Situation du peuple avant la Révolution : jurandes et maîtrises ; les mendiants ; les corvées ; la milice ; tableau des violences et des iniquités de l'impôt. — École de l'individualisme : Quesnay, Mercier, de La Rivière, le marquis de Mirabeau ; Gournay. Turgot représente cette école et la résume. — École de la fraternité : Morelly, Mably. — Débats redoutables. — Galiani et ses Dialogues. — Lutte entre Turgot et Necker. — Leur entrevue. — Turgot, ministre ; doctrine qu'il apporte au pouvoir. — Guerre des farines. — Abolition des corvées. — Chute des corporations. — Triomphe de l'individualisme en industrie. — La Révolution est accomplie dans les idées.La Révolution ne devait pas bouleverser seulement le domaine de la religion et celui de la politique, elle devait aussi transformer l'industrie et donner à la vie du peuple une physionomie nouvelle. Ainsi, pénétrer au sein de la société d'autrefois ; porter la lampe dans ces tristes profondeurs ; décrire la longue et cruelle agonie de vos pères, hommes du peuple ! et dire ensuite par quels penseurs, au nom de quel principe, furent provoqués les premiers soulèvements, telle est la tâche qu'il faut remplir pour faire comprendre une révolution qui ne nous apparaîtrait, sans cela, que comme le rêve sanglant d'un pays en délire. Mais, dans les maux d'un siècle éteint, peut-être allons-nous retrouver des douleurs encore vivantes, des douleurs qui auront changé de nom sans changer de nature. Dans ces millions de victimes que la Révolution vengea et dont elle espérait affranchir la race, peut-être vont-ils se reconnaître ceux qui, de nos jours, s'étonnent après tant d'efforts de leur misère immuable. Eh bien, que ceux-là même se gardent du désespoir. Si l'histoire nous montre la vie de l'humanité se composant d'une innombrable série de morts, elle nous prouve aussi que chaque nouveau genre d'oppression amène une moindre somme de calamités et que le mal s'épuise par la diversité de ses formes. Oui, au bruit de ce vaste gémissement qui se prolonge de siècle en siècle, et sur cette route où tant de générations périssent misérablement broyées, l'humanité marche d'un pas sûr vers la lumière, vers la justice, vers le bonheur. Quel était, avant la Révolution, l'état de la société ? Quelle situation faisaient au peuple les jurandes et les maîtrises, les corvées, la milice, les édits sur la mendicité, les impôts levés par les traitants ? Voilà le tableau que nous avons d'abord à tracer. La devise des six corps de marchands[1] de la ville de Paris avait pour âme ces mots : Vincit concordia fratrum. La fraternité fut donc le sentiment qui présida, dans l'origine, à la formation des communautés de marchands et artisans, régulièrement constituées sous le règne de saint Louis. Car dans ce moyen âge qu'animait le souffle du christianisme, mœurs, coutumes, institutions, tout s'était coloré de la même teinte ; et parmi tant de pratiques bizarres ou naïves, beaucoup avaient une signification profonde. Lorsque, rassemblant les plus anciens de chaque métier, Étienne Boileau fit écrire sur un registre les vieux usages des corporations, le style même se ressentit de l'influence dominante de l'esprit chrétien. Souvent, la compassion pour le pauvre, la sollicitude pour les déshérités de ce monde se font jour à travers la concise rédaction des règlements de l'antique jurande. Quand les maîtres et jurés boulangers, y est-il dit, iront par la ville, accompagnés d'un sergent du Châtelet, ils s'arrêteront aux fenêtres où est exposé le pain à vendre, et si le pain n'est pas suffisant, la fournée pourra être enlevée par le maître. Mais le pauvre n'est point oublié, et les pains qu'on trouve trop petits, on les distribue au nom de Dieu ; ceux que l'on trovera petits, li juré feront doner por Dieu le paix[2]. Et si, en pénétrant au sein des jurandes, on y reconnaît l'empreinte du christianisme, ce n'est pas seulement parce qu'on les voit, dans les cérémonies publiques, promener solennellement leurs dévotes bannières et marcher sous l'invocation des saints du paradis ; ces formes religieuses cachaient les sentiments que fait naître l'unité des croyances. Une passion qui n'est plus aujourd'hui ni dans les mœurs ni dans les choses publiques, rapprochait alors les conditions et les hommes : la charité. L'Église était le centre de tout. Autour d'elle, à son ombre, s'essayait l'enfance des industries. Elle marquait l'heure du travail, elle donnait le signal du repos. Quand la cloche de Notre-Dame ou de Saint-Merry avait sonné l'Angélus, les métiers cessaient de battre, l'ouvrage restait suspendu, et la cité, de bonne heure endormie, attendait le lendemain que le timbre de l'abbaye prochaine annonçât le commencement des travaux du jour[3]. Mêlées à la religion, les corporations du moyen âge y avaient puisé l'amour des choses mystérieuses et la superstition, poésie de l'ignorance ; mais protéger les faibles était une des préoccupations les plus chères au législateur chrétien. Il recommande la probité aux mesureurs ; il défend au tavernier de jamais hausser le prix du gros vin, commune boisson du menu peuple[4] ; il veut que les denrées se montrent en plein marché, qu'elles soient bonnes et loyales, et afin que le pauvre puisse avoir sa part, au meilleur prix, les marchands n'auront qu'après tous les autres habitants de la cité, la permission d'acheter des vivres[5]. Ainsi, l'esprit de charité avait pénétré au fond de cette société naïve qui voyait saint Louis venir s'asseoir à côté d'Étienne Boileau, quand le prévôt des marchands rendait la justice[6]. Sans doute on ne connaissait point alors cette fébrile ardeur du gain qui enfante quelquefois des prodiges, et l'industrie n'avait point cet éclat, cette puissance qui aujourd'hui éblouissent, mais du moins la vie du travailleur n'était pas troublée par d'amères jalousies, par le besoin de haïr son semblable, par l'impitoyable désir de le ruiner en le dépassant. Quelle union touchante, au contraire, entre les artisans d'une même industrie ! Loin de se fuir, ils se rapprochaient l'un de l'autre, pour se donner des encouragements réciproques et se rendre de mutuels services. Dans le sombre et déjà vieux Paris du treizième siècle, les métiers formaient comme autant de groupes. Les bouchers étaient au pied de la tour Saint-Jacques. La rue de la Mortellerie rassemblait les maçons. La corporation des tisserands donnait son nom à la rue de la Tixeranderie qu'ils habitaient. Les changeurs étaient rangés sur le Pont-au-Change, et les teinturiers sur les bords du fleuve. Or, grâce au principe d'association, le voisinage éveillait une rivalité sans haine. L'exemple des ouvriers diligents et habiles engendrait le stimulant du point d'honneur. Les artisans se faisaient en quelque sorte l'un à l'autre une fraternelle concurrence. Ajoutez à cela que l'intérêt public n'avait pas été perdu de vue ; car c'était pour porter les ouvrages d'art et d'industrie à leur plus haut degré de perfection, qu'on avait confié aux ouvriers anciens et expérimentés la direction des novices. Malheureusement, à côté d'un principe d'ordre et d'amour, les corporations de métiers renfermaient un principe d'exclusion. Il y avait bien dans la société une famille de travailleurs, mais cette famille n'admettait pas tous ceux qui avaient besoin de travailler pour vivre. Là était le vice fondamental de l'institution. Il y parut à peine dans les premiers temps, et à côté du mot fatal s'il a de coï, le Livre des Métiers porte presque à chaque page ces mots que la liberté dictait : Il est permis à cil qui voudra, ou encore le puet franchement. Mais quand un germe de tyrannie existe quelque part, il n'est qu'un moyen de l'empêcher de grandir, c'est de l'extirper. L'esprit de fraternité habitait l'édifice : l'esprit d'oppression ne tarda pas à venir veiller aux portes. Peu à peu le sentiment chrétien s'affaiblissant, le bien diminua, le mal s'accrut ; et ce qui avait été d'abord une grande école pour la jeunesse des travailleurs[7] finit par se transformer en une association jalouse de son savoir, et de plus en plus exclusive, de plus en plus tyrannique. Il aurait fallu combattre cette mauvaise tendance des corporations : les rois de France, par avidité, l'encouragèrent, On vendit aux communautés mille odieux privilèges ; on leur permit, moyennant finance, de limiter le nombre des apprentis ; on alla jusqu'à délivrer à prix d'or des lettres de maîtrise, sans que les titulaires fussent tenus à faire épreuve ou apprentissage. Bientôt, le travail organisé offrant à l'impôt une proie facilement saisissable, on fouilla cette mine jusqu'à l'épuiser. On créa, on vendit une multitude inouïe d'offices, que les jurandes étaient ensuite obligées de racheter : offices de syndics, de contrôleurs, d'inspecteurs, de mesureurs, de visiteurs, de commissaires de toute espèce. Et comme l'édit de Louis XIV avait étendu au royaume entier l'esprit réglementaire renfermé dans les villes jurées par les édits de Henri III, l'industrie française se trouva pour ainsi dire affermée à des compagnies exclusives. Celles-ci, de leur côté, ne manquèrent pas, en élevant le prix des marchandises, en aggravant les conditions pécuniaires de l'apprentissage, de rejeter sur le peuple le fardeau dont la royauté les accablait. Si bien qu'au dix-huitième siècle, le noble et fécond principe d'association disparaissait, dans les jurandes, derrière un monstrueux mélange d'abus et d'iniquités. Lorsqu'on passe en revue les innombrables obstacles qu'à la veille de la Révolution, le pauvre valide devait absolument franchir pour exercer une- profession, pour arriver à vivre de son travail, on demeure saisi de douleur et presque d'épouvante. Et d'abord, chaque maître ne pouvant avoir plus d'un apprenti[8], trouver un maître était une première difficulté. L'apprentissage était la seconde. Les frais s'élevaient à une somme si considérable, que beaucoup mouraient avant d'y atteindre. Il fallait que l'apprenti passât devant notaire un brevet par lequel il s'engageait à servir le maître pendant cinq ou six ans, non pas en recevant un salaire, mais en payant au contraire les services qu'il allait rendre. Le brevet une fois enregistré au bureau de la communauté, l'aspirant avait à solder, en entrant, les droits de cire, de chapelle, de confrérie, de bienvenue ; il devait payer les honoraires des gardes, payer ceux des jurés, payer ceux du clerc. Pour être admis à l'apprentissage dans les moindres professions, il n'en coûtait pas moins de cinq cents livres[9]. Pendant les sept ans qui formaient la durée moyenne de l'épreuve, l'apprenti était soumis à une imposition annuelle, destinée à l'acquit des charges de la communauté. Jusqu'à l'expiration du service, il ne s'appartenait pas. Son maître tombait-il malade, on le pouvait vendre à un autre pour le temps qui lui restait à servir. Changeait-il de maître, c'était trente livres pour le transport du brevet. Changeait-il de boutique, il payait encore, dans certains métiers, pour cette mutation. Que le maître mourût sans héritiers, l'apprenti n'en était pas plus libre ; il devait aller demander à la prévôté un nouveau maître[10]. Enfin, on lui permettait de se racheter à prix d'argent, non de se marier. Après l'apprentissage, commençait une seconde servitude, celle du compagnon. Parfaitement instruit dans son art, le compagnon en portait les insignes. On le voyait suspendre à une de ses boucles d'oreilles un fer à cheval s'il était maréchal ferrant, une équerre et un compas s'il était charpentier, une essette et un martelet s'il était couvreur[11] ; mais ces emblèmes dont il avait le droit de se parer et qu'il n'étalait pas sans quelque orgueil, n'était qu'une vaine consolation de son asservissement, c'étaient les signes visibles de l'injustice sociale qui, en le reconnaissant habile, lui défendait d'employer pour lui-même son habileté. Le compagnon, en effet, ne pouvait pas encore prétendre à la maîtrise. Seulement, il recevait un salaire, et il demeurait dans cette condition pendant un espace de temps toujours double de celui de l'apprentissage, quelquefois triple[12]. Arrivait enfin, pour le compagnon, le moment d'être reçu dans la maîtrise ; mais ici l'attendaient de nouveaux obstacles, souvent insurmontables. La lettre de maîtrise était le titre qui conférait le droit exclusif de vendre, de fabriquer, de faire travailler en son nom : il fallait payer l'enregistrement de cette lettre, le droit royal, le droit de réception de la police, le droit d'ouverture de la boutique, les honoraires du doyen, des jurés, des maîtres anciens, des maîtres modernes, et ceux de l'huissier et ceux du clerc. Mais, avant même d'être admis à ces formalités ruineuses, il y avait un examen à subir, un chef-d'œuvre à exécuter, chef-d'œuvre indiqué parmi les ouvrages les plus difficiles de la profession, comme la courbe rampante d'un escalier, par exemple, s'il s'agissait d'un charpentier. Et ne croyez pas que tous fussent soumis à l'épreuve : on pouvait s'en affranchir, mais à prix d'argent ! L'admission à la maîtrise était donc tout simplement une affaire de finance et de monopole, un procédé imaginé par les corporations pour alléger le poids de leurs dettes et diminuer le nombre des maîtres dans les communautés où il n'était pas fixé invariablement. Des auteurs graves portent à deux mille livres le prix de la réception[13] ; et, comme le clergé ne s'oubliait pas, une partie de cette somme s'en allait en pain bénit, en cierges, en Te Deum. Dans la communauté des pâtissiers, le seul titre d'ancien coûtait douze cents livres[14]. Que dire encore ? L'innocente liberté qu'ont les jeunes filles de cueillir des fleurs et d'en composer un bouquet fut transformé en privilège[15] : on ne fut que moyennant deux cents livres maîtresse bouquetière de Paris. Voilà quelles barrières se dressaient, de distance en distance, sur la route du travail, au moins devant l'étranger ; car on appelait ainsi quiconque avait le malheur de n'être pas fils de maître : tant la ligne de démarcation était profonde entre la bourgeoisie et le peuple ! Au prolétaire étranger tout le mal, au fils de maître toutes les faveurs. Que le fils de maître travaillât chez son père jusqu'à l'âge de dix-sept ans, on ne lui en demandait pas davantage, et il se trouvait compagnon de droit. Pour lui, dans la plupart des corps, ni frais et formalités d'apprentissage, ni obligation du chef-d'œuvre[16]. Perpétué de la sorte dans les mêmes familles, le privilège de fabriquer et de vendre constituait une classe distincte ; et tel était l'orgueil jaloux de cette classe qu'une veuve de maître perdait ses .droits, si elle cherchait un second mari en dehors de la maîtrise[17]. Police arbitraire, qui, contrariant les inclinations du cœur, poussait à la débauche ou au concubinage ! Législation monstrueuse, qui, clandestinement introduite dans les communautés, y était devenue la consécration de l'égoïsme et tendait à élever autour de la bourgeoisie d'infranchissables murailles ! Allons jusqu'au bout dans cette douloureuse exploration : quel spectacle ! Plus de fraternité entre les corps d'un même métier ; plus de solidarité entre les villes laborieuses d'un même royaume. Dans la corporation des menuisiers, on considère les charrons ainsi qu'on ferait de quelque peuplade lointaine. Le serrurier de Lyon est aussi étranger dans le corps des serruriers de Paris[18], de Rouen ou de Lille, que s'il fût venu des Amériques. Un compagnon, reçu maître dans une ville, ne saurait exercer la maîtrise dans une autre, sans être assujetti à une réception nouvelle, à de nouveaux droits, souvent doubles, triples et même quadruples. A voir les communautés lever tant d'impôts sur le travail, recevoir de l'argent par tant de canaux à la fois, on est tenté de croire qu'elles possédaient d'immenses richesses. La vérité est cependant que la plupart étaient obérées, et par les frais énormes de leur administration intérieure, et par les emprunts dont il fallait payer l'intérêt, et par les étrennes aux jurés, si fortes qu'un arrêt du conseil les dut limiter à huit cents livres. Onéreuses aussi étaient les saisies résultant de l'inquisition domiciliaire que les jurés exerçaient sur les ouvriers et sur leurs ouvrages, Mais les communautés avaient dans les procès la cause la plus active de leur ruine. Leurs registres, en portant à près d'un million par an les frais de procédure[19], attestent que d'interminables querelles troublaient le domaine du travail. Entre les libraires et les bouquinistes, c'est une lutte perpétuelle, sur la question de savoir ce qui distingue un bouquin d'un livre ; les selliers attaquent les charrons ; les taillandiers se plaignent des maréchaux ferrants ; les cloutiers ne veulent pas qu'il soit permis aux serruriers de fabriquer les clous dont ceux-ci ont besoin ; il n'est pas jusqu'aux crieurs de vieux fers qui n'aient leur jurande ; et, pour comble de dérision, dans un procès qui dure depuis trois siècles entre les fripiers et les tailleurs, quatre ou cinq mille jugements sont intervenus sans pouvoir bien marquer la limite qui sépare un habit neuf d'un vieil habit[20]. C'était, on le voit, un désordre effroyable, et le pire de tous les désordres puisqu'il avait sa source dans l'égoïsme ou dans l'orgueil. Qu'étiez-vous devenues, pieuses et charitables jurandes du temps jadis ? Des mille distinctions dont nous venons de rappeler le scandale, naquit la vanité bourgeoise, et elle se trahissait jusque dans la diversité des nuances du costume. Au fond de sa boutique, le marchand trônait en souverain sur une forme qui dominait les autres sièges et sous une perruque devenue un signe distinctif dans la hiérarchie des jurandes. Le tailleur devait se contenter d'une perruque terminée par une seule boucle ; l'orfèvre s'en permettait deux ; l'apothicaire s'enorgueillissait d'en porter trois, quand le maître perruquier lui-même était condamné à deux simples tours[21]. Grotesques frivolités, qui cachaient des conséquences sérieuses ! Comment s'étonner, après cela, du nombre formidable de bandits errants par tout le royaume ? Fermer les avenues du travail à tant de prolétaires, c'était refouler violemment les moins honnêtes dans l'affreuse industrie de la rapine et du meurtre. De là, autour de la population occupée, une population vouée à la fièvre du crime, et qui forçait l'État à dépenser en maréchaussées, en prisons et en bagnes, plus qu'elle n'aurait coûté à nourrir. De là aussi l'expatriation volontaire d'une foule d'hommes laborieux, entreprenants, qui aimaient mieux courir la fortune des voyages que de vivre dans un pays où ils ne pouvaient passer maîtres et où ils n'auraient pu se marier sans mettre au monde des misérables. Restait la profession de mendiant ; et elle avait, à son tour, ses difficultés officielles, ses écoles, ses maîtres, nous allions dire ses jurandes. Car, par exemple, recevoir l'aumône à la porte des églises constituait un privilège dont les heureux dépositaires portaient, parmi les pauvres, le nom de trôniers[22]. Tout le long du dix-huitième siècle, on entend le bruit sourd que fait cette armée permanente de la misère. De loin en loin, des édits sauvages sont rendus pour la contenir, l'effrayer. Les vagabonds ou gens sans aveu, porte une ordonnance de 1764, seront condamnés, encore qu'ils ne fussent prévenus d'aucun crime ni délit, les hommes de seize à soixante-dix ans, à trois années de galères, les hommes de soixante-dix ans et au-dessus, ainsi que les infirmes, filles et femmes, à être renfermés pendant trois années dans un hôpital. Il y eut un moment où l'on ajouta trois deniers par livre à l'impôt des tailles, et le produit en fut employé à bâtir aux mendiants des maisons de force. Ils y travaillèrent sous le fouet. Mais leur travail faisait concurrence à certaines maîtrises : elles se plaignirent. D'ailleurs, entassé dans des renfermeries infectes, un peuple en haillons devait bientôt devenir un embarras sinistre. Chaque dépôt était un foyer de hideuses maladies, un théâtre sur lequel la mort ne paraissait qu'avec le désespoir. Voici que, parmi ces mendiants qu'on n'ose ni tuer ni laisser vivre, plusieurs franchissent les murs, forcent les portes et s'échappent ; les autres... mais que fera de ces inertes pensionnaires l'autorité, qui se fatigue à les punir ? elle les renvoie dans leur pays et respire, jusqu'à ce qu'ils reviennent plus sombres, plus menaçants que jamais. En 1767, on arrête jusqu'à CINQUANTE MILLE mendiants : c'était trop pour les trente-trois renfermeries du royaume[23] : on ouvre au superflu de la population les hôpitaux, les ateliers de charité, les prisons. Le nombre des affamés va croissant. Dix ans plus tard, à la suite de disettes successives, on compte jusqu'à UN MILLION DEUX CENT MILLE mendiants[24]. La philosophie alors s'en inquiète ; les gazettes en parlent ; on imprime livres et brochures sur ce qu'un million d'hommes est en peine de subsister ; et un simple avocat, Linguet[25], propose cinquante louis de sa bourse à donner en prix au meilleur ouvrage touchant la suppression de la mendicité. Inutiles efforts ! Là où le travail est un privilège, on n'empêchera pas la misère de pulluler. La commandite du geôlier ne retiendra pas, non plus, les mendiants : ils aiment mieux traîner leurs guenilles en liberté et au soleil, promener leurs ulcères d'un bout de la France à l'autre, voler ou mendier le jour, coucher la nuit dans les granges où les admettra l'hospitalité de la peur, vaguer enfin par les chemins et les campagnes, tantôt gémissants tantôt grondants, jusqu'à ce qu'arrivés à quelque grand centre de population, ils y trouvent la mendicité organisée en corps, des ordres, des chefs, des troubles, des révolutions ! De toutes les iniquités du régime féodal, il n'en était peut-être pas de plus odieuse que la corvée, surtout de plus blessante par ses formes. A certains jours de l'année, on voyait les officiers royaux parcourir les campagnes, arracher de pauvres paysans à leurs familles, à leurs travaux nécessaires, et chasser devant eux ce troupeau d'hommes, pour leur faire construire les chemins publics, à trois ou quatre lieues des chaumières. L'esclave, s'il est traité comme le bétail, est du moins nourri par le maître ; mais les corroyeurs n'avaient pour subsister pendant leur travail que le pain mendié aux heures de repos. Leur maître, c'était un chef inconnu, inhumain, qui leur commandait durement sans les payer[26]. Qu'on se représente quelle indignation dut peu à peu
s'amasser dans les âmes que n'avait point complètement abruties la misère,
alors qu'un paysan pouvait se dire : Ma vie, c'est
mon salaire, et l'on me condamne à travailler sans salaire. Ma famille compte
sur mon labeur, et l'on m'enlève mes journées pour me contraindre à aplanir
les grands chemins sous la roue des carrosses, sous les pas du marchand ou du
prêtre ou des cavaliers élégants. J'ignore l'art d'empierrer les routes ;
mais on ne tient aucun compte de mon ignorance, et si mon ouvrage est mal
fait, on viendra dans quelques mois me redemander mes journées pour le
refaire. Je suis homme, et l'on me traite avec une dureté qu'on épargne aux
bœufs et aux mulets. Je paye la taille que le clergé et la noblesse ne payent
point, et l'on me fait casser les pierres du chemin pour le clergé et la
noblesse qui en profitent sans même m'en savoir gré. On me vend le sel
jusqu'à soixante deux livres le quintal[27] ; on me vole sur le tabac ; on me condamne à loger les
gens de guerre ; et lorsque je donne une semaine entière de mon travail, on
ne m'indemnise point ; et si mes bestiaux meurent de fatigue, on ne m'en payera
pas la valeur ; et si je m'estropie, on me renverra brutalement à la charité
publique. Venait le moment d'être soldat, de tirer au sort ; et les exemptions accordées aux clercs tonsurés, aux collecteurs, aux maîtres d'école, aux fils aînés d'avocat ou de conseiller du roi ou de fermier, aux gens de Paris, aux valets des gentilshommes[28], ne faisaient qu'augmenter pour le pauvre paysan la part des chances fatales. Et comme rien, d'ailleurs, ne relevait à ses yeux une condition qu'on semblait flétrir, le nom, le seul nom de milicien était devenu, dans ce vaillant pays de France, un sujet d'horreur. Quand sonnait l'heure du tirage, beaucoup s'enfuyaient dans les bois, et, souvent, irrités d'une désertion qui, en diminuant le nombre, augmentait le risque, les autres s'élançaient sur la trace des fuyards. C'étaient alors des luttes furieuses. On se battait à coups de fusil, à coups de hache ; les travaux des champs étaient suspendus ; les paroisses prenant parti pour leurs hommes contre ceux des paroisses voisines, le désordre devenait général, le sang coulait, la terreur gagnait toute la contrée[29]. A l'habitant des pays de montagne, surtout, le service militaire était odieux, car les pays de montagne forment une patrie accidentée, pittoresque, dont l'image, facilement sculptée dans le souvenir, s'attache au cœur et ne le quitte plus. Mais on n'aurait qu'une idée bien imparfaite des douleurs du peuple, si on ignorait ce qu'étaient alors les impôts. Quel tableau eût présenté la France du dix-huitième siècle au voyageur qui l'aurait parcourue pour en étudier les lois fiscales ! Il aurait vu ce beau royaume coupé en tous sens, divisé, traversé par douze cents lieues de barrières intérieures[30] ; la guerre organisée sur cette longue ligne de frontières artificielles ; tous les passages gardés par cinquante mille hommes, dont vingt-trois mille soldats sans uniforme[31], mais armés pour contenir ou poursuivre la contrebande : il aurait vu la France composée de provinces presque étrangères l'une à l'autre, différentes par les lois et les mœurs, séparées entre elles par des douanes, distinguées par des privilèges. Le collecteur de l'impôt lui aurait dit : Pour moi, la France se divise en pays d'état, pays d'élection et pays conquis ; pour les fermiers généraux, elle est divisée en provinces nationales et provinces à l'instar de l'étranger ; le jurisconsulte lui aurait montré une partie du royaume régie par le droit romain, l'autre obéissant au droit coutumier ; le président du grenier à sel lui aurait fait discerner les provinces de grande et de petite gabelle, les pays rédimés, les provinces franches, les pays de saline et de quart-bouillon. Dénominations barbares, affligeants contrastes ! Triste morcellement d'une monarchie qui, depuis des siècles, faisait effort vers l'unité ! Si toutes ces provinces payent des impôts au souverain, si partout c'est le peuple qui en supporte le fardeau presque entier, il n'en règne pas moins dans cette commune injustice une effroyable confusion, au sein de laquelle vivent et manœuvrent à l'aise les tyrannies. Hâtons-nous de dire, à l'honneur du principe de la représentation, que les pays d'état étaient plus heureux que les pays d'élection, moins grevés[32] et plus florissants. C'est qu'une ombre d'indépendance les protégeait. Les représentants des trois ordres y composaient périodiquement des états, c'est-à-dire une assemblée provinciale qui seule avait le droit de répartir l'impôt dans la province, après l'avoir accordé au roi sons le nom de don gratuit, expression significative qui survivait aux traditions de la liberté disparue. Si l'impôt admettait quelque faveur, quelque franchise, c'étaient les pays d'état qui en jouissaient. Les uns, tels que la Bretagne, l'Artois, la Flandre, la Navarre, étaient exempts de la gabelle ; les autres, comme la Provence, le Roussillon, la Lorraine, une partie de la Bourgogne, avaient obtenu des immunités pour les aides. Le roi imposait la taille aux pays d'élection ; il la demandait aux pays d'état, et ces différences dans les mois répondaient à un certain contraste dans les choses. Souverain partout ailleurs, le pouvoir des intendants se trouvait un peu balancé, dans les pays d'état, par ce rayonnement d'influence qui appartient aux assemblées. Il n'est pas jusqu'aux apparences de la liberté qui ne soient protectrices. Soumis, au contraire, aux caprices de ces vice-rois qui parlaient, qui agissaient en maîtres, les pays d'élection étaient muets, attristés et misérables. Mais quoi ! leur nom même rappelait leur servitude présente, car ils s'appelaient ainsi, parce qu'au temps de saint Louis c'étaient des prud'hommes élus par la communauté qui répartissaient la taille ; mais depuis Charles VII, ces officiers avaient cessé d'être élus par le peuple, et quoiqu'ils fussent devenus les gens du roi, le nom dérisoire d'élus leur était resté[33]. Trop souvent, choisis parmi des gens de cour ignorants des choses rurales, et mus par la seule impatience de briller ou de parvenir, les intendants étaient les fléaux de leurs provinces. Les hommes y vivent comme des troupeaux dont le loup ravit tantôt l'un, tantôt l'autre ; le maître qui est le pasteur universel est trop éloigné, et la garde étrangère à laquelle ils sont confiés est souvent celle qui les dévore[34]. Combien de mauvais intendants, pour un Turgot ! Il y en avait qui, possédés par le goût du faste, se bâtissaient des hôtels splendides, bouleversaient le chef-lieu pour aligner des avenues, et ruinaient les campagnes pour embellir leur propre résidence ; d'autres voulant plaire au ministre calomniaient auprès de lui leur généralité ; ils la représentaient comme féconde en ressources et capable de subvenir à tous les surcroîts d'impôts qu'on voudrait y lever[35]. Ils savaient qu'un tel langage est toujours écouté avec faveur. Une fois arrêté dans le secret du conseil, le brevet de la taille, pour aller au contribuable, suivait une route, et l'impôt, pour aller au trésor, en suivait une autre. Il était réparti d'abord entre les trente-deux généralités du royaume par le conseil, entre les élections de la généralité par les intendants, puis entre les paroisses de chaque élection par les élus, et enfin entre les habitants de chaque paroisse par les collecteurs. Tailles, capitation et vingtièmes, tout l'impôt direct était versé par les collecteurs aux mains des receveurs des tailles, qui les transmettaient aux receveurs généraux, et ceux-ci au trésor public[36]. Tel était ce double mécanisme ; mais sous cette apparente
simplicité, que d'injustices criantes ! En dehors du conseil, personne dans
le royaume ne connaissait le chiffre total de l'impôt direct. Le despotisme
s'enveloppait ici d'un mystère impénétrable, le gouvernement ayant alors pour
maxime que le peuple supporte aisément son malheur
pourvu qu'on ait l'art de le lui cacher[37]. Chaque province
ignorait le sort des autres et n'était informée du sien qu'après la décision
irrévocable du ministère. Pas d'appel, pas de recours vraiment possible
contre une volonté qui avait su rendre illusoire tout contrôle. Quiconque
osait réclamer, en première instance devant les tribunaux d'élection, en
appel devant la cour des aides, ne risquait pas moins que sa ruine, s'il
plaisait au conseil d'État d'évoquer l'affaire[38] et de
l'étrangler dans une sorte de lit de justice clandestin. Rien en France
n'était au-dessus de la volonté du roi, si ce n'est pourtant cette autorité
souveraine de la raison, à laquelle semblait rendre hommage le droit des
humbles remontrances. Le bon plaisir n'avait de contre-poids que dans la
conscience humaine ; le seul correctif de l'arbitraire, c'était le
gémissement des peuples, ou leur plus redoutable protestation, qui est le
silence. L'économiste anglais Adam Smith visita la France en l'année 1765, il vit nos grands esprits d'alors, il étudia nos finances, et lorsque, rentré dans son pays, il y composa son fameux livre sur la Richesse des nations, il écrivit[39] : Les lois les plus sanguinaires existent dans les pays où le revenu est en ferme. Ces paroles s'appliquaient justement à la France, où des huit branches principales du revenu de la couronne, cinq étaient affermées : les gabelles, les aides, les traites, le domaine et le tabac, toutes contributions indirectes. L'histoire des fermiers généraux serait le martyrologe des
contribuables. Pour les traitants, la France était un pays conquis ; non
contents de pressurer les peuples avec une âpreté impitoyable, ils les
irritaient encore par l'étalage insolent de leur subite fortune. Ils ne rendent le sang, s'écrie le marquis de
Mirabeau[40],
que comme s'ils l'attiraient des vaisseaux
capillaires, tandis qu'ils saignent le peuple à la gorge. Avant
Necker, tout ce qui excédait le prix de leur bail composait leur énorme
bénéfice. Après ce ministre, on les réduisit à partager avec l'État les quatre
premiers millions de boni[41], et à céder une
petite part sur le surplus. Ainsi intéressé dans leur régie et toujours
obéré, d'ailleurs, le monarque n'osait refuser aux fermiers généraux les
terribles armes qu'ils demandaient. Prisons, galères, potences et tribunaux
féroces leur étaient accordés pour menacer la fraude, pour la punir. Leur
avidité n'était réprimée que là où il ne restait plus rien à prendre, et ce
n'est pas sans frémir qu'on lit dans un arrêt du conseil du roi, rendu contre
le fermier général Templier, le 13 juillet 1700 : Il
y a beaucoup de gens en Bourgogne qui ne consomment aucuns sels. La pauvreté
où ils sont actuellement de n'avoir pas de quoi acheter non pas du bled ny de
l'orge, mais de l'avoine pour vivre, les oblige de se nourrir d'herbe et même
de périr de faim[42]... Toutefois, sur les gains immenses des fermiers, les courtisans en faveur se faisaient attribuer secrètement de honteuses rognures, et, sous le nom de croupiers, ils recevaient de quoi payer une courtisane ou doter la maîtresse dont ils ne voulaient plus. Enfin, en échange de leur importance dans l'État, les fermiers généraux, à la clôture de leurs comptes, envoyaient gracieusement au roi, sur les restants en caisse, de grandes sommes d'or dans des bourses de velours[43] ; et le roi ne jugeait pas sa majesté compromise à recevoir cet ostensible pot-de-vin sur l'excès des contributions fournies par un royaume ravagé. La détresse de l'habitant des campagnes était si profonde, que depuis .Vauban jusqu'à Turgot, depuis Saint-Simon jusqu'à Necker, tous ceux qui ouvrent les yeux pour voir aperçoivent partout tableaux sinistres, misère effroyable et sans nom. Et cette révélation des maux du peuple, elle est d'autant moins suspecte qu'elle émane des grands eux-mêmes. Ce sont des ducs, des maréchaux de France, des ministres d'État, des millionnaires[44], qui ont tracé le tableau des douleurs du pauvre, qui nous ont laissé l'accablante énumération de ses souffrances. En parlant d'une seule branche d'impôts, les droits de traite, Necker disait : La législation en est tellement embrouillée qu'à peine un ou deux hommes par génération viennent-ils à bout d'en posséder complètement la science ![45] Ces simples paroles font comprendre ce qu'était en France le dédale des impositions, et pourquoi l'historien doit se borner à faire connaître celles qui prouvent le mieux la nécessité de la Révolution. La plus ancienne des contributions du peuple était la taille. Dans les pays d'état, et dans ceux des pays d'élection qui possédaient un cadastre, comme les généralités de Montauban, de Grenoble, de Paris, la taille était assise sur l'estimation des terres, alors elle était réelle. Dans les autres provinces elle était personnelle, c'est-à-dire qu'elle portait sur tous les biens de la personne, propriétés et marchandises. Elle était basée sur une appréciation difficile et à peu près arbitraire de la fortune des citoyens. Mais, réelle ou personnelle, la taille ne tombait que sur les biens en roture et sur les roturiers[46]. Qui le croirait ? cette nation française si célèbre dans le monde par sa générosité et par son esprit, elle était régie, en matière d'impôts, par deux principes également odieux : l'un était passé dans la loi sous cette forme : le peuple est taillable et corvéable à merci ; l'autre s'était introduit dans les mœurs pour y consacrer que l'impôt était un signe de roture, un déshonneur. Sous prétexte de sauver leur dignité, les nobles et le clergé se dispensaient de payer la taille, leur égoïsme prenant les apparences et les proportions de l'orgueil. Le peuple n'en était ainsi que plus malheureux, puisqu'on le méprisait d'autant plus qu'il contribuait davantage. Il avait tout à la fois la charge et la honte. La noblesse, il est vrai, contribuait de son sang, et, vouée au service militaire, elle se disait exempte de la taille ; mais depuis que Charles VII avait rendu la taille perpétuelle pour subvenir à la solde d'une armée devenue permanente, les nobles avaient fini par servir l'État dans des troupes enrégimentées, soudoyées, et en recevant du roi de France le salaire de leur bravoure, ils avaient perdu tout droit au privilège. Les bourgeois d'ailleurs et les paysans avaient paru, eux aussi, sur les champs de bataille ; ils avaient fourni jadis la milice des francs-archers ; sous Richelieu, sous Louis XIV, le peuple avait disputé à la noblesse le monopole des armes ; il avait su mourir sans peur et même sans renommée. Et néanmoins on laissait peser sur lui tout le fardeau des tailles ! Les nobles et le clergé, cependant, furent indirecte- ment atteints par la taille personnelle, et voici comment : cette taille, lorsqu'elle s'appliquait aux terres, se décomposait en taille de propriété et taille d'exploitation. Le clergé et les nobles étaient exempts de la première ; mais la seconde étant imposée aux fermiers, ils s'en dédommageaient par une réduction sur le fermage et, en fin de compte, c'était le propriétaire qui payait une partie de la taille personnelle de son fermier ; mais les nobles, les ecclésiastiques, les magistrats et en général les notables du tiers étaient exempts de la taille d'exploitation pour les prés, vignes et bois, et pour quatre charrues de terres labourables[47]. Les bourgeois de Paris et ceux des villes franches jouissaient de la même faveur pour les clos fermés de murs et les vergers qui entouraient leurs maisons de campagne[48]. L'impôt n'est sans pitié que pour le pauvre, et c'est sur lui que vont retomber toutes les franchises des hautes classes. Fermier du noble ou cultivateur pour son compte, il se trouve face à face avec le collecteur des tailles : toutes les avanies, toutes les duretés de l'exécution seront pour lui, et rien ne pourra l'en garantir, pas même sa probité. S'il paye exactement cette année, l'an prochain on augmentera sa taille ; car la régie n'aime point l'exactitude : les frais, les procès-verbaux, les contraintes, les ignobles remises que font les huissiers et recors, sont les revenants-bons du receveur, qui touche jusqu'à huit francs par jour pour la paye d'un garnisaire auquel il donne vingt sols. Si certaines paroisses s'avisent d'être exactes et de payer sans contrainte, dit le marquis de Mirabeau, le receveur qui se voit ôter le plus clair de son bien, se met de mauvaise humeur, et au département prochain, entre lui, messieurs les élus, le subdélégué et autres barbiers de la sorte, on s'arrange de façon que cette exacte paroisse porte double faix pour lui apprendre à vivre[49]. Que si le paysan ne paye point au terme expiré, aussitôt les frais commencent, la contrainte se met en marche ; on voit le collecteur courir la campagne pour enlever de dessus les buissons les hardes qui sèchent au vent ; et le linge ne suffisant point, on entre dans la maison du taillable, on prend son lit, on prend ses meubles, on démonte ses portes, on enlève jusqu'au toit s'il est en tuile. Il est même assez ordinaire, dit le maréchal de Vauban, de pousser les exécutions jusqu'à dépendre les portes des maisons, après avoir vendu ce qui était dedans, et on en a vu démolir pour en tirer les poutres, les solives et les planches qui ont été vendues cinq ou six fois moins qu'elles ne valaient en déduction de la taille[50]. Ce n'est pas tout : il y avait une condition pire encore que celle du taillable ; c'était celle du collecteur des tailles. Elle était si redoutée qu'il fallut rendre la collecte obligatoire pour chaque habitant à son tour. Honnête ou passionné, le collecteur se trouvait toujours dans une cruelle situation, n'ayant d'autre règle pour la répartition que l'idée vague qu'il s'était formée de la fortune de chacun. Responsable de tout le mandement de la paroisse, il grossissait pour plus de sûreté les cotes des bons payeurs au profit des négligents ; comptable des erreurs qu'il pouvait commettre, à chaque pas il tremblait de rencontrer un de ces privilégiés innombrables qui, en achetant un office quelconque, avaient acheté l'exemption de la taille, et malheur à lui, s'il taxait ce privilégié inconnu, car il était alors condamné en son propre et privé nom[51]. Du reste, en dépit de sa conscience, le collecteur était homme après tout, et la collecte était une belle occasion d'exercer une secrète vengeance, de favoriser ses amis, de ménager les grands ; de sorte qu'il se corrompait ainsi en s'attirant la haine, car le collecteur étant maudit presque autant que la taille, chaque habitant venait à son tour assumer sur sa tête les malédictions de ses voisins. Quelquefois, c'était un paysan mal famé qui remplissait ces fonctions de justice ; le plus souvent, le collecteur, ne sachant ni lire ni écrire[52], et ne pouvant tenir aucun calcul en règle, devenait lui-même la risée publique, pendant que son ignorance dictait la taxe au hasard sur le carnet d'un lettré, et tandis qu'abandonnant ses affaires moyennant une indemnité moins forte que sa dépense, il était réduit à conduire des fusiliers de porte en porte, avec la perspective de payer pour les retardataires, ou même d'aller en prison porter la peine de l'insolvabilité du pauvre ou de la mauvaise foi du riche[53]. Telle était en France la tradition des anciennes iniquités, que les impôts les plus équitables dans l'origine ne tardaient pas à dégénérer, à se corrompre comme les autres. L'impôt de la capitation et celui des vingtièmes qui étaient d'abord des taxes proportionnellement égales sur le revenu du citoyen, avaient fini par se répartir avec la plus choquante inégalité. Louis XIV, en établissant la capitation, avait voulu qu'elle frappât tout le monde, depuis le Dauphin, qui payait deux mille livres, jusqu'au paysan qui payait vingt sols à la taille[54]. Mais bientôt se levèrent les privilèges ; le clergé parvint à s'affranchir de la capitation moyennant un don gratuit, et à la faveur de l'appréciation incertaine des fortunes, l'arbitraire se glissa dans l'impôt et y fit de tels progrès que le peuple, dont la capitation n'était dans le principe que le sixième de la contribution totale, en payait les trois quarts au temps de Necker. Quant aux vingtièmes, ils provenaient de ce fameux impôt du dixième denier que Louis XIV avait créé à l'époque de ses malheurs, et dont le duc de Saint-Simon a écrit la sombre histoire. Primitivement, il fut temporaire, mais l'impôt ne recule jamais. Il n'est rien, dit Adam Smith[55], qu'un gouvernement apprenne plus vite que l'art de fouiller dans les poches du peuple. Une fois établi, le vingtième ne cessa plus ; que dis-je ? on le doubla[56], on le tripla[57], on y ajouta des sous pour livre, et l'arrêt du conseil du 2 novembre 1777 constate que les pauvres seuls payaient exactement le vingtième. Les nobles et les puissants trouvaient moyen, en masquant leur fortune, en faisant de fausses déclarations, de n'acquitter que la moitié ou les deux tiers de ce qu'ils auraient dû ; et ils s'indignaient encore qu'on les forçât de livrer ainsi les secrets de leurs familles, et qu'on y mît la combustion par cette lampe portée sur leurs parties les plus honteuses[58]. Un temps viendra où l'humanité, découvrant les lois harmonieuses du travail et de la répartition des richesses, saura procurer à chacun de ses membres la facilité de l'existence et les douceurs de la vie. Les hommes de cet avenir ne voudront pas croire qu'il fut une époque toute resplendissante de lumières et contemporaine des plus beaux génies, où la majorité des Français était en peine de vivre ; où les plus fortes contributions étaient levées sur les aliments de nécessité première ; où le pain, le sel, la viande, le vin étaient hors de prix ; où le sel payait à lui seul un impôt de cinquante-quatre millions, c'est-à-dire autant que la contribution foncière représentée par les vingtièmes ; où la population du royaume était de temps à autre diminuée par la faim ; où des médecins envoyés à Montargis pour y observer une épidémie, reconnurent que toute la contrée était malade d'inanition, et la guérirent en distribuant du bouillon, du riz et du pain[59]. Les rayons du soleil, en se combinant avec l'eau de la mer, produisent le sel ; c'est ce produit si nécessaire à la nourriture de l'homme et des animaux que le roi de France avait seul le droit de vendre douze fois sa valeur. Faut-il s'étonner si la contrebande était alors, pour tant de milliers d'hommes, l'unique ressource de leur misère, la seule occupation de leur courage ? Ce n'étaient dans les bois que faux sauniers s'exposant aux galères et même à la mort[60] pour vendre du sel à un meilleur prix que le roi ; partout des perquisitions insultantes ; la maison du citoyen ouverte à toute heure aux recherches de commis brutaux et méprisés ; plus de onze mille arrestations d'hommes, de femmes et d'enfants ; les prisons moins grandes que le nombre des prisonniers, et sujettes, par l'entassement des victimes, à l'invasion de maladies contagieuses ; des tribunaux enfin, où des juges, payés par la ferme, prononçaient sur la déposition de commis qui avaient partagé la capture, et n'envoyaient pas moins de cinq cents hommes aux galères chaque année[61]... Que de calamités dans un seul impôt ! Pourquoi cette guerre, pourquoi cette double armée de contrebandiers et de commis ? Parce qu'il y avait des provinces, comme la Bretagne, où le sel ne payait aucun impôt, et d'autres où il en payait d'énormes. Dans l'Artois, par exemple, le sel ne valait que quatre livres ou même quarante sous le quintal, tandis qu'il valait à Amiens soixante-deux livres[62], parce que Amiens était un pays de grande gabelle, et l'Artois une province franche. La même quantité de sel, qui coûtait huit livres dans la basse Auvergne, pays rédimé, coûtait trente-quatre livres dans la haute Auvergne, sujette à la petite gabelle. Étrange royaume où l'iniquité se compliquait d'un si grand désordre, où l'égalité n'existait pas même dans l'oppression ! Et quelle prime offerte à l'audace du contrebandier, que ces monstrueuses différences entre les prix ! quelle fascination que l'espérance d'un gain si rapide ! Aussi, la gabelle était toujours présente à l'esprit du peuple. Dans les pays exempts, il aspirait à réaliser un bénéfice sur le transport clandestin du sel ; dans les pays de gabelle, il ne songeait qu'à se procurer du sel de contrebande et à se décharger d'un impôt écrasant. Chaque jour les enfants entendaient leurs familles se plaindre des rigueurs de la gabelle, maudire la loi, les greniers, les commis ; et la première pensée de l'enfant des campagnes, dès qu'il pouvait courir les chemins, était de s'exercer à cette contrebande qui lui offrait, avec l'appât du gain, l'attrait du péril. Quand il frappe sur la consommation, l'impôt laisse du moins au consommateur la faculté d'y échapper par une privation plus ou moins dure. Il en était autrement pour l'impôt du sel. Ici, la privation était condamnée, l'économie impossible. L'ordonnance ayant rendu la consommation du sel obligatoire, chaque personne, au-dessus de sept ans, devait acheter au grenier du roi sept livres de sel, sous le nom barbare de sel du devoir[63] ; encore ne pouvait-elle l'employer aux grosses salaisons, car les sept livres étaient seulement pour pot et salière. Mais, par une des contradictions inouïes qui éclataient dans ce beau système, tandis que l'habitant des pays de gabelle était forcé de consommer plus de sel qu'il n'en voulait, l'habitant des pays rédimés ne pouvait obtenir le sel qu'il demandait en sus de la taxe. A l'un on interdisait la demande, à l'autre le refus[64]. Le devoir de gabelle était si rigoureux, qu'à l'exception
des nobles et des prêtres, les citoyens y étaient contraints par corps. Et,
cependant, faut-il le dire ? lorsqu'à certains jours, à certaines heures, les
portes du grenier à sel s'ouvraient aux citoyens pressés, il se passait, à la
faveur du nombre des acheteurs et de leur mouvement, mille supercheries
honteuses. La trémie, ou entonnoir, qui recevait le sel pour le verser par la
gouge dans la mesure, n'était jamais remplie, de peur que le poids ne fit
précipiter le sel et ne l'entassât ; pour la même raison, dans le temps que
le mesureur emplissait la trémie, la soupape restait fermée[65]. Façonné aux
artifices, l'employé procédait au versement avec des précautions telles que
le sel pût se soutenir de manière à laisser des vides dans la mesure. Ces
déloyales manœuvres exercées sur une grande échelle, produisaient un bénéfice
qu'on appelait, dans le style de la ferme, le bon de masse. Les hommes qui
partageaient, avec les commis, le résultat de tant de vols répétés, c'étaient
les juges du grenier à sel, magistrats impitoyables armés de lois atroces : Voulons, dit l'ordonnance, que
ceux qui se trouveront saisis de faux sel, ou convaincus d'en faire trafic,
soient condamnés, savoir : les faux sauniers avec armes, aux galères pour
neuf ans et en cinq cents livres d'amende, et en cas de récidive, pendus et
étranglés[66]. A ces lois de la gabelle, il y avait pourtant quelques exceptions. Était-ce pour les pauvres ? non ; mais pour les grands seigneurs, les membres des parlements, les gens de cour. Le roi faisait à ses favoris des distributions gratuites de sel qu'on appelait des francs-salés. Et par un raffinement de bassesse, les dignitaires qui recevaient cette aumône, affectaient de s'en glorifier. De même qu'on avait attaché à la taille une idée de flétrissure, on attachait au franc-salé une idée d'honneur[67]. Il est vrai qu'à la sortie de pareilles distributions, le courtisan pouvait rencontrer une malheureuse famille défendant contre les huissiers quelques gerbes de blé glanées par les enfants. Et à l'étranger qui aurait demandé la cause de tant de rigueur, on pouvait répondre : Cette famille étant trop pauvre pour saler ses aliments, on a décerné une contrainte à raison de la quantité de sel qu'elle devrait consommer et qu'elle ne consomme point ! Il semble que les financiers aient voulu faire expier à notre pays les faveurs que lui a prodiguées la nature. La France, dont le climat tempéré produit le meilleur sel du monde, était, aux siècles derniers, le pays où le sel coûtait le plus cher[68]. Partout les bienfaits du ciel, pris à rebours, tournaient au préjudice du royaume. Ainsi, les bords de la mer ne sont guère propres qu'au pâturage, et l'on défendait aux bestiaux d'en approcher, de peur qu'on ne leur fît boire gratuitement l'eau salée du rivage. Le sel est salutaire aux animaux comme à l'homme ; il rend le lait des vaches plus abondant, la laine des moutons plus fine ; mais son extrême cherté forçait les paysans à priver leur bétail de cette nourriture, et les terres humides d'un engrais qui leur est excellent. Il est en Provence des cantons où la nature forme le sel d'elle-même : la ferme y envoyait chaque année des gardes qu'on appelait la bande noire, qui veillaient jusqu'à ce que les pluies eussent fait fondre et emporté cette richesse naturelle[69]. Enfin la France est le pays de l'univers qui produit les vins les plus variés, les meilleurs, et cependant l'impôt des aides était si intolérable, surtout depuis les ordonnances de Louis XIV, que les vignerons, découragés et endettés, arrachaient les vignes et réduisaient les trois quarts du royaume à ne boire que de l'eau. Au témoignage de Bois-Guillebert, on faisait huit lieues de chemin dans les routes vicinales sans trouver à apaiser sa soif[70]. Ici encore, il est impossible de dépouiller entièrement aux yeux du lecteur la ténébreuse législation des aides. C'est comme une vaste machine dont les rouages innombrables se croisent dans une obscurité favorable à l'oppression. Les financiers eux-mêmes ne la connaissaient que bien imparfaitement, mais la fantaisie rapace des agents de la ferme était là qui suppléait à l'insuffisance de leur savoir. Et, comme pour ajouter encore à cette obscurité, la ferme avait inventé une langue barbare, dont le sens n'était compréhensible qu'au moment où elle se traduisait en exactions cruelles. Avant d'arriver au consommateur, le vin avait supporté une telle quantité de droits, qu'il était d'un prix exorbitant pour le peuple, sans avoir indemnisé le vigneron de sa culture et de ses avances. Six semaines après la vendange, les commis visitaient les caves, celliers et pressoirs, inventoriaient les vins, confisquaient ceux qu'on n'avait point déclarés, et, comme le particulier ne pouvait consommer qu'une quantité de vin fixée par les règlements, genre de servitude qui est peut-être sans exemple dans l'histoire de l'ignorance opprimée, l'employé de la ferme exigeait, pour le surplus, le payement des droits de gros, sous le nom de gros manquant. Le peuple des villes était également exercé, c'est-à-dire sujet aux mêmes perquisitions, et, s'il avait excédé la consommation permise, il était censé avoir vendu en fraude, et sur cette pure supposition, il payait le droit de détail qu'on appelait trop bu[71] ! Augmentés, modifiés, doublés, accumulés sous divers règnes, supprimés quelquefois, toujours rétablis, les droits d'aides en ce qui touche le vin, la bière et les liqueurs seulement, présentent une nomenclature effrayante. La denrée ne pouvait faire un mouvement sans en acheter la permission, sans la payer[72]. A l'entrée et à la sortie des villes, à l'entrée de certaines provinces, sur les chemins, sous les ponts, dans les auberges, dans les cabarets, partout et à chaque pas, la pièce de vin rencontrait des commis chargés de lever les droits de gros et augmentation, d'anciens cinq sous, de nouveaux cinq sous, de subvention, de quatrième, d'octroi des villes, de don gratuit... que sais-je ? des inspecteurs aux boissons dont l'office était de prélever des sous pour livre[73], des lieutenants de ferme qui percevaient les douze deniers des conservateurs, des courtiers-gourmets pour goûter le vin, moyennant dix sous par muid, des jaugeurs pour mesurer la futaille, moyennant cinq sous, et d'autres courtiers encore et d'autres jaugeurs qui, par suite des étranges révolutions de la finance, étaient venus s'arroger des droits nouveaux sous un nom toujours le même[74]. La bière était également sujette aux visites, aux contrôles ; elle était dégustée par des essayeurs qui touchaient trente-cinq sous par muid. Et ainsi, sous prétexte de protéger les consommateurs par la surveillance de l'État, on les pressurait de mille façons ; sauf à leur bien prouver qu'on n'avait après tout qu'un médiocre souci de leurs intérêts, lorsque par des ordonnances successives l'on supprimait les offices, en continuant de lever l'attribution au profit du roi. Mais pourquoi faut-il que dans le récit des malheurs passés nous retrouvions si souvent l'histoire des calamités présentes ? Quelle est donc la secrète puissance qui donne à l'injustice une durée si longue, et par quelle force invisible se maintiennent donc les maux les plus exécrés ? Après tant de batailles livrées par nos pères et dans le champ de la pensée et sur la terre qu'ils ont trempée de leur sang, pourquoi faut-il que le pauvre soit toujours attelé seul au chariot, toujours accablé du même faix, frappé des mêmes coups ; qu'enfin, sous des noms qui varient sans cesse, l'antique oppression ne change point ? Les droits de détail formant la partie la plus considérable du produit des aides[75] et se percevant pinte à pinte, c'est sur le menu peuple que retombe ici le principal fardeau, et il en va de même pour les autres impôts compris dans la ferme des aides. Alors, comme aujourd'hui, les droits sur la viande, appelés inspecteurs aux boucheries, furent égaux pour des qualités inégales ; les riches eurent ce privilège que le poisson frais fut taxé au même taux que le poisson salé ; le vin des tables somptueuses au même taux que le vin grossier du peuple[76]. Que dis-je ? on vit la ferme percevoir chaque année sans honte des droits d'entrée sur quelques hottées de marc données par charité à une famille de mendiants, qui allait se faire une méchante boisson en jetant des seaux d'eau sur cette lie du pressoir[77]. Le côté moral de l'impôt des aides en était le plus triste. Il entretenait dans les cœurs la haine de l'État et le désir constant de le frauder. C'était, tout le long des barrières intérieures du royaume, une dispute éternelle. Des deux cent cinquante mille hommes chargés de lever tous les divers genres d'impôts, vingt-sept mille étaient occupés à tourmenter les citoyens, à fouiller leurs maisons et leurs caves, à sonder leurs tonneaux, à compter leurs bouteilles. Et que de pièges tendus aux contribuables ! que de fourberies ! Tantôt un espion travesti, un faux mendiant vient demander en gémissant un verre de vin, pour signaler ensuite comme vendeur le citoyen charitable ; tantôt on découvre dans la maison d'un honnête homme la denrée de contrebande que viennent d'y cacher des gardes dont la parole fait foi. La fraude vient de ceux-là même qui la doivent réprimer ! Tous les pays du monde ont eu l'idée de clore les confins de leur territoire. Il était réservé à la France d'établir des douanes dans son intérieur, de rendre des provinces étrangères l'une à l'autre, de les tenir dans un état d'hostilité réciproque, d'élever, pour ainsi dire, des Pyrénées en plein royaume. Un tel désordre offensa l'intelligence de Colbert. Dans la pensée de reculer un jour les douanes aux frontières, il voulut rendre partout uniforme son redoutable et fameux tarif de 1664, mais une moitié de la France environ ayant refusé d'obéir à ce tarif, forma les provinces réputées étrangères, l'autre moitié composa les provinces des cinq grosses fermes, et l'altération du langage répondant aux mesures qui défiguraient la patrie, on appela du nom bizarre d'étranger effectif, l'Alsace, la Lorraine, les Trois-Évêchés qui communiquaient librement avec l'Allemagne, ainsi que les ports francs, tel que Marseille, Dunkerque, Bayonne, Lorient[78]. On ne sait plus aujourd'hui ce que veulent dire ces mots de rêve, haut passage, imposition foraine, trépas de Loire, triple cloison d'Angers, comptablie, etc., qui, avant la Révolution, servaient à désigner les différents droits payés aux douanes provinciales. Chose étrange ! on avait déployé, pour entraver la circulation du commerce, plus de génie qu'il n'en fallait. pour la rendre facile. Que des hommes graves eussent employé leur vie à ranger par ordre alphabétique, dans des volumes infolio, toutes les marchandises du globe, depuis l'aloès jusqu'à la véronique, depuis l'albâtre jusqu'au zinc, et à rechercher avec patience quel droit devait frapper le mouvement de ces matières[79], on peut déjà s'étonner et sourire ; mais comment concevoir qu'au sein même du pays, entre Français, l'échange des denrées et leur transport se trouvât hérissé d'obstacles sans nombre, quand on songe que le souverain croyait par là travailler à son profit ? Nos rivières, nos fleuves étaient pour les marchands des voies redoutées. Sur les bords de la Loire, par exemple, s'élevaient une suite de bureaux où les commis attendaient le voyageur au passage pour le rançonner, en levant des droits de traite au nom de l'État, des péages au nom des communautés ou des seigneurs. Forbonnais nous apprend que de Saint-Rambert en Forez jusqu'à Nantes, on ne comptait pas moins de vingt-huit péages, et l'opulente abbaye de Fontevrault en imposait un chaque année pendant quinze jours de janvier et quinze jours de mai[80]. Des surprises effroyables, quelquefois les pures fantaisies de la force étaient les origines de la plupart de ces droits. Le connétable Lesdiguières, de son autorité privée, avait établi sur le Rhône la douane de Valence pour l'entretien de ses troupes ; elle fut maintenue pendant deux siècles, malgré les clameurs du commerce. Ce subside, disait-on[81], a eu la naissance et l'accroissement d'un crocodile, et en peu de temps il s'est rendu l'effroi de ceux qui voyagent par eau, ainsi que des marchands qui vont par terre. Les marchands effrayés s'éloignent de ce passage comme d'un coupe-gorge. S'ils y tombent, on les y fait languir des semaines entières avant que de composer du payement, et la liberté ne leur est rendue que lorsqu'on a vu le fond de leur balle et de leurs bourses. Mais un seul trait suffit à peindre cette tyrannie insensée des douanes provinciales. Après avoir fait trois ou quatre mille lieues, après avoir échappé aux tempêtes et aux pirates, les denrées venues de la Chine ou du Japon ne coûtaient en France que trois ou quatre fois ce qu'elles avaient coûté au Japon ou en Chine ; tandis qu'une mesure de vin, en passant de l'Orléanais dans la Normandie, devenait au moins vingt fois plus chère : valant un sou à Orléans, elle se payait vingt et même vingt-quatre sous en Normandie ; de sorte que les douanes provinciales étaient six fois plus terribles pour le commerce des liqueurs que n'eussent été les tempêtes et les pirates et l'Océan presque entier à parcourir[82]. On peut juger maintenant combien désastreuse était, avant la Révolution, la situation du peuple. Pour la changer, qu'allait-on faire ? et quel principe devint l'arme des penseurs ? Au-dessus des appartements de madame de Pompadour, à Versailles, il y avait un entresol obscur où vivait le médecin de la favorite, François Quesnay, homme instruit et ingénieux, qui passait sa vie à méditer sur l'agriculture, à en calculer les produits, et qui aspirait à fonder sur ses calculs une science nouvelle. Dans son étroite demeure, et tandis qu'à ses pieds se croisaient les intrigues de la politique et de l'amour, Quesnay rassemblait à sa table les philosophes de son temps : Diderot, d'Alembert., Helvétius, Buffon ; des amis qui bientôt deviendraient ses disciples, et un homme qui, à son tour, serait maître : Turgot[83]. Élevé à la campagne, Quesnay avait soigneusement analysé ce qui se passait sous ses yeux, et il en avait conservé des souvenirs qui venaient donner à ses discours une grâce et une couleur absentes de ses écrits. L'autorité de sa parole, son expérience fécondée par la méditation, la nouveauté de ses aperçus ou plutôt de ses définitions, le tour systématique de son esprit, lui valurent des prosélytes dont sa modestie lui fit des admirateurs. Bientôt il forma autour de son fauteuil une école qui allait remplir la seconde moitié du dix-huitième siècle d'agitation et de bruit. Dans ses visiteurs entrevoyant des adeptes, tantôt il les prenait un à un pour les endoctriner, tantôt les rassemblant avec une gravité douce, il leur exposait des théories qui devaient avoir sur la marche de la Révolution une influence incalculable, et dont voici la substance[84] : — L'homme vit de produits matériels. D'où les tire-t-il ? de la terre. Donc c'est la matière qui constitue le caractère essentiel de la richesse, et c'est la terre qui en est la véritable source. Mais pour mettre la terre au service de l'homme, que faut-il ? D'abord, un champ propre à la culture, des bâtiments pour le laboureur, des écuries pour les chevaux, des magasins pour les fruits. Ce sont les avances foncières. Que faut-il encore ? Des bestiaux, des charrues, divers instruments aratoires, des semences. Ce sont les avances primitives. Est-ce tout ? ne faut-il pas pourvoir à mille travaux dispendieux, semer, cultiver, récolter ? ne faut-il pas nourrir les ouvriers agricoles, alimenter les animaux domestiques ? Ce sont les avances annuelles. De ces trois sortes d'avances, également productives, puisque leur concours donne naissance à la récolte, les premières sont faites par le propriétaire ; les deux dernières par le cultivateur. Maintenant, supposons la récolte faite : ce que vous avez dû dépenser pour vous la procurer, n'aurez-vous pas à le dépenser encore pour vous en procurer une nouvelle ? Ne vous faudra-t-il pas, en semences, en nourriture pour les animaux, en salaires pour les ouvriers, une somme égale au moins à celle de l'année qui vient de finir ? Et à cette somme n'y aura-t-il pas lieu d'en ajouter une autre destinée à la réparation de la charrue endommagée, ou au renouvellement des outils détériorés par un long usage, ou au remplacement du cheval hors de service ? Il y a donc à prélever sur la récolte présente, en vue de la récolte future : 1° la totalité des avances annuelles ; 2° l'entretien des avances primitives. Ce sont les reprises du cultivateur. L'excédant, c'est l'intérêt des avances foncières, c'est le revenu du propriétaire, c'est le PRODUIT NET. Toucher par l'impôt aux reprises du cultivateur, on ne le pourrait sans porter un coup mortel à la récolte future ; car, si les dépenses que la culture réclame sont diminuées, la culture en souffrira, et si l'on réduit trop les profits légitimes du cultivateur, il fuira la campagne et cherchera l'industrie des villes. Il n'est donc qu'un produit qui soit vraiment libre, vraiment disponible, et sur lequel on doive asseoir tout l'impôt[85] : c'est le revenu du propriétaire, le produit net. Mais prenons garde ! si le produit net, attaqué par l'impôt, cessait d'être assez considérable pour intéresser le propriétaire à la culture du sol, il arriverait bientôt que le capital déserterait l'agriculture ; que les champs cultivés feraient place à des landes et à des déserts ; que la grande source des jouissances, des richesses, de la vie des nations se trouverait tarie. D'où cette conséquence que l'augmentation du PRODUIT NET est le but le plus élevé que se puisse proposer la sagesse des gouvernements. Qu'ils ne craignent donc pas de pousser à la cherté des subsistances[86]. Le haut prix des denrées enrichira le propriétaire ; le propriétaire, enrichi, s'attachera au sol ; mieux cultivée, la terre multipliera ses dons ; et, l'abondance se répandant au moyen des échanges sur la nation entière, l'ouvrier des manufactures aura pour payer son pain devenu plus cher, un salaire devenu plus fort. — Telles furent les premières déductions de Quesnay. Et déjà il est facile d'entrevoir la portée d'une doctrine si simple en apparence et si candide. Quoi ! le procédé sauveur qu'on allait vanter comme la découverte d'un génie bienveillant et tutélaire, c'était le renchérissement du blé ! c'était le haut prix de l'aliment qui ne fait vivre le pauvre qu'en l'empêchant tout juste de mourir ! On venait affirmer au peuple que si son pain commençait par devenir plus cher, son travail finirait par être plus largement rétribué ; mais quel serait son sort pendant le temps que l'équilibre mettrait à s'établir ? Et puis, en admettant, chose très-controversable, que la hausse dans les prix dût être compensée par une hausse exactement équivalente dans les salaires, à quoi se réduisait cette compensation pour le malheureux qui, manquant d'ouvrage, ne touche point de salaire, pour le travailleur atteint d'une infirmité subite, pour le malade ? Quesnay oubliait trop qu'ici les chiffres alignés par lui représentaient des hommes, et qu'il y a des situations où la cherté du pain est un arrêt de mort. Aussi, que de clameurs quand fut enfin divulgué le secret de l'école nouvelle ! Mauvais juge des causes, selon le mot de Galiani, mais grand connaisseur des effets, le peuple trembla de perdre ce qu'il s'agissait de faire gagner aux propriétaires. Il se défia d'une théorie qui allait nier la. solidarité humaine et dont l'esprit se trahissait dans ces mots imprudents, irréparables : seuls les cultivateurs forment la classe productive ; le reste est une classe stérile. Et c'était là, en effet, ce que le médecin de Louis XV avait dû conclure de son principe. Ayant déclaré que la terre était l'unique source des richesses, il fut amené à n'admettre d'autre classe productive que celle des cultivateurs. L'artisan, le marchand, le médecin, le philosophe, le savant, l'artiste..., classe stérile[87]. Il est bien vrai que, pour Quesnay et son école, le mot dépassait ici la mesure de la pensée. Ils n'avaient garde de méconnaître l'utilité des fonctions diverses que leur vocabulaire semblait flétrir ; mais cette utilité, au point de vue économique, ils la jugeaient secondaire. Un d'eux, le plus spirituel peut-être, écrivait à madame de ***, en expliquant le catéchisme de l'école : Vous voyez, madame, dans un simple déjeuner, réunies sous vos yeux et sous vos mains, les productions de tous les climats et des deux hémisphères. La Chine a vu former ces tasses et ce plateau ; ce café naquit en Arabie ; le sucre dont vous l'assaisonnez fut cultivé en Amérique ; le métal de votre cafetière vient du Potose ; ce lin, apporté de Riga, fut façonné par l'industrie hollandaise ; nos campagnes ne vous ont fourni que le pain et la crème[88]. Et, après avoir montré l'univers servant, en vertu des prodiges de l'industrie et du négoce, au déjeuner de madame, l'auteur se contentait d'appeler agréables et jugeait dignes tout au plus d'un salaire honnête, des services qui représentaient mille obstacles surmontés, des dangers sans nombre affrontés avec courage, une énergie trompée quelquefois, mais toujours puissante, les mers triomphalement parcourues, la nature conquise. Et si l'on demande sur quoi se fondait la prééminence absolue accordée par Quesnay et ses disciples aux cultivateurs, le voici : Pendant que l'artisan travaille,
disaient-ils, que le philosophe médite, que le
marchand fait voyager la richesse, que l'artiste s'occupe à charmer notre
vie, ne faut-il pas qu'ils subsistent ? Et d'où leur viennent les moyens de
subsistance sinon de la terre ? La terre nourrit donc ceux qui ne la
cultivent pas, avec l'excédant laissé disponible par la nourriture de ceux
qui la cultivent. Donc cet excédant, ce produit net sert à solder tous
les travaux de l'industrie, du commerce, de l'intelligence. Le propriétaire,
possesseur du produit net, voilà le vrai dispensateur des largesses de la
nature, le distributeur des trésors de la terre, le suprême caissier de
l'industrie. Et quant au créateur du produit net ou cultivateur, quel autre
que lui a droit aux honneurs de la production ? Sans doute, l'artisan ajoute
une valeur à la matière qu'il façonne, mais qu'importe si, pendant son
travail, il consomme une valeur égale ? Seul, celui-là mérite le nom de
producteur qui crée à la fois pour lui et pour les autres. Et tel est
précisément le cultivateur, puisqu'il tire du sein de la terre sa subsistance
d'abord, et, en outre, le produit net, c'est-à-dire le prix avec lequel se
payent, la source à laquelle viennent puiser trafiquants, artistes,
manufacturiers, médecins, hommes de lettres, avocats, savants, tous ceux
enfin qui, n'étant pas cultivateurs, forment l'autre partie active de
l'humanité. Ainsi, la doctrine de Quesnay, qu'on appela PHYSIOCRATIE, gouvernement de la nature, aboutissait à diviser la société en trois classes : la classe des propriétaires, subdivision de la classe productive, la classe des cultivateurs ou classe productive proprement dite, la classe stérile, comprenant l'ensemble des artisans, des marchands, des artistes. Encore si les physiocrates avaient honoré du nom de
producteur le malheureux qui se fatigue et qui meurt à creuser le sillon où
l'épi mûrira ! Mais ils auraient craint d'outrager le cultivateur, qui paye,
en élevant jusqu'à lui le pauvre paysan, qui est payé ; et, à leurs yeux, la classe productive était caractérisée, même aux
champs, non par le travail, mais par la dépense. Notez bien ce point de départ : vous aurez à vous en souvenir lorsque, plus tard, après la séance du Jeu de Paume, au bruit du canon tiré sur la Bastille, au sein des cris d'enthousiasme poussés vers le ciel par un peuple qui devait se croire affranchi, l'Assemblée constituante divisera la nation en citoyens actifs et citoyens inactifs, et confiera au hasard les intérêts de la pauvreté. Combien, en revanche, était enviable, combien splendide la part faite au propriétaire par les physiocrates ! Placé au sommet de la classe productive, on le supposait investi de la plus haute des fonctions sociales ; et, pour la remplir, il n'avait qu'à jouir de sa fortune. Seul assis au festin, son rôle était de consommer tranquillement ses revenus, tandis que, rangés autour de la table, les artisans et autres membres de la classe stérile viendraient offrir au maître, en échange de ses restes, les fruits de leur industrie et de leur talent. Et cependant, il arriva que, par une préoccupation étrange, les propriétaires furent saisis d'effroi. Quesnay, on l'a vu, avait demandé que tous les impôts fussent remplacés par un impôt territorial unique. Les propriétaires n'aperçurent que ce côté d'une théorie qui enflait démesurément leur importance, leur faisait une oisiveté pompeuse, et tendait à mettre à la place de l'ancienne aristocratie militaire une aristocratie rustique. Il leur échappa que ce surcroît d'impôt dont on semblait menacer leurs revenus, Quesnay entendait bien le faire payer indirectement à l'industrie par le haut prix des denrées. Ils poussèrent donc tous un même cri d'alarme ; et l'opulent Voltaire écrivit contre les physiocrates son conte de l'Homme aux quarante écus. D'autre part, l'émotion fut générale, et parmi les financiers tels que Forbonnais, et parmi les partisans de l'égalité tels que Jean-Jacques Rousseau ou Mably. Né dans une république sans territoire et qu'avait enrichie la fabrication des montres, Necker se disposa par l'étude au combat ; et les physiocrates eurent à compter avec cet abbé italien, avec ce Galiani, dont le rire était presque aussi redoutable que celui de Voltaire. La lice venait de s'ouvrir : on s'y précipita en foule. Les uns y entraient, conduits par le bel esprit ; les autres, par un secret besoin d'agitation ; quelques-uns par une crainte passionnée des résultats. Car, au fond, il s'agissait de savoir si, l'ancienne aristocratie une fois par terre, on se résignerait à en subir une nouvelle ; si, en acceptant la division de la société en classe productive et classe stérile, on laisserait s'introduire dans le langage des formules contraires au grand dogme de la solidarité humaine, si, grâce à l'apothéose tout à fait imprévue et bizarre du PRODUIT NET, on souffrait que l'opulence oisive s'installât à la place d'honneur dans le gouvernement des sociétés. Aussi l'attaque fut-elle vive et pressante. D'où vous vient, criait-on aux physiocrates, cette hardiesse d'insulter par des distinctions arbitraires à la majesté de l'intelligence et à la fécondité de l'industrie ? Non, la richesse n'est pas seulement dans la matière, elle est dans la matière appropriée aux besoins de l'homme, à ses jouissances, et marquée à son empreinte. Le blé, pour nous, serait-il une richesse si l'industrie humaine n'en devait faire du pain ? Le mariage de la nature et de l'homme, l'union de la matière et du travail, voilà ce qui crée la richesse. Vous avouez que les travaux des manufactures, du négoce, de l'intelligence, sont d'une grande utilité ; il ne vous déplaît pas qu'on les encourage, qu'on les honore, et même, au besoin, qu'on les admire. Et pourtant, quiconque ne dépense pas en vue de l'exploitation directe du sol, est rejeté par vous dans la classe stérile ! Ou votre doctrine ne roule que sur de vaines subtilités de langage, sur des jeux de mots ; ou elle a une signification sérieuse, et, dans ce cas, elle est évidemment fausse. Quoi ! celui-là était de la classe productive qui fit tirer de la carrière le bloc de marbre destiné au ciseau de Phidias, et Phidias était de la classe stérile ! Voici un champ sur lequel la charrue passe pour le féconder : et lé propriétaire qui n'a pas fait le champ, méritera mieux le nom de producteur que le charron, qui a fait la charrue ! Mettons les producteurs d'un côté, dites-vous, et les façonneurs de l'autre. Eh ! ne voyez-vous pas qu'en réalité le travail agricole est tout simplement une façon donnée à la terre ? L'agriculture, c'est la manufacture du sol, comme la pêche est la manufacture des mers. Que si vous voulez aller au fond des choses, il n'y a que des façonneurs ici-bas : le vrai producteur, c'est Dieu. Mais les physiocrates jouissaient à la cour d'un crédit qui les animait à la lutte. Madame de Pompadour entourait leur maître de sa puissante amitié ; et Louis XV les protégeait de son insouciance. Lorsque, à la fin de 1758, Quesnay publia son Tableau économique, c'était le roi qui, de ses mains, avait tiré les premières épreuves[89]. Bientôt Quesnay eut à son service des plumes ardentes et dévouées. Coup sur coup ; et sans parler du marquis de Mirabeau, auquel nous réservons une place à part, Mercier de La Rivière publia l'Ordre naturel des sociétés politiques, et Dupont, de Nemours, la Physiocratie, que devait suivre, à quelques années d'intervalle, le traité de l'Intérêt social, par Letrosne : ouvrages pesants et ténébreux qui auraient médiocrement servi la doctrine, si elle ne s'était échappée du fond des livres pour se répandre en feuilles volantes. Quesnay avait été des premiers à saluer dans l'opinion la souveraine des temps modernes. Un jour, un homme en place ayant dit devant lui : C'est par la hallebarde qu'on mène un royaume. — Et qui mène la hallebarde ? repartit le philosophe[90]. Les physiocrates voulurent donc avoir des journaux, et ils en eurent. Cependant, une autre école s'était formée. Aussi passionné pour le négoce que le médecin de madame de Pompadour l'était pour l'agriculture, M. de Gournay, intendant du commerce, avait observé un à un tous les phénomènes engendrés par le vieux système des prohibitions, des douanes, des privilèges, des maîtrises. Il avait vu le fabricant aux prises avec le texte des ordonnances, le négociant en guerre avec le fisc, l'ouvrier sous le joug des corporations. Que de lois, de statuts, de règlements ne fallait-il pas connaître ou consulter, avant de fabriquer une simple pièce d'étoffe ? Si elle n'était pas coupée régulièrement de trois aunes en trois aunes, si elle n'avait pas la longueur et la largeur déterminées, si elle dépassait le nombre de fils voulus, c'étaient aussitôt des amendes, des procès. Et quels procès que ceux où un fabricant qui ne savait pas lire était jugé par un inspecteur qui ne savait pas fabriquer[91] ! Depuis longtemps les peuples commerçants par excellence, l'Angleterre, la Hollande, avaient secoué ces entraves regardées par eux comme les derniers restes de la barbarie ; et Gournay qui, tantôt voyageur pour son instruction, tantôt négociant pour son profit, avait pu contempler s'agitant sous ses yeux, de Cadix à Hambourg, le plus grand commerce de l'univers, Gournay avait puisé dans sa longue expérience la haine du principe d'autorité en matière d'économie politique. Il fallait une formule à cet empire de l'individualisme qui allait être inauguré ; Gournay la trouva : LAISSEZ-FAIRE, LAISSEZ-PASSER. Ce qui devait naturellement séparer l'école de Gournay de celle des physiocrates, on le devine. Comment des penseurs qui professaient le culte de l'industrie et du commerce auraient-ils consenti à reconnaître la prééminence du laboureur ? Aussi eut-on, sur ce point, quelque peine à s'entendre. Mais les deux écoles avaient une tendance commune : l'individualisme ; et elles eurent une commune devise : LAISSEZ-FAIRE, LAISSEZ-PASSER. Et en effet, dans sa fameuse théorie du produit net, le chef des physiocrates n'avait pas manqué de conclure à la liberté absolue du propriétaire. Il voulait que, chargé de tout l'impôt, le propriétaire pût hausser selon son caprice le prix de sa denrée, emmagasiner au lieu de vendre, porter ses grains à l'étranger[92], user enfin et abuser, sans aucun correctif à sa liberté, sans aucune limite, si ce n'est la liberté des autres propriétaires, c'est-à-dire la CONCURRENCE. Ainsi deux hommes, partis de deux points différents, celui-ci élevé dans une ferme, celui-là dans un comptoir, après avoir cheminé séparément dans le domaine de la réflexion, en étaient venus à se rencontrer tout à coup à un certain poteau de la route, où était écrit le mot liberté. Ce mot, il s'agissait de le bien comprendre. Et que de malheurs épargnés au peuple si on l'avait défini par la fraternité, sans laquelle le faible ne devient libre que dans l'abandon ! Mais le principe d'autorité avait tellement fatigué le monde que les penseurs aboutissaient presque tous à la victoire du principe opposé, à l'affranchissement pur et simple de l'individu. Propriétaire ou commerçant, riche ou pauvre, l'homme allait être livré à lui-même. Il était censé connaître son intérêt mieux que personne ; et à cet orgueil, à cette passion de l'intérêt privé l'on ouvrait l'espace. Plus de surveillants, plus de gardiens, plus de barrières, dût-on ajouter : plus de tutelle ! L'individu était son maître : LAISSEZ-FAIRE, LAISSEZ-PASSER. Les deux écoles n'en firent donc qu'une et, prenant le même nom, celui d'Économistes, elles marchèrent, sous des drapeaux amis[93], au double triomphe de la bourgeoisie par l'agriculture et le commerce. Or, un homme, au dix-huitième siècle, résume les économistes, c'est Turgot ; et un livre résume leurs doctrines, c'est le traité de Turgot sur la Formation et la Distribution des richesses. Vainement chercherait-on dans ce traité quelques-uns de ces aperçus neufs, de ces traités inattendus par où se révèlent les conquêtes d'un puissant esprit. Disciple respectueux de Quesnay, si Turgot fut lui-même, comme nous l'avons dit, honoré du titre de maître, il le dut uniquement à l'estime que son caractère inspirait et à la dignité de sa vie. Mais l'importance historique de ses écrits est justement dans la fidélité avec laquelle ils reproduisent l'ensemble des tendances, des idées, des sophismes de toute une école, et de l'école qui enfanta, sous le rapport économique, la Révolution de 89. Le traité de la Formation et Distribution des richesses ne fait que reprendre, sur la division de la société en trois classes, sur la prééminence de l'agriculture, sur la nature et l'origine du produit net, les diverses propositions que nous avons déjà passées en revue ; nous nous bornerons donc à demander au livre de Turgot si la théorie des économistes apportait aux hommes du peuple leur charte d'affranchissement. Écoutez : Le simple ouvrier, qui n'a que ses bras et son industrie, n'a rien qu'autant qu'il parvient à vendre à d'autres sa peine. Il la vend plus ou moins cher ; mais ce prix, plus ou moins haut, ne dépend pas de lui seul : il résulte de l'accord qu'il fait avec celui qui paye son travail. Celui-ci le paye le moins cher qu'il peut ; comme il a le choix entre un grand nombre d'ouvriers, il préfère celui qui travaille au meilleur marché. Les ouvriers sont donc obligés de baisser le prix à l'envi les uns des autres. En tout genre de travail, il DOIT arriver et il arrive que le salaire de l'ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour lui procurer sa subsistance[94]. Voilà le phénomène décrit avec beaucoup d'exactitude. C'est ainsi en effet que les choses se passent sous l'empire de l'individualisme ; dans une société où chacun rapporte tout à soi ; dans cette lice où, poussés par la concurrence, les malheureux prolétaires sont forcés de se disputer le travail ainsi qu'une proie, au risque de s'entre-détruire. Mais n'y a-t-il pas en tout ceci désordre, injustice ou violence ? Quand le fort est d'un côté, le faible de l'autre, la liberté du fort n'est-elle pas l'immolation du faible ? Questions profondes, et que Turgot n'a garde de s'adresser ! Le principe auquel on a trouvé, de nos jours, cette lâche et cruelle formule : Chacun pour soi, chacun chez soi, Turgot a eu le malheur de l'adopter, et, le principe une fois admis, si les conséquences sont funestes, qu'y faire ? Cela doit arriver. Oui, sans doute, il doit arriver que l'ouvrier soit réduit au strict nécessaire, quand on a pris pour point de départ le droit individuel ; mais en serait-il de même dans un régime de fraternelle association ? Turgot prouve excellemment que le travail des esclaves produit peu parce que l'esclave n'a pas un intérêt suffisant au succès de l'œuvre[95] ; et cette considération, il l'oublie quand il s'agit du labeur de l'ouvrier libre, libre en droit, mais esclave de la misère. Qu'il y ait une flagrante et injuste inégalité dans la répartition des peines et des récompenses, sous l'aveugle dictature du laissez-faire, Turgot ne s'en émeut pas ; il ne voit là qu'un résultat naturel du cours des choses ; il décrit et semble craindre de juger. Rien de plus vif et de mieux senti que la manière dont Turgot énumère et fait valoir les services du capital dans l'industrie[96] ; mais, comme toute l'école qu'il représente, Turgot établit entre le capital et le capitaliste une confusion entièrement arbitraire et fausse, pour arriver à cette conclusion que la nécessité de l'un entraîne la légitime souveraineté de l'autre. D'ailleurs, si le capital est indispensable, le travail l'est-il moins ? Si le capital exprime la richesse d'hier, n'est-ce pas le travail qui en tirera celle de demain ? Et quand on vous dit que le salaire du travailleur doit seulement représenter ce qui empêche de mourir, est-ce qu'à défaut de votre raison, votre cœur n'a rien à répondre ? Singuliers et tristes entraînements de la logique dans un système erroné ou incomplet ! Turgot, homme de bien, fut conduit par son principe jusqu'à la théorie de l'usure. On concevrait de reste qu'il eût proclamé le droit du prêteur, en le faisant dériver de l'utilité sociale ; mais non, ce droit paraissait à Turgot si absolu, si indépendant de toute idée de bien public et de devoir fraternel, qu'il ne voulait même pas qu'on donnât pour motif au prêt à intérêt le service rendu à l'emprunteur[97]. Non ; pour que le prêteur eût droit d'élever à son gré le niveau de ses exigences, il suffisait que son argent fût à lui. Combien étaient plus nobles, plus dignes d'un génie élevé, ces belles paroles de Law : L'argent n'est à vous que par le titre qui vous donne le droit de l'appeler et de le faire passer par vos mains, pour satisfaire à vos besoins et à vos désirs : hors ce cas, l'usage en appartient à vos concitoyens, et vous ne pouvez les en frustrer sans commettre une injustice et un crime d'État. Qu'on rapproche les deux doctrines, et qu'on décide ! Il faut tout dire : Turgot proclama, il proclama en termes magnifiques le droit de travailler. Ce sera, dans l'avenir, un de ses titres d'honneur. Avant la chute définitive d'un régime où l'on avait osé faire du travail un privilège domanial et royal, c'était beaucoup que de mettre le travail au nombre des propriétés imprescriptibles. Ne vous y trompez pas, toutefois : Turgot n'alla jamais jusqu'à reconnaître le droit au travail. Il voulait bien qu'on laissât les pauvres libres de développer leurs facultés, mais il n'admettait pas que la société leur dût les moyens d'y parvenir. Il entendait bien qu'on supprimât les obstacles qui peuvent naître de l'action de l'autorité, mais il n'imposait pas à l'État l'obligation de servir de tuteur aux pauvres, aux faibles, aux ignorants. En un mot, c'était le droit de travailler et non le droit à travailler qu'il admettait : distinction capitale et dont on n'a point assez jusqu'ici creusé la profondeur. Que servait de crier au prolétaire : Tu as le droit de travailler, quand il avait à répondre : Comment voulez-vous que je profite de ce droit ? Je ne puis semer la terre pour mon compte : en naissant, je la trouve occupée. Je ne puis me livrer ni à la chasse ni à la pêche : c'est un privilège de propriétaire. Je ne puis cueillir les fruits que la main de Dieu fit mûrir sur le passage des hommes : ils ont été appropriés comme le sol. Je ne puis couper le bois, extraire le fer, instrument nécessaire de mon activité : grâce à des conventions auxquelles on ne m'appela point, ces richesses que la nature semblait avoir créées pour tous, sont devenues le partage et le patrimoine de quelques-uns. Je ne saurais donc travailler sans subir les conditions que vont me faire les détenteurs des instruments de travail. Si, en vertu de ce que vous nommez la liberté des contrats, ces conditions sont dures à l'excès ; si l'on exige que je vende mon corps et mon âme ; si rien ne me protège contre le malheur de ma situation ; ou même si, n'ayant pas besoin de moi, les distributeurs du travail me repoussent, que vais-je devenir ? Me restera-t-il la force d'applaudir à la chute des tyrannies à face humaine, quand je me serai débattu en vain contre la tyrannie des choses ? Me croirai-je vraiment libre, lorsque viendra pour moi l'esclavage de la faim ? Le droit de travailler me paraîtra-t-il un don bien précieux, lorsqu'il me faudra mourir d'impuissance et de désespoir au sein de mon droit ? Le droit, considéré d'une manière abstraite, n'était donc qu'un mirage propre à entretenir le peuple dans le tourment d'un espoir toujours trompé. Tel que le définissaient les économistes du dix-huitième siècle, tel que le comprenait et le proclama Turgot, le droit ne devait servir qu'à masquer ce que l'inauguration de l'individualisme avait d'injuste et l'abandon du pauvre de barbare. Ce fut, pourtant, cette définition de la liberté qu'allaient adopter les révolutionnaires de 89 ; mais, pour la changer, pour en donner une meilleure, d'autres révolutionnaires devaient se lever, et à ceux-ci nous entendrons dire : La liberté consiste non dans le DROIT mais dans le POUVOIR accordé à l'homme d'exercer, de développer ses facultés, sous l'empire de la justice et la sauvegarde de la loi. On vient de voir combien était fausse et dangereuse la doctrine des économistes du dix-huitième siècle. Ne nous hâtons pas, cependant, de les condamner. Ils adoptèrent avec une passion aveugle le principe d'individualisme parce que le principe contraire, celui d'autorité, avait fait d'une réaction violente la nécessité de l'époque. Quand une baguette a été courbée dans un sens, on ne la redresse qu'en la courbant encore, et dans le sens contraire : telle est la loi des révolutions. Sachons la respecter en gémissant ; sachons tenir compte, même à ceux qui se sont trompés, du bienfait de leurs erreurs, si elles ont contribué à en détruire de plus graves et de plus funestes. Mais à ceux-là seulement notre admiration, qui devançant leur époque, ont eu la gloire de pressentir l'aurore et le courage d'en saluer la venue. Car enfin, élever une voix indépendante et fière, quand on a contre soi le mugissement public ; s'attaquer à la puissance, qui vous calomniera, au profit d'une foule qui ne vous comprend point ou qui vous ignore ; être à soi-même son encouragement, sa force, son espérance ; d'une âme indomptable et dans une sainte avidité de justice, aller vers le but sans regarder si l'on est suivi, puis, arrivé sur des hauteurs dont on n'a fait qu'indiquer la route à son siècle attardé, achever de vivre dans l'amère solitude de son intelligence et de son cœur, ah ! voilà ce qui est digne d'un éternel hommage, et c'est pour ceux qui furent capables d'un tel effort que doit fumer l'encens de l'histoire. Nous avons exposé les doctrines de Turgot : ses actes furent d'un citoyen vertueux et d'un administrateur dévoué. Intendant de la province du Limousin dans le temps même où il composait son livre, il se fit aimer, il se fit bénir. Ses revenus, employés noblement, soulagèrent les pauvres. Il ouvrit des routes de communication. Il apprit au peuple le bienfaisant usage des pommes de terre[98]. Il supprima la corvée dans son intendance[99]. Mais, chose qui ne saurait être trop remarquée ! Turgot ne put accomplir tout le bien auquel le poussaient les inspirations de son âme, qu'en tenant une conduite contraire souvent à ses écrits. Il combattit l'égoïsme, dit un de ses plus ardents panégyriques[100], il le combattit fortement, et même par des mesures coercitives. N'était-ce pas aller au delà des principes sur lesquels il avait fait reposer le droit du prêteur ? Il organisa des ateliers de charité : n'était-ce pas entrer dans le système de l'intervention de l'État en matière d'industrie ? Il écrivit en tête d'une instruction adressée aux bureaux de charité, ces touchantes, ces admirables paroles : Le soulagement des hommes qui souffrent est le devoir de tous et l'affaire de tous : n'était-ce pas condamner cette théorie de la concurrence qui fait du sort des pauvres l'affaire du hasard ? Turgot ne fut donc pas toujours conséquent à ses principes : ne le lui reprochez pas ; c'est sa gloire. On peut juger maintenant des efforts qui furent tentés, au dix-huitième siècle, en faveur du droit individuel ; mais le droit social n'y manqua point de défenseurs, bien qu'en désaccord avec le mouvement général des esprits. Dès 1755, Morelly avait posé, dans un livre intitulé Code de la nature, les bases d'un nouveau système social. Il importe d'en faire connaître ici les points principaux : Maintenir l'unité indivisible du fonds et de la demeure commune ; Établir l'usage commun des instruments de travail et des productions ; Rendre l'éducation également accessible à tous ; Distribuer les travaux selon les forces, les produits selon les besoins ; Conserver autour de la cité un terrain suffisant pour nourrir les familles qui l'habitent ; Réunir mille personnes au moins, afin que, chacun travaillant selon ses forces et ses facultés, consommant selon ses besoins et ses goûts, il s'établisse sur un nombre suffisant d'individus une moyenne de consommation qui ne dépasse pas les ressources communes, et une résultante de travail qui les rende toujours assez abondantes ; N'accorder d'autre privilège au talent que celui de diriger les travaux dans l'intérêt commun, et ne pas tenir compte, dans la répartition, de la capacité, mais seulement des besoins, qui préexistent à toute capacité et lui survivent ; Ne pas admettre les récompenses pécuniaires : 1° parce que le capital est un instrument de travail qui doit rester entièrement disponible aux mains de l'administration ; 2° parce que toute rétribution en argent est ou inutile ou nuisible : inutile, dans le cas où le travail, librement choisi, rendrait la variété et l'abondance des produits plus étendues que nos besoins ; nuisible, dans le cas où la vocation et le goût ne feraient pas remplir toutes les fonctions utiles ; car ce serait donner aux individus un moyen de ne pas payer la dette de travail et de s'exempter des devoirs de la société sans renoncer aux droits qu'elle assure[101]. Utopie, va-t-on s'écrier ! rêve d'un penseur qui sans doute méditait à l'écart ! Morelly, en effet, paraît avoir fort peu mêlé sa vie à l'histoire de son temps, soit crainte des persécutions, soit dédain philosophique. Mais ce qui est remarquable, c'est que son utopie fut aussi celle d'un homme qui, ayant traversé les affaires publiques, y avait déployé une rare habileté. Secrétaire du cardinal de Tencin, lorsque Tencin était ministre, Mably avait passé plusieurs années à faire le travail dont un autre recueillait les profits ; il avait étudié les dépêches de tous les cabinets de l'Europe, conduit des négociations importantes, et acquis par une laborieuse expérience la pratique du pouvoir, pour lequel il semblait né. Comment, après avoir ainsi manié les hommes et les choses, en vint-il à embrasser le culte d'un ordre social si différent de celui où il avait été applaudi, où il avait brillé, et dont il savait mieux que personne qu'on n'ébranlerait pas facilement les bases ? Mably était doué d'une intelligence assez puissante pour secouer le joug des idées reçues aveuglément et caressées depuis l'enfance ; Mably avait un grand cœur : voilà l'explication. Aussi le trouverez-vous, si vous interrogez les souvenirs de sa vie, fier avec mesure, brusque par honnêteté, méprisant les distinctions vaines, se déliant du poison des richesses, tantôt répondant aux avances d'un haut personnage : Je le verrai quand il ne sera plus en place, tantôt refusant un fauteuil à l'Académie pour n'avoir point à prononcer un éloge menteur, arrivant enfin sans fortune mais sans reproche à un âge avancé, et, même alors, économisant sur un revenu de trois mille livres de quoi secourir les indigents et grossir le petit héritage que sa reconnaissance destinait à un vieux domestique. Mably pensait donc, d'accord en cela avec la raison de Morelly et le sentiment de Jean-Jacques, que les hommes sont inégaux en facultés et en besoins, mais égaux en droits ; il pensait que, chacun d'eux ayant reçu de Dieu la loi d'être utile et de vivre, tous ils ont un droit égal à développer leurs facultés et à jouir des conditions de l'existence. La justice, il la faisait consister à exiger davantage de qui peut davantage, et à donner plus à qui la nature imposa plus de besoins. Si ma force est double, je dois porter un double fardeau. Si je retiens comme superflu ce qui est nécessaire à mon voisin pour qu'il exerce son droit de vivre, non-seulement je substitue à l'idée de société l'idée de guerre, mais je m'oppose à l'accomplissement de la loi divine, et je suis impie[102]. Comme application de ces principes, et conformément au système de Morelly, son devancier, Mably proposait à la société la famille pour modèle, la famille où la répartition des charges se fait selon les forces et celle des fruits selon les besoins, la famille où il y a commandement désintéressé de la part du père, obéissance volontaire de la part des enfants, surcroît de sollicitude et de dépenses pour l'être infirme et malade. Quant à la famille elle-même, il va sans dire que, dans ce système, elle était religieusement maintenue. Le mariage, dans le code de Morelly, n'est à la vérité ni une affaire de convenance sociale ni un marché d'argent : c'est une sainte et inviolable union de deux âmes l'une vers l'autre attirées. Toutefois, le divorce est permis ; mais après dix années de mariage seulement, et moyennant certaines formalités tout à fait analogues à celles qui, depuis, ont été prescrites par le Code civil[103]. Si les enfants reçoivent une éducation commune, c'est à l'âge où il devient nécessaire de les former aux devoirs de la société. Jusque-là, qu'on les laisse grandir sous l'aile des parents : est-il rien de comparable à ce que sait, devine et peut apprendre l'amour d'une mère ? Les mères, dit Morelly, allaiteront elles-mêmes leurs enfants[104], et il n'admet qu'un motif pour les dispenser de ce devoir : l'impossibilité absolue et prouvée de le remplir. Morelly et Mably étaient, d'ailleurs, convaincus que, loin de rendre la hiérarchie impossible, leur système de fraternel accord était le seul moyen de l'asseoir sur des fondements solides, inattaquables[105]. Quel intérêt la médiocrité aurait-elle à briguer les premiers emplois, lorsque le commandement aurait cessé d'être une source de privilèges et, sans rapporter plus de profit, imposerait de plus grands devoirs ? Nul doute que chacun ne tendit à se classer lui-même d'après sa vocation particulière et ses aptitudes, là où toutes les fonctions seraient tenues pour également honorables et pesées dans la même balance. Il n'y avait pas à craindre que la paresse s'installât au sein d'une association privée des stimulants de l'égoïsme. Morelly et Mably niaient résolument que la paresse fût un vice naturel à l'homme. La paresse, disait Morelly, vient uniquement des distinctions qui, jetant les uns dans l'oisiveté et la mollesse, ont inspiré aux autres du dégoût et de l'aversion pour des devoirs forcés.... Il est si vrai que l'homme est une créature faite pour agir, et pour agir utilement, que nous voyons cette espèce d'hommes que l'on nomme riches et puissants, chercher le tumulte fatigant des plaisirs pour se délivrer d'une oisiveté importune[106]. Que ne faisait-on du travail un plaisir en le dégageant du caractère odieux que lui impriment l'excès, l'interdiction du choix et la contrainte ? On redoutait la paresse ! Eh bien, qu'on lui donnât le nom qu'elle mérite en effet dans toute association libre : qu'on appelât le paresseux un voleur. Le point d'honneur, si efficace sur un champ de bataille, était-il impossible à introduire dans un atelier ? On avait amené les hommes à sacrifier à l'honneur le plus cher des biens, la vie : ne les pouvait-on amener à sacrifier à l'honneur quelques heures d'un lâche repos ? Et la paresse ne serait-elle pas bannie de la société, le jour où reculer devant le travail serait devenu aussi honteux que reculer devant l'ennemi ? A Mercier de La Rivière, à Turgot, à l'école entière des économistes qui donnaient l'âpreté du gain pour l'unique aiguillon de l'activité humaine, Mably opposait le souvenir de l'établissement fondé au Paraguay par les Jésuites[107]. Il aurait pu citer encore l'exemple des Frères Moraves dont le nombre s'était élevé, sous la direction de Hulter, jusqu'au chiffre de soixante-dix mille, et qui, de l'aveu des historiens détracteurs de l'anabaptisme, avaient formé la plus active, la plus féconde famille de travailleurs qui ait jamais paru dans le monde[108]. Tandis que, perdus dans une foule qui se précipitait vers l'individualisme, quelques hommes courageux et convaincus reprenaient ainsi l'impérissable tradition conservée, à travers les siècles, par la philosophie platonicienne, par le christianisme, et par les Albigeois, les Vaudois, les Hussites, les Anabaptistes, la doctrine qui allait devenir dominante rencontrait dans les défenseurs du despotisme pur d'habiles et fougueux adversaires. L'école économiste que Morelly et Mably attaquaient au nom de la fraternité, Linguet l'attaqua au nom d'un système dont le dernier mot eût été l'esclavage oriental. Rien de plus odieux que l'idéal politique de Linguet ; rien de mieux conduit que sa guerre aux économistes. On en jugera par le passage suivant[109] : L'esclave était nourri lorsqu'il ne travaillait pas. Mais le manouvrier libre, qui est souvent mal payé lorsqu'il travaille, que devient-il lorsqu'il ne travaille pas ? Qui est-ce qui s'inquiète de son sort ? A qui en coûte-t-il quelque chose quand il vient à périr de langueur et de misère ? Qui est-ce qui est par conséquent intéressé à l'empêcher de périr ?... L'esclave était précieux à son maître, en raison de l'argent qu'il lui avait coûté. Mais le manouvrier ne coûte rien au riche voluptueux qui l'occupe. Du temps de la servitude, le sang des hommes avait quelque prix ; ils valaient du moins la somme qu'on les vendait au marché. Depuis qu'on ne les vend plus, ils n'ont réellement aucune valeur intrinsèque. Dans une armée, on estime bien moins un pionnier qu'un cheval de caisson, parce que le cheval est fort cher et qu'on a le pionnier pour rien. La suppression de l'esclavage a fait passer ce calcul de la guerre dans la vie commune, et, depuis cette époque, il n'y a point de bourgeois à son aise qui ne suppute en ce genre comme font les héros. Mais il était encore trop tôt pour la fraternité, et il était déjà trop tard pour le despotisme. Vainement les idées socialistes du dix-huitième siècle furent-elles servies par Jean-Jacques Rousseau dans son Contrat Social, par Helvétius lui-même dans certains passages de son Traité de l'homme, par Diderot dans quelques-unes de ses bonnes inspirations. L'individualisme envahissait irrésistiblement la société. Mably le sentait bien lui-même, et mainte page de ses écrits[110] prouve qu'il ne se faisait aucune illusion sur la puissance des idées par lui combattues. Comment s'y tromper, en effet ? Des philosophes célèbres, des littérateurs applaudis, de graves magistrats, la plupart des habitués de l'Encyclopédie, des ministres, des prélats, tels avaient été les premiers économistes. On distinguait parmi eux, et à côté de Turgot, de Mercier de La Rivière, de Dupont de Nemours, de Letrosne, le cardinal de Boisgelin, M. de Malesherbes, M. de Cicé, archevêque de Bordeaux, les deux Trudaine, l'ancien ministre d'Invau, l'illustre chimiste Lavoisier, l'abbé Raynal, de Saint-Péravy, et, tirailleurs infatigables de cette nouvelle armée, l'ardent journaliste Baudeau, l'abbé Morellet, l'abbé Roubaud enfin, celui à qui Voltaire écrivait : J'ai pour vous une estime aussi illimitée que doit l'être, selon vous, la liberté illimitée du commerce2[111]. Car Voltaire, qui avait besoin d'appuis, ne tarda pas à demander grâce, par d'ingénieuses flatteries, pour les attaques de l'Homme aux quarante écus. D'autant que, mieux comprise, la doctrine des économistes n'avait rien dont pût s'alarmer le seigneur de Ferney, lui qui disait, après Turgot : Le grand nombre doit vivre de sa peine[112]. N'oublions pas que l'école économiste était dirigée ou appuyée par des nobles, des grands seigneurs, des souverains même. Le marquis de Condorcet, le chevalier de Jaucourt, Turgot, issu d'une des plus anciennes familles de Normandie, le marquis de Mirabeau, voilà ceux qui poussaient à la chute définitive de la féodalité française, aux applaudissements du chancelier de Lithuanie, du grand-duc de Bade, de milord Lansdowne, de l'archiduc Léopold, de l'empereur Joseph II[113]. Comme il arrive dans les écoles naissantes, où l'on se dédommage par l'orgueil de n'avoir pas encore l'empire, ce qui n'était qu'une doctrine fort controversable fut appelée LA SCIENCE ; on ne salua plus que du nom de MAÎTRE le médecin de madame de Pompadour ; et les apôtres du laissez-faire donnèrent à leur polémique le ton d'une intolérance hautaine. Du reste, on les vit, dès le commencement, déployer une activité louable à déraciner les préjugés qui tenaient le travail captif, à démasquer les traitants, à glorifier l'agriculture, à défendre le peuple des villes exclu des jurandes ou rançonné par elles, et le peuple des campagnes qu'on écrasait d'impôts, qu'on poussait à coups de bâton, sans paye, sans pain, à la corvée des chemins publics. Livres, brochures, pamphlets, feuilles périodiques, tout fut employé par la secte pour gagner définitivement cette puissance souveraine et déjà grondante : l'opinion. Une même année (1765) vit paraître le Journal d'agriculture, qui eut pour rédacteurs Dupont, de Nemours, et l'abbé Roubaud, et les Éphémérides du citoyen, qui, à peine fondées contre les économistes, furent mises à leur service par l'abbé Baudeau, adversaire subitement converti[114]. Impatiente de se produire, la doctrine prenait toutes les formes. Saint-Lambert lui prêtait le langage de la poésie dans les Saisons ; elle se glissait à la Comédie-Française dans le drame[115] d'Albert Ier ; et il n'était pas jusqu'aux personnages des opéras-comiques de Favart[116] qui n'eussent charge de populariser les maximes du Tableau économique. Mais un écrivain qui a survécu sous le nom d'Ami des hommes, c'était le titre de son premier ouvrage, le marquis de Mirabeau, père du fameux orateur, avait déjà répandu à profusion dans une suite de livres avidement recherchés et les idées de Quesnay et les siennes propres, bientôt rangées sous la discipline du maître. Fils aîné de la doctrine, comme il s'appelait lui-même[117], il en avait été le propagateur le plus turbulent ; à lui l'honneur de présider les assemblées des économistes. Il les recevait tous les mardis à sa table, et son caractère répondait parfaitement à son rôle. Passionné pour l'agriculture, patron du paysan, lui-même était un noble rustique, une espèce de gentilhomme du Danube, qui parlait avec attendrissement du pauvre peuple, quoique tout plein de l'orgueil de sa race. Depuis cinq cents ans, disait-il, on a souffert des Mirabeau qui n'étaient point faits comme les autres ; et, sans doute pour se singulariser autant que ses ancêtres, il affectait d'être simple au milieu des habits brodés. Il fulminait contre les conquêtes de l'Écritoire, lui si fier d'avoir composé cinquante volumes[118]. Humoriste paradoxal et spirituel, plutôt que d'écrire la langue de tout le monde, il gonflait son style d'hyperboles, de néologismes. Il y entassait avec tant de bizarrerie les idées et les phrases, qu'il aurait couvert de ridicule la science des économistes, si, d'autre part, ses ouvrages n'eussent été vivants, remplis quelquefois d'une originalité vraie, semés d'heureuses boutades et d'éclairs. Ses défauts mêmes profitèrent à la doctrine et la mirent en vogue, tant il y avait de relief dans ses livres confus où, remuant tout sans rien éclaircir, il soutenait tantôt les petits contre les grands, tantôt les grands contre les brouillons ; accablait de ses mépris les courtisans qui demandent l'aumône en talons rouges ; et ne vantait que la noblesse d'autrefois : celle qu'il nous montre buvant trop, dormant peu, jouant à la paume ou battant le fer dans les salles d'armes, à cheval de grand matin pour la chasse, et menant une vie dure, agreste et loyale[119]. Le marquis de Mirabeau eût été presque un homme de génie s'il y avait eu de l'ordre dans sa tête ; mais, à la seconde génération, ce chaos se débrouilla, et il en sortit le plus grand orateur des temps modernes. Amphitryon des économistes, le marquis de Mirabeau était bien véritablement leur aîné. Toutes leurs idées, il les avait, avant eux, agitées dans ses livres. Au temps même où Quesnay donnait à l'Encyclopédie ses célèbres articles Grains et Fermiers, Mirabeau avait publié son Traité de la population : l'Ami des hommes[120] ; et déjà il y énonçait plusieurs principes chers aux économistes. Il vantait la liberté absolue du commerce des grains comme l'unique moyen de prévenir les disettes, et il résumait ainsi son opinion : Pour maintenir l'abondance dans le royaume, que faut-il faire ? Rien[121]. Dans la Théorie de l'impôt, dont les hardiesses déplurent fort à Voltaire, il avait dénoncé avec une verdeur sans égale les traitants, leurs mensonges, leurs rapines, leur tyrannie, les accusant d'avoir investi les villes, épuisé les campagnes, et appauvri à ce point une terre naturellement fertile, qu'il n'y restait plus, pour ainsi parler, que des chercheurs de trésors après la dévastation du Pérou[122]. Reprenant l'aphorisme imprimé de la main même de Louis XV : Impositions indirectes : pauvres paysans ; pauvres paysans : pauvre royaume, il le rendait sensible en disant : L'impôt direct sur la glèbe est le plus utile à la glèbe, attendu que, ni plus ni moins, elle supporte tous les autres ; mais la différence est grande de porter d'aplomb ou de côté[123]. Ce qui avait particulièrement exercé le bon sens du marquis en donnant prise à sa verve désordonnée et à sa mordante hyperbole, c'était la question des corvées. Campagnard, il savait mieux que personne combien la corvée était ruineuse, et pour le paysan traîné à trois lieues de sa demeure, condamné à des travaux qui ne rapportaient ni salaire ni nourriture ; et pour le fermier qui voyait avec peine découcher ses chevaux par les intempéries du ciel ; et pour l'État qui, en échange de chemins imparfaitement construits et qu'une colonie de taupes pouvait détruire en un an[124], venait enlever à l'agriculture des journées d'un prix inestimable. Ainsi, même avant que Dupont, de Nemours, Mercier de La Rivière, l'abbé Baudeau l'eussent mise en lumière, la théorie de Quesnay avait trouvé dans le marquis de Mirabeau un défenseur impétueux, incisif, sans clarté, sans méthode, mais non sans relief ; et par lui fut ouverte cette série de travaux que devait couronner plus tard avec tant d'éclat, en les redressant et les complétant, le livre du célèbre Anglais Adam Smith. Tel était donc le mouvement des esprits, lorsqu'un champ de bataille s'offrit tout à coup aux doctrines rivales. Vers l'an 1750, dit Voltaire[125], la nation, rassasiée de vers, de tragédies, de comédies, d'opéras, de romans, d'histoires romanesques, de réflexions morales plus romanesques encore, et de disputes théologiques sur la grâce et sur les convulsions, se mit enfin à raisonner sur les blés. On oublia même les vignes pour ne parler que de froment ou de seigle. On écrivit des choses utiles sur l'agriculture : tout le monde les lut, excepté les laboureurs. On supposa, au sortir de l'Opéra-Comique, que la France avait prodigieusement de blé à vendre. Enfin, le cri de la nation obtint du gouvernement, en 1764, la liberté de l'exportation. On exporta aussitôt ; mais une année stérile étant survenue, des plaintes s'élèvent, le peuple s'émeut, le gouvernement se trouble, et la question de la liberté du commerce des grains agite, d'un bout de la France à l'autre, le monde des intelligences. Elle était grave en soi, cette question, puisqu'il y allait de la subsistance du peuple ; mais ce qui ajoutait à l'intérêt de la querelle et lui donnait un véritable caractère de grandeur, c'est qu'elle mettait aux prises les deux écoles qui se disputaient l'empire de la société. On remarquait, à cette époque, mêlé à la foule des économistes, quoiqu'il ne partageât point leurs principes, un Napolitain d'un rare talent et plein de pensées, homme d'esprit qui cachait un homme d'État, tête de Machiavel sur un corps de bouffon[126]. C'était un abbé, mais un abbé du dix-huitième siècle, c'est-à-dire un prêtre philosophe, au propos leste, aux allures cyniques, ayant manié tous les livres, même le bréviaire, ayant tout approfondi et pouvant apporter dans chaque question les lumières d'une intelligence originale et forte. Il ne manquait ni les mercredis de madame Geoffrin, ni les jeudis du baron d'Holbach, ni les petits soupers où sa verve jaillissait en étincelles, quand elle n'éclatait pas en traits de génie. Accueilli avec une sorte de crainte dans le cercle des économistes, tantôt il les abordait par des objections imprévues et leur montrait quelque vérité fine à travers le scandale de ses paradoxes ; tantôt, monté sur une table en bateleur[127] et tenant à la main sa perruque dont il faisait comme le pivot de ses plaisanteries, il s'étudiait à exciter l'hilarité de son auditoire. Mais un moment venait où les rires s'éloignaient tout à coup. On s'étonnait ; on se sentait troublé. Car le bouffon avait disparu, il ne restait plus que Machiavel ; et, souvent, ceux qui n'étaient venus que pour applaudir à un moqueur charmant, se retiraient marqués des griffes de l'aigle. Voilà quel homme les économistes, dans la question des grains, allaient avoir pour, adversaire. Ils avaient choisi comme point de départ le droit individuel : Galiani partit du droit social. Afin d'assurer au propriétaire de gros bénéfices en lui ouvrant un vaste marché, ils avaient vanté l'indifférence de l'État en matière de grains : Galiani les ramena vigoureusement aux vrais principes, en leur imposant la raison d'État associée aux plus chers intérêts du peuple. Ce fut parmi eux un trouble inexprimable, lorsque dans ses
Dialogues sur le commerce des blés[128], livre
paradoxal, mais admirable de clarté et de force, de vivacité et de profondeur,
Galiani s'écria : Quelqu'un sait-il si la France a
du superflu en blé ? Est-on bien sûr qu'en allant offrir du blé à son ennemi
on ne va pas en priver son frère ? et comment le saurait-on, puisque la
France étant coupée de douanes intérieures, jamais les provinces abondantes
n'ont encore pu secourir librement les provinces en détresse ? Avant de
permettre l'exportation, ne serait-il pas prudent de pourvoir à la libre
circulation des grains dans l'intérieur du royaume ? Quel sage économiste a
pu demander qu'on laissât déborder le vase, avant de savoir s'il était rempli
?[129] La théorie du droit individuel, qui de sa nature est absolu, avait amené les économistes à ne tenir aucun compte, dans la solution du problème, de la différence des climats, de la diversité des lieux ou des circonstances : Galiani, le long de son livre, promenait son interlocuteur par toute l'Europe ; il le conduisait à Gênes, à Naples, à Rome, en Espagne, en Angleterre, en Hollande, et lui montrant ici des républiques sans territoire, là des peuples agriculteurs sans marine, il lui apprenait à consulter les lieux, les temps, les circonstances, la géographie de la question. J'en conviens, disait-il ironiquement aux économistes, l'agriculture est partout l'unique source des richesses, même à Genève, qui n'a pour terres labourables que le pavé de ses rues ! Vous admirez la prospérité de la Hollande, où le commerce des grains jouit d'une liberté entière ; et vous ne prenez pas garde, imitateurs inconsidérés, que, dans un pays stérile, le blé, au lieu d'être le revenu de la nation, en est la première dépense ! Montés sur leurs vaisseaux qui vont chercher du blé aux extrémités du monde, s'il le faut, les Hollandais peuvent-ils craindre la famine ? Leur marine leur donne le marché de l'univers. Vous avez donc pris, en parlant de la Hollande, la dépense pour la recette et la recette pour la dépense ; légère méprise, en vérité ![130] Mais, pouvait-on répondre du côté des économistes, il n'appartient qu'à un peuple d'esclaves d'abandonner à ses chefs le soin de sa subsistance. Si le moine trouve toujours ouvertes, à l'heure sonnante, les portes du réfectoire, c'est qu'il est soumis à une discipline austère. Si le soldat n'a point à se mettre en peine de sa nourriture, c'est qu'il est dans son rôle d'obéir. Je te nourrirai, tu me serviras, voilà le contrat de la servitude. Le jour où un peuple est chargé de sa propre existence, il est reconnu majeur, il est affranchi. Ce côté de la question n'avait point échappé à la vue perçante du publiciste napolitain. Il reconnaissait que le soin d'entre- tenir l'abondance et le bas prix des grains était la préoccupation principale du pouvoir dans toutes les contrées de la servitude, au Caire, dans le royaume de Maroc, à Constantinople ; il avouait que la politique du grand vizir se résumait dans ces mots : Il faut approvisionner Stamboul ; et il n'ignorait pas ce qu'était devenue Rome au temps où ses empereurs disaient : Donnons à la multitude du pain et des spectacles. Mais la prévoyance que les despotes s'imposent dans leur intérêt, Galiani ne pensait pas qu'on dût l'interdire aux tuteurs des peuples. Or, la France en était-elle à ce point qu'on y pût abandonner sans péril la vie de la multitude aux caprices de l'égoïsme encouragé par l'indépendance ? Etait-ce un peuple en état de parfaite santé que celui qu'on voyait courbé encore sous le double joug de la misère et de l'ignorance ? Il aurait, du moins, fallu respecter la convalescence du malade, lui ménager une transition entre la clôture et le grand air. Nil repente, disait Galiani ; et dans le fameux édit de 1764 il dénonçait une concession trop précipitée, trop aventureuse à l'esprit d'individualisme. Au reste, les attaques de Galiani portaient sur l'application prématurée du principe, non sur le principe lui-même. Devinant à l'horizon la Révolution française, il avait soin de réserver l'avenir ; et il allait, dans ses prévisions, bien au delà du libéralisme de 89, lorsqu'il écrivait : J'attends un code entier au lieu d'une seule loi. La politique ancienne, l'administration de nos pères, la police, fille aînée de la politique, roulaient entièrement sur la défiance réciproque du peuple et du souverain. Si la confiance prend sa place, il faut changer toute la machine. Novus rerum mihi nascitur ordo : un nouvel ordre de choses se présente à ma vue. Nous avons déjà dit que la secte des économistes était née de la réunion de deux écoles, dont l'une, sous le nom spécial de Physiocratie, penchait pour l'agriculture, l'autre pour le commerce. Bien que la bourgeoisie, au dix-huitième siècle, se sentît à la veille de pouvoir fonder sa puissance sur la possession d'une partie du sol, cependant le véritable levier de la classe ascendante n'était encore que dans la richesse mobilière ; et les physiocrates ne se seraient probablement pas maintenus, s'ils n'avaient pu se perdre dans les rangs des disciples de Gournay. La France bourgeoise était manufacturière, par essence ; et, en cette qualité, elle dut vivement applaudir aux coups que Galiani, dans son livre, vint porter aux sociétés purement agricoles : car la question des grains n'avait été pour Galiani qu'une occasion de se livrer aux plus vastes aperçus et de s'élever à un merveilleux examen des lois générales de la politique. C'est un tableau bien imprévu et bien saisissant que celui des nations agricoles tracé par Galiani dans ses Dialogues. Rien n'égale l'éclat qu'il a su donner ici à ses vues. Ses idées neuves, il les cache en quelque sorte sous son manteau comme des lanternes sourdes ; puis, les découvrant à l'improviste, il les présente aux yeux du lecteur et l'éblouit. Qui ne sait l'histoire du joueur, son caractère âpre et généreux, ses transes mortelles, et ses dettes et ses folies, son luxe mêlé d'indigence, ses superstitions, sa ruine presque inévitable ? Eh bien, cette histoire, suivant Galiani, c'est celle d'un peuple exclusivement agricole[131]. Voyez ce laboureur : il jette des rouleaux de louis sur une vaste table de pharaon, qui est la terre ; mais ce sont les éléments qui tiennent la banque. L'inconnu est donc le dieu qu'un peuple agricole invoque toujours. Ballotté sans cesse entre la crainte et l'espérance, un peuple agricole est continuellement exposé à voir le sort déjouer ses calculs ; il croit aux maléfices : il est superstitieux. D'un autre côté, mâle, endurci au travail, et naturellement fier, il ne redoute point les combats : il est belliqueux. Mais la guerre est le luxe des nations : c'est par là qu'elles se ruinent quand elles n'ont pas assez de manufactures pour parer au surcroît de dépenses que la guerre entraîne. On aliène à vil prix, on emprunte à gros intérêt : c'est l'époque du joueur endetté. Chez un peuple agricole, les grands se laissent aller volontiers à opprimer les faibles, et il arrive un jour où la multitude, de désespoir, appelle à son secours le despotisme d'un seul ; le joueur est en prison : c'est la monarchie. Ainsi, avec l'épi de blé qu'il avait ramassé sur son chemin, Galiani écrivait l'histoire de France. Et en effet, superstition, guerre, féodalité, despotisme, n'était-ce point là l'histoire de la nation française, tant qu'elle était restée agricole, c'est-à-dire jusqu'à l'épanouissement des manufactures au signal de Colbert ? Au dix-huitième siècle, les livres étaient des événements : l'ouvrage de Galiani produisit une impression immense et universelle. Les femmes le lisaient et le portaient dans leur sac à ouvrage. Voltaire fut émerveillé[132]. Turgot, passant en revue les économistes, ne trouvait point parmi eux un écrivain capable d'engager le combat contre un jouteur aussi redoutable[133]. Ayant appris que l'abbé Morellet avait l'intention de réfuter Galiani, Turgot mit à le détourner d'une telle entreprise[134] une franchise honorable. Mais, quoique les conseils de Turgot fussent en général des ordres pour ses amis, Morellet eut l'imprudence d'entrer en lice. Inviolabilité absolue, permanente, du droit de l'individu sur sa chose, la Réfutation de Galiani par l'abbé Morellet ne sortait pas de ces limites. L'esprit du livre et de l'école qui l'inspira se trouve tout entier dans le passage suivant : Un homme ne fait qu'un usage simple de sa propriété, de sa maison, lorsqu'il s'y met à couvert des injures de l'air, sans même ouvrir sa porte à celui qui souffre au dehors[135]. L'école des économistes prévalait cependant ; chaque jour, son cercle s'étendait ; et l'heure vint enfin où elle s'empara du pouvoir. Le 10 mai 1774, Louis XVI montait sur le trône ; et trois mois après, Voltaire écrivait[136] : Si Louis XVI continue, il ne sera plus question du siècle de Louis XIV. Je l'estime trop pour croire qu'il puisse faire tous les changements dont on nous menace. Il me semble qu'il est né prudent et ferme ; il sera donc un grand et bon roi. Heureux ceux qui ont vingt ans comme lui, et qui goûteront longtemps les douceurs de son règne ! Ce règne dont Voltaire saluait ainsi la bienvenue, commença par une imprudence. Louis XVI, qui avait des mœurs réglées et un caractère sérieux, se donna pour premier ministre et pour guide un vieux courtisan, en qui la frivolité n'était que le vernis d'une corruption systématique. Bientôt, sous l'œil et par la volonté du comte de Maurepas, le ministère fut complètement renouvelé. D'Aiguillon fit place au comte de Vergennes, le comte du Muy eut le portefeuille de la guerre ; Maupeou fut remplacé par Hue de Miroménil ; et Turgot, appelé d'abord à la marine, ne tarda pas à succéder à l'abbé Terray aux finances. Dans la personne de Turgot, les économistes étaient au gouvernail, et ils ne doutaient pas que, grâce au zèle, à l'intrépidité du nouveau contrôleur général, leurs idées n'allassent recevoir enfin une application éclatante. Nous avons montré Turgot écrivain et administrateur : que serait le ministre ? Turgot avait une figure belle et sévère. Élevé pour l'état ecclésiastique, auquel la philosophie l'enleva, il avait apporté dans le monde des habitudes de réserve et de pudeur qui, ennoblies par son orgueil, en imposèrent à la frivolité de ses égaux. Si pour transformer, en la calmant, une société qui se sent mal à l'aise et qui s'agite, il suffisait de posséder une instruction vaste, Turgot eût été plus digne que personne de veiller sur l'ébranlement de son pays. Car il s'était essayé par l'étude dans toutes les directions et il avait fait en quelque sorte le tour de chaque science. Mais son esprit manquait d'étendue. Il n'avait pas ce puissant coup d'œil qui, dès l'abord, mesure la portée d'un principe. De là ses erreurs et ses contradictions. Il aimait le peuple assurément, lui par qui tombèrent le monopole des corporations et la tyrannie des corvées ; et cependant, à la place de l'antique oppression, que venait-il proposer ? La dignité de l'homme dans son isolement, sa grandeur dans son égoïsme, la guerre entre les intérêts sous le nom de concurrence, le délaissement du pauvre sous le nom de liberté, pour les forts la protection du laissez-faire, pour les faibles la dérisoire tutelle du hasard ! Ne vous étonnez pas si, dans son intendance du Limousin, il fit preuve pour le peuple d'une sollicitude paternelle ; si, après avoir proclamé en théorie la légitimité de l'usure, il essaya d'en combattre par des voies détournées l'humiliant et cruel empire ; s'il décréta la bienfaisance, après avoir prêché dans ses livres la religion du droit individuel, idole à laquelle devaient être immolées tant de victimes humaines... Turgot avait de la droiture : comment le publiciste n'aurait-il pas été maintes fois dans lui réfuté par l'homme de bien ? Aussi est-ce le trait le plus saillant de sa vie, que ce contraste entre le mérite de ses actions et la fausseté de ses vues. Sa bonté, au surplus, n'était que celle de l'esprit. Son austère éloignement pour les femmes fut une de ses faiblesses. Il ne connut pas cette généreuse tendresse du cœur qui, en échauffant l'intelligence, la féconde et l'éclairé. Il n'eut ni cette sensibilité forte qui résiste au contact glacé des affaires, ni cette imagination vive et réglée qui par l'attrait du beau nous conduit à la vérité aussi sûrement que la raison elle-même. Passionné, Turgot le fut, mais un peu à la façon des sectaires, et non comme doit l'être un homme d'État. Il faisait tenir le salut d'un peuple dans le triomphe mathématique d'une école. Disons-le sans détour : rien de tout à fait grand ne parut en lui, si ce n'est pourtant le courage. Et toutefois, pas de rival, à cette époque, qu'on eût été en droit de lui opposer, à l'exception de Necker. Né à Genève, il n'était encore connu que par un Éloge de Colbert que l'Académie avait couronné ; mais, dans cette œuvre, l'écrivain laissait deviner le ministre. Il est certain que Necker s'était senti de bonne heure la passion de gouverner, et ceux qui le connaissaient l'en jugeaient digne. Sa femme, douée des plus bienfaisantes vertus et d'un grand caractère, lui avait voué un culte mêlé de vénération et de tendresse ; et dans leur salon, où grandissait un enfant qui fut madame de Staël, il régnait une sorte de gravité officielle qui annonçait les projets de l'ambition. S'il faut en croire Lavater, tout révélait dans Necker l'homme d'État et le philosophe. Ses sobres discours et le calme de son maintien disposaient aux sages pensées. On l'aimait sans familiarité ; on le respectait sans embarras. Quand Lavater le vit, c'était après une de ces poignantes défaites qui remplissent de trouble les âmes vulgaires. Necker se montra sérieux, mais tranquille ; avec une parfaite liberté d'esprit, avec une aisance naturelle, il fit au visiteur attendu les honneurs de sa maison ; seulement, il parla peu, en homme qui s'est fait dans sa pensée un refuge contre les orages de la vie. Heureux s'il n'avait pas eu contre lui une fortune acquise trop rapidement, des spéculations trop bien conduites et un génie soupçonné ! Mais on lui aurait pardonné son opulence, peut-être ; ce qu'on ne lui pardonna pas, ce fut son dédain pour les penseurs en vogue, ce fut l'indépendante supériorité de son esprit. Car il avait dénoncé le mensonge de certains mots pompeux avec lesquels on endort les douleurs de la multitude abusée ; il avait compris et osé dire que le droit de vivre et d'être heureux est un leurre pour qui n'en a pas le pouvoir ; que la liberté de l'indigent est un des modes de l'esclavage ; que toute prétention de l'individu doit avoir le bien général pour règle, pour limite, et l'État pour juge. Là fut le véritable crime de Necker aux yeux des économistes. Mais pendant qu'ils le poursuivaient de leur colère et quelques-uns de leurs calomnies ; pendant qu'humilié de, le haïr, Turgot cherchait à se cacher à lui-même les blessures de son orgueil en affectant pour son rival un mépris violent et faux, Necker s'attachait à ne combattre dans ses adversaires que leurs idées, et opposant à leurs injures une invincible politesse, il les accablait de sa modération. Du reste, comme hauteur de vues et chaleur de sentiment, nul doute que Necker ne fût supérieur à Turgot. Mais les opinions de ce dernier allégement singulièrement la charge du pouvoir. Détruire les obstacles, puis laisser faire, c'était gouverner, selon Turgot. Et s'il fallait, pour cela, le courage de l'homme d'action, on se pouvait passer de l'intrépidité du penseur. Necker voulait, au contraire, qu'on fît à l'autorité une laborieuse et grande situation. Suivre à travers les complications sociales, suivre d'un cœur ému et vigilant l'existence agitée du pauvre ; pourvoir à la subsistance de tous et à ce que chacun trouvât place dans le domaine sacré du travail ; avoir de la force pour les faibles, de la sagesse pour les ignorants ; défendre, sinon le bonheur, au moins le pain de la multitude contre le brutal régime de la concurrence et les désordres d'un antagonisme universel., voilà par quels soins et par quelle sollicitude Necker entendait mériter l'honneur de gouverner un empire. C'était demander à un ministre un ensemble de qualités qu'il ne fut pas donné à Necker de réunir. Il devait donc lui arriver, quand il serait aux affaires, d'être écrasé sous le poids de sa propre conception. Armé d'un principe absolu, ne se proposant que d'abattre, et bien résolu à s'en reposer des suites sur la clairvoyance de l'intérêt privé, Turgot n'eut qu'à marcher droit devant lui. Il n'en fut pas ainsi de Necker, que possédait le désir de tout régler et de tout prévoir. Une fois monté sur le faîte, il se sentit des forces, une volonté inférieures à son idéal ; il eut peur d'être insuffisant ; il hésita entre la honte d'être inutile ou médiocre et la crainte de trop oser, d'autant plus indécis et troublé que son regard portait plus loin ; car l'indécision est le tourment de la clairvoyance. Turgot s'éleva donc au-dessus de ses écrits ; Necker descendit au-dessous des siens. Toutefois, la popularité de Necker fut immense, nous le verrons ; et rien ne devait manquer à son rapide triomphe, ni les acclamations de la place publique, ni l'enthousiasme des femmes, ni cette foule d'envieux que tout homme éminent traîne après lui, furieuse, impuissante, et condamnée à grossir de ses clameurs le bruit que la gloire fait en passant. A peine arrivé au contrôle général, Turgot avait songé à y installer la doctrine des économistes ; et, le 13 septembre 1774, un arrêt du conseil ordonnait la libre circulation des grains dans l'intérieur du royaume. Toute l'école fut transportée de joie. Alors Necker prit la plume, et d'un sujet que Galiani semblait avoir épuisé, il fit sortir un livre puissant, un livre où régnait d'un bout à l'autre une grave éloquence, une émotion contenue, et dont certaines pages eussent pu être également avouées par un homme d'État et par un poëte. Ne cherchant dans la question des grains qu'une occasion de combattre, au profit du peuple, le système de l'individualisme, et remontant aux principes constitutifs des sociétés, Necker les soumettait à un examen aussi élevé qu'audacieux. Celui qui, dans l'origine, planta quelques pieux autour d'un terrain et y jeta la semence, aurait-il jamais obtenu à ce seul titre le privilège exclusif de ce terrain pour tous ses descendants jusqu'à la fin des siècles ? Non, non, répondait Necker. Tant d'avantage ne pouvait point appartenir à ce petit mérite[137]. Le droit de propriété, aux yeux de Necker, n'était donc basé que sur la présomption de son utilité sociale ; et à ceux qui osaient ne donner à leur droit d'autre fondement que leur droit même, il demandait : Votre titre de possession est-il écrit dans le ciel ? Avez-vous apporté votre terre d'une planète voisine ! Quelle force avez-vous que vous ne teniez de la société ?[138] Necker ne définissait pas la liberté avec moins de justesse. Que pour des hommes élevés dans l'obéissance et frappés du long spectacle de leur servitude, le mot, le seul mot liberté fût un enchantement, et que celui de prohibition retentît au fond de leur âme comme le bruit d'une chaîne non encore brisée, Necker n'en était pas surpris ; mais il ne lui avait pas échappé qu'au milieu d'une lutte universelle, et quand les armes sont inégales, la liberté est tout simplement l'hypocrisie de l'oppression, Au nom de la liberté, permettriez-vous à l'homme robuste d'améliorer son sort aux dépens de l'homme faible ? Or, disait Necker, l'homme fort dans la société, c'est le propriétaire, l'homme faible, c'est l'homme sans propriété[139]. Et pour mieux montrer à quels scandales peut conduire l'idée du droit, quand on ne l'interprète pas avec le cœur, il avait recours à une hypothèse saisissante[140]. Il supposait quelques hommes trouvant moyen de s'approprier l'air comme d'autres s'étaient approprié le sol ; puis, il les représentait imaginant des tubes, inventant des pompes pneumatiques, qui leur permissent de raréfier l'air ici, de le condenser ailleurs : ces quelques hommes seraient-ils reçus à disposer arbitrairement de la respiration du genre humain ? Ainsi, sans attaquer radicalement le droit de propriété, et précisément parce que la liberté lui était chère, Necker leur assignait pour mesure le bien public. Appliquant à la question des grains ces principes, il en tirait des conséquences diamétralement contraires au système des économistes. A l'individu isolé disant : Je veux faire ce qui me plait, il opposait la société disant : Je ne veux pas qu'un homme puisse faire ce qui me blesse[141]. Vous affirmez que votre blé est à vous ? Oui, répond la société, mais pour qu'il serve à tous. Or la liberté constante, absolue, d'exporter les grains, de les vendre ou de ne les vendre pas, d'en user et d'en abuser, pouvait-elle, dans certains cas, devenir mortelle au peuple ? Necker s'étonnait qu'on posât la question. En fait de grains, le superflu du propriétaire, c'est la vie de l'homme de main-d'œuvre. Abandonner aux caprices, à la cupidité de l'intérêt personnel, la disposition d'un superflu si précieux, c'était, selon Necker, donner aux uns sur les autres droit de vie et de mort. Et il s'agissait ici de compter, non pas seulement avec le plus impérieux des besoins de la multitude, mais avec son imagination et ses alarmes. Qu'on se figure cent mille hommes dans un espace fermé ; cent mille pains sont nécessaires à leur nourriture journalière, et ces pains, quelques marchands viennent chaque jour les apporter. Tant que la fourniture est faite exactement, le prix convenu ne change point ; mais qu'un jour deux pains viennent à manquer, rien que deux pains, vide qui prive deux personnes de leur subsistance, la crainte d'être l'un de ces malheureux va exciter une ardeur d'acheter, incalculable dans ses effets ; et où s'arrêteront alors les prétentions des marchands ? La libre exportation des grains ne paraissait admissible à Necker que sous l'empire d'un traité de commerce qui aurait assujetti les étrangers à une exacte réciprocité ; mais que la France ouvrît ses greniers à des nations qui lui fermaient les leurs, et cela au gré, selon la fantaisie ou les calculs d'un petit nombre de particuliers, un pareil laisser-aller cachait un criminel dédain, un dédain téméraire, pour les intérêts et la vie du peuple. Vous voulez protéger l'agriculture, disait Necker aux économistes ? Voici des terres qu'on laisse incultes, et vous voulez qu'on les cultive ? Eh bien, des avances sagement faites aux possesseurs de ces terres, une manufacture établie dans le voisinage, une franchise momentanée d'impôts, un canal creusé, une rivière rendue plus navigable, une baisse générale produite, dans l'intérêt de l'argent, par une bonne administration, voilà les vrais moyens d'exciter la culture, et les seuls qui soient dignes d'un homme d'État. Mais lier l'encouragement de l'agriculture à la faculté donnée aux propriétaires de grains de s'enrichir par des hausses subites qui plongeront des milliers de familles dans la détresse, dans le désespoir, c'est un jeu plein de cruauté et de périls. Sous prétexte que les salaires finissent toujours par se proportionner au prix des denrées de première nécessité, les physiocrates prétendaient que le haut prix des subsistances n'avait rien de contraire aux intérêts du peuple : Necker réfutait, avec émotion, ce dangereux sophisme. C'est aujourd'hui que le pain devient plus cher ; et c'est dans un, dans deux, dans trois mois seulement que mon salaire augmentera ! Dans l'intervalle, faudra-t-il que je meure ? Et Necker s'écriait : Demandez à cet homme qui conduit
une charrue ; demandez à cette horde de moissonneurs, à qui l'on donne en
argent la plus petite récompense possible, s'ils désirent la cherté des
subsistances ; ils seraient bien étonnés, s'ils savaient lire, d'apercevoir
que c'est en leur nom qu'on la réclame. C'est un grand abus que de faire
servir la compassion pour le peuple à fortifier les prérogatives des
propriétaires : c'est presque imiter l'art de ces animaux terribles qui, sur
les bords des fleuves de l'Asie, prennent la voix des enfants pour dévorer
les hommes[142]. Quant à la liberté intérieure du commerce des grains[143], Necker en dévoilait avec sagacité les inconvénients sans en dissimuler les avantages. Aussi bien, il était loin de conclure à la suppression de cette liberté ; il se bornait à indiquer les règles qui pouvaient empêcher qu'à l'égard du pauvre elle ne se transformât en tyrannie. Le peuple ne tient guère à la société que par ses douleurs, et de tout cet espace immense qu'on appelle l'avenir, il n'aperçoit que le lendemain : Necker concluait de là qu'assurer le lendemain du peuple est le devoir le plus pressant, le plus sacré de l'État. Eh quoi ! les représentants de l'ordre public pourraient me contraindre à éteindre un incendie, à mourir dans une bataille, et ils ne veilleraient pas à ma subsistance ! ils n'établiraient pas les lois qui peuvent la garantir ! ils ne modéreraient pas l'abus possible de la richesse envers l'indigence, de la force envers la faiblesse ![144] Le livre finissait par ces profondes paroles[145] : On dirait qu'un petit nombre d'hommes, après s'être partagé la terre, ont fait des lois d'union et de garantie contre la multitude, comme ils auraient mis des abris dans les bois pour se défendre contre les bêtes sauvages. Cependant, on ose le dire, après avoir établi les lois de propriété, de justice et de liberté, on n'a presque rien fait encore pour la classe la plus nombreuse des citoyens. Que nous importent vos lois de propriété, pourraient-ils dire ? nous ne possédons rien ; vos lois de justice ? nous n'avons rien à défendre ; vos lois de liberté ? si nous ne travaillons pas demain, nous mourrons[146]. Au mois d'avril (1775), Necker sollicita la permission d'imprimer son livre, et il se présenta chez le contrôleur général. L'entrevue de ces deux hommes eut quelque chose de froid et de solennel. L'abbé Morellet était présent[147] : il fut témoin de la hauteur du banquier et de la fierté du ministre. Necker tenait à la main son manuscrit, et il venait offrir de ne le point publier pour peu qu'on le jugeât de nature à troubler l'ordre. Turgot répondit avec une dédaigneuse indifférence qu'il ne voyait pas d'inconvénient à l'émission de pareilles doctrines, qu'on ne craignait rien. Les deux interlocuteurs se séparèrent ennemis. Le livre de Necker parut, et, autant que l'admiration, la haine en consacra le succès. Diderot l'en félicita comme d'une œuvre de génie[148]. Beaucoup de ceux dont on attaquait les idées et les intérêts s'emportèrent en injures[149] ; mais l'ouvrage était dédié au malheur : les femmes, qui sont toujours du parti de la générosité, applaudirent. Et alors commença, pour l'écrivain, parmi celles dont on vantait le plus l'esprit et la beauté, cet enthousiasme qui devait survivre à la fortune du ministre[150]. Cependant, Turgot déployait au pouvoir une impatience de réformes et une intrépidité qui n'avaient pas tardé à lui faire de glorieux périls. Malgré sa résistance, dominée par le crédit de Maurepas, on avait rappelé, dès le mois de novembre 1774, ces parlements que Maupeou semblait avoir foudroyés ; et déjà leur opposition aux plans du contrôleur général s'annonçait par de sourdes attaques. Turgot avait, d'ailleurs, contre lui les prêtres, qui ne lui pardonnaient pas d'avoir trempé dans l'Encyclopédie ; certains financiers, dont il avait menacé noblement la scandaleuse importance, et les courtisans, que sa fierté de philosophe faisait rougir. On se ligua pour le perdre ; et, dans quelques églises, de séditieuses paroles tombèrent du haut de la chaire. La récolte de 1774 avait été mauvaise ; le peuple souffrait ; les âmes étaient ouvertes à cette vague inquiétude qui précède les révolutions. Tout à coup des rumeurs menaçantes se répandent. La multitude prête l'oreille : un mot qu'elle n'entendit jamais sans tressaillir, le mot disette a été prononcé. On était à la fin d'avril. Des troubles venaient d'éclater à Dijon, où le peuple irrité avait envahi la demeure des monopoleurs, abattu un de leurs moulins, et jeté par les fenêtres leurs meubles brisés. Pour comble, il était échappé, disait-on, au commandant de la ville un mot stupide et féroce, un de ces mots dont les révolutions fournissent le commentaire : Mes amis, l'herbe commence à pousser, allez la paître[151]. De proche en proche, l'agitation gagna les environs de Paris. Une troupe d'hommes armés de bâtons parurent d'abord dans les marchés de Pontoise, de Poissy, de Saint-Germain, pour y soulever le peuple, détruire les fours, piller les farines, puis se montrèrent en tumulte à Versailles, le 2 mai 1775, annonçant que le lendemain ils se porteraient sur Paris. L'alarme pénètre au château, les grilles se ferment, et Louis XVI, surpris par des clameurs qu'il ne connaissait pas encore, se hâte de faire afficher dans Versailles une ordonnance qui taxait le pain à deux sous la livre. Aussitôt l'émeute s'apaise[152], et le jeune roi écrit de sa main lettres sur lettres à Turgot, alors à Paris, pour l'informer des mesures prises : on avait pourvu au libre arrivage des farines par la Seine et la Marne ; le tumulte s'éteignait[153]. Mais, dans cette nouvelle, Turgot ne voit qu'une chose : la taxation du pain, c'est-à-dire la violation de la liberté des boulangers. Il court à Versailles, il représente à Louis XVI qu'il ne faut pas laisser reculer les principes, que la compassion ici est une faute ; et à l'instant même il obtient du roi l'ordre aux boulangers de ne vendre le pain qu'au prix courant[154]. A Paris, du reste, tout était préparé pour recevoir l'émeute annoncée ; et le contrôleur général se promettait bien que, cette fois, l'autorité ne fléchirait point. Les mousquetaires, les gardes suisses, les gardes françaises, le guet, toutes les troupes de la maison du roi étaient sur pied et devaient garder les halles sous les ordres du maréchal de Biron. Mais, le 3 mai, les séditieux entrèrent dans Paris de grand matin par diverses portes à la fois ; et tandis que le maréchal de Biron perdait le temps à faire bénir les drapeaux, — car c'était le jour consacré à cette cérémonie, — les boutiques des boulangers furent pillées et des distributions de pains faites au peuple par la révolte. On donnait des pains à tous ceux qu'on rencontrait, on en jetait aux maçons sur leurs échafaudages. Le désordre dura deux heures ; il avait cessé déjà quand le maréchal de Biron vint enfin occuper les postes. Les bourgeois sortirent alors en curieux pour chercher l'émeute, mais ils ne trouvèrent que des rebelles rassurés par la contenance des troupes et échangeant avec les gardes des propos amis, signe avant-coureur de ce qui devait arriver à l'ouverture de la Révolution[155]. Cependant, on s'inquiétait de l'origine voilée de ces troubles. Des placards remplis de menaces avaient été affichés dans le jardin des Tuileries. On racontait que des inconnus à cheval avaient porté chez maint fermier des billets anonymes : Ne vendez pas votre blé, y disait-on, il va devenir plus cher[156]. On parlait de bandits arrêtés avec des demi-louis d'or dans leurs poches[157], de granges brûlées, de farines jetées à la rivière, de paysans à la solde de quelques curés factieux[158]. Qui sait si la révolte ne répondait pas à un vaste complot formé par des agitateurs de haut rang ? Ces suppositions, fondées sur un frappant concours de circonstances, étaient d'ailleurs accréditées par les économistes, soucieux de leur doctrine engagée dans les hasards d'une émotion populaire. Ils accusaient aussi le livre de Necker, livre écrit, disaient-ils, à l'adresse des passions de la multitude, et dans lequel la rébellion était venue chercher son mot d'ordre[159]. Tout autre était le langage des adversaires de l'école économiste. Fallait-il donc assigner des causes si mystérieuses à ce qui avait pour causes manifestes la misère, un commencement de disette, les appréhensions semées par la trop fameuse théorie du produit net, et les arrêts du conseil où l'on affirmait, où l'on osait affirmer que le pain doit être cher[160] ? Que des actes d'aveugle fureur eussent été commis ; qu'on eût pris sur le fait des colères vénales ; que les ressentiments d'un certain nombre de magistrats, de nobles et de prêtres eussent sourdement fait alliance avec le désordre, c'étaient des accidents de la révolte, ce n'en était pas le principe. Au milieu de ces clameurs contraires, Turgot se montrait ardent et irrité. Il ne doutait pas que les meneurs n'eussent voulu décrier le système des économistes, le rendre odieux ou ridicule en laissant croire à ceux-ci que la liberté du commerce amènerait avec elle la cherté du grain, à ceux-là qu'elle embraserait tout. Il déploya donc un luxe inattendu d'énergie, d'activité, de vigueur, bien résolu à inaugurer le règne de la liberté par un coup d'État. Il donna des factionnaires aux boulangers ; il se plaignit de la mollesse du maréchal de Biron ; il exigea la destitution du lieutenant de police Lenoir, qui partageait, sur le commerce des grains, les idées de Necker ; il se rendit à l'hôtel de M. d'Aligre pour l'avertir que le parlement n'avait pas à se mêler de la répression de l'émeute ; il lança des lettres de cachet et fit jeter à la Bastille, entre autres personnes, Saurin et Doumerc, préposés sous le ministère de Terray à la régie des grains[161]. Les prisons furent remplies d'insurgés ou de suspects, qu'on avait remarqués pendant le jour et arrêtés la nuit. De son côté, le parlement, soulevé contre les économistes, contre Turgot surtout, prit le 4 mai un arrêté contre les attroupements, et ordonna que le roi serait très-humblement supplié de baisser le prix du pain à un taux proportionné aux besoins du peuple[162]. Rien ne pouvait être plus sensible à Turgot, attaqué directement dans son système : il n'hésita pas à employer contre ses adversaires la dictature de la cour. L'arrêt du parlement sortait à peine de chez l'imprimeur, que le ministre envoya des mousquetaires pour empêcher la vente et briser les planches[163]. Les feuilles, déjà placardées, furent arrachées de par l'autorité du maréchal de Biron, comme si Paris eût été en état de siège, et l'on affecta de couvrir l'arrêt d'une cour souveraine d'un de par le roi, sans date, sans signature, et qui défendait, sous peine de mort, d'exiger le pain au-dessous du prix courant. Pendant ce temps, M. de Malesherbes, que les économistes appelaient le Pontife, rédigeait, sur les instances de Turgot, son ami, une déclaration qui ôtait au parlement la connaissance de tout ce qui avait rapport aux blés. Une lettre de cachet enjoignit aux magistrats de se rendre en robes noires à Versailles le lendemain, 5 mai, pour un lit de justice. Turgot voulait frapper un grand coup. Il demanda qu'on le fît pour quelques jours ministre de la guerre. Il n'a pas plutôt le blanc-seing du roi, qu'il court, la nuit même, à l'hôtel des chevau-légers, réveille le poste au cri de la part du roi, et se présentant aux soldats, en habit noir, les cheveux au vent, leur intime l'ordre de partir ; car l'émeute venait d'éclater de nouveau à Pontoise[164]. Le 5 mai, le parlement parut à Versailles, à l'heure indiquée. Mais, dans l'intervalle, M. de Maurepas, qui avait trouvé plaisant de se montrer à l'Opéra le soir du pillage, et dont tout ce bruit amusait la frivolité, sut persuader à Louis XVI qu'il fallait se borner à enlever la punition des coupables au parlement et les livrer à la justice prévôtale, sans étendre plus loin les effets de la déclaration. Sur ce nouvel avis, les expéditions de la veille devant être modifiées, on fit attendre le parlement en lui servant un grand dîner[165], singulier contraste avec la famine dont on parlait tant, et, à cinq heures, le lit de justice commença. Louis XVI annonça la résolution de sortir momentanément de l'ordre commun et de donner une extension extraordinaire à la juridiction prévôtale. Il congédia les parlementaires par ces mots : Je vous défends de faire aucunes remontrances. Les magistrats se retirèrent donc, dépossédés du droit de rendre la justice dans une circonstance capitale, mais au fond charmés de n'avoir pas à encourir l'impopularité qui allait s'attacher au châtiment des coupables. Car l'attitude menaçante du pouvoir ne paraissait plus suffisamment justifiée par la gravité du péril. Et pendant que Turgot formait un vaste plan de campagne ; pendant qu'il mettait en mouvement gendarmes, gardes françaises, gardes suisses et jusqu'aux Invalides ; pendant qu'il envoyait les mousquetaires noirs sur les rives de la Marne et les mousquetaires gris dans la basse Seine, les Parisiens, voyant la paix rétablie, chansonnaient à la fois le contrôleur général, le maréchal de Biron et son armée. Les femmes portaient déjà des bonnets à la révolte, et les plaisants demandaient si le maréchal de Biron touchait vingt-quatre mille livres par mois pour braquer les canons de l'arsenal contre les hirondelles de la Seine. Rires étranges qui laissaient le peuple sérieux et préoccupé ! Derniers éclairs de la vieille gaieté française, au moment d'une crise qui n'allait plus permettre à la France que l'enthousiasme ou la terreur ! On cherchait un complot : on ne put le découvrir, ou peut-être n'osa-t-on le dévoiler. C'est qu'en effet le vrai complot, c'était la protestation instinctive du pauvre contre la liberté dans l'abandon ; le vrai complot, en cette question solennelle de la subsistance de tous, c'était l'agitation des prolétaires tourmentés du souci de vivre et disant avec Necker aux novateurs qui croyaient les affranchir par le laissez-faire : Que nous importent vos lois de propriété ? nous ne possédons rien ; vos lois de justice ? nous n'avons rien à défendre ; vos lois de liberté ? si nous ne travaillons pas demain, nous mourrons. Le 11 mai 1775, deux potences de dix-huit pieds de haut furent dressées en place de Grève et donnèrent à la multitude, redevenue silencieuse, le spectacle d'un double supplice. Nous avons interrogé, sur la Révolution, un vieillard qui l'avait traversée tout entière ; et il nous semble encore le voir ému jusqu'aux larmes en commençant par le récit de cette exécution la sombre histoire, de ses souvenirs. On garda, nous disait-il, une impression douloureuse du supplice de ces deux hommes. Ils expiaient l'entraînement des alarmes populaires ; et leur cri suprême, adressé au peuple, fut qu'ils mourraient pour sa cause[166]. Turgot n'avait eu, dans cette crise, ni l'attitude ni la sérénité d'un homme d'État[167] ; mais du moins ses emportements furent ceux d'une conviction forte. Et combien aisément on les oublie quand on récapitule tant de services qui marquèrent ou, plutôt, immortalisèrent l'administration de Turgot. Couper court aux bénéfices honteux des croupiers, abolir les contraintes solidaires[168] ; anéantir une multitude de droits locaux et de monopoles particuliers qui tendaient à renchérir la subsistance du peuple ; délivrer le paysan de l'obligation de mettre au service des convois militaires, quand il en était requis, ses charrettes el ses chevaux ; enlever à l'Hôtel-Dieu, aux applaudissements de tout Paris, le privilège de vendre exclusivement de la viande pendant le carême ; améliorer la navigation intérieure ; pourvoir au perfectionnement des routes et des moyens de transport ; détruire les entraves féodales qui s'opposaient, dans l'intérieur du royaume, à la circulation des vins ; pousser à l'établissement d'une caisse d'escompte, pour amener le bas prix des capitaux ; réduire de vingt-deux millions à quinze l'ancien déficit, et cela par le seul procédé de l'économie ; ranimer le crédit, à force de loyauté., c'était faire plus et mieux, en vingt mois, que n'avaient fait dans le cours d'une longue carrière les ministres les plus puissants et les plus hardis[169]. Mais, appuyé sur Malesherbes qu'il avait fait appeler dans le conseil, Turgot entendait porter à l'ancien ordre social des coups bien autrement décisifs. Écrite sous son inspiration, une brochure fut lancée au milieu de ces esprits d'alors si ardents aux choses nouvelles. Son but ? l'abolition des corvées ; son titre ? elle n'en avait pas ; son auteur ? on nommait Voltaire. Aussitôt, du camp des privilégiés s'élève un cri de douleur et d'alarme, le prince de Conti s'indigne, d'Eprémesnil éclate, et le parlement supprime le livre. C'était défier Turgot : il accepta le combat ; et, le 3 février 1776, le parlement reçut communication de l'édit qui abolissait les corvées. Le ministre les remplaçait par un impôt sur les biens-fonds sujets aux vingtièmes, ménageant ainsi les propriétés de l'Église, mais frappant celles des nobles. Ce que furent les remontrances, on le pressent. Le peuple de France est taillable et corvéable à volonté, s'écrièrent les magistrats : c'est une partie de la constitution que le roi ne peut changer. Et, de son côté, organe des orgueilleux mépris de la noblesse, le prince de Conti osa prétendre qu'il n'était pas permis de substituer un impôt quelconque à la corvée, parce que ce serait effacer sur le front de la plèbe la tache originelle de sa servitude[170]. Quel scandale que de pareilles résistances déshonorées par de pareils motifs ! Turgot redoubla de fermeté. Il répondit victorieusement, dans le conseil, aux objections de Miroménil, dompta le mauvais vouloir de Maurepas, entraîna Louis XVI ; et, dans un lit de justice, tenu le 12 mars 1776, le parlement fut contraint d'enregistrer un édit par lequel se trouvaient en même temps abolies les corvées et les jurandes. Deux mois après, enveloppé par une ligue .furieuse, ténébreusement attaqué par ses propres collègues, privé du concours de Malesherbes qui, de fatigue, s'était retiré, trahi par Maurepas, abandonné par Louis XVI, Turgot tombait du pouvoir ; et l'on s'évertuait à relever l'édifice qu'il avait jeté par terre. Mais la Révolution était là. Le principe qui avait prévalu eu philosophie et en politique venait de remporter, par la destruction des jurandes, une victoire sur laquelle il n'y avait déjà plus à revenir. Il fallait qu'à un système oppressif d'association succédât la concurrence. On raconte que le jour où la chute des corporations fut décidée, il y eut à Paris de singuliers et fougueux transports. Les ouvriers quittaient en foule leurs maîtres. On en vit qui couraient par la ville, éperdus de joie. Quelques-uns se promenèrent triomphalement en carrosse, tandis que, répandus dans les salles de festin, la plupart célébraient par de gais repas l'émancipation promise et répétaient en chœur ce mot si cher et si doux : la liberté. Ils ne savaient pas qu'il y avait une pénible phase à traverser avant d'arriver à l'épuisement de toutes les formes de la servitude ; qu'elle reparaîtrait, moins dure il est vrai, mais trop dure encore, après un demi-siècle de soulèvements et de funérailles ; que sous un autre nom, sous un autre masque, au profit d'un autre genre de force, la concurrence ramènerait au sein des sociétés modernes comme une image de l'égoïsme des peuples incivilisés ; que le prolétariat, libre et affamé, en viendrait à écrire sur l'étendard des guerres civiles une devise impossible à oublier désormais ; et qu'aux yeux de plusieurs milliers d'hommes en peine de leur lendemain, le laissez-faire serait le laissez-mourir. Ainsi, par l'effet d'une loi qui semble être celle de toutes les révolutions, les sociétés ne font divorce avec un mauvais principe que pour se donner sans prévoyance et sans réserve à un principe entièrement opposé. A la veille de 89, la France était prête à chercher des garanties : Contre l'intolérance, dans le scepticisme ; Contre le pouvoir absolu, dans l'anarchie constitutionnelle ; Contre le monopole, dans l'isolement. La doctrine de l'individualisme était, d'ailleurs, la seule qui eût été suffisamment et complètement élaborée. Mais, on l'a vu, parmi les philosophes, parmi les publicistes, la cause de la fraternité n'avait pas manqué tout à fait de défenseurs. C'est pourquoi la Révolution se composa de deux actes, dont le dernier ne fut. qu'une protestation violente, terrible, mais sublime, mais prodigieuse. Et ne vous étonnez pas si sur la table où furent rédigés les décrets qui faisaient tressaillir la France et bravaient l'Europe en la soulevant, on vous montre un de ces écrits qu'avait médités le long des sentiers paisibles de sa retraite certain rêveur attristé. Car, ce qui caractérisera jusqu'au bout les luttes célèbres que nous avons à décrire, ce sera, nous le verrons, le fanatisme des idées. La multitude irritée passera devant nous, conduite par des penseurs au visage impassible et des tribuns studieux ; les plus hardis représentants d'une époque agitée par tant de colères nous apparaîtront, au milieu d'une mêlée tumultueuse, comme les héros dé l'abstraction ; et telle sera leur énergie, puisée dans le seul enthousiasme du cerveau, qu'elle dépassera tout ce que fournirent jamais d'inspirations violentes l'ivresse de la gloire, la haine, l'envie, les fureurs de l'esprit de conquête, les emportements de l'amour. Aussi, — et c'est ce que ne devait point leur pardonner la jalousie de Napoléon, — à des hommes inhabiles au maniement du cheval et de l'épée, à des idéologues il sera donné de traîner à leur suite la force d'une main souveraine, de mettre la victoire en mouvement, et d'élever, de maintenir la dictature à des hauteurs où se serait troublé le génie de César. Oui, le culte tour à tour véhément et concentré d'un principe, l'intelligence exaltée jusqu'à devenir la plus orageuse des passions, voilà par où éclate l'originalité de la Révolution française. Il fallait donc chercher de quels travaux continués d'âge en âge elle était la suite et comme l'explosion. Mais quoi ! même quand c'est la souveraineté de l'idée pure qui se débat, du sang, toujours du sang ! Quelle est donc cette loi qui, à tout grand progrès, donne pour condition quelque grand désastre ? Semblables à la charrue, les révolutions ne fécondent le sol qu'en le déchirant : pourquoi ? D'où vient que la durée n'est que la destruction qui se prolonge et se renouvelle ? D'où vient à la mort ce pouvoir de faire germer la vie ? Lorsque, dans une société qui s'écroule, des milliers d'individus périssent écrasés sous les décombres, qu'importe, disons-nous ? l'espèce chemine. Mais est-il juste que des races entières soient tourmentées et anéanties, afin qu'un jour, plus tard, dans un temps indéterminé, des races différentes viennent jouir des travaux accomplis et des maux soufferts ? Cette immense et arbitraire immolation des êtres d'hier à ceux d'aujourd'hui, et de ceux d'aujourd'hui à ceux de demain, n'est-elle pas de nature à soulever la conscience jusque dans ses plus intimes profondeurs ? Et aux malheureux qui tombent égorgés devant l'autel du progrès, le progrès peut-il paraître autre chose qu'une idole sinistre, qu'une exécrable et fausse divinité ? Ce seraient là, on en doit convenir, des questions terribles, si, pour les résoudre, on n'avait ces deux croyances : solidarité des races, immortalité du genre humain. Car, quand on admet que tout se transforme et que rien n'est détruit ; quand on croit à l'impuissance de la mort ; quand on se persuade que les générations successives sont des modes variés d'une même vie universelle qui, en s'améliorant, se continue ; quand on adopte, enfin, cette admirable définition échappée au génie de Pascal : L'humanité est un homme qui vit toujours et qui apprend sans cesse, alors le spectacle de tant de catastrophes accumulées perd ce qu'il avait d'accablant pour la conscience ;on ne doute plus de la sagesse des lois générales, de l'éternelle justice ; et, sans pâlir, sans fléchir, on suit les périodes de cette longue et douloureuse gestation de la vérité, qu'on nomme l'histoire. Seul, le bien est absolu ; seul, il est nécessaire. Le mal dans le monde ! c'est un immense accident. Et voilà pourquoi son rôle est d'être incessamment vaincu. Or, tandis que les victoires du bien sont définitives, les défaites du mal sont irrévocables : l'imprimerie restera ; et l'on ne rétablira pas la torture, on ne rallumera pas les bûchers de l'inquisition. Que dis-je ? il devient manifeste, par la marche des choses et la tendance commune aux graves esprits, que le progrès ne s'accomplira plus désormais à des conditions violentes. Déjà, dans les relations de peuple à peuple, l'industrie est venue montrer que, pour la propagation des idées, on peut se passer de la guerre ; et, dans les relations civiles, la raison prouve de mieux en mieux que l'ordre peut se passer du bourreau. Les religions ont cessé de faire des martyrs : il faudra bien que la politique, à son tour, cesse de faire des victimes. Ici se termine, en ce qui touche la Révolution française, le récit des aventures de la pensée. Maintenant, la scène va changer d'aspect ; les idées vont devenir des actes ; une fois encore, les livres seront des combats, et les philosophes des gladiateurs. |
[1] C'étaient les drapiers, les épiciers, les merciers, les pelletiers, les bonnetiers, les orfèvres. Voyez Sauval, Antiquités de Paris, t. II.
[2] Livre des métiers d'Étienne Boileau, dans les Documents inédits sur l'histoire de France, titre I, des Talemeliers.
[3] Livre des métiers. — Règlements des Lampiers, Charpentiers, Maçons, etc.
[4] Livre des métiers, titre VII, des Taverniers de Paris.
[5] Livre des métiers, titre X, des Regratiers qui vendent fruit.
[6] Voyez la savante introduction de M. Depping au Livre des métiers.
[7] Vital Roux, Rapport sur les jurandes et maîtrises. 1805.
[8] Considérations sur les compagnies, sociétés et maîtrises, p. 18. — Cet ouvrage, publié sous l'anonyme, fut composé par Cliquot de Blervaches et inspiré par Gournay. Londres, 1758.
[9] Bigot de Sainte-Croix, Essai sur l'abus des privilèges exclusifs, publié dans les Éphémérides du citoyen, janv. 1775.
[10] Titre XL, des Ouvriers de draps de soye, p. 95 et passim des Documents inédits de l'histoire de France.
[11] Monteil, Hist. des Français des divers états, t. X, décade des compagnons.
[12] Cliquot de Blervaches, ubi supra, p. 22.
[13] Encyclopédie, au mot Maîtrises. L'article est de Roland de la Platière, depuis ministre de la Révolution.
[14] Bigot de Sainte-Croix, Essai sur l'abus des privilèges exclusifs.
[15] Discours de l'avocat général Séguier, dans le lit de justice du 12 mars 1776.
[16] Cliquot de Blervaches, Considérations sur les compagnies, sociétés et maîtrises, p. 27.
[17] Voyez, entre autres, les Règlements des Bouchers, art. 13, dans les lettres patentes de février 1587 ; Lamare, Traité de la police, t. II, titre XX.
[18] Arrêt du conseil de 1755.
[19] Forbonnais, Recherches sur les finances, t. I, p. 178.
[20] Vital Roux, Rapports sur les jurandes et maîtrises, p. 24.
[21] Monteil, Hist. des Français des divers états, t. IX, décade des artisans.
[22] Ordonnance contre les mendiants, du 27 juillet 1777.
[23] Necker, Administration des finances, t. III, chap. XV, p. 164 et suivantes.
[24] Monteil, Hist. des Français des divers états, t. X, décade de Verdeille.
[25] Annales politiques de Linguet, t. III, p. 542. 1778.
[26] Considérations sur le gouvernement de la France, par le marquis d'Argenson.
[27] Voyez plus bas sur la gabelle.
[28] Monteil, Hist. des Français des divers états, t. X, décade des soldats provinciaux.
[29] Mémoires sur la vie et les ouvrages de Turgot, par Dupont de Nemours, p. 5 de l'errata.
[30] Mémoire de Calonne aux Notables, n° VIII.
[31] Necker, Administration des finances, t. I, chap. VIII, p. 195.
[32] État des revenus, dans le discours de Necker à la Constituante. Séance d'ouverture.
[33] Guy Coquille, Hist. de Nevers ; cité par M. Bailly dans son Histoire des finances.
[34] Le marquis de Mirabeau, Mémoire sur les états provinciaux ; il est imprimé dans le tome VI de l'Ami des hommes.
[35] L'Espion anglais, t. V, p. 115, 127. 1777.
[36] Necker, Administration des finances, t. I, p. 96.
[37] L'Espion anglais, t. V, tableau des impositions, année 1777, p. 119.
[38] Remontrances de la cour des aides, 1770.
[39] Richesse des nations, liv. V, chap. II.
[40] Le marquis de Mirabeau, Théorie de l'impôt, p. 113.
[41] Necker, Administration des finances, t. I, p. 158.
[42] Chartrier des états de Bourgogne, cité par M. Thomas dans Une province sous Louis XIV, p. 64.
[43] Monteil, Hist. des Français, t. X, décade des onze soupers.
[44] Saint-Simon, Vauban, Turgot, Necker, Calonne, etc.
[45] Necker, Administration des finances, t. II, p. 173.
[46] Mémoire sur les impositions en France, t. II, p. 19-65. Paris, imprimerie royale, 1769. Cet ouvrage est un traité officiel sur la matière. — Il est de Moreau de Beaumont.
[47] Édit de mars 1667.
[48] Mémoire sur les impositions en France, p. 66 et 69, t. II.
[49] L'Ami des hommes, t. II, p. 43. De la circulation.
[50] Dîme royale, 1707, p. 51 de l'édition Daire, chez Guillaumin.
[51] Arrêt du conseil du 4 mars 1740. Affaire du directeur des postes d'Arpajon.
[52] Mémoires sur la vie de Turgot, par Dupont de Nemours. Philadelphie, 1782.
[53] Voyez les rapports faits à l'assemblée des provinces du Berri dans le remarquable ouvrage de M. de Girardot, Essais sur les assemblées provinciales, p. 98.
[54] Déclaration du 18 janvier 1695. Arrêt du 22 février suivant.
[55] Richesse des nations, liv. V, chap. II.
[56] Déclaration du 7 juillet 1756.
[57] Édit de février 1760.
[58] Saint-Simon, t. IX.
[59] Marquis Ducrest, Administration des finances, p. 120.
[60] Déclaration du 5 juillet 1704.
[61] Mémoire de Calonne aux Notables, n° VIII. — Necker n'en accusait que trois cents en 1784.
[62] Necker, Administration des finances, t. II, p. 15.
[63] Titre VI de l'Ordonnance des gabelles de 1680.
[64] Ordonnance des gabelles de 1680, titre XVI.
[65] L'Anti-financier, p. 54. Amsterdam, 1763. — Cet ouvrage est de Darigrand, avocat au parlement, qui lui-même avait été commis dans les fermes. Voyez Bachaumont.
[66] Ordonnance des gabelles, titre XVII, art. 5.
[67] Necker, Administration des finances, t. II, p. 21.
[68] Mémoire sur les impositions, t. III, p. 58. Composé par ordre de la cour de France, 1769. Imprimerie royale.
[69] Letrosne, Administration provinciale, p. 143, in-4°.
[70] Détail de la France, p. 197 de l'édition Guillaume. — M. Henri Martin, dans le tome XIII de son Histoire de France, a vigoureusement réfuté les assertions historiques de Bois-Guillebert ; mais ce dernier écrivain, quoique un peu passionné, n'en conserve pas moins de l'autorité pour les faits purement économiques.
[71] L'Anti-financier, p. 10.
[72] Lettres patentes du 13 février 1725.
[73] Arrêt du conseil du 24 mars 1637.
[74] Déclaration du 10 octobre 1689.
[75] Mémoire sur les impositions en France, t. III, p. 406.
[76] Monthyon, Particularités sur les ministres des finances, p. 29.
[77] Darigrand, l'Anti-financier, p. 17.
[78] Ordonnance de 1687, titre I, art. 3.
[79] Decker, Administration des finances, t. II, p. 182.
[80] Letrosne, Administration provinciale, p. 188.
[81] Discours d'un député de Lyon aux états du Dauphiné, dans Forbonnais, Recherches sur les finances, t. I, p. 41.
[82] Factum de la France, par Bois-Guillebert, p. 312 de l'édition Guillaumin.
[83] Mémoires de Marmontel, t. II, p. 28, 54. — Mémoires de madame du Hausset.
[84] Ceci est un résumé exact des doctrines de Quesnay et de ses disciples, Mercier de La Rivière, Letrosne, Baudeau, etc.
[85] Quesnay, Maximes générales. Voyez Impôt non destructeur.
[86] Quesnay, Maximes générales. Qu'on ne fasse point baisser le prix des denrées. — Qu'on ne croie pas que le bon marché est profitable au même peuple. Maximes XVIII et XIX.
[87] Quesnay, Dialogues sur le commerce et les travaux des artisans. Collection des économistes, édit. Daire, chez Guillaumin.
[88] L'abbé Beaudeau, Explication du Tableau économique, § 6, p. 846 de l'édition Daire.
[89] Dupont, de Nemours, Notice sur les Économistes, imprimée en tête de l'Éloge de Gournay, par Turgot. Édit. Guillaumin.
[90] Eugène Daire, Notice sur la vie et les travaux de Quesnay, p. 16, collection des Physiocrates.
[91] Éloge de Gournay, par Turgot, t. I, des Œuvres, p. 268.
[92] Maximes générales : ... Qu'on n'empêche oint le commerce extérieur des denrées du cru.
[93] Voyez la Notice sur les Économistes, de Dupont, de Nemours.
[94] Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, § 6.
[95] Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, § 23.
[96] Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, § 61.
[97] Voici ses propres termes : Le profit qu'on peut se procurer avec de l'argent est sans doute un des motifs les plus fréquents qui déterminent l'emprunteur à emprunter moyennant un intérêt ; c'est une des sources de la facilité qu'il trouve à payer cet intérêt ; mais ce n'est point du tout ce qui donne droit au prêteur de l'exiger ; il suffit pour cela que son argent soit à lui, et ce droit est inséparable de la propriété.
Et un peu plus haut : Puisque l'argent est à lui, il est libre de le garder ; rien ne lui fait un devoir de le prêter ; si donc il le prête, il peut mettre à son prêt telle condition qu'il veut. § 74.
[98] Nougaret, t. V, p. 75. Règne de Louis XVI.
[99] Et Monthyon ajoute qu'il y procéda d'une manière irrégulière, ayant employé au rachat de la corvée des fonds destinés à des décharges d'impositions en faveur des contribuables qui avaient éprouvé des pertes dans leur récoltes. Particularités sur les ministres des finances, p. 181.
[100] Eugène Daire, Notice historique sur Turgot, p. xliv. Édit. Guillaumin.
[101] Nous empruntons textuellement cette courte et substantielle analyse du système de Morelly, à son ingénieux et savant éditeur, M. Villegardelle. Voyez le Code de la nature, p. 14. Édit. de 1841.
[102] Voyez en entier le chapitre II du Traité de la législation ou principes des lois. Œuvres complètes de l'abbé de Mably, t. IX. 1792.
[103] Morelly, Code de la nature, p. 167 et suiv.
[104] Morelly, Code de la nature, p. 169.
[105] De la législation ou principes des lois, Œuvres complètes de Mably, t. IX, chap. II.
[106] Code de la nature, p. 79.
[107] Doutes proposés aux philosophes économistes sur l'ordre naturel et essentiel des sociétés. Œuvres complètes de Mably, t. II, lettre 1re.
[108] Voyez l'Histoire des Anabaptistes, par Catrou, liv. IV, p. 130. Paris, 1706.
[109] Linguet, Théorie des lois civiles, liv. V, chap. 30.
[110] Voyez notamment le chap. IV de la Législation, liv. I.
[111] Correspondance de Voltaire, t. XXII, lettre MCCXLII.
[112] Voltaire, Siècle de Louis XIV.
[113] Notice de Dupont, de Nemours, servant de préambule à l'Éloge de Gournay, Œuvres de Turgot, tome II de la collection Guillaumin.
[114] Notice sur l'abbé Baudeau, par Eugène Daire. Collection Guillaumin.
[115] Joué le 4 février 1775, à la Comédie-Française.
[116] Les Moissonneurs, donnés à la Comédie-Italienne.
[117] Éloge de Quesnay, par Mirabeau, Éphémérides du citoyen, 1775.
[118] Voyez sa lettre au bibliothécaire de Milan, dans les Mémoires, par Lucas Montigny.
[119] Ami des hommes, t. I, p. 141.
[120] L'ouvrage proprement dit ne se compose que de trois volumes. Il fut publié en 1756. Plus tard, on a compris sous le titre général d'Ami des hommes d'autres ouvrages de Mirabeau, étrangers au premier.
[121] L'Ami des hommes, t. III, Commerce étranger, p. 40.
[122] Théorie de l'impôt. Entretien V.
[123] Introduction au Mémoire sur les états provinciaux, p. 72.
[124] L'Ami des hommes, t. I, p. 120.
[125] Dictionnaire philosophique, art. Blé.
[126] Mémoires de Marmontel, t. II, p. 121.
[127] Mémoires de Morellet, t. I, p. 131.
[128] Ces Dialogues roulent sur l'édit de 1764.
[129] Dialogues sur le commerce des blés, p. 135-138.
[130] Dialogues sur le commerce des blés, p. 63 et suiv.
[131] Dialogues sur le commerce des blés, de la page 104 à la page 115.
[132] Correspondance de Voltaire, lettre MCCCLXXI, au comte d'Argental.
[133] Lettre de Turgot à mademoiselle Lespinasse, 26 janvier 1770.
[134] Mémoires de Morellet, t. I, p. 167.
[135] Réfutation des Dialogues sur le commerce des blés, cap. IV, p. 107 et 108. Londres, 1770.
[136] Correspondance de Voltaire, à madame d'Épinay.
[137] Sur la législation et le commerce des grains, part. I, p. 173. MDCCLXXVI.
[138] Sur la législation et le commerce des grains, chap. XXVI, p. 176.
[139] Sur la législation et le commerce des grains, chap. XXVI, p. 184.
[140] Sur la législation et le commerce des grains, part. I, chap. V, p. 225.
[141] Sur la législation et le commerce des grains, part. I, chap. XXVII, p. 181 et 182.
[142] Sur la législation et le commerce des grains, part. I, chap. XXIV, p. 180.
[143] Croirait-on que les économistes ont accusé Necker de mauvaise foi pour avoir traité dans son livre, et de la circulation intérieure, et de l'exportation, alors que l'édit de Turgot portait seulement sur la circulation intérieure ? Comme s'il n'était pas dans le droit et du devoir d'un écrivain, quand il aborde une question de cette nature, de l'envisager sous tous les aspects ! Le reproche, ici, se trouvait d'autant plus injuste, que, si l'exportation n'était pas dans l'édit de Turgot (dont Necker au surplus ne parle pas), elle était, au su de tous, dans les doctrines, les écrits et les projets de l'école.
[144] Sur la législation et le commerce des grains, part. I, chap. XXIV, p. 163.
[145] Aussi n'a-t-on pas manqué de les relever dans l'Encyclopédie nouvelle, de MM. Pierre Leroux et Jean Reynaud, œuvre qui exprime avec tant d'élévation le sentiment moderne.
[146] Sur la législation et le commerce des grains, part. III, chap. XII, p. 406.
[147] Mémoires de Morellet, t. I, chap. XI, p. 231.
[148] Correspondance de Diderot, t. XII des Œuvres, p. 440.
[149] Bachaumont, Mémoires secrets, t. VIII, p. 31.
[150] Après avoir constaté cet enthousiasme des femmes pour Necker, Sénac de Meilhan ajoute : On a vu la duchesse de Lauzun, de toutes les femmes la plus douce et la plus timide, attaquer, dans un jardin public, un inconnu qu'elle entendait mal parler de Necker, et sortir de son caractère au point de lui dire des injures. Du gouvernement, des mœurs et des conditions en France avant la Révolution, p. 181.
[151] Extrait d'une lettre de Dijon du 20 avril 1775, rapportée dans les feuilles du temps.
[152] Nougaret, Règne de Louis XVI, t. V, p. 97.
[153] Lettres de Louis XVI à Turgot, du 2 mai, dans l'Observateur anglais, lettre I, p. 411. Édit. de 1777.
[154] Extrait d'une lettre de Versailles, du 2 mai, citée en note dans la Relation historique de l'émeute arrivée le 3 mai 1775, p. 259. — Elle est imprimée à la suite des Mémoires sur l'abbé Terray.
[155] Relation historique, p. 258.
[156] Relation historique, p. 278.
[157] Soulavie prétend, fait peu vraisemblable, que parmi les victimes de cette émeute, on trouva un rebelle en cordon bleu. Mémoires du règne de Louis XVI, t. II, p. 293.
[158] Instruction aux curés.
[159] On a vu combien ce reproche était injuste, d'après la relation de l'abbé Morellet lui-même, économiste zélé. Le livre de Necker parut le jour de l'émeute. Il ne la provoqua donc pas, à supposer que de pareils ouvrages fussent lus à cette époque par la multitude.
Voyez aussi, à ce sujet, l'Histoire du règne de Louis XVI, par Droz, t. I, p. 165.
[160] Bachaumont, Mémoires secrets, t. VIII, p. 54.
[161] Ils furent reconnus parfaitement innocents pendant le ministère même de Turgot, Bastille dévoilée, livraison IV, p. 45 et 46.
[162] Arrêt du 4 mai 1775.
[163] Relation historique, p. 266.
[164] Nougaret, Règne de Louis XVI, t. V, p. 101.
[165] Nougaret, Règne de Louis XVI, t. V, p. 103.
[166] Relation historique, p. 280.
[167] M. Blanqui lui-même en convient dans son Histoire de l'Économie politique.
[168] Voyez plus haut ce qu'étaient les croupiers et les contraintes solidaires.
[169] Les actes du ministère de Turgot se trouvent rapportés avec détail et rassemblés dans le tome II de ses Œuvres (édition Guillaumin), depuis la page 165 jusqu'à la page 585. Nous ne pouvons qu'y renvoyer le lecteur. — Voyez aussi les Mémoires sur la vie et les ouvrages de Turgot, par Dupont, de Nemours. Philadelphie, 1782.
[170] L'Observateur anglais, t. III, p. 168.