Des deux révolutions dont va s'ouvrir le spectacle, l'une marquée à l'empreinte de Voltaire, sera aisément victorieuse et presque aussi semblable à une fête qu'à un combat ; l'autre, issue de Jean-Jacques, n'aura qu'une majesté funèbre et finira par une catastrophe. Or, ce tragique contraste, il semblait avoir été présagé par les destinées, si diverses, de Voltaire et de Jean-Jacques. Quel jour que celui où dans Paris, devenu révolutionnaire, dans Paris déjà frémissant et prêt à passer de la théorie à l'action, ce cri s'éleva tout à coup : Voltaire est ici ! Les pouvoirs du temps restèrent frappés de stupeur ; les prêtres se troublèrent ; le peuple s'agita ; et, aussitôt, poètes, artistes, philosophes, princes de la parole ou de la pensée coururent à l'envi s'incliner devant l'hôte inattendu. Quelques-uns s'y refusèrent, pourtant ; et Bernardin de Saint-Pierre répondit à Rousseau, qui l'interrogeait[1] : Je serais trop embarrassé en abordant un homme qui a des peuples pour clients et des rois pour flatteurs. Mais le nombre fut petit de ceux que la fierté retint à l'écart : le courant du siècle aboutissait à Voltaire. Car l'admiration des hommes n'est presque jamais désintéressée ; ce que leur enthousiasme salue volontiers dans un mortel d'élite, ce n'est pas tant la beauté que l'à-propos de son génie. Et Voltaire était précisément le grand homme dont la société d'alors avait besoin. On sait que Franklin étant venu lui présenter son fils à bénir, il étendit les mains sur la tête de l'enfant et prononça ces paroles : Dieu et la liberté ! Paroles admirables si tout ce qui est incomplet n'était pas trompeur, et si là où l'égalité, la fraternité ne sont pas, la liberté pouvait être ! Mais la vraie formule, la formule libératrice n'était pas trouvée encore ; et, séduit par deux mots que l'ancienne oppression lui faisait aimer, le peuple s'abandonnait sans défiance à leur magique douceur. La foule se pressait donc sous les fenêtres de Voltaire, heureuse de le posséder et tout entière à l'impatience de l'applaudir, On racontait les prodiges de cette vie sans égale ; on comptait les changements qu'elle avait apportés dans le monde : Rome étonnée d'un tel ennemi, le catholicisme à demi vaincu, la division introduite parmi les vieilles puissances, Calas réhabilité, les mœurs adoucies, les parlements réduits au désaveu de leur fanatisme, et, comme conséquence suprême du droit, de contrôle, la dignité de l'esprit humain proclamée aussi inviolable que Dieu. Il y en eut que l'arrivée du philosophe épouvanta. Mais dans leurs temples qui allaient devenir déserts, du pied de leurs autels insultés, les prêtres lançaient en vain l'anathème : Voltaire âgé de quatre-vingt-quatre ans, Voltaire malade, Voltaire épuisé, déconcertait leurs colères et triomphait. Le bruit courut, cependant, qu'atteint d'un mal jugé mortel, il avait appelé un confesseur et demandé pardon à l'Église[2]. Mais cet homme dont la vie n'avait été qu'un long sarcasme, on se plut à le supposer railleur jusque dans l'agonie. L'Eglise elle-même, que sa soumission vengeait, n'osa croire à la sincérité de Voltaire pénitent : de sorte que, venant de lui, un acte de faiblesse eut la portée d'un scandale. Il se ranima, d'ailleurs, comme pour ne rien perdre du rêve heureux dans lequel il allait s'éteindre. Lorsqu'il alla voir représenter sa dernière tragédie, ce fut dans Paris une exaltation sans exemple. Des milliers d'hommes couvraient la route à parcourir. Sa voiture est aperçue au loin ; et aussitôt, poussant un grand cri, tous se précipitent. il descendit, appuyé sur des bras fidèles. Une superbe fourrure de martre zibeline, présent d'impératrice, une perruque à nœuds grisâtres, de longues manchettes de dentelles, voilà sous quel aspect il apparaissait aux Parisiens étonnés et ravis[3]. Ses yeux brillaient d'un éclat que faisaient ressortir la fatigue de ses traits et la pâleur de son visage ; il jouissait de sa gloire avec passion ; il était ému ; et la solennité du moment avait cette fois banni de sa lèvre moqueuse le sourire accoutumé. Au théâtre, dès qu'il parut, la salle entière se leva. Debout dans leurs loges, les femmes tendaient les mains vers le poète comme vers un être qu'on invoque. Beaucoup versaient des larmes d'attendrissement ; quelques-uns se mirent à genoux. Lui, faible, la figure altérée, il se penchait sur cette foule, la remerciant du geste et près de succomber à l'ivresse de son cœur. Ils le couronnèrent ; ils couronnèrent devant lui son buste, afin qu'il assistât vivant aux fêtes de son immortalité... Deux mois après, il n'était plus[4]. On a écrit que, blessé mortellement dans un combat, avant d'avoir frappé les derniers coups que sa haine préparait au christianisme, l'empereur Julien recueillit dans sa main le sang qui coulait de sa blessure et le lança vers le ciel en s'écriant : Galiléen, tu as vaincu. Voltaire ne fut pas condamné à de semblables imprécations : il expira dans la pompe et le bruit d'un triomphe. Pendant ce temps, Jean-Jacques Rousseau consumait les restes de sa vie dans l'isolement et la douleur. A cet esprit qui ne connut pas le repos, à cette grande âme déchirée, il aurait fallu des amis d'une bonté patiente ; et Rousseau n'avait eu guère que des protecteurs ou des juges. La plupart n'avaient loué son génie que pour être en droit de ne pas compatir a ses maux : on s'était cru suffisamment juste en l'admirant, lui qui avait besoin qu'on l'aimât ! Il devint triste jusqu'à l'excès, soupçonneux jusqu'à la folie... pourquoi ? Parce que le spectacle des choses ne répondait ni à la sublimité de son désir ni à l'héroïsme de ses conceptions ; parce que, sachant l'homme bon, il n'avait pu se résigner à trouver les hommes méchants ; parce que, apôtre d'une doctrine de fraternité, il assistait à un mouvement de dissolution derrière lequel il pressentait des abîmes ; parce qu'enfin, possédant des trésors de tendresse et ne rencontrant dans personne une puissance d'aimer égale à la sienne, il s'était vu réduit a fermer son cœur. De là ses fautes, expiées par ses douleurs. Et quelles douleurs ! Victime d'un complot imaginaire, environné d'ennemis, fantômes de son imagination malade, il s'efforçait en vain d'échapper à lui-même, soit qu'errant loin des sentiers battus, il demandât à la nature l'oubli des humains, soit qu'immobile, le regard perdu à travers les profondeurs de l'espace, il se cherchât un refuge dans le monde de ses pensées. Vers la fin, il était sujet à des accès d'égarement, qui chez lui s'annonçaient par des signes bien connus de ses rares visiteurs. Que de fois, par exemple, il leur arriva de le surprendre se retournant sur sa chaise, passant le bras par-dessus le dossier, et imprimant à ce bras, ainsi suspendu, un mouvement semblable a celui du pendule[5] ! Alors un nuage s'étendait sur son front ; sa mélancolie habituelle se changeait en désespoir, et le désordre de ses sentiments se répandait en discours pleins d'un amer délire. Pauvre, il l'avait toujours été, et jamais il ne s'en était plaint tant qu'il avait pu porter fièrement sa misère et se garantir, à force de travail, du joug des bienfaits. Mais l'heure vint où, son activité cédant à la vieillesse, il vit ses ressources diminuer de jour en jour ; sa femme perdit la santé ; à son tour, il tomba malade ; et, dès ce moment, il compta l'indigence au nombre de ses malheurs. En peine de son lendemain, il écrivit sur un papier qui porte la date de février 1777, ces lignes déchirantes : Ma femme est malade depuis longtemps. Réduits à vivre absolument seuls, et néanmoins hors d'état de nous passer du service d'autrui, il ne nous reste, dans les infirmités et l'abandon, qu'un seul moyen de soutenir nos vieux jours : c'est de trouver quelque asile où nous puissions subsister à nos frais, mais exempts d'un travail qui dépasse nos forces, et de détails et de soins dont nous ne sommes plus capables. Du reste, de quelque façon qu'on me traite, qu'on me tienne en clôture formelle ou en apparente liberté, dans un hôpital ou dans un désert, avec des gens doux ou durs, faux ou francs (si de ceux-ci il en est encore), je consens à tout, pourvu qu'on rende à ma femme les soins que son état exige, et qu'on me donne le couvert, le vêtement le plus simple et la nourriture la plus sobre jusqu'à la fin de mes jours, sans que je ne sois plus obligé de me mêler de rien[6]... Ce fut dans ces cruelles circonstances que M. Stanislas Girardin pria Rousseau d'accepter un asile. Une hospitalité prévoyante attendait l'auteur d'Émile à peu de distance de Paris, au sein d'une campagne riante, dont plusieurs sites lui devaient rappeler les rivages heureux de Vevay et les rochers de Meillerie. Un petit pavillon lui était offert près du château d'Ermenonville, jusqu'à ce qu'au milieu d'un ancien verger, en des lieux disposés suivant la description de l'Elysée de Clarens, on lui eût préparé une habitation toute remplie des images de la Nouvelle Héloïse[7]. Le pauvre vieillard ne sut pas résister à la tentation de voir des arbres, de respirer l'air des coteaux : il accepta et partit. Mais la tristesse avait pris trop impérieusement possession de lui pour qu'il se déshabituât de souffrir. Jeté dans un siècle auquel il se sentait étranger, il devait, comme tous les précurseurs, être martyr de sa propre gloire. Aussi, rien ne put assoupir ses peines et le sauver du découragement de vivre : ni les soins d'une généreuse famille, ni le libre séjour des bois, si cher à sa sauvage inquiétude, ni son affection pour le plus jeune enfant de son hôte, compagnon gracieux de ses promenades et qu'il nommait son petit gouverneur[8], ni enfin le calme des heures employées à rassembler des fleurs, à cueillir des plantes, à rêver le long des eaux endormies, à interroger Dieu dans la solitude. Le 2 juillet 1778[9], Rousseau se leva de grand matin et sortit. Mais, au lieu de se rendre au château, selon son habitude, il alla saluer la naissance du jour. Il rentre, fait infuser dans une tasse de café quelques plantes, rapportées de sa promenade ; et, comme si, dans le pressentiment d'une fin prochaine, il eût craint de laisser après lui une injustice, il demande qu'on paye un ouvrier auquel une petite somme était due. Thérèse prit de l'argent et descendit ; mais à peine avait-elle atteint le bas de l'escalier, qu'elle entendit des gémissements. Effrayée, elle remonte, et trouve Rousseau assis sur une chaise de paille, le coude appuyé sur une commode et les traits marqués d'une fatale empreinte. Bientôt, madame de Girardin se présente. Alors, se tournant vers elle d'un air affectueux et triste : Madame, lui dit Rousseau, je souffre cruellement. Votre sensibilité ne doit pas être mise à l'épreuve d'une pareille scène et de la catastrophe qui la terminera. Il témoignait en termes suppliants le désir de rester seul avec sa femme : madame de Girardin se retira. Il fit ouvrir les fenêtres, et d'une voix profondément émue : Quelle éclatante journée ! que la verdure est belle ! que la nature est grande ! Être éternel, l'âme que tu vas recevoir dans ton sein est aussi pure qu'elle l'était quand elle en sortit. Fais-la jouir de ce bonheur qu'il ne sera plus au pouvoir des hommes de troubler. Puis, à la vue de Thérèse qui fondait en larmes : Ma chère femme, lui dit-il, ne pleurez pas. Le moment approche que j'avais tant souhaité. Je vais être heureux. Et il la fit asseoir près de lui, la consolant par de douces paroles, se reprochant de l'avoir appelée au partage d'une existence amère, et se reposant dans la certitude qu'il ne la laissait pas sans soutiens et sans amis. Il parla de son petit gouverneur ; des pauvres du village, qui ne manqueraient pas de prier Dieu pour lui ; d'un présent de noces qu'il destinait à de bonnes gens dont il avait arrangé le mariage et qu'il fallait leur donner. Cependant, ses douleurs devenaient de plus en plus vives. Tout à coup il se lève, dans un état d'inexprimable exaltation : Pas un nuage au ciel. Voyez-vous cette lumière immense ?... Voilà Dieu, oui Dieu lui-même... Ah ! je sens dans ma tête des secousses terribles... mes entrailles se déchirent... Être des êtres ! Il fit quelques pas... qu'arriva-t-il alors ? A-t-on eu raison de croire que le pistolet acheva ce que le poison avait commencé ? Rousseau avait-il oublié sa belle lettre contre le suicide ? Se jugeait-il dans une de ces situations exceptionnelles où l'homme reçoit de la souffrance le droit de commander à la vie ? Seule, Thérèse était présente ; et elle a dû nier le suicide, pour qu'on ne lui en imputât point la fatalité. Ce qui est certain, c'est que lorsqu'on accourut, aux cris poussés par elle, on aperçut Jean-Jacques renversé sur le carreau. Il avait un trou profond à la tête, et Thérèse était couverte du sang qui avait rejailli du front de son mari. On releva l'infortuné : à dix heures du matin, il était mort. Le 4 juillet, ses dépouilles mortelles traversaient à minuit l'île des Peupliers. Quelques amis, parmi lesquels des étrangers, suivaient en silence. L'air était calme ; la lune éclairait le cercueil. Cette île des Peupliers est une retraite mélancolique et obscure. Des coteaux environnent et cachent le petit lac qui l'entoure, lac ignoré dont jamais le vent ne tourmente la surface. Il n'y a dans l'île que du gazon, des peupliers et des roses. Là Jean-Jacques Rousseau fut déposé à l'abri des agitations humaines et au milieu des fleurs qu'il aimait ; là il reposa, la face tournée vers le soleil levant. Ainsi s'éteignirent, à un mois d'intervalle, ces deux grands flambeaux : Voltaire et Jean-Jacques. Parmi les dates historiques, leur double mort est une des plus imposantes ; car elle détermine le moment précis où la pensée se fit homme et où deux doctrines rivales devinrent deux révolutions. |
[1] Bernardin de Saint-Pierre, t. XII des Œuvres.
[2] Condorcet, Vie de Voltaire, t. I des Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, p. 294. — Correspondance de Grimm, t. X, p. 22, édit. Furne. — Paillet de Warcy, Hist. de la vie et des œuvres de Voltaire, p. 360.
[3] Correspondance de Grimm, t. X, p. 6.
[4] Voyez sur ce triomphe, outre les ouvrages précités, l'Histoire de Voltaire, par Duvernet.
[5] De Jean-Jacques Rousseau, par Corancez, p. 41. — Cet opuscule, extrêmement curieux, n'a été tiré qu'à quarante ou cinquante exemplaires. Celui que nous avons sous les yeux nous a été confié par la fille de Corancez, madame Cavaignac.
[6] Lettre citée dans l'ouvrage de Corancez, p. 56.
[7] Lettre à Sophie, comtesse de ***, par René Girardin.
[8] Lettre à Sophie, comtesse de ***, par René Girardin.
[9] La mort de Jean-Jacques a donné lieu à une polémique assez vive entre M. Musset Pathay et M. Stanislas de Girardin. C'est en rapprochant cette polémique de l'ouvrage de Corancez, des Lettres de madame de Staël sur Rousseau, de la Correspondance de Grimm, des déclarations contradictoires de Thérèse Levasseur, et des pièces officielles, que nous avons composé le récit de cette mort de Jean-Jacques, objet de tant d'assertion diverses, et si longtemps enveloppée de ténèbres.