre d'Amérique dût être onéreuse aux générations à venir, n'en recueilleraient-elles pas le bénéfice ? Et n'était-ce rien que l'idée révolutionnaire, venue des plages lointaines comme une promesse d'affranchissement portée par la brise des mers ?

L'amour de la popularité était la passion de Necker, sa superstition, presque : il poursuivit ses plans.

Il y avait quelques années déjà que le marquis de Mirabeau avait dit : Une nation qui n'est pas représentée est semblable à un homme privé de la parole : il ne lui reste que ses bras pour faire connaître ce qu'il demande[24].

Fénelon appelait de ses vœux les assemblées provinciales, Turgot les proposa, Necker les établit.

Il mit sous les yeux du roi un mémoire confidentiel où il critiquait amèrement l'administration des intendants de province. Il les peignit pleins d'arrogance envers les faibles, timides devant les forts, absents à volonté, instruits par hasard, tranchant du souverain avec une morgue dont leur ignorance était la mesure. Si leur capacité était douteuse, en revanche leur ambition ne l'était pas. A moins d'une injustice éclatante, ils gouvernaient sans contradicteur, et le monarque était obligé de voir par les yeux de ceux-là même qu'il aurait eu besoin de juger[25]. Ainsi allait périr l'œuvre de Richelieu. Mais, institués dans le dessein de mater la noblesse, les intendants de province se trouvaient alors avoir épuisé leur mission. Richelieu les avait créés au profit de la royauté, contre les nobles : Necker les voulut détruire au profit du tiers état, contre la royauté.

Louis XVI céda ; il consentit à établir à titre d'essai, une assemblée provinciale dans le Berri, réputé, à cette époque, la province la plus misérable de France, et choisi précisément à cause de sa misère[26]. Il parut naturel d'essayer le remède sur la partie la plus malade.

Douze nobles, douze membres du clergé, vingt-quatre propriétaires des villes et des campagnes composèrent les quarante-huit membres de l'assemblée provinciale du Berri. Le roi ne se réserva pas le droit d'élection ; il désigna seulement seize membres qui furent chargés d'élire eux-mêmes les trente-deux autres. Il fut décidé que les suffrages se compteraient par tête et non par ordre. L'assemblée devait se tenir tous les deux ans pendant un mois ; et, dans l'intervalle, une commission, présidée par l'archevêque, était chargée d'exécuter les décisions prises[27], touchant la répartition et la levée des impôts.

Certes, de pareilles dispositions étaient bien timidement conçues ; trop de respect pour les choses du passé s'y montrait encore. Mais, nous l'avons dit, Necker ne possédait ni la force ni le courage de son intelligence, et son audace était restée dans ses livres. Il transigeait avec une révolution de surface, lui qui avait attaqué naguère l'ordre social en creusant jusqu'aux racines. Et toutefois, comment le nier ? Après les longues saturnales du pouvoir absolu et quand il fallait briser cette sinistre puissance que le mal puise souvent dans sa durée même, c'était déjà beaucoup que de tendre silencieusement à changer une monarchie despotique en royauté mixte. On pouvait prévoir que les propriétaires, invités à répartir les impositions, en viendraient à les vouloir voter ; que la nation, consultée sur l'impôt, aspirerait à donner son avis sur d'autres matières. Ce mot d'essai était fort modeste assurément ; mais enfin il contenait une promesse, il entr'ouvrait l'avenir.

Et en effet, l'assemblée provinciale du Berri fut comme l'ombre que dessine sur le mur l'arrivée de l'objet attendu. Un concile national, inévitable et prochain, se trouvait de la sorte annoncé : on eut en petit le modèle des ÉTATS GÉNÉRAUX.

Or, la tentative ici fut d'autant plus séduisante et féconde, qu'elle ne donna lieu à agiter aucune de ces questions terribles d'où allait sortir la première tempête : doublement du tiers, délibération en commun, vote par tête. Les travaux commencèrent, ils s'accomplirent au milieu d'un calme profond ; et l'assemblée provinciale du Berri, celle de la haute Guienne, tenue peu de temps après à Montauban, sous la présidence de l'évêque de Rodez, ne furent pas sans marquer leur passage par d'utiles efforts.

Dans le Berri, cinq cent dix-sept paroisses étaient commandées chaque année pour la corvée. Elles fournissaient, pendant huit jours, quarante mille manœuvres et douze mille voitures avec vingt-quatre mille chevaux ou paires de bœufs, ce qui élevait le nombre des journées de manœuvres à trois cent vingt mille et le chiffre des voitures à quatre-vingt seize mille. Ces journées, estimées pour les hommes à quinze sols et pour les voitures à quatre livres, imposaient aux corvéables une charge de six cent vingt-quatre mille livres. L'assemblée reconnut qu'on ne construisait pas, annuellement, plus de six lieues de chemin neuf, et jugeant qu'il pouvait y être pourvu au moyen de deux cent quarante mille livres, elle supprima la corvée en nature et la remplaça par une contribution en argent qui atteignit à peu près toutes les classes, le peuple directement néanmoins, et le clergé, les nobles, dans la personne de leurs fermiers[28].

Ainsi, le peuple était averti des avantages du régime représentatif ; et chaque amélioration votée dans les assemblées provinciales poussait la nation sur la pente des étals généraux.

Pendant ce temps, Necker soutenait le fardeau de la guerre sans en être accablé, tant la confiance des prêteurs lui fournissait de ressources. Achever des réformes commencées, en méditer de nouvelles[29], c'était sa vie. Tantôt, en renouvelant le bail de la ferme générale, il obtenait une économie de quatorze millions ; tantôt il procurait à l'État quelque bénéfice sur la taille ou sur les taxations des trésoriers par la réunion des caisses inutiles au trésor royal ; tantôt enfin il faisait vendre aux hôpitaux leurs immeubles, et leur offrait des placements au denier vingt. Sans trop s'inquiéter des colères qu'il soulevait, et le bon vouloir de Louis XVI lui venant quelquefois en aide, il porta la lampe jusque dans les plus obscures dépenses de la maison du roi et de la chambre aux deniers. Il régnait là un désordre dégradant, immense. Nombre d'officiers étaient à la fois fournisseurs, apprêteurs et convives ; si bien, qu'ils se faisaient payer par le roi les denrées qu'ils devaient eux-mêmes consommer. Derrière un simple panetier on rencontrait tel grand seigneur qui lui avait vendu sa charge et qui défendait à outrance ce qu'il osait appeler un patrimoine. Tout abus avait son propriétaire. Necker réduisit de moitié les dépenses, supprima la charge de grand maître de la maison du roi, les offices des contrôleurs généraux, les trésoriers de la bouche, de l'argenterie, des menus plaisirs, des écuries et de la maison de la reine.

Mais ces courtisans, si largement nantis, on les retrouvait encore sur le ténébreux registre des croupes, des dons faciles, des grâces. Que font au roi mille écus ? disaient-ils. — C'est la taille d'un village, répondait Necker.

Et quel trésor de scandales que le chapitre des pensions ! La seule famille de Noailles louchait un million sept cent cinquante mille livres. Il y avait tel personnage de la maison de Polignac qui avait quatre-vingt mille livres, uniquement parce que la reine aimait la comtesse Jules. Un ancien président recevait trois pensions montant à vingt-deux mille sept cent vingt livres, et toutes trois motivées sur ses fonctions de président, ainsi qu'on le découvrit plus tard[30]. Une pension de vingt-cinq mille livres avait été accordée à une dame dont il s'agissait de faciliter le mariage. Un coiffeur était pensionné comme ayant coiffé une fille du comte d'Artois, morte à l'âge de trois ans, avant d'avoir eu des cheveux.

Ce fut, on en doit convenir, d'une main tremblante que Necker remua tant de monstrueux abus, dont plusieurs, il est vrai, n'étaient pas encore à jour. Il aurait voulu reprendre les domaines engagés ; mais, effrayé de la puissance des familles qu'il aurait à braver, il hésita, il recula. Et cependant, millions sur millions disparaissaient dans le gouffre de la guerre ; des ressources prochaines étaient indispensables ; les assemblées provinciales, réduites à deux, n'offraient qu'un appui insuffisant : Necker résolut de saisir fortement l'opinion publique. Nous arrivons au Compte rendu.

Rendre ses comptes, non plus seulement au roi, mais au peuple français ; non plus pour se laver d'un soupçon, comme autrefois les contrôleurs généraux Desmarets et Lepelletier, mais pour constituer solennellement un tribunal populaire devant lequel on vînt dire : Ministre du roi, je ne suis que le serviteur de la nation…, c'était à coup sûr une grande et imposante nouveauté. La monarchie disparaissait de la sorte, un moment du moins : il ne restait sur la scène qu'un ministre devant le peuple.

La résolution prise, deux problèmes se présentaient : connaître la situation et la dire.

La connaître au juste était difficile, la dire franchement était dangereux. Ayant eu à soutenir, sans impôts, une guerre dispendieuse, Necker avait bien pu, à force d'économie et d'habileté, s'égaler aux circonstances, mais non les dépasser et les vaincre. Il était invraisemblable qu'il eût comblé, durant la guerre, un déficit constaté durant la paix. Éblouir l'opinion, voilà ce qu'il voulut ; mais il ne pouvait produire des chiffres triomphants, sans côtoyer, pour ainsi dire, un mensonge. Ressource coupable, et dont la gravité de la situation ne justifiait pas l'emploi ! Quand on ose recourir à la dangereuse maxime : le but justifie les moyens, il faut du moins que ce soit dans une de ces parties redoutables où l'homme d'État prouve par la grandeur de ses périls le désintéressement de ses passions, et où il apporte sa tête comme enjeu.

Armé d'un paradoxe, Necker prétendit qu'il y avait deux manières de rendre compte des finances :

L'une, préférable, disait-il, au premier coup d'œil, consistait à exposer l'universalité des recettes, et l'universalité des dépenses ;

L'autre, plus simple, plus évidente, consistait à ne composer le chapitre des revenus que des versements faits au trésor royal par les différentes caisses, déduction faite des charges que ces caisses étaient tenues d'acquitter, et à ne porter à la colonne des dépenses que les payements faits par ce même trésor royal.

 

Cette proposition contenait une erreur assez subtile. Il n'était pas vrai que les deux comptes pussent tenir lieu l'un de l'autre. Le premier était un compte de revenus ; le second un compte de caisse[31].

Rompu dès sa jeunesse au maniement de la comptabilité, Necker n'ignorait pas cette distinction ; il savait que la balance d'un compte est susceptible de varier au gré de celui qui dispose de la caisse ; qu'il peut grossir l'excédant de recette en ajournant certaines dépenses, tandis qu'il ne peut grossir l'excédant de revenu.

La situation devant ressortir de la comparaison des recettes et des dépenses effectuées par le trésor royal, l'habile financier se réservait le moyen d'arrêter cette situation au point où il le voulait. L'excédant de revenu était-il trop faible, il n'avait qu'à transporter à une caisse extérieure le payement d'une délégation jusqu'alors réservée au trésor royal. L'excédant de revenu paraissait-il trop fort, il annulait une délégation sur les caisses, la reportait au trésor, et la balance était changée.

Le Compte rendu fut assis sur cette base. Il présentait en revenus : 264.154.000 liv.

En dépenses : 253.954.000 liv.

Et, par conséquent, un excédant de 10.200.000 liv.

Résultat surprenant dont les amis et les adversaires du ministre demeurèrent également étourdis. Quoi ! M. Necker, en entrant au ministère, avait trouvé, de son propre aveu, un déficit de trente-neuf millions ; il avait eu à préparer la guerre, à y suffire pendant trois ans ; il n'avait créé aucun impôt ; ses économies et ses réformes n'étaient pas à comparer aux énormes charges qu'il avait fallu subir, et néanmoins, ce déficit de trente-neuf millions se convertissait par magie en un excédant de dix millions ! C'était à confondre tous les esprits.

Du reste, le langage du Compté rendu était monté sur un ton imposant. Necker y blâmait la monarchie d'avoir jusqu'alors fait un mystère de l'état des finances. Il dénonçait le mensonge des anciens édits, se raillant de ces préambules, trop souvent les mêmes pour être toujours vrais. Après avoir tracé gravement le tableau de ses réformes, il en parlait, tantôt avec complaisance, tantôt avec une modestie qui semblait n'être que la politesse de son orgueil. L'ordre qu'il avait introduit dans les affaires du trésor et qui régnait dans ses ouvrages, il le mit dans son exposé, sorte de traité élémentaire et lumineux, évidemment destiné à commencer l'éducation publique en matière d'administration. Profits de la finance, pensions, , domaines, forêts, dépenses de la maison du roi, impôts, corvées, commerce des grains, poids et mesures, monnaies, monts-de-piété, prisons, hôpitaux, il passa tout en revue ; et, après avoir montré du doigt les abus sans nombre qu'il avait réformés, il appela l'attention publique sur les asiles d'où elle se détourne trop souvent, sur la situation des enfants-trouvés, des indigents, de la population hâve des hospices, de tous les malheureux. La morale se mêlant ainsi à ses calculs, ses chiffres devenaient éloquents et pathétiques ; Il ne lui fut pas difficile d'éveiller la compassion des Français, quand il laissa entrevoir l'affreux spectacle des hôpitaux où plusieurs moribonds étaient entassés dans le même lit[32], et le spectacle non moins affreux de ces prisons où des criminels, tourmentés à plaisir par des moralistes farouches, n'avaient plus rien d'humain que leur infortune. La dernière pensée du Compte rendu fut une pensée personnelle, mais aussi honorable que hautaine. Je n'ai sacrifié, disait Necker en finissant, ni au crédit ni à la puissance. J'ai dédaigné les jouissances de la vanité. J'ai renoncé à la plus douce des satisfactions privées, celle de servir mes amis, ou d'obtenir la reconnaissance de ceux qui m'entourent. Si quelqu'un doit à ma simple faveur une pension, une place, un emploi, qu'on le nomme.

Le Compte rendu n'était pas un livre seulement, c'était un acte. Il produisit une sensation profonde. Six mille exemplaires furent vendus le jour même de l'apparition[33] et le travail de deux imprimeries ne put suffire aux demandes qui arrivaient de la province et des pays étrangers. A Londres, les partisans de la paix déposèrent le Compte rendu sur le bureau du parlement, et s'écrièrent qu'on ne pouvait continuer la guerre avec un royaume aussi prospère, aussi bien administré que la France.

Les amis de Necker s'enflammèrent, et ses ennemis furent déconcertés par l'enthousiasme universel. On épuisa en prose et en vers les formules de l'éloge. La nation, fière de son importance enfin reconnue, dévorait des pages déjà traduites dans toutes les langues de l'Europe. Elle ressemblait à un vigoureux et intelligent jeune homme qui, nouvellement émancipé, reçoit les comptes de son tuteur. Le génie de l'Angleterre, empreint dans le Compte rendu, était salué par le tiers état, tout plein de la lecture de Montesquieu. La gravure, cette imprimerie des pauvres et des illettrés, multiplia en l'honneur de Necker les estampes où l'on faisait parler haut l'allégorie. On vit le peuple se former en groupes, le long des quais de la Seine, autour de ces ouvrages faits pour agir sur l'opinion, qui les avait inspirés[34].

A Versailles le parti de Necker était le plus fort parce qu'il était le plus agissant. Jamais une affaire de mode ou de parure, jamais une question d'élégance n'avaient eu le privilège de passionner à ce point les grandes dames de la cour, notamment celles du cercle de la reine. Elles lisaient, elles vantaient ce Compte rendu tout chargé d'administration et de politique, qui prêchait la doctrine attristante des économies, et qui enseignait la tenue des livres de la France. Maurepas ne se mit pas en peine de braver autrement qu'en bons mots une approbation si bruyante : c'était sa manière de gouverner. S'apercevant que le Compte rendu était enveloppé d'une couverture bleue, il l'appela le conte bleu ; et le mot fut répété complaisamment par la vieille cour, par les économistes, médiocrement touchés que Necker fût de leur avis sur plusieurs points, et par beaucoup de nobles qui vivaient de la misérable industrie des pensions. Que signifiait ce bruit insolite ? Pour les fanatiques d'abus, l'opinion publique n'avait pas même le droit d'exister. Mais Necker, qui se sentait soutenu, se montra ferme d'abord, puis intolérant et irritable. Il parla d'envoyer à la Bastille les écrivains qui oseraient décrier un livre dont l'Angleterre s'était émue et d'où la paix allait sortir. Attaquer le Compte rendu, s'écriait-il indigné, c'est commettre un crime d'État, c'est brûler la flotte de Brest[35].

Souvent, la chute se trouve enveloppée dans le triomphe. Maurepas prit ombrage d'un ascendant qui lui paraissait une usurpation de sa propre influence. Déjà deux ministres, Sartines et Monbarrey, avaient été remplacés sans lui, malgré lui ; il se rappelait avec amertume qu'un jour, pendant qu'un accès de goutte le retenait à Paris, son collègue, admis seul auprès du roi, avait emporté la nomination de M. de Castries au ministère de la guerre ; il se vengea. Necker avait remis confidentiellement au roi un mémoire sur les assemblées provinciales, dans lequel les parlements n'étaient point ménagés : Maurepas, avec une indiscrétion calculée, mit au jour le libelle et en fit attaquer l'auteur. Blessé alors jusqu'au fond de l'âme, le directeur des finances voulut que le succès d'une démarche d'éclat témoignât hautement de son crédit. Non content de voir se ranger autour de lui la princesse de Poix, les Noailles, la duchesse de Polignac, les amis de Marie-Antoinette, il prétendit à engager le roi dans sa querelle, il demanda le titre de ministre d'État et l'entrée au conseil, d'où sa qualité de protestant l'avait tenu éloigné. Il offrait sa démission, en cas de refus. Maurepas fut d'avis qu'on lui accordât l'entrée au conseil, s'il abjurait solennellement les erreurs de Calvin[36]. Il le savait incapable d'une telle bassesse. Le roi reçut donc, le 19 mai, la démission du directeur des finances. Elle était écrite sur un petit carré de papier sans titre ni vedette, et la forme en parut si insolente à Louis XVI qu'il jura de ne plus employer Necker[37].

La nouvelle d'une disgrâce si peu attendue fut accueillie avec une sombre colère. La nation se crut offensée. La foule se répandit dans les promenades, dans les cafés, dans les rues ; mais partout régnait un silence extraordinaire[38]. Bourboulon, auteur des Observations sur le Compte rendu, ayant été aperçu au Palais-Royal, le peuple le poursuivit de ses menaces. Necker était allé s'établir à sa maison de campagne de Saint-Ouen, près Paris : une longue file de carrosses l'y suivit. C'était à qui s'empresserait de le complimenter. L'archevêque de Paris avait donné l'exemple ; et l'on remarqua parmi les visiteurs le duc d'Orléans, le duc de Chartres, les Richelieu, les Luxembourg, le duc de Choiseul, le prince de Condé. Qu'on était loin du temps où, par un simple froncement de sourcil, Louis XIV pouvait condamner un ministre à l'isolement d'une disgrâce universelle !

Telle fut la première administration de Necker. Il eut à la fois pour lui et ceux qui, jugeant la Révolution inévitable, la redoutaient, et ceux qui la voulaient puissante, étendue, décisive. Les uns applaudirent dans sa personne l'homme qui semblait le plus capable de prévenir l'emportement des passions populaires, en ménageant quelques issues à la liberté. Les autres l'encouragèrent à ouvrir la carrière, bien résolus, s'il refusait d'avancer, de le laisser en chemin.

Quant à Necker, il ne prévoyait certes pas que, d'un seul bond, la Révolution passerait sur lui !

 

 

 



[1] Charles Botta, Hist. de la guerre d'Amérique, t. III, liv. VIII, p. 88.

[2] Rapport confidentiel au roi par M. de Vergennes.

[3] Expression de Lafayette lui-même : voyez ses Mémoires, publiés par sa famille, t. I, p. 9.

[4] Mémoires de madame Campan, t. I, p. 232.

[5] L'Observateur anglais, t. VIII, lettres IV et V.

[6] Charles Botta, Hist. de la guerre de l'indépendance des Etats-Unis, t. III, p. 300.

[7] Charles Botta, Hist. de la guerre de l'indépendance des États-Unis, t. III, p. 303.

[8] Mémoires historiques et politiques du règne de Louis XVI, t. VI, p. 55.

[9] Nougaret, Règne de Louis XVI, t. IV, p. 407.

[10] Nougaret, Règne de Louis XVI, t. V, p. 126, 128.

[11] L'Observateur anglais, t. VI, p. 180, 181.

[12] Compte rendu au roi par M. Necker, directeur général des finances au mois de janvier 1781, 1re partie. De l'imprimerie royale.

[13] Compte rendu de Necker, IIe partie, p. 27.

[14] Rapport confidentiel au roi, public par Soulavie, dans ses Mémoires historiques sur le règne de Louis XVI, p. 208-213.

[15] Soulavie, Mémoires historiques et politiques du règne de Louis XVI, t. IV, p. 51.

[16] Monthyon, Particularités sur les ministres des finances, p. 246.

[17] L'Observateur anglais, t. VI, p. 183, lettre VII.

[18] Sénac de Meilhan, Du gouvernement, des mœurs et des conditions en France, p. 168.

[19] Mémoires historiques, t. IV, p. 32.

[20] Mémoires historiques, t. IV, p. 26.

[21] Nougaret, Règne de Louis XVI, t. V, p. 251.

[22] Expression de Necker lui-même.

[23] Mémoires historiques et politiques, t. IV, p. 721.

[24] Voyez le Mémoire sur l'utilité des états provinciaux, cité dans le premier volume de cet ouvrage, et imprimé à la suite de l'Ami des hommes.

[25] Mémoire sur les assemblées provinciales, remis secrètement au roi par Necker. — Il fut publié plus tard traîtreusement par M. de Maurepas, et contribua beaucoup à la chute du ministre des finances en soulevant contre lui les parlements, maltraités dans ce mémoire.

[26] Essai sur les assemblées provinciales, par M. le baron de Girardot.

[27] Arrêt du 12 juillet.

[28] Necker, Administration des finances de France, t. II, p. 229 et suiv.

[29] Compte rendu de Necker, p. 6.

[30] Livre rouge.

[31] Un particulier a, par exemple, un retenu de six mille francs, et cinq mille francs de dépenses. Son excédant de revenu est donc de mille francs. Supposons qu'une année il charge ses fermiers de payer pour lui quatre mille francs à ses fournisseurs et de lui remettre le reste. Il se trouvera posséder un excédant de recette de deux mille francs, c'est-à-dire double de son excédant de revenu. Ce n'est donc pas sur l'état de sa caisse qu'on peut juger de l'état de sa fortune, à moins qu'il n'ait payé toutes ses dépenses.

[32] Voyez l'édition du 11 mai 1781, et le Compte rendu.

[33] Correspondance de Grimm, t. X, p. 402 ; février 1781.

[34] Il ne parut pas moins de soixante-six gravures sur le premier ministère de Necker, parmi lesquelles dix-huit se rapportant au Compte rendu.

[35] Monthyon, Particularités sur les ministres des finances.

[36] Sur l'administration de M. Necker, par lui-même.

[37] Réponse du roi au mémoire de M. de Castries, en faveur de M. Necker.

[38] Correspondance de Grimm, t. X, p. 434. Édit. Furne.