HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

ORIGINES ET CAUSES DE LA RÉVOLUTION

LIVRE DEUXIÈME. — BOURGEOISIE

 

CHAPITRE III. — PROGRÈS DE LA BOURGEOISIE. - POLITIQUE DE RICHELIEU.

 

 

Par quels terribles coups Richelieu délivre la bourgeoisie de l'anarchique tyrannie des grands seigneurs. — A qui devait profiter la création des Intendances. — Comment Richelieu prépare, pour le compte de la bourgeoisie, le gouvernement de l'intelligence et la ruine du pouvoir absolu.

 

Quand Richelieu fut appelé au conseil, le royaume était divisé et plein de troubles. Le pouvoir, échappant des faibles mains de Louis XIII, flottait à l'aventure entre l'insuffisant Condé et la reine mère. Tandis que la cour était livrée à mille intrigues dont le bien public n'était pas même le prétexte, le parti protestant formait dans l'État une sorte de royaume à part, qui avait ses cercles, ses assemblées politiques, ses places fortes, pour capitale la Rochelle, pour gouverneurs militaires les plus illustres seigneurs et capitaines : Lesdiguières, Chatillon, La Trémouille, Soubise et Rohan. L'autorité royale, ravalée au dernier point[1], était forcée de subir les menaces de ces grands seigneurs, d'acheter la capitulation des uns, de guerroyer contre les autres. La révolte avait ses armoiries ; et les réformés, agitant le Midi, tenant la mer, osaient lever des impôts et des troupes par commissions données sous leur grand sceau qui était une Religion appuyée sur la croix, ayant en main un livre de l'Évangile, foulant aux pieds un vieux squelette qu'ils appelaient l'Église romaine[2]. Les finances dilapidées, grevées de pensions, offraient un tel désordre, que le marquis d'Effiat, à son entrée en charge, trouva, dit-il, la recette dépensée et la dépense à faire. Sur dix-neuf millions de tailles, il n'en revenait que six millions au trésor, le reste étant absorbé au passage par les innombrables officiers de la finance. Le peuple gémissait dans la condition la plus dure. A la faveur des guerres civiles et en l'absence de tout pouvoir central, les nobles avaient exercé à leur aise les droits du plus fort. Ceux-ci usurpaient les communaux des villages ; ceux-là exigeaient du paysan des corvées arbitraires. Quelques-uns, ruinés par le jeu et par la folie de leurs désordres, forçaient le laboureur à leur servir de caution[3] ; d'autres s'étaient permis de lever des contributions, d'établir des banalités nouvelles, c'est-à-dire des moulins et des fours où le peuple était obligé de faire moudre son blé et cuire son pain. Profitant de l'indiscipline des armées, les gens de guerre se débandaient dans les marches, envahissaient la chaumière du paysan, lui volaient ses hardes et ses épargnes, rompaient malicieusement ses meubles[4], et, dételant la charrue du laboureur, prenaient les chevaux pour leurs bagages. Quant à la bourgeoisie, elle était d'une part entravée dans son commerce par les créations sans cesse renouvelées de ces charges inutiles qu'elle appelait la mangerie des officiers ; d'autre part, elle avait à essuyer, en attendant l'heure de la vengeance, les insolents mépris de la noblesse qui, aux états de 1614, s'était si fort indignée qu'on osât appeler frères les trois ordres du royaume.

Ainsi, la France présentait, à l'avènement de Richelieu, tous les symptômes d'un empire qui penche : administration anarchique, princes impunis, rébellion, fédéralisme. L'unité était donc alors le premier besoin de la France : on devine à qui cette unité devait surtout profiter.

Mais d'abord, quels sont les principes de Richelieu, et quel est cet homme ? Sous des dehors aimables il voile, au début, ses vastes projets. Ambitieux dans la galanterie, il commence par courtiser deux reines ; il finira par leur parler en maître. Car, s'il a la souplesse qui mène au succès, il a aussi la fierté qui donne le commandement. Ministre, il efface en lui le prêtre ; il lui faut des gardes, et on le voit, quand il dit la messe, environné de mousquetaires. Ne se plaisant ni aux médiocres périls ni aux embarras de second ordre, il rendra la charge du gouvernement si lourde, que seul désormais il y pourra suffire. Du souverain il fait son secrétaire : on ne l'aime pas, on lui obéit. Bientôt, élevant ses passions personnelles, ses haines, ses jalousies, à la hauteur d'un intérêt d'État, il sera plus que le roi, il sera la royauté. Tout sacrifier à la chose publique, unique fin du prince et de ses conseillers[5], voilà son principe. Abaisser au dehors la maison d'Autriche, et au dedans le parti des grands seigneurs révoltés, voilà son but. La force maniée avec génie, voilà son moyen. Richelieu va donc clore la politique de Machiavel, importée en France par les Médicis.

L'astuce de ces Florentins fera place au lumineux bon sens qui est le fond même du génie gaulois, et le glaive remplacera le poignard. Mais à qui la veut pour agir, non pour s'y complaire, l'autorité impose quelquefois des devoirs violents : Richelieu se montrera terrible, jamais vil, la bassesse étant inutile à la force. D'ailleurs, bien sûr de ne frapper dans ses ennemis que ceux de l'État, il ne reculera en rien, il ne reculera jamais. Les grands verront leurs forteresses démolies, leurs conspirations déjouées, leurs chefs les plus puissants décapités en Grève ; et un ministre, qui est des leurs, les préparera à l'égalité civile par l'égalité devant le bourreau.

Tel est ce Richelieu, et, par un heureux destin, il rencontre sur le trône l'homme le mieux fait pour seconder passivement ses vues. Monarque languissant, triste et cruel, Louis XIII a toutes les infirmités et tous les vices voulus par son rôle. Sa faiblesse l'assujettit ; sa mélancolie le retient à l'écart ; sa cruauté vient en aide aux rigueurs systématiques du ministre. A être sans pitié il se dédommage de l'humiliation d'obéir. Ordonner des supplices dont la portée lui échappe est, pour lui, une manière d'être roi. Notons, en outre, que Louis XIII était brave de sa personne et que le goût des armes pouvait seul le tirer de la somnolence où le plongeaient de mystiques amours : circonstance très-favorable aux desseins de Richelieu, qui allait mettre l'Europe en feu et la France en mouvement.

Disons-le tout d'abord : Richelieu n'avait pas d'entrailles pour le peuple, et jugeait la bourgeoisie en grand seigneur. Le peuple, il le comparait aux mulets, qui se gâteraient par le repos[6]. Et, quant à la bourgeoisie, il écrivait, en parlant d'elle, qu'une basse naissance produit rarement les qualités nécessaires au magistrat ; que, dans les petites extractions, il se rencontre beaucoup d'esprits d'une austérité épineuse, et si difficiles à conduire, que leur vertu même est préjudiciable[7]. A mérite égal, il préférait celui qui pouvait relever par le lustre extérieur la dignité de sa charge. Le même arbre, selon qu'on le plante dans une bonne ou dans une mauvaise terre, donne des fruits plus ou moins beaux : pour Richelieu, la bonne terre, c'était un sang noble. Adversaire de la vénalité des offices, il y trouvait toutefois cet avantage, qu'elle excluait les gens de basse condition[8]. Voilà pourtant l'homme à qui Dieu avait réservé la mission de déblayer la route par où allait s'avancer en France la bourgeoisie ! Car les grands hommes ne sont que de puissants aveugles. La partie qu'ils jouent n'est presque jamais la leur. Le résultat présent les éblouit, il les emploie, tandis que le souverain ordonnateur des causes décide des conséquences dernières et prépare les lointains contre-coups.

Appelée à grandir par l'industrie et le commerce, la bourgeoisie devait désirer vivement qu'on mît un frein aux déprédations de la noblesse, de cette noblesse qui, aux derniers états généraux, s'était écriée : Il y a autant de différence entre nous et le tiers comme entre le maître et le valet[9]. C'est à quoi pourvut la célèbre ordonnance de janvier 1629, connue sous le nom de Code Michau.

Doit-on faire honneur de cette ordonnance à Richelieu ? Lui-même il en parle comme d'une œuvre à laquelle il n'eut point de part[10], et qui fut, non-seulement rédigée, mais conçue par le garde des sceaux Michel de Marillac. La vérité est que le premier auteur du Code Michau ce fut la France. Car les éléments qui servirent à le composer avaient tous été fournis par les états de 1614 et de 1626. Mais si Richelieu ne fit pas l'ordonnance de janvier, il l'adopta et ce fut grâce à lui qu'elle fut, d'un bout du royaume à l'autre, exécutée : service immense rendu à la bourgeoisie ! Car comment se livrer au commerce quand les chemins étaient couverts de bandits armés, de traînards de régiments en marche abusant de la terreur qu'ils inspiraient ? Quelle sécurité pour le petit propriétaire, dans un pays où le soldat se logeait à son gré, insultait le paysan, et se payait de sa solde par la maraude la plus effrontée ! Quelle gêne humiliante pour le tiers état que cette souveraineté de la rapière ! Quel désordre que celui d'un royaume dans lequel un simple gentilhomme de province, tel que Lesdiguières, avait osé établir, maintenir, de son autorité privée, la terrible douane de Valence, regardée par les marchands comme un coupe-gorge ! Il était grand temps de mettre fin à une pareille anarchie : le Code Michau fut impitoyable. Ceux qui prenaient logement dans les villages, sans permission, devaient être réputés vagabonds, voleurs ; et les communes étaient invitées à leur courir sus au son du tocsin[11]. Défendons à tous gouverneurs et lieutenants généraux de province, dit un autre article, de quelques qualité, dignité et conditions qu'ils soient, à tous nos baillis et sénéchaux, trésoriers de France, etc., de faire lever ou souffrir être levés aucuns deniers et contributions sur nos sujets, si ce n'est en vertu de lettres patentes expédiées sous notre grand sceau, à peine de confiscation de corps et de biens. Maintenant, que Richelieu fasse un exemple ; que le privilège de l'impunité soit enlevé aux grands, la loi règne, tout rentre dans l'ordre, la bourgeoisie respire ; les routes, purgées de bandits, s'ouvrent plus librement à un commerce plus facile ; délivrée de mille tyrans subalternes, petits tiercelets de roi, dit Voiture, la partie laborieuse de la nation recouvre le sentiment de sa dignité, elle s'aperçoit que la qualité des coupables ne les sauve pas. Que dis-je ? le Code Michau est là pour apprendre à la bourgeoisie que jusque dans l'armée, dernier refuge de la noblesse, le soldat par ses services, pourra monter aux charges et offices des compagnies de degré en degré, jusqu'au grade de capitaine, et plus avant s'il s'en rend digne[12].

Mais, dans l'accomplissement de tels projets, Richelieu devait rencontrer des résistances. Il s'y attendait, et il ferma son âme à la pitié. Ah ! sans doute il est bien difficile de ne pas se sentir ému, quand au fond de la salle où ces grands desseins se traduisirent en arrêts de mort, on aperçoit les sinistres figures d'un Laubardemont, d'un Laffemas ; quand on songe au maréchal de Marillac, décapité pour un peu de paille et de foin qu'on l'accusait, disait-il, d'avoir détourné ; quand on se rappelle Marie de Médicis expirant à Cologne dans l'abandon et la misère, et cette hécatombe de gentilshommes, si tranquilles, si fiers à leurs derniers moments, et qui du moins savaient mourir partout, même en place de Grève. Un jour, étendu sur son lit et presque éteint, Richelieu voit entrer et se traîner jusqu'à lui un autre malade : c'est Louis XIII. Auprès de la couche du cardinal, on en dresse une pour le monarque languissant. Et de quoi s'entretiennent à voix basse les deux moribonds ? ils concertent des supplices. Oui, sans doute, ce sont là d'horribles scènes. Mais, qu'on y prenne garde ! parmi ces condamnés illustres que frappa Richelieu, pas un qui ne fût en guerre ouverte contre le, bien public.

Boutteville paya de sa tête la violation de la loi. L'ascendant funeste des favoris fut détruit dans la personne de Chalais. Montmorency expia la rébellion des provinces excitée par les nobles. Les connivences avec l'étranger et la trahison d'État coûtèrent la vie à Cinq-Mars et à de Thou. Marillac fut sacrifié à la nécessité d'un exemple au milieu des scandales d'une concussion universelle. Et quant aux reines, elles eurent bien d'autres torts que celui d'offenser l'amour ou d'irriter l'orgueil de Richelieu. Hélas ! faut-il mourir à vingt-deux ans ? s'écriait Cinq-Mars. — Et la postérité a entendu cette parole si humaine, si mélancolique ; elle a trouvé que Cinq-Mars était trop jeune pour mourir ; elle a oublié qu'aux yeux du cardinal, Cinq-Mars était bien jeune pour trahir !

Une fois à l'abri des vexations de la noblesse armée, que fallait-il encore à la bourgeoisie pour qu'elle se développât librement ? Elle ne pouvait évidemment arriver à régner par l'individualisme, si on ne lui procurait d'avance l'unité d'administration, sans laquelle l'individualisme serait la dissolution même. Car l'unité ne saurait être entièrement bannie d'une grande réunion d'hommes, et, quand elle n'existe plus ni par la communauté des efforts ni par celle des croyances, au moins est-il nécessaire qu'on la retrouve dans la police de l'État.

Une administration centrale, vigoureusement établie, qui à mille petits tiercelets de roi substituât un seul maître, qu'on verrait plus tard à contenir ou à jeter par terre, voilà ce que la bourgeoisie avait à demander au cardinal, et ce que le cardinal lui donna en créant les Intendants.

Impossible de porter un plus rude coup à l'anarchie dont profitaient les nobles et surtout les aristocrates de la finance. Le chiffre de l'impôt, arrêté dans le sein du conseil, était transmis aux trésoriers généraux de France ; mais, depuis plusieurs années, ces puissants officiers mettant leurs fantaisies à la place de l'autorité royale, la répartition de l'impôt et son recouvrement étaient tombés dans un désordre favorable aux concussions : l'arbitraire y dominait, toujours funeste à la classe la plus faible. Ils se sont rendus tellement difficiles à l'exécution de nos édits et commissions, dit le préambule de l'ordonnance[13], qu'il semble qu'ils s'y soient voulu directement opposer et les traverser. Mais non moins que le fédéralisme des seigneurs, Richelieu détestait celui des financiers. Il envoya donc dans chaque province un commissaire qui, sous le nom d'Intendant, dut présider souverainement à l'assiette de l'impôt, convoquer les élus pour le jour qu'il lui plairait consacrer à ce travail[14], empêcher les surcharges du pauvre, gouverner enfin les finances, le domaine, la voirie, c'est-à-dire imposer partout la volonté du conseil. Plus d'empêchement, plus de retard. Les trésoriers de France ne conservèrent que l'ombre de leur ancienne autorité. Sans eux, les intendants purent ordonner l'enregistrement des édits sur les finances, et pour éviter toute contestation entre eux et les cours des aides, les procès furent évoqués au conseil du roi[15]. De là partirent les ordres ; là on vint rendre les comptes. Ainsi reparurent les missi dominici dont les capitulaires de Charlemagne avaient réglé les fonctions et qui avaient servi à contenir la féodalité, sous les rois de la seconde race[16] ; ainsi fut inaugurée la centralisation moderne.

Mais ce n'était pas encore assez pour la bourgeoisie qu'un gouvernement attentif et tutélaire, qu'une administration vigoureuse. Classe naturellement amie de la paix, vouée à la finance, au commerce, à la cléricature, à l'étude des arts, la bourgeoisie se trouvait condamnée à un rôle obscur dans une société où le signe distinctif de la noblesse était l'épée. Comment détrôner définitivement la force ? en inaugurant la royauté de l'esprit : Richelieu fut l'ami des gens de lettres, le protecteur du Poussin, l'inquiet rival de Corneille, le fondateur de l'Académie française.

Que lorsqu'il créa l'Académie, le grand cardinal, continuateur de la Renaissance, ait rêvé pour notre langue l'avenir brillant de celle de Rome, de celle d'Athènes, on peut l'admettre. Mais avait-il compris qu'une langue perfectionnée, devenue claire et logique, se met tôt ou tard au service du droit et facilement se change en levier de révolution partout où des millions d'hommes souffrent ? S'était-il douté que cette monarchie absolue édifiée par lui avec tant de peine, serait renversée précisément par la pensée dont le langage est la vie ? Savait-il que rendre une langue digne de servir de monnaie universelle aux échanges de l'esprit, c'est fournir un même mot d'ordre à tous les peuples opprimés ? Avait-il prévu et pouvait-il prévoir qu'un jour, pour les rois émus, pour l'Europe réduite à camper, la langue française s'appellerait la PROPAGANDE ? Mais en vérité, il importe peu que le fondateur de l'Académie française ait mesuré toute la portée de son œuvre ; qu'il ait entrevu jusqu'où irait cette puissance du talent, une fois reconnue par lettres patentes. Peut-être bien n'eut-il d'abord d'autre dessein que de se faire une compagnie de flatteurs et de donner à son éloge l'importance d'une tradition. Pourquoi non ? Souvent, chez les hommes supérieurs, les plus hautes pensées ont un côté personnel et masquent une faiblesse. Conduire d'une main la guerre de trente ans, travailler de l'autre à l'unité de la monarchie, cela ne suffit pas à Richelieu. La France lui obéit : pourquoi la Muse ne lui serait-elle pas soumise ? La vanité de Richelieu nous vaudra l'Académie française.

N'est-il pas aussi fort singulier que l'homme qui présidait aux fêtes de la place de Grève se soit échauffé à composer des tragi-comédies, pour la représentation desquelles il dépensait jusqu'à cent mille écus ? Tremblant, il attendait la levée du rideau et l'arrêt du parterre. Il se sentait, dit Pélisson[17], transporté hors de lui-même lorsqu'on l'applaudissait. Tantôt il se levait debout, tantôt il se montrait à l'assemblée en avançant hors de la loge la moitié du corps, ou il imposait silence pour faire entendre des endroits encore plus beaux. Ne sourions pas de ce naïf enthousiasme d'un auteur qui s'admire dans les péripéties de Mirame, après avoir changé la face du royaume de France, poussé les armées de Luther contre celles de Rome, rempli l'Europe du bruit de ses négociations et de ses victoires, ébranlé la monarchie de Charles-Quint.

D'incalculables conséquences naîtront de cette humaine infirmité. Il en résultera, parmi beaucoup d'autres causes, l'avènement officiel des lettres, leur ascendant, la dignité des écrivains et des penseurs, la magistrature de l'esprit.

Un jour que la reine mère entrait chez le cardinal, celui-ci la reçut sans se lever ; et loin de chercher une excuse dans son état maladif, il osa prétendre que la pourpre romaine lui donnait le droit de rester assis, même devant la mère du roi. Eh bien, ce même cardinal, il avait introduit dans son intimité des poètes obscurs, Gombault, Desmarests, Colletet, Boisrobert ; et lorsqu'il causait familièrement avec eux, livrant ses manuscrits à leurs ratures ou poursuivant la coupe d'un alexandrin, il exigeait qu'ils demeurassent assis et couverts[18].

Toutefois, il suffit de lire le Testament politique, pour juger que Richelieu était bien loin de désirer la diffusion des lumières et de la prévoir : Si les lettres, dit-il[19], étaient profanées à toutes sortes d'esprits, on verrait plus de gens capables de former des doutes que de les résoudre, et beaucoup seraient plus propres à s'opposer aux vérités qu'à les défendre. Le grand nombre des collèges porte ombrage à ce ministre ; il souhaite aux laboureurs et aux commerçants de ne point connaître les lettres ; il préfère la rudesse de l'ignorance comme étant plus propre à former des soldats. Mais là où l'on institue une haute école qui enseigne à penser et à bien dire, comment tracer une limite à l'expansion des idées et à leur pouvoir ?

Autre singularité. Ce fut sous le patronage de Richelieu que naquit la Gazette de France, le premier de nos journaux politiques. Richelieu crut peut-être donner au despotisme un instrument de plus : nous savons aujourd'hui combien était menaçante pour la. monarchie absolue la souveraineté de ces feuilles volantes.

Occupé d'une guerre continuelle à soutenir, tantôt contre les Espagnols dans la Valteline, tantôt contre les Impériaux sur le Rhin, et, au sein du royaume, contre les deux grands chefs du parti huguenot, Soubise et Rohan, Richelieu avait peu de loisir pour étudier, du moins en détail, les besoins du commerce, la réformation de l'impôt, tout ce qui intéressait directement la bourgeoisie ; et pourtant il sut mettre à profit les courts intervalles de repos que lui laissaient tant d'ennemis, poser des principes larges et féconds, prendre ou indiquer des mesures décisives, les seules qui convinssent à son caractère.

Ce que Louis XIV devait accomplir, Richelieu le prépara.

Ce fut dans l'assemblée des notables de 1626, tenue aux Tuileries, que le cardinal demanda une marine. Toutefois, ce qu'il y avait au fond de sa pensée, c'était moins le commerce que la guerre : il avait juré de soumettre la Rochelle, et le côté politique dominait dans ses vues ; mais la bourgeoisie s'en appropria le côté industriel. La vérité est que, lorsqu'il fit aux notables la proposition si bien accueillie par eux de fonder une marine, Richelieu se rappelait amèrement l'humiliation essuyée par Sully, qui, s'étant embarqué à Calais sur un vaisseau portant les couleurs de la France au grand mât, avait été contraint de baisser pavillon devant une ramberge anglaise, dont les boulets percèrent le cœur de tous les bons Français[20]. Cet affront subi par Henri IV, Richelieu le ressentait aussi vivement qu'une injure personnelle. Il lui fallait une flotte, et pour prévenir le retour d'une telle insolence, et pour châtier les huguenots sans être obligé d'emprunter les vaisseaux de la Hollande.

Mais les desseins que lui inspirait la politique enfantèrent des résultats dont le commerce devait profiter. Car une marine appelle des colonies, et son existence se lie à la nécessité des expéditions lointaines. Aussi Richelieu fut-il conduit à former la compagnie du Morbihan, à l'instar des grandes compagnies d'Angleterre et de Hollande. Il la chargea du commerce des deux Indes, et lui accorda des privilèges considérables : le pouvoir de fabriquer navires, de fondre canons et balles, de faire poudre et salpêtre, de tenir deux marchés par semaine et quatre foires par an ; le droit d'enrôler, d'armer sous ses ordres les mendiants valides et les vagabonds ; enfin la concession du port de Morbihan et de sa banlieue, avec juridiction spéciale, indépendante du parlement de Bretagne[21].

Les efforts de cette compagnie ayant avorté, Richelieu ne se découragea point ; deux ans après, il la remplaçait par une association plus accréditée, à laquelle furent prodigués faveurs, encouragements, exemptions.

Et il attachait à ces mouvements tant d'importance qu'il voulut en être l'âme en quelque sorte. La charge de l'amiral de France pouvait le traverser dans ses projets : il la fit rembourser à M. de Montmorency, la supprima et se mit en sa place sous le titre de surintendant général de la navigation et commerce de France. La tempête ayant, vers ce temps-là, brisé sur nos côtes des navires portugais, Richelieu en refusa les épaves, dont on lui offrait deux cent mille livres, et il profita de l'occasion pour abolir le droit de bris et naufrage, dont l'origine appartenait aux époques de barbarie.

Or, il se trouva qu'en agissant ainsi, le cardinal déchargeait le commerce d'un grand poids. On avait remarqué, dit Forbonnais, que les droits et formalités exigés par l'amiral ou ses officiers étaient une des causes du dépérissement du commerce et un sérieux obstacle au rétablissement de la marine.

Nous avons eu occasion de dire que la bourgeoisie aspirait et devait aspirer au règne de la tolérance. Mais peut-on prononcer le mot de tolérance en parlant de Richelieu ? Il est cependant vrai que ce prêtre si entier dans son vouloir respecta la liberté religieuse. Que les réformés n'eussent pas de places fortes, des armes, des chefs pour les conduire à la guerre civile, voilà ce que demandait Richelieu. Un système de dragonnades lui eût paru, non pas un crime mais une faute. Sans pitié pour les calvinistes qui troublaient l'État, il s'inquiétait peu, au fond, de leur opinion sur l'eucharistie. La véritable impiété des huguenots, à ses yeux, c'était leur alliance avec l'étranger. En toute chose, et avant tout, Richelieu était ministre. L'intérêt du sacerdoce ne passait dans son cœur qu'après celui du royaume ; et c'est même un des traits distinctifs de cette grande figure, qu'étant prêtre, Richelieu osa tenir tête au Vatican, et n'oublia jamais que le prince de l'Église était ministre de France. Aussi, lui qui abattait, à la Rochelle, les protestants secourus par la flotte de Buckingham, il n'hésita pas à les couvrir de son alliance, quand, sous les ordres de l'héroïque Gustave-Adolphe, ils marchaient contre les armées de la catholique maison d'Autriche et de la sainte inquisition. Richelieu eut le fanatisme de la raison d'État : il n'en eut pas d'autre.

Jusqu'au dernier soupir, il parut assuré du désintéressement de ses vues. Et pourtant ce prêtre terrible avait éprouvé dans sa vie des défaillances. A la veille de triompher de Gaston et de ses complices, il avait eu des instants d'angoisse et de frayeur. On raconte qu'évitant les soldats de Cinq-Mars, il marchait à l'aventure par des chemins détournés, s'arrêtant le soir dans des lieux où il n'était pas attendu[22]. Il se releva de ces faiblesses de sa frêle nature par le courage de l'intelligence, le plus noble de tous.

Le jour de sa mort, entouré de courtisans qui tremblaient de le voir se redresser, et de quelques amis qui fondaient en larmes, car il eut des amis, il se montra plein de sérénité. Voilà mon juge, dit-il quand on lui présenta l'hostie consacrée, comme s'il se fût confié, non pas à la clémence de Dieu, mais à sa justice. Toutefois, il eut un accès d'attendrissement. Il pressentait que sa mémoire allait être déchirée ; peut-être se rappelait-il les paroles écrites par lui-même à la nouvelle de la mort de Wallenstein : Quand l'arbre est tombé, tous accourent aux branches pour achever de le détruire. L'affection des hommes ne regarde pas ce qui n'est plus[23].

En considérant, au Louvre, le portrait célèbre qui révèle si bien la physionomie morale de Richelieu, que la bourgeoisie s'en souvienne : c'est son introducteur aux affaires que représente ce personnage élégant et fier, sorti du grave pinceau de Philippe de Champagne. La malice des conteurs a bien pu nous montrer Richelieu frivole, atteint de vanité, quittant la soutane pour courir en habit de cavalier chez Marion Delorme ; mais quand il traverse l'histoire, il est drapé dans sa robe rouge, qu'on dirait teinte du sang de la noblesse révoltée. Homme heureux, homme unique ! il chargea les parlements de venger sur ses rivaux les blessures de son amour, les défaites de son orgueil ; il fit agir souvent ses passions personnelles sous le couvert de la justice nationale ; et c'est à peine si, aujourd'hui encore, on peut distinguer ce qu'il voulut confondre, tant il sut s'identifier à la France, enveloppée et comme emportée dans sa fortune !

 

 

 



[1] Testament politique de Richelieu, chap. I. — On sait que le Testament politique est regardé par Voltaire comme une œuvre apocryphe. Mais l'authenticité de cette pièce longtemps contestée n'est plus aujourd'hui contestable, comme l'a très-bien prouvé M. Henri Martin, dans le t. XI de sa belle Histoire de France (4e édition. Paris, Furne, 1555).

[2] Mémoires de Richelieu, liv. XII, p. 235, t. VII de la Collection Michaud et Poujoulat.

[3] Code Michau, art. 210.

[4] Code Michau, art. 267.

[5] Testament politique, chap. III, p. 222.

[6] Testament politique, chap. IV, sect. V, du Peuple, p. 150.

[7] Testament politique, chap. IV, sect. I, p. 133 et 134.

[8] Testament politique, chap. IV, sect. I, p. 133 et 134.

[9] Florimond Rapine, Assemblée des trois états en l'an 1614.

[10] Tant le garde des sceaux était affectionné à cet ouvrage qui ÉTAIT SIEN. Mémoires de Richelieu, t. VII, p. 587.

[11] Code Michau, art. 25.

[12] Art. 229 de l'ordonnance de janvier.

[13] Recueil d'Isambert, ordonnance de mai 1635.

[14] Art. 17 de l'ordonnance.

[15] Art. 2 et 9 de l'ordonnance.

[16] Mollard, Hist. du système politique de la France, t. I, p. 164 et suiv.

[17] Histoire de l'Académie.

[18] Bazin, Hist. de France sous Louis XIII, t. IV.

[19] Testament politique, chap. II, sect. X.

[20] Testament politique. — De la puissance sur la mer, p. 301.

[21] Art. de la compagnie de Morbihan, cités in extenso par Forbonnais, t. I, p. 572.

[22] Sainte-Aulaire, Hist. de la Fronde, t. I, p. 71.

[23] Mémoires de Richelieu, t. VIII de la Collection Michaud, liv. XXV, p. 523.