Colbert, tuteur et instituteur de la bourgeoisie. — Nécessité de sa mission et sagesse de ses règlements. — Activité qu'il imprime à la nation. — La France au nombre des peuples producteurs. — Comment il convient de juger le système protecteur adopté par Colbert ; la question du libre échange insoluble dans toute autre doctrine que celle de la fraternité. — Ingratitude des reproches adressés à la mémoire de Colbert par l'école du laissez-faire. — A mesure que la bourgeoisie s'élève, la royauté décline.Mazarin était mort, offrant son immense fortune à Louis XIV : Colbert et cinquante millions. Mais, dans cet héritage du cardinal, le roi fit deux parts : il refusa les millions et prit Colbert. Quel contraste entre le serviteur et le maître ! Celui-ci rayonnant de jeunesse, et d'un facile esprit, élégant, fastueux, impatient de briller, et assez beau pour être aimé de La Vallière sans qu'elle pensât au roi ; l'autre sévère et simple, endurci à la peine et opiniâtre dans la méditation, lent à concevoir, mais incapable d'oublier. Un front sourcilleux, des traits accentués et durs, marquent chez Colbert les labeurs de l'intelligence, une violence contenue, et une volonté qui ne sait point fléchir. Eh bien, ce bourgeois de Reims, rude et sans manières, devient l'ami, l'intime confident d'un roi qui est la fleur des gentilshommes. Dans le secret de leurs entretiens, tandis que le prince raconte ses amours, le plébéien dévoile sa capacité et ses projets. Tour à tour employé chez un marchand de Lyon, clerc de procureur, commis aux parties casuelles, intendant de Mazarin, Colbert résume en lui les fortes qualités de la classe moyenne : l'exactitude du comptable, l'application du négociant, la hardiesse du spéculateur et la prudence de l'homme d'affaires. Avare du bien d'autrui, jaloux du sien propre, Colbert est un habile intendant et un calculateur intéressé. Mais ces qualités n'auront rien de médiocre ; elles vont s'élargir, elles vont prendre les proportions -du génie. Que manque-t-il à Colbert ? D'être ministre. Une fois au pouvoir, il sentira ses vertus mêmes s'ennoblir, et sera tout à fait averti de sa grandeur. Il ne s'agit plus désormais de gérer les biens d'un cardinal, mais d'administrer les richesses d'un royaume ; la caisse qu'il faut garder, c'est le trésor public ; la maison de commerce qu'il faut conduire, c'est la monarchie. Imposantes spéculations que celles dont l'Europe et les deux Indes vont fournir le théâtre ! Ainsi, pour le véritable homme d'État, monter c'est grandir. Car l'étendue des horizons dépend de l'élévation du point de vue. La place que devait illustrer Colbert était occupée par un personnage difficile à renverser, le surintendant Fouquet : millionnaire aimable et scandaleux qui, sous les yeux de Louis XIV, exerçait la royauté de l'or, rehaussée par le prestige du talent. Rival insensé du monarque, le surintendant nourrissait la prétention de l'éclipser par un luxe prodigieux. A la faveur du désordre inouï des finances, il prenait sans compter et sans rendre compte[1], il faisait plus de pensions que le roi[2]. Bientôt, enivré des splendeurs qu'il avait commandées, de la devise qu'inventa son orgueil : Quo non ascendam ? il rêva de recommencer la Fronde, fortifia Belle-Isle-en-Mer, se donna des gardes, ne craignant pas d'étaler ses concussions, humiliant par la magnificence de ses fêtes l'orgueil inquiet de Louis XIV, et faisant au roi lui-même les honneurs de la banqueroute de l'État. Triste leçon donnée par l'histoire ! on dirait que les grandes prévarications sont une force. Il fallut quatre mois pour en venir à l'arrestation de Fouquet, tramée dans le silence[3]. Louis XIV en fut réduit à ourdir contre son ministre un vaste complot, et pour s'emparer d'un traître, il dut employer la trahison. Jusqu'au dernier moment, il dissimule, fait bon visage, accorde un sourire ; mais, au jour marqué, le roi est à Nantes ; deux barques descendent la Loire, l'une conduisant Fouquet, l'autre portant Colbert et la fortune de la France. Le surintendant est arrêté, jugé, emprisonné pour toujours ; et son infortune est si grande qu'elle éveille la compassion dans les cœurs. Pellisson en fut plus éloquent ; la marquise de Sévigné en eut plus d'esprit, et La Fontaine, se souvenant de la générosité de son ami, se hâta de le déclarer innocent parce qu'il le voyait malheureux. Mais il y eut à la cour un homme dont l'inexorable probité ne pardonna point à Fouquet. Ce fut Colbert. Pour lui, tant de folies constituaient des crimes ; et il poursuivit la condamnation du coupable avec un emportement dont il aurait dû mieux couvrir l'excès. Car, s'il faut le dire, c'était un des crimes de Fouquet que d'avoir été le brillant rival de Colbert. Quoi qu'il en soit, le signal est donné ; tout va prendre un aspect nouveau : la bourgeoisie en personne est aux affaires. Une honnêteté courageuse, mais rendue farouche par les circonstances, annonce l'avènement de Colbert. Instituée par. un édit violent, une chambre de justice prépare des châtiments exemplaires à qui sera prévenu d'avoir malversé dans nos finances et appauvri nos provinces, dit le préambule[4]. Les fortunes suspectes vont être contrôlées ; on recherchera, on en découvrira l'origine. Depuis les superbes complices de Fouquet jusqu'au dernier sergent de la gabelle, quiconque a touché aux deniers publics doit fournir un état justifié de ses biens, des héritages reçus, des sommes données en mariage à ses enfants. Que chacun produise ses actes au jour ; et malheur à ceux qui, par la vanité de leurs profusions, auraient déjà trahi une opulence il légitime ! Ainsi le veut Colbert. Et aussitôt les traitants sont en fuite ou en prison ; quelques-uns sont condamnés à mort ; et tandis que Fouquet, volontairement couché sur la paille, expie ses déprédations dans le repentir[5], Colbert se désole qu'on n'ait pas envoyé un tel coupable à l'échafaud[6]. Ah ! ce fut pour la France un moment décisif. Réduire des deux tiers les rentes sur l'Hôtel de Ville, abaisser de mille livres à trois cents[7] le capital des rentes sur les tailles, rompre tous les marchés de Fouquet, confisquer les octrois des villes, reprendre les domaines aliénés, c'était là sans doute une terrible inauguration du bon ordre ; mais ces coups d'État arrêtèrent une banqueroute plus générale. Cent dix millions, restitués par les traitants[8], rentrèrent au trésor ; les spéculateurs qu'avait enrichis la détresse publique, ceux qui avaient acheté les octrois à vil prix, les faux créanciers furent sacrifiés au salut de l'État, qu'ils dévoraient ; et Colbert posa les principes qui, un siècle plus tard, devaient sauver la Révolution française. Heureuse influence de la probité dans un grand caractère ! la présence d'un honnête homme suffit pour amener à composition l'ancien despotisme. On ne sait point assez de nos jours, ce qu'on entendait alors par ordonnances de comptant. C'étaient les fonds secrets de l'ancienne monarchie : quatre-vingt millions dans un an quelquefois[9] ! La cause de la dépense n'était connue que du souverain ; et ces mots comptant entre les mains du roi couvraient la corruption. Trois cent quatre-vingt-quatre millions furent dépensés dans l'espace de cinq ans, par fausses ordonnances et bons de comptant simulés[10]. Sous les yeux de Colbert, un semblable désordre ne se pouvait maintenir : l'administration fut réformée ; un conseil des finances en centralisa la direction ; le roi se résolut à signer les comptants après examen des motifs, et à en demeurer ainsi responsable, sinon devant la chambre des comptes, du moins devant sa conscience. Les acquits durent être brûlés chaque année, en présence du roi[11], comme si l'on eût craint les regards de la postérité ; mais un premier rayon venait d'éclairer ces ténébreuses finances. Or, le despotisme est tout d'une pièce. Pour peu qu'on entame les pouvoirs absolus, on prépare leur inévitable écroulement. Ayant de la sorte aplani les voies, Colbert se mit à l'œuvre. Ici reparaissent les plans de Richelieu. Ce qu'avait entrevu, commencé ou prédit le cardinal, Colbert le réalisa ; et ses travaux étonnent par leur variété, leur étendue, et, surtout, par les vues d'ensemble qu'on y remarque. Colbert l'a décidé, le roi le veut : que chaque peuple du monde livre les secrets de son industrie, et bientôt il se verra dépassé par les travailleurs qu'aura façonnés la discipline de Colbert. A l'un on dérobe l'art de tremper l'acier ; à l'autre celui de cuire et d'émailler l'argile. Les Van Robais viennent de Hollande fonder à Abbeville les manufactures de draps fins ; Jean Althen ranime et développe chez nous la culture de la garance[12] ; l'Angleterre nous vend le secret des métiers à bas, que nous avions perdu après l'avoir inventé[13] ; de Beauvais, des Gobelins, sortent des tentures qui effaceront les hautes lisses de Flandre ; à la Savonnerie, on surpasse les tapis de Perse. Les fabriques de Sedan et d'Aubusson étaient tombées : Colbert les relève ; et afin que personne ne reste inactif, il invite des centaines de jeunes filles[14] à venir dans nos provinces du nord former des élèves, dont les mains délicates s'emploieront aux dentelles, aux broderies, aux points de Gênes et d'Angleterre, et enrichiront de leurs ouvrages à l'aiguille les villes de Reims, de Château-Thierry, de Loudun, d'Arras, d'Alençon. A Auxerre, on travaille le point de France ; et, sur dépêche de Colbert[15], les échevins récompensent les filles qui se rendent sans retard à la manufacture. Lyon, Tours, fabriquent des étoffes de soie et d'or, qui auparavant venaient à grands frais d'Italie, et dont Paris consommait à lui seul plus que l'Espagne[16]. Partout le peuple travaille. Ici l'on apprend à épurer les métaux, à planer le cuivre ou l'étain, à maroquiner le cuir ; là on s'occupe à fondre le verre ; plus loin on le raffine ; et l'ambassadeur vénitien, conduit au faubourg Saint-Antoine, se mire étonné dans nos grandes et belles glaces de Venise. Ainsi la volonté de Colbert imprime à la nation le mouvement de l'industrie, lui en souffle l'activité, lui en communique la fièvre, et l'on entend battre des métiers dans la France entière. Sans doute l'industrie, en France, est fort ancienne, et nos monuments historiques pourraient en offrir au besoin des traces qui étonneraient. Mais il est permis de croire que l'industrie n'avait pas sur notre sol des racines bien profondes, puisqu'on y voyait, d'un règne à l'autre, des manufactures disparaître[17], des branches de commerce s'anéantir. Sully avait pensé que labour et pâture sont les deux mamelles de l'État, maxime dont l'insuffisance frappait Henri IV, moins moral mais plus intelligent que Sully. Aussi, pendant que son ministre avait regret à l'établissement des plantations de mûriers[18], source pourtant si féconde de richesses, Henri IV encourageait quelques manufactures de tapisserie et les fabriques de toile façon de Hollande. Mais les tendances de Sully l'avaient emporté. Quant à Richelieu, les troubles de la Fronde passèrent sur son œuvre commencée ; et l'on peut dire que, jusqu'à l'avènement de Colbert, la France fut surtout un pays agricole. Or, c'était la noblesse principalement qui possédait le sol ; sa domination avait pour fondement la propriété immobilière. L'importance donnée à l'industrie ou propriété mobilière, était donc le grand moyen de développement de la bourgeoisie. Voilà le coup qu'allait porter aux vaincus de la Fronde le continuateur de l'Éminence rouge, le Richelieu de la paix. Et si Colbert entraîna dans l'exécution de ses desseins le premier des gentilshommes, c'est qu'il devait plaire à Louis XIV de voir s'élever une puissance rivale de ces nobles par qui fut troublée sa minorité, et qui le firent voyager, enfant, parmi tant de périls et en des appareils si divers. Pour renouveler les arts depuis longtemps oubliés, il fallait fournir des instructions à leur habileté novice : Colbert puisa les siennes aux meilleures sources. Armé d'une patience héroïque, il apprit lui-même comment se fabriquent les glaces, les tapisseries, les cristaux, les points de Venise, les draps, les serges, les droguets, les étamines ; il connut la qualité des étoffes, la convenance des longueurs et des largeurs, la bonne teinture. Une fois en possession des connaissances qu'il avait acquises, grâce à une volonté de fer, il leur donna force de règlement et en forma le tissu d'ordonnances lumineuses, qu'il imposa résolument, sûr de convaincre, impatient d'être obéi. Que s'il plia son robuste génie à l'observation de mille détails, qui aujourd'hui paraissent superflus à notre expérience ; s'il fut despotique dans ses édits ; s'il organisa de nouvelles jurandes[19], rien ne marque mieux l'intérêt vigilant qu'il prenait à l'industrie. Il ne la gouvernait ainsi qu'en vue de sa grandeur future, et parce qu'il la voulait florissante, loyale et supérieure. S'agit-il de l'encourager ? Colbert devient libéral, magnifique : douze cents livres à chaque teinturerie ; six pistoles à l'ouvrier qui se marie dans le rayon de sa manufacture ; deux pistoles dès la naissance de son premier enfant ; à l'apprenti devenu compagnon, trente livres et des instruments de travail[20], instruments sacrés que jamais le créancier ne peut saisir, et dont la justice elle-même n'ose approcher. Secours, logements, avances, privilèges, Colbert n'épargne rien pour stimuler : il est inexorable s'il faut punir. Quiconque fabrique une étoffe défectueuse nuit au consommateur ignorant qui l'achètera : Colbert, dans l'emportement de son zèle, ordonna[21] que les mauvaises marchandises seraient exposées sur un poteau ; ensuite brûlées, déchirées ou confisquées. Car il voulait établir pour principe la bonne foi, pour récompense l'honneur, pour peine la honte. On se tromperait si, d'après la violence de ces mesures, on jugeait l'âme de Colbert inaccessible à tout sentiment de bonté. Que la sévérité dominât en lui, on ne le peut nier, et il la montrait jusque dans ses rapports avec ses enfants, qu'il lui arriva de châtier par le bâton[22]. Mais quelque dur que fût son front, dont les plis sinistres faisaient pâlir madame de Sévigné[23] et déconcertaient les solliciteurs, Colbert ne manquait pas de sensibilité. Un jour qu'il regardait la campagne, l'homme de marbre[24] fut tout à coup saisi d'un mouvement de mélancolique tendresse, et, laissant échapper des larmes, il s'écria : Je voudrais que ces campagnes, fussent heureuses, que l'abondance régnât dans le royaume, que tout le monde y fût content, et que, sans emploi, sans dignité, banni de Versailles, l'herbe crût dans ma cour[25]. Au surplus, la sévérité de Colbert ne venait que de son ardente sollicitude pour les intérêts de cette bourgeoisie dont il était ministre, il se souvenait du temps où, jeune encore, il était allé à Lyon apprendre le métier de son aïeul. Le petit-fils du marchand de laine de Reims avait bien pu, au milieu de la cour de Louis XIV, descendre à la faiblesse de payer un généalogiste ; mais il prouva bien par l'ensemble de sa conduite que le respect de son origine ne l'avait pas abandonné[26]. Aussi, comme il veille sur tout ce qui touche au négoce ! comme il a soin d'écrire aux intendants d'être plutôt un peu dupes des marchands que de gêner le commerce[27] ! comme il tient à la liberté des grandes foires, quand il recommande une adresse, une vigilance excessive pour ne pas éloigner les vendeurs et acheteurs[28] ! L'ordonnance sur le commerce est un monument de cette austère et féconde inquiétude. Éducation des apprentis, devoir du maître, qualité des étoffes, qualité des matières brutes, contrats, livres de compte, rien n'est oublié. En faveur du commerçant, on multiplie les tribunaux consulaires, on consacre les arbitrages[29], on condamne l'intérêt composé[30], on soumet à la compétence des consuls la lettre de change. La bourgeoisie peut maintenant s'élancer dans les voies du commerce : on a préservé le négociant de ses trois grands ennemis : la mauvaise foi, la chicane et l'usure. Voilà quels services Colbert rendit à la classe moyenne. C'est pour elle qu'au parlement rassemblé, il faisait distribuer des actions de la compagnie des Indes[31] ; pour elle que, s'éveillant à la pointe du jour, il cherchait l'impérieuse formule de ses règlements redoutés ; pour elle enfin qu'il avait habitué Louis XIV à quitter Montespan ou Fontange, quand l'heure était venue de calculer des tarifs de douane sur la table du conseil. Et maintenant que la bourgeoisie est nantie de la force, maintenant qu'elle est arrivée au succès, que n'embrasse-t-elle, à son tour, le peuple dans cette sollicitude, dont elle-même profita si heureusement, lorsque la triomphante royauté de Louis XIV lui tendit la main, la prit sous son égide, lui donna du crédit, des instruments de travail, lui enseigna les sciences, les manufactures et la navigation, lui creusa des ports, lui ouvrit les mers, et la conduisit aux Indes sous le pavillon que Duquesne faisait respecter ! Mesurons de l'œil la distance déjà parcourue. La bourgeoisie a fait un pas immense ; elle a pris le rôle des peuples producteurs. Mais comment se procurera-t-elle les matières premières que ne fournit point notre sol ? Abandonnera-t-elle les mers aux seize mille[32] vaisseaux des Hollandais ? Renoncera-t-elle aux bénéfices du transport ? Et par où s'écoulera l'excédant de nos marchandises ? Ces questions, Colbert les avait déjà résolues dans sa pensée. Comme Richelieu, il avait tourné ses regards vers les colonies ; il voyait nos côtes baignées par deux mers ; il comprenait que la surexcitation du travail au dedans appelle l'épanouissement au dehors. Colbert releva donc la marine que Mazarin avait laissée dépérir, ou plutôt il la créa de nouveau en attendant de couronner sa création par l'immortelle ordonnance de 1681. Il avait trouvé la flotte composée de trente bâtiments de guerre[33], dont trois seulement de soixante-dix canons, et il laissa une marine militaire de deux cent soixante-seize bâtiments à la mer ou en construction[34] ! Ce fut donc le génie de Colbert qui servit de base à la diplomatie de Lyonne et à la grande politique de Louis XIV. Pendant que le roi de France avisait-à rétablir sa puissance morale sur l'Océan, faisait battre Ruyter par Duquesne, bombardait Alger, négociait le rachat de Dunkerque aux Anglais, son ministre développait dans un ordre merveilleux les plus vastes desseins. Pour lui les deux marines n'en firent qu'une. L'ambition navale de Louis XIV avait besoin de matelots : les navires marchands lui en fournirent. La marine marchande avait besoin de protection et de sécurité : les vaisseaux de guerre lui servirent d'escorte, et la mer fut nettoyée de pirates. Établissant l'indestructible solidarité des deux marines, Colbert ordonna que les gens de mer passeraient alternativement de l'une à l'autre, et changeraient de service tous les deux ans[35] : admirable conception qui substituait l'inscription maritime au barbare régime de la presse des matelots. Mais comment s'engager dans les détails de cette immense organisation[36] devant laquelle l'esprit s'arrête épouvanté ? Et comment concevoir qu'un seul homme y ait pu suffire, quand on songe qu'avant Colbert, la France tirait de la Hollande ses munitions navales, et jusqu'à des ancres, de la mèche, des câbles préparés, des cordages, du salpêtre, même de la poudre à canon[37] ? On a fait de Colbert la personnification du système protecteur, et les écrivains de la bourgeoisie n'ont épargné à ce ministre ni les attaques sérieuses ni les trop faciles railleries. Dans le camp du laissez-faire, nous trouverons les économistes du dix-huitième siècle, Quesnay, Turgot, les révolutionnaires de 89, l'école anglaise, la Constituante, toutes les puissances du tiers état ; et nous les entendrons s'écrier : A quoi bon tant de règlements et de tarifs par où les gouvernements nous veulent protéger ? Leur prévoyance nous pèse, leur sollicitude nous fatigue ; qu'on nous laisse le champ libre : heureux les forts... et malheur aux vaincus ! Mais ce langage, comment la bourgeoisie en est-elle venue à le pouvoir tenir impunément ? A qui doit-elle sa forte virilité, et de se sentir en état de promener par le monde sa fière indépendance ? Où en serait-elle aujourd'hui, si, faible encore, ignorante, inexercée, Colbert l'avait abandonnée aux hasards de la concurrence étrangère, si Colbert n'avait pas travaillé à ses tarifs, à ses règlements de douanes, à ses négociations mercantiles, seize heures[38] par jour pendant vingt-deux années ? En jugeant ce grand homme, on a trop oublié les circonstances auxquelles il dut commander, et que la question du libre échange ne saurait être séparée de l'état général du monde. Supposons pour un instant les peuples réconciliés. Une paix éternelle a été promise au genre humain ; les haines s'apaisent et meurent ; les rivalités s'éteignent ; la guerre a été rendue impossible à jamais. Les nations ne forment plus qu'une immense famille destinée à se partager, par un continuel échange, les fruits de la terre ; et ce partage, qui élève le niveau des jouissances communes, assure lui-même la concorde entre les peuples, l'effet devenant cause à son tour. Dans cette vaste donnée qu'on a coutume d'appeler un rêve, le problème tant agité trouve naturellement sa solution. Quand le soleil des tropiques fait mûrir aux Antilles la canne à sucre, pourquoi l'Européen irait-il se fatiguer à extraire au moyen d'appareils coûteux le sucre que peut contenir la plante de son potager ? Est-ce qu'il n'est point pour chaque production de la terre une contrée de prédilection ? Le café, les vins généreux, le thé, la vanille, n'ont-ils pas une patrie ? et pourquoi, dès lors, créer péniblement des climats factices aux produits que, par delà les douanes, une heureuse température nous livre spontanément ou meilleurs ? Le libre échange est donc un des bienfaits du système de fraternité. Mais qu'on déchaîne dans le monde la concurrence, la question aussitôt change de face. Car, pour tout souverain prudent, chef de république ou ministre d'un monarque absolu, Cromwell ou Colbert, il y a urgence, il y a devoir de protéger le peuple qu'il gouverne contre les chances d'une lutte où le plus faible périt toujours. C'est la guerre qui crée la nécessité des camps retranchés : la prohibition est un camp retranché parce que la concurrence est une guerre. Les économistes n'ont pas pris garde qu'ils maudissaient l'effet après avoir béni la cause, le libre échange n'étant que le principe de fraternité appliqué à l'univers. Or, quel était, à l'avènement de Colbert, l'état de
l'Europe commerçante ? L'Acte de navigation, signé par Cromwell, venait
d'être renouvelé par Charles II. La prohibition était partout. Louis XIV
écrivait à M. de Turenne[39] : De quelle façon sont traités les vaisseaux français allant
en Angleterre et en Hollande ? M. de Turenne répondait : Les vaisseaux français payent en Angleterre et en Hollande
plus que ceux du pays ; on les y souffre avec peine, et ils ne peuvent
prendre des marchandises à fret, quand il se trouve des navires du pays pour
le même voyage, ce qui ne se pratique pas en France à leur égard.
Et en effet, la France avait longtemps apporté jusque dans son commerce une
sorte de modération chevaleresque et mis une généreuse nonchalance à se
venger de certaines avanies. La douane espagnole prenait environ quinze pour
cent sur nos marchandises quand nous ne prélevions que deux et demi pour cent
sur les marchandises venues d'Espagne. Tandis que les Anglais fournissaient
le royaume entier de draps, à la ruine entière de nos draperies, dit encore
M. de Turenne[40],
les draps de France étaient saisis en Angleterre par ordre de justice. L'accueil fait à nos marchands et .à nos marins par le commerce étranger était celui d'une hostilité jalouse, quelquefois insolente. Les Anglais, redoublant envers nous d'âpreté et de rigueur, tarifaient dans les bureaux de leurs douanes jusqu'à la personne des négociants français. En Irlande, un étranger, convaincu d'y avoir acheté des laines pour l'exportation, aurait eu le bras coupé[41]. Voilà ce qu'il ne faut pas perdre de vue, si l'on veut être juste envers Colbert. Fouquet, qui ne manquait pas de coup d'œil, avait enfin
répondu à tant d'hostilité, et opposé à l'Acte de navigation le droit de cinquante
sols par tonneau sur les navires étrangers qui mouilleraient dans nos ports.
Colbert s'empressa d'adopter cette mesure, qu'il savait décisive pour relever
alors la marine marchande et lui rendre le cabotage ; et il ne fit qu'obéir
aux lois de la situation, lorsque dans un mémoire au roi, il dictait les
seules règles de la science en matière de douane : Réduire les droits à la sortie sur les denrées et les manufactures du
royaume ; diminuer aux entrées les droits sur tout ce qui sert aux fabriques
; repousser par l'élévation des droits les produits des manufactures
étrangères. Qu'on se figure maintenant Colbert au centre du mouvement qu'il a créé. Manufactures, commerce, navigation, colonies, finances, il embrasse par sa volonté cet ensemble effrayant. Il le possède et le résume dans sa forte tête, encyclopédie vivante où viennent se ranger en bon ordre et les innombrables règlements de l'industrie et les détails de tant de belles ordonnances qui ont pourvu à l'aménagement des forêts, à l'inscription des gens de mer, à la sécurité du négociant. Il sait au juste tout ce qui entre de marchandises dans le royaume, tout ce qui en sort. Il s'enquiert- de l'abondance des récoltes, pour permettre, modérer ou défendre l'exportation des grains[42] ; de la situation du laboureur, pour diminuer sa taille et augmenter le nombre de ses bestiaux[43]. Il suit d'une âme inquiète les opérations de la compagnie des Indes, la marche de nos vaisseaux, les succès de nos pêcheries. Si Riquet, cet autre grand homme, tombe malade, Colbert s'alarme au nom de l'État : comment s'achèveront les merveilleux ouvrages du canal des deux mers ? Quel ingénieur rétablira le désordre arrivé à la grande jetée du cap de Cette[44] ? Ainsi, rien qui échappe au regard de Colbert. Pas de repos pour ce puissant esprit. La nuit même, dans l'insomnie et le silence, sa pensée fait la revue du royaume, et il le protège encore de son repos vigilant. Qui s'attendrait à voir une existence aussi remplie donner place au goût de l'art, à la protection de l'intelligence et des lettres ? Richelieu avait fondé l'Académie française : Colbert, son infatigable émule, fonda l'Académie des sciences, celle des inscriptions, l'école de France à Rome. Richelieu avait songé à perfectionner la langue vivante : sous les auspices de Colbert, on étudia, on reconstruisit les langues mortes. Baluze, du Cange, recherchèrent parmi les débris de l'histoire les vestiges des peuples qui ne sont plus. Que servira d'être noble, d'avoir des aïeux, lorsque du haut de l'Observatoire bâti par Colbert, des roturiers auront mesuré les mondes ; lorsque, appelé de Bologne, Cassini aura commencé avec Picard cette méridienne que Voltaire appelle le plus beau monument de l'astronomie[45] ; lorsque le génie de la classe moyenne aura trouvé à l'Académie des sciences une chaire pour s'illustrer ; au Jardin des Plantes un abrégé de la nature pour étudier l'univers : époque éternellement mémorable où la bourgeoisie, gagnant ses lettres de noblesse, faisait sortir de ses rangs Molière et Corneille, Racine et La Fontaine, Bossuet, le Poussin, et inondait de lumière le despotisme qu'elle devait renverser ! On sait quelle fut la mort de Colbert : il mourut de son honneur soupçonné. Il avait été le mentor et l'ami de Louis XIV, il l'avait redressé, il l'avait flatté pour servir l'État ; mais il ne lui pardonna pas l'outrage d'un mot imprudent. Quant à Louis XIV, il allait se sentir tout embarrassé de sa grandeur. Pendant que, sur la route tracée par Colbert, la bourgeoisie marchait à pas pressés vers la Révolution française, la monarchie déclinait, abandonnée à elle-même. Colbert absent, Louis XIV ne sut que faire de son orgueil ; et de la royauté, il ne resta plus que le roi. |
[1] Mémoires de l'abbé de Choisy, t. I, p. 215. Édit. Monmerqué.
[2] Mot de l'abbé Fouquet. Voyez la curieuse notice consacrée à Fouquet par M. P. Clément, dans son Histoire de la vie et de l'administration de Colbert, ouvrage fort riche en documents précieux.
[3] Instructions au Dauphin, dans les Œuvres de Louis XIV, t. I, p. 102.
[4] Édition de novembre 1661.
[5] Lemontey, t. V, aux Pièces justificatives, p. 241. Œuvres complètes. Édit. Sautelet, 1829.
[6] Mémorial de Colbert ou Testament politique. — Hist. de Colbert par M. de Serviez.
[7] Potherat de Thou, Recherches sur l'origine de l'impôt, p. 194.
[8] Journal manuscrit du sieur d'Ormesson, cité par M. Clément.
[9] Forbonnais, Recherches sur les finances, t. I, p. 267 ; années 1655 et suiv.
[10] D'Audiffret, Systèmes financiers de la France, t. I, p. 420.
[11] Ils ne le furent pas tous. Voyez l'État du comptant, relevé aux Archives par M. Clément, p. 129 de son Histoire de Colbert.
[12] Henri Martin, Hist. de France, t. XIII, p. 142 (4e édition).
[13] D'Audiffret, Systèmes financiers de la France, t. II, p. 431.
[14] Voltaire, Siècle de Louis XIV, chap. XXIX.
[15] Dépêche d'août 1670, etc., citée par M. Clément, p. 233.
[16] Mémoire adressé à l'assemblée des notables de 1626, cité dans Forbonnais, t. I, p. 185.
[17] Mirabeau le père, Réponse à la voirie. On la trouve imprimée à la suite de l'Ami des hommes, t. VI, p. 108.
[18] Forbonnais, ubi supra, p. 45 ; années 1601-1602.
[19] Voyez plus bas le chapitre des jurandes.
[20] Clément, Hist. de Colbert, p. 235.
[21] Clément, Hist. de Colbert, p. 234.
[22] Lettre de Bussy-Rabutin, rapportée dans l'Histoire de Paris par Dulaure. Tableau moral sous Louis XIV.
[23] Elle l'appelait le Nord. Voyez Lemontey, t. V des Œuvres complètes, p. 243.
[24] Expression de Guy Patin, Hist. de la marine, par Eugène Sue.
[25] Éloge de Colbert, par ***, 1773. Genève. — Éloge du même, par Necker, t. XV des Œuvres, 1821.
[26] Voyez le curieux manuscrit de la Bibliothèque royale, si soigneusement raturé par le fils de Colbert, et découvert par M. Eugène Sue, qui l'a publié en fac-simile. Hist. de la marine.
[27] Dépêche de Colbert à M. de Sonzi, intendant de Flandre, rapportée dans Forbonnais, Recherches sur les finances, t. I, p. 139.
[28] Instructions aux commis des manufactures, citées par M. Clément, ubi supra p. 226.
[29] Titre IV de l'Ordonnance du commerce.
[30] Titre VI.
[31] Journal manuscrit de M. d'Ormesson, cité plus haut.
[32] Dépêche de Colbert à M. de Pomponne. Les Français, dit la dépêche, n'en avaient que six cents !
[33] Agenda de marine de Colbert, manuscrit de la Bibliothèque royale, relevé par M. Eugène Sue dans son Histoire de la marine, t. IV, chap. IV.
[34] Agenda de marine de Colbert, ubi supra.
[35] Ordonnance du 17 septembre 1665.
[36] Voyez les Principes de Colbert sur la marine, manuscrit de 700 pages, qui n'est lui-même que le résumé des travaux de Colbert. Archives de la marine, dans Eugène Sue, t. IV.
[37] Lafont de Saint-Yenne, l'Ombre du grand Colbert, p. 95.
[38] Clément, Hist. de Colbert, p. 147.
[39] Demandes relatives au commerce faites par le roi au maréchal de Turenne, année 1662, Œuvres de Louis XIV, t. II, p. 399.
[40] Ubi supra.
[41] Antoine de Montchrétien, Traité d'économie politique, cité par M. Cochut, dans la Revue des Deux Mondes du 1er août 1846.
[42] Necker, Éloge de Colbert, t. XV de ses Œuvres, p. 36 et suiv.
[43] Édit du mois d'avril 1667, qui défend de saisir les bestiaux. — Les tailles furent réduites, sous Colbert, de cinquante-trois millions à trente-deux.
[44] Lettre de Colbert au fils de Riquet, relevée aux Archives de la marine, par Clément, p. 210.
[45] Voltaire, Siècle de Louis XIV, chap. XXXI.