HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

ORIGINES ET CAUSES DE LA RÉVOLUTION

LIVRE TROISIÈME. — DIX-HUITIÈME SIÈCLE

 

LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALISME EST ADOPTÉ PAR LA BOURGEOISIE.

 

 

Nous voici au seuil du laboratoire brûlant où furent réunis et préparés d'une manière définitive les matériaux de la Révolution française ; nous allons entrer dans le monde agité des philosophes.

Quel spectacle ! De la cendre de Luther la papauté voit renaître, pour l'accabler, mille ennemis pleins d'éloquence et d'ardeur. Deux mots ont retenti que l'Europe est étonnée et ravie d'entendre : la tolérance, la raison. Le fanatisme est couvert d'opprobre, avec le souvenir des déchirements dont il donna le signal, des bûchers qu'il dressa. Les vieilles superstitions, on les livre aux coups d'un ridicule immortel. C'est pour démentir la Genèse, pour convaincre d'erreur ou d'imposture les livres des prêtres, que des savants interrogent le ciel, mesurent les montagnes, fouillent les entrailles de la terre et demandent au globe le secret de son âge. Où s'arrêtera cette puissance formidable : le libre examen ?... Les uns nièrent le Christ, sans nul souci du grand vide qui par là serait fait dans l'histoire. Les autres mirent en doute l'âme de l'homme. D'autres discutèrent Dieu, âme de l'univers. La doctrine de la sensation, la théorie du néant furent opposées à ces aspirations invincibles 'qui ont pour objet l'infini, à ces désirs qui nous transportent dans les temps qui ne sont pas à nous, à cette insatiable avidité de vivre, charme et tourment de nos cœurs troublés. Ainsi, l'homme se trouva rabaissé jusqu'à n'être plus dans la création qu'un accident ; il fut appauvri de tout ce que vaut la durée éternelle. Mais, en même temps et par une étrange contradiction, comme on s'efforça de l'élever, comme on l'exalta, ce peu de matière organisée qui ne devait que passer ! Jamais la démonstration de la petitesse de l'homme n'avait été plus impitoyablement poursuivie, et jamais sa grandeur ne fut plus résolument affirmée. On demanda que sa dignité fût reconnue, sa sécurité garantie ; on lui voulut une conscience inviolable et une pensée libre, Chose non moins singulière ! des apôtres du froid examen apportèrent, en ce temps-là, dans leur culte de la pensée, l'enthousiasme et la passion des sectaires. Des travaux prodigieux à entreprendre, mille dangers à courir, la tyrannie à séduire ou à braver, l'éducation morale des générations à refaire, la conscience humaine à remplir d'incertitude et d'effroi, rien ne les arrêta, rien ne les lit hésiter, parce qu'après tout ils eurent, eux aussi, une croyance : ils crurent à la raison. Tel fut donc l'œuvre de ce siècle. Et tous y travaillèrent : écrivains, artistes, grands seigneurs, magistrats, ministres, des souverains même. Il y eut un moment où l'esprit nouveau se trouva maître de la société, depuis la base jusqu'au faîte, ayant pénétré à la cour de Prusse, par Frédéric ; à la cour d'Autriche, par Joseph II ; à la cour de France, par Turgot ; à la cour de Russie, par Catherine ; au Vatican, par Clément XIV. De sorte que la philosophie se glissa| jusqu'auprès des rois ; elle les enveloppa ; elle les subjugua ; elle leur dicta des paroles d'une étrange portée ; elle les poussa, enivrés de louanges, à la destruction de ces autels que les trônes avaient eus si longtemps pour appui. Mais le moment devait venir où, devant leur ouvrage, les rois reculeraient d'épouvante... lorsque enfin tomberaient les derniers voiles, lorsque, passant de la religion à la politique et de la politique à la propriété, l'esprit d'examen aurait soulevé tant de questions auxquelles il n'y eut de réponse, hélas ! qu'au prix des tempêtes : pourquoi des maîtres et des esclaves, et des générations entières broyées sur le passage d'un seul ? pourquoi des rois et des nobles ? pourquoi des classes qui naissent heureuses, et, au-dessous, une foule innombrable d'êtres gémissants, affamés, désespérés ? pourquoi ce long envahissement par quelques-uns, de la terre, demeure de l'humanité et son impartageable domaine ? Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : Ceci est à moi et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres ; que de misères et d'horreurs n'eût pas épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d'écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n'est à personne.

Du reste, contemplé d'un peu loin, le mouvement qui vient d'être indiqué ne présente d'abord que tumulte et confusion. Même parmi les philosophes du dix-huitième siècle qui semblent unis par les liens les plus étroits, beaucoup, à vrai dire, n'eurent de commun que le besoin de frapper, chacun frappant à sa guise, sous l'inspiration de ses haines particulières, avec les armes qui lui étaient propres : celui-ci comme déiste, celui-là comme athée, cet autre comme disciple de Spinosa. Et qu'on ne s'étonne pas si nous tenons compte, ici, de la diversité des doctrines métaphysiques. Car, nous les retrouverons plus tard, ces divisions de la pensée, nous les retrouverons vivantes ; et quand passeront devant nous, transformées en passions terribles, la philosophie épicurienne de Danton, l'athéisme d'Anacharsis Clootz, le déisme de Robespierre, il deviendra manifeste qu'il n'est pas d'abstraction où la réalité ne germe ; que les débats métaphysiques, si vagues en apparence dans leur objet, sont, par leurs résultats, d'une importance pratique sans égale ; et que, souvent, ces forces brutales qu'on croirait uniquement déchaînées par des passions personnelles ou de grossiers intérêts, se rapportent aux travaux pleins d'angoisse, aux inquiétudes ou aux vengeances de la pensée. La diversité, d'ailleurs, ne porta pas seulement sur des questions de ce genre, parmi les philosophes du dix-huitième siècle : elle porta sur toute chose. Ainsi, des hommes qui avaient crié ensemble anathème aux prêtres, se séparèrent, étonnés, quand il fut question de crier anathème aux rois. Tel qui avait ébranlé d'une main confiante les fondements du catholicisme, se sentit pénétré d'une terreur secrète, quand on le pressa d'entrer en guerre contre Dieu. Si la bourgeoisie eut ses chefs, le peuple eut ses éclaireurs. A côté des philosophes bercés dans l'orgueil, bercés dans la joie, amis des princes, frondeurs, souriant aux ruines qu'ils allaient faire, il y eut les philosophes malades de leurs doutes, il y eut les penseurs religieux et les rêveurs farouches, il y eut les tribuns atteints d'une mélancolie suprême.

Comment donc, au milieu d'un pêle-mêle semblable, dessiner nettement la marche des idées ? Rien de plus difficile, au premier abord. Et pourtant, lorsqu'on y regarde de près, on ne trouve dans le dix-huitième siècle que deux grands courants d'idées qui, le traversant sur des lignes parallèles, vont l'un et l'autre aboutir au gouffre de la Révolution.

On a vu combien avait toujours été profonde, quoique toujours masquée par des intérêts communs et de communes haines, la distinction entre le peuple et la bourgeoisie. Cette distinction dans l'ordre des faits se reproduisit, au dix-huitième siècle, dans le monde de la pensée.

Il y eut deux doctrines, non-seulement différentes mais opposées : la première ayant pour but une association d'égaux et partant du principe de fraternité ; la seconde fondée tout entière sur le droit individuel.

Réalisation de la liberté par l'union et l'amour, voilà ce que voulut la première, issue directement de l'Évangile ; la Seconde, fille du protestantisme, ne chercha la liberté que dans l'émancipation de chacun considéré isolément.

Morelly, Jean-Jacques Rousseau, Mably, et, sous quelques rapports, Necker, appartinrent à la première ; la seconde eut pour représentants Voltaire, d'Alembert, Condorcet, Diderot, Helvétius, Turgot, Morellet, etc.

La première devait mener à Robespierre ; la seconde créa Mirabeau.

C'est celle-ci qui domina dans l'Assemblée constituante ; à demi étouffée, sous la Convention, elle reparut le lendemain du 9 thermidor ; elle renversa l'Empire, après l'avoir subi ; sous la Restauration, elle s'appelait libéralisme ; aujourd'hui elle règne[1]... Nous montrerons à travers quels drames singuliers, quelles luttes, quelles ruines, et par quels tragiques efforts, elle s'était frayé un chemin au gouvernement de la société, pendant ce dix-huitième siècle si imposant et si orageux.

Au point où en était venue la bourgeoisie, il n'est pas surprenant qu'elle ait adopté la doctrine du droit individuel et s'y soit arrêtée.

L'unité, en effet, n'avait existé jusqu'alors : en religion, que par l'intolérance du catholicisme ; en politique, que par la royauté absolue ou la tyrannie féodale ; en industrie,-que par le monopole.

Briser dans sa triple forme cette unité oppressive et délivrer l'individu de toute espèce d'entrave devint donc le désir dominant de la bourgeoisie.

D'un autre côté, elle avait la richesse, elle avait la force. Munie des instruments de travail qui manquaient aux prolétaires ; douée d'une activité et d'une instruction qui, en général, manquaient aux nobles, la bourgeoisie possédait tous les moyens de développement qui dispensent de la nécessité de l'association et font redouter les gênes de la hiérarchie. L'individualisme lui suffisait.

Elle demanda, par conséquent, la liberté de l'esprit contre l'Eglise, la liberté politique contre les rois, la liberté d'industrie contre les monopoleurs ; et elle ne demanda pas autre chose.

Mais sans l'égalité, qui est le lien des intérêts, et la fraternité, qui est le lien des cœurs, la liberté n'est qu'un despotisme hypocrite. Et voilà comment la bourgeoisie devait nous donner tôt ou tard : au lieu de la liberté de l'esprit, une profonde anarchie morale ; au lieu de la liberté politique, une oligarchie de censitaires ; au lieu de la liberté d'industrie, la concurrence du riche et du pauvre, au profit du riche.

Quoi qu'il en soit, les écrivains de la bourgeoisie, au dix-huitième siècle, se partagèrent en trois écoles, correspondant aux trois genres de tyrannie qui étaient alors à détruire. Il y eut l'école des philosophes proprement dits, dont le chef fut Voltaire ; celle des politiques, que fonda Montesquieu ; et celle des économistes, qui est représentée par Turgot.

Exposer quelle fut dans l'œuvre commune la part de chacune de ces trois écoles fameuses, en développant sur une ligne parallèle les doctrines rivales de Jean-Jacques, de Mably, de Necker, c'est faire l'histoire de la Révolution telle qu'elle se passa, au dix-huitième siècle, dans la tête des penseurs.

 

 

 



[1] Ceci écrit en 1847.