HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

ORIGINES ET CAUSES DE LA RÉVOLUTION

LIVRE DEUXIÈME. — BOURGEOISIE

 

CHAPITRE II. — PROGRÈS DE LA BOURGEOISIE - LES ÉTATS GÉNÉRAUX.

 

 

La bourgeoisie dans les états généraux. — Le peuple appelé mais exclu. — Ce que les états généraux firent ; ce qu'ils représentaient. — Histoire de Marcel. — La Jacquerie. — Les états généraux assurent le futur triomphe de la bourgeoisie sur la royauté.

 

Sous le règne de Philippe le Bel, une immense révolution se fait dans la société : la bourgeoisie monte, la féodalité décline.

Que de ruines entassées dans l'espace de quelques années ! Il ne s'agit plus ici seulement de la papauté que frappe à la joue le gantelet de fer de Colonna, ni du clergé que le roi rançonne en l'humiliant, ni de ces évêques à qui les portiers du parlement peuvent venir dire, une ordonnance royale[1] à la main : Vous n'entrerez pas ici. A côté de la puissance religieuse qui s'amoindrit, la féodalité se meurt, et, avec elle, tout ce qui avait fait la force et la poésie du moyen âge.

En quoi consistait le génie militaire de la féodalité ?

Était-ce dans l'art des campements, ou la science des sièges, ou les marches hardies, ou les manœuvres habilement combinées, ou la stricte observation des lois de la discipline ? Non ; il suffisait aux nobles d'être vaillants, de savoir monter à cheval ou manier une lance. La féodalité militaire repoussait par sa nature même le système des grandes armées et des expéditions lointaines. Les flots de sang inutilement versés dans les croisades ne l'avaient que trop cruellement prouvé. Or, jusqu'à Philippe le Bel, et sauf les croisades, la vie active de la féodalité ne s'était composée que d'une série de petites guerres civiles. Mais voici qu'étendant les règlements de saint Louis, qui, d'ailleurs, n'avaient guère été observés, Philippe le Bel interdit tout à coup les guerres privées[2] : innovation décisive ! car, de féodales qu'elles étaient, les guerres vont devenir nationales, et la transformation sera si rapide, que, sous Philippe le Long, le chevalier banneret ne rougira pas de recevoir, que dis-je ? de demander une solde de vingt sols par jour[3]. Il faudra combattre, non plus corps à corps, mais par grandes masses ; il faudra que ces intrépides et indisciplinables cavaliers se commettent avec les fantassins flamands et les mercenaires d'outre-Manche. N'était-ce pas là, pour la féodalité, une cause certaine de ruine ?

Aussi, que voyons-nous déjà ? Sous Philippe le Bel, des milliers de gentilshommes courent s'entasser à Courtray dans un fossé bourbeux, et périssent assommés par les maillets de plomb des tisserands de Bruges, en attendant que leurs héritiers aillent mourir, à Crécy, sous le couteau des montagnards de Galles, et, à Poitiers, sous les flèches des archers anglais.

C'est la féodalité qu'on décime.

Jusqu'à Philippe le Bel, les juridictions seigneuriales avaient été respectées, sinon regardées comme inviolables, et le grand principe de l'inaliénabilité des terres n'avait été que faiblement ébranlé par l'ordonnance de Philippe le Hardi, relative à l'acquisition des choses féodales par les non-nobles. Mais voici que, sous Philippe le Bel, se répandent par tout le royaume des sénéchaux, des baillis, des procureurs, chargés d'intervenir judiciairement entre le créancier noble et le débiteur roturier.

C'en est fait : le démembrement de la propriété féodale va commencer. La noblesse de robe s'élève en face de la noblesse d'épée ; et, pour parler le langage du marquis de Mirabeau, de cette époque date la lente conquête de la province par l'écritoire. C'est la féodalité qu'on dépouille.

Jusqu'à Philippe le Bel, l'ordre des templiers était resté debout, et c'était là une institution éminemment féodale. Combattre et prier, porter la croix et l'épée, unir par un poétique et touchant mélange la vaillance du chevalier à l'austérité du moine et à l'enthousiasme du pèlerin, telle était, qui l'ignore ? la mission du templier.

Le Temple était donc l'expression à la fois la plus élevée et la plus forte de la féodalité. Il la représentait sous son double aspect : l'esprit et la matière, le prêtre et le guerrier. Que la corruption ait pénétré au sein de cette franc-maçonnerie fameuse, que ces jésuites armés soient peu à peu descendus des hauteurs du mysticisme à des superstitions grossières, et, d'une exaltation trop aride, à des voluptés sans nom ; qu'ils aient renié le Christ et craché sur la croix dans des fêtes dont les ténèbres ensevelissaient l'impureté, ceci est encore un secret pour l'histoire. Toujours est-il que jusqu'à Philippe le Bel, leurs vices avaient été obscurs et leurs vertus éclatantes.

Or, voici que ce prince les fait condamner ignominieusement par des prêtres que soufflent des gens de loi. Des bûchers s'allument pour les plus illustres des croisés.

C'est la féodalité qu'on dégrade.

Et qu'on le remarque bien : au fond de toutes les mesures prises sous ce règne, on ne trouve qu'une chose, le besoin d'avoir de l'argent.

Si Philippe le Bel apprend aux rois à secouer le joug de la papauté, c'est parce que, dans sa bulle Clericis laicos, Boniface VIII ne veut pas qu'on impose le clergé.

Si Philippe le Bel défend les guerres privées, c'est parce que la guerre pour les nobles n'est que pillage, dévastations, et qu'au milieu de ces continuels brigandages toute levée d'impôt est impossible.

Si Philippe le Bel établit en France un commencement de centralisation administrative, c'est parce que, sans unité dans l'administration, le trésor ne s'emplirait point.

Si Philippe le Bel détruit l'ordre des templiers, c'est parce que cet ordre est extrêmement riche, qu'il possède neuf mille manoirs, qu'il a rapporté de la terre sainte des sommes plus lourdes que n'en peuvent porter dix mulets[4], et qu'il y a là une proie immense à dévorer.

Et qu'est-ce que la vie de Philippe le Bel, sinon une recherche haletante et honteuse de tous les moyens d'avoir de l'or ? Tantôt il protège les juifs et leur donne le pauvre à dépouiller ; tantôt il les chasse pour s'emparer du fruit de leurs rapines. Il se fait un jeu de la banqueroute ; il altère les monnaies. Pour cette âme besogneuse et insatiable, gouverner le royaume, c'est le piller. Sous un tel prince, et lorsque toutes les affaires sont dominées par des nécessités d'argent, la bourgeoisie peut-elle ne pas croître en force et en importance ? D'ailleurs, comme tout la sert, comme tout semble l'appeler sur la scène !

N'est-ce point pour elle que la boussole est perfectionnée, pour elle que la lettre de change est inventée et la circulation rendue si rapide ? Regardez autour du trône : ce ne sont plus des gentilshommes qui l'entourent, mais des avocats, des banquiers, des Lombards, d'avides financiers accourus de Florence : les Plasian, les Nogaret, les Musciato, une aristocratie de gens de robe et de prêteurs.

Philippe le Bel est donc un roi essentiellement bourgeois. Aussi est-ce lui qui va fonder la puissance politique de la bourgeoisie. Non content d'instituer le parlement, il introduit le tiers état dans le maniement des grandes affaires. Les états généraux s'ouvrent avec le quatorzième siècle.

Avant d'examiner quelle pouvait être la portée de cette assimilation politique, établie par Philippe le Bel, entre le tiers état et les deux autres ordres de la nation, il importe de. savoir ce que c'était que le tiers état. Était-ce le peuple, tout le peuple ?

Et d'abord, les députés des campagnes, c'est-à-dire les députés des deux tiers de la nation, ne furent admis aux états généraux que sous la régence de madame de Beaujeu, en 1484. Jusque-là, les ordonnances de convocation qui nous ont été conservées ne parlent que des députés des bonnes villes[5].

A dater de 1484, il est vrai, l'admission des députés des campagnes devient un fait incontestable[6] ; et on peut ajouter que personne, si ce n'est à Paris, n'était exclu des assemblées électorales.

C'était le suffrage universel, sinon dans toute sa sincérité, au moins dans toute sa pompe. Lorsqu'il plaisait au roi, car c'était de son bon plaisir que dépendait la tenue des états généraux, d'invoquer l'assistance des trois ordres, il adressait les lettres de convocation aux baillis et sénéchaux. Ceux-ci en faisaient passer des copies aux juges du second ordre, qui, à leur tour, transmettaient la volonté royale aux curés et aux fabriciens des paroisses. Il y a plus : tous les moyens de publicité étaient mis en usage : publication à son de trompe et affiches dans les villes[7] ; publication au prône dans les villages[8]. C'était, je le répète, le suffrage universel.

Mais le peuple en était-il mieux représenté pour cela ? Non, certainement, et, pour s'en convaincre, il suffit de voir en quoi consistait le mécanisme électoral pour ce qui concernait le tiers état.

Les habitants des villages se rassemblaient, au jour fixé, sous le porche ou sous la galerie de l'église ; ils choisissaient quelques-uns d'entre eux pour rédiger leurs plaintes ou remontrances ; c'était ce qu'on appelait les cahiers. Puis, ils nommaient des députés pour porter ces cahiers, non pas à l'assemblée des états généraux, non pas même à celle du bailliage principal, mais à l'assemblée du bailliage du second ordre[9]. Là[10], tous les cahiers des villages étaient compilés et réunis en un seul ; et les députés des villages nommaient d'autres députés pour l'assemblée du bailliage principal. Ici, nouvelle compilation des cahiers ; députés nouveaux nommés pour l'assemblée générale des états. Ainsi, pour les habitants des villages, l'élection n'était qu'au troisième degré ; et leurs plaintes n'arrivaient au pied du trône qu'après avoir subi deux altérations successives.

Dans les villes principales, voici comment les choses se passaient. Chaque communauté d'arts et métiers, chaque corps de ville, élisait des représentants. Chaque paroisse de la ville en faisait de même.

Ces députés, réunis à l'Hôtel de Ville, en nommaient d'autres, qui s'en allaient, à l'assemblée du bailliage principal, en nommer d'autres encore. Qu'on juge du remaniement des cahiers ! Si bien qu'il n'était pas jusqu'aux grandes villes qui ne fussent soumises à tous les inconvénients, à tous les mécomptes de l'élection de troisième degré[11].

Paris était la seule ville de France à qui fût réservé le bénéfice de l'élection directe. Mais, en revanche, il s'en fallait bien que tous les habitants eussent droit de faire partie, même indirectement, de l'assemblée du sein de laquelle sortaient les députés. Cette assemblée, qui se tenait à l'Hôtel de Ville, sous la présidence du prévôt des marchands, savez-vous de qui elle était composée ? Des échevins et conseillers de ville, de l'évêque quand il lui prenait fantaisie d'y assister, des députés du chapitre de Notre-Dame et autres communautés ecclésiastiques, des gardes et maîtres de la marchandise et des métiers, des quarteniers enfin, et de dix notables par eux choisis dans chaque quartier[12]. Je le demande, une assemblée ainsi formée pouvait-elle être considérée comme la représentation du peuple de Paris ? Ne constituait-elle pas une véritable oligarchie bourgeoise ? Et n'est-il pas évident que, dans toutes ces étranges combinaisons, Paris était moins bien traité que le dernier des villages du royaume ? A la vérité, depuis 1576, on avait imaginé de placer dans la salle appelée le grand bureau de la ville un coffre destiné à recevoir les mémoires, observations et notes de tous les citoyens[13]. Mais, de bonne foi, quelle était la valeur politique d'une formalité semblable ?

Pour peu qu'on réfléchisse à la nature du mécanisme que je viens de décrire rapidement, on comprendra qu'il tendait à concentrer peu à peu aux mains de la bourgeoisie toute la puissance politique. Et si cette concentration avait été rendue plus forte à Paris que partout ailleurs, à quoi cela tenait-il, sinon aux craintes qu'inspirait à la bourgeoisie parisienne la foule qui, au-dessous d'elle, s'agitait, foule menaçante jusque dans son silence, puissante jusque dans son inertie ?

Non, le peuple, celui qui gémit dans les villes, celui qui gémit dans les campagnes, n'était pas représenté réellement aux états généraux. La bourgeoisie seule, sous le nom menteur de tiers état, y avait sa place à côté de la noblesse et du clergé.

Ceci posé, deux choses sont à considérer dans l'histoire des états généraux : le droit et le fait, le principe et l'application.

Comme constatation d'un droit, comme représentation d'un principe, l'importance des états généraux était capitale. On n'a qu'à se rappeler les circonstances qui provoquèrent leur convocation, à diverses époques de notre histoire.

En 1302, un grand débat s'élève entre la cour de Rome et le roi de France : il s'agit de la plus haute question qui puisse agiter la chrétienté ; il s'agit de la puissance temporelle des papes, de l'indépendance des couronnes. Qui la résoudra, cette question formidable, si hardiment posée devant le monde par Grégoire VII ? Entre Boniface VIII, disant dans sa bulle Ausculta, fili : Dieu nous a constitués, quoique indirectement, au-dessus des rois et des royaumes, et Philippe le Bel repoussant, par la bouche de ses conseillers, la suzeraineté temporelle de Rome, qui décidera ? On convoque les états généraux.

En 1328, la couronne de France se trouve comme suspendue entre Édouard III et Philippe de Valois, se proclamant tous deux héritiers légitimes. On convoque les états généraux[14].

En 1356, Jean est vaincu à Poitiers. — Plus de roi sur le trône, bien que le roi soit vivant. Par qui le royaume sera-t-il gouverné ? On convoque les états généraux.

En 1380, le trône n'est occupé que par un enfant ; tout est anarchie dans le royaume ; les quatre oncles du roi sont occupés à s'arracher l'un à l'autre l'autorité par lambeaux. Ce ne sont que brigandages d'un côté, révoltes de l'autre. Comment sortir de cette effroyable confusion ? On convoque les états généraux.

En 1484, le gouvernement de la France et la tutelle d'un roi mineur sont disputés à madame de Beaujeu par le premier prince du sang. Qui videra cette grande querelle ? On convoque les états généraux.

En 1576 et 1588, le trône se trouve occupé par une espèce de fantôme, cachant tour à tour sa vie dans les ténèbres du confessionnal et dans la nuit d'une alcôve doublement souillée ; bigot impur qui mène de front la prostitution de son corps à des menins et la prostitution de son âme à des prêtres. A côté de lui, agitant le royaume de toutes les fureurs d'une religion en délire, Guise le Balafré se fraye vers le trône une route où le sang des protestants coule à flots, mêlé au sang des catholiques. Déjà la sœur de ce puissant maire du palais montre, suspendus à sa ceinture, les ciseaux d'or qui doivent tondre l'héritier des rois fainéants. Mais il faut pour cela que l'édit de tolérance soit aboli, que le fameux acte de l'union des catholiques reçoive une consécration solennelle, que le roi de Navarre soit proscrit et, en quelque sorte, déposé à l'avance. Toutes ces choses, malgré son audace, Guise n'ose pas lui-même les tenter. Il fait convoquer les états généraux.

Enfin, lorsqu'en 1614, ils sont convoqués de nouveau, c'est au sortir d'une guerre civile qui a mis le pouvoir royal en litige. Cette convocation, c'est le prince de Condé qui l'impose à Marie de Médicis par le traité de Sainte-Menehould, dans l'espoir de dominer les états, et par les états, la cour, et par la cour, le royaume.

Pour prouver combien était grande, au moins en droit, l'importance des états généraux, ai-je besoin d'en dire davantage ? On a recours à eux lorsque le trône est vacant, ou lorsque le royaume est en danger ; on les appelle à résoudre toutes les questions fondamentales. Qu'ils exercent ou non la souveraineté, ils en décident.

Au reste, quel était le langage des rois dans leurs ordonnances de convocation[15] ? Ils reconnaissaient si bien la souveraineté des états, que, dans plusieurs ordonnances, on retrouve cette remarquable formule[16] : Les assurant que de notre part ils trouveront toute bonne volonté et affection de faire suivre, observer et exécuter entièrement ce qui sera résolu sur tout ce qui aura été proposé et advisé auxdits états, afin que un chacun en son endroit, en puisse recevoir et ressentir les fruits que l'on peut et doit attendre d'une si belle et si notable assemblée.

Maintenant le fait répondait-il au droit ? La réalité était-elle d'accord avec les apparences ?

Au jour fixé par les lettres de convocation, les députés des trois ordres se réunissaient dans la ville indiquée par ces mêmes lettres ; et, avant tout, à n'interroger du moins que les traditions du seizième siècle, une procession avait lieu, qui ouvrait carrière à toutes les vanités de caste, Les députés entendaient la messe dévotement, communiaient, puis jeûnaient quelques jours durant. Venait la séance d'ouverture, dans laquelle, après un discours du chancelier, les orateurs des trois ordres étalaient successivement les trésors d'une érudition ridicule. Cela fait, chaque ordre se retirait séparément, le clergé dans quelque église, la noblesse dans quelque château, le tiers état à l'hôtel de ville.

Là, chaque ordre s'occupait à rédiger ses doléances ou son cahier. Nouvelle assemblée générale, dans laquelle, par l'organe de leurs orateurs respectifs, le clergé récriminait contre la noblesse et le tiers état, la noblesse contre le tiers état et le clergé, le tiers état contre le clergé et la noblesse. Les pouvoirs des trois ordres s'éteignaient par la présentation des cahiers. Vaine formalité ! car la cour ne se croyait pas obligée à l'examen des griefs qui lui étaient soumis. Dans l'assemblée tenue à Blois, en 1588, l'orateur du tiers disait avec amertume : L'assemblée des états fut en 1576. Le cahier compilé et présenté par les trois ordres NE FUT VU QUE TROIS OU QUATRE ANS APRÈS.

Voilà le cas qu'on faisait à la cour de ces doléances bruyantes. Quelquefois cependant elles donnaient lieu à une ordonnance, mais cette ordonnance était toujours rédigée au gré des intérêts ou des fantaisies du monarque. Encore fallait-il qu'elle fût enregistrée au parlement.

Au surplus, rien de réglé, rien d'uniforme dans le mécanisme de cette étrange institution. Le nombre des députés, par exemple, variait de la façon la plus singulière. Aux états de 1614, il n'y eut que quatre cent cinquante-quatre députés, tandis que, sous le roi Jean, à une époque où le royaume était beaucoup moins étendu, les états en réunirent huit cents. A côté d'une sénéchaussée qui envoyait aux états trois députés, il y en avait une qui en envoyait quatre, cinq, et jusqu'à dix. Je ne parle pas de cette année 1356, où l'on vit les états généraux, séant à Paris, refuser au Dauphin, avec emportement, ce que lui accordaient de bonne grâce d'autres états généraux, siégeant à Toulouse ; ce dualisme bizarre s'explique assez par la séparation qui existait alors entre les provinces de la langue d'oïl et celles de la langue d'oc. Mais même sans remonter à ces époques pleines de désordres, de confusion et de ténèbres, qui pourrait trouver dans les états généraux, tels que le souvenir nous en a été transmis, la trace d'une véritable institution politique ?

Si ces assemblées avaient eu quelque force réelle, cette force n'aurait-elle pas trouvé à se déployer dans ces horribles temps où le besoin de l'autorité était partout et où l'autorité n'était nulle part ?

Or, cependant, c'est surtout dans les situations difficiles que la vie des états généraux se montre languissante et stérile. Prenons pour exemple la crise qui suivit le désastre de Poitiers. Aussi bien, c'est de toutes les époques de notre histoire celle qui été le moins comprise et méritait le plus d'être étudiée.

Après la bataille de Poitiers, les états généraux se réunirent à Paris. Le roi était absent ; il était captif ; le pouvoir se trouvait aux mains d'un pâle jeune homme de dix-neuf ans, qui n'avait ni les grâces ni la verdeur de la jeunesse, pour qui une lance était un poids trop lourd, et dont le visage longuet déplaisait au peuple. L'occasion était belle assurément pour faire acte de puissance : l'assemblée, en effet, s'essaya un instant à la domination, et on put croire qu'il y avait quelque vitalité dans les états généraux, lorsqu'on les vit morigéner le Dauphin, proscrire les plus pervers de ses conseillers et lui imposer un nouveau conseil formé de douze prélats, de douze nobles et de douze bourgeois. Le Dauphin tenta vainement de lutter, vainement il trouva je ne sais quel futile prétexte pour congédier l'assemblée ; trois mois après, il était obligé de la rappeler et de se soumettre. Mais combien se sont trompés ceux qui ont attribué aux états généraux l'honneur de cette rapide victoire ? Les états généraux, à cette époque, vivaient dans un homme. Et cet homme, c'était Marcel, héros d'un 93 anticipé, vrai Danton du quatorzième siècle. Froissart nous a conservé un mot qui montre combien fut grande la puissance de ce prévôt des marchands. Le jour où il monta dans l'appartement du Dauphin, pour y frapper, sous ses yeux, deux des plus hautes têtes de la noblesse, il commença par dire au jeune prince que c'était à celui qui devait hériter du royaume à le purger des bandes qui l'infestaient. A quoi le Dauphin répondit : C'est à celui qui a les droits et profits à avoir aussi la charge du royaume[17]. Le véritable roi ici, c'était donc Marcel, et il le montra aussitôt en faisant tuer les maréchaux de Champagne et de Normandie, ou, mieux encore, en coiffant de son propre chaperon, comme pour le protéger, le fils de Jean, qui, voyant des gouttes de sang sur sa robe, s'écriait tout éperdu : Sauvez-moi la vie ! Plus tard, ce terrible exemple devait être suivi, et un autre Marcel devait couvrir du bonnet rouge la royale tête de Louis XVI.

Ce qui est certain, c'est que Marcel avait conçu les vastes desseins auxquels n'ont pu suffire, ni à force d'audace, ni à force de génie, les plus célèbres révolutionnaires de 1793. Marcel voulait centraliser le pouvoir politique, et jamais la nécessité de la centralisation ne s'était plus clairement révélée. Des brigands sur toute la surface du royaume ; les villageois en pleurs fuyant leurs demeures dévastées ; les nobles rebelles à l'égard du chef, tyrans à l'égard du peuple ; la France foulée aux pieds par ceux qui auraient dû la gouverner ou la défendre. tel est le tableau que nous trace de ces temps affreux le continuateur attristé de Guillaume de Nangis[18].

Quant à la cause de ces maux, les historiens contemporains s'accordent à la trouver dans l'absence de tout pouvoir dirigeant, en d'autres termes dans le défaut d'unité politique[19]. Eh bien, cette unité, Marcel, sur les instances des citoyens opprimés[20], entreprit de l'établir. Pour y réussir, c'eût été trop peu des forces qu'il puisait dans la commune de Paris : grâce à lui les états généraux furent convoqués, et pendant quelque temps il les anima de son souffle, il les fit vivre de sa vie. Veut-on savoir ce que devait être, dans la pensée de Marcel, la puissance de ces états généraux ? Froissart nous l'apprend : Toutes manières de choses se devoyent rapporter par ces trois estats, et devoyent obeyr tous autres prélats, tous autres seigneurs, toutes autres communautez des citez et des bonnes villes à tout ce que ces trois estats feroyent et ordonneroyent[21].

Au reste, les vues de Marcel sont parfaitement développées dans cette immortelle ordonnance de 1587, que les états arrachèrent au Dauphin, et qui fut l'ouvrage du prévôt des marchands. Cette ordonnance combattait l'anarchie politique par la formation d'un conseil chargé de surveiller les gaspillages de cour et de mater toute tyrannie capricieuse ; l'anarchie féodale, par l'intervention, devenue permanente, du tiers état dans les affaires ; l'anarchie administrative, par l'envoi de commissaires tirés du sein de l'assemblée ; l'anarchie territoriale enfin, par la prépondérance assurée à la ville de Paris dont on faisait comme le cœur et le cerveau de la France[22]. Charlemagne avait-il osé davantage ? Mais ce que Charlemagne avait tenté pour l'établissement d'une centralisation monarchique, Marcel le tentait pour l'établissement d'une centralisation démocratique. C'est pour cela qu'il avait fait décider qu'à l'avenir toute délibération serait stérile sans l'assentiment du tiers état. Bien sûr, d'ailleurs, que dans le voisinage redoutable de la Commune de Paris, l'influence du troisième ordre aurait bien vite absorbé celle des deux autres.

A ces tentatives hardies, le Dauphin opposa l'intrigue, flattant le prévôt[23] en public, mais l'environnant d'obstacles en secret. Bientôt la division s'introduit dans les états ; les deux ordres se déclarent contre le troisième ; la puissance créée par Marcel semble avoir hâte d'abdiquer, et il est forcé de se replier sur la Commune, abandonné[24] par tous ceux qui, dans la révolution par lui préparée, tremblaient d'être entraînés trop loin. Marcel ne se décourage pas. Il tire de prison le roi de Navarre ; il l'oppose au Dauphin ; il épouvante les hommes de la cour ; et, pour remplacer cette souveraineté collective des trois ordres, dont prêtres et nobles ne veulent pas, il fait, pour ainsi dire, sortir de son audace et de sa volonté une assemblée nouvelle presque entièrement composée de ses compères de l'Hôtel de Ville.

Alors, on vit commencer entre le Dauphin et Marcel la même lutte qui, à la fin du dix-huitième siècle, éclatait entre la Gironde et la Montagne. Le fils de Jean sort de Paris pour aller exciter, dans les états de Normandie et ceux du Vermandois, la province contre Paris. Chose étrange ! c'est le pouvoir royal ici qui appelle à son aide l'esprit fédéraliste ; c'est la monarchie qui, dans la personne du Dauphin, ose s'armer contre l'unité ! Guerre impie ! car ce fut de l'anarchie qu'elle servait à entretenir que sortit la Jacquerie. Que pouvaient ces malheureux paysans, dont on pillait les demeures, dont on déshonorait les femmes et les filles, qu'on égorgeait comme de vils troupeaux, et qui n'avaient contre les nobles, transformés en brigands, ni appui, ni protecteur ? Ils se résignèrent longtemps, et cette résignation était telle que les nobles en faisaient un objet de sarcasme, appelant ces infortunés Jacques bonhomme[25]. Et eux, ils se creusaient des habitations sous la terre, et là ils attendaient sur Je fumier et dans les ténèbres la visite de la faim, moins redoutée que celle de leurs oppresseurs. On raconte que les habitants des rives de la Loire passaient leurs journées sur des barques, au milieu du fleuve, trouvant hélas ! moins de sécurité à vivre sur ses rivages que sur ses flots !

Mais un moment vint, où tant de patience s'épuisa et se convertit en rage. Pâles et furieux, ils se levèrent un jour la vengeance dans le cœur et le blasphème à la bouche. Ce fut une horrible boucherie de nobles, jusqu'à ce que, revenus de leur surprise, les nobles à leur tour se fussent entendus. Et alors l'extermination continua en sens inverse ! Il n'était pas besoin, s'écrie le continuateur de Guillaume de Nangis, que les Anglais vinssent de leur pays pour détruire le nôtre. Les Anglais, qui étaient les ennemis mortels du royaume, n'auraient pas fait plus pour sa ruine que ne firent les nobles qui y étaient nés[26].

Il est à remarquer que, dans ces circonstances, Marcel prit parti pour les Jacques, auxquels il envoya des secours ; tandis que le roi de Navarre, au contraire, se mit à la tête des nobles pour massacrer les paysans. Comment se fait-il que ce rapprochement ait échappé aux historiens, qui ont reproché à Marcel son alliance avec le roi de Navarre ? Marcel ne s'était allié au roi de Navarre que pour se servir contre le Dauphin de l'ambition de ce prince. Attaquée de toutes parts, la Commune de Paris comptait sur Charles le Mauvais comme sur un homme qui, s'il eût été loyal et fidèle, eût pu la protéger efficacement contre la noblesse[27]. Voilà tout le secret de cette alliance. Elle était nécessaire, et qu'avait-elle de honteux ? Marcel était si peu asservi aux passions du roi de Navarre, qu'après l'avoir fait nommer capitaine de Paris, il n'hésita pas à lui enlever ces fonctions, aussitôt qu'il eut appris que ce prince penchait pour la cause des nobles[28].

Cependant, le Dauphin menaçait la capitale. Marcel se prépare à une vigoureuse défense. Il fait creuser des fossés, élever des remparts. Les monastères, les couvents, les églises, qui gênent l'achèvement des travaux, il les fait abattre sans pitié. Les ouvriers travaillaient jour et nuit : bientôt Paris fut en état de soutenir un siège. Service immense rendu au royaume, et que Froissart, malgré son amour pour les nobles, n'hésite pas à reconnaître[29].

Mais les nobles semblaient avoir juré dans leur cœur la ruine de la capitale. Placés à Corbeil, ils dominaient de là le cours de la Seine, arrêtaient les arrivages, et affamaient Paris. Le Dauphin avait paru à Saint-Denis avec trois mille fantassins ; et, de son côté, le roi de Navarre, à Charenton, faisait battre la campagne par ses cavaliers. Contre tant d'obstacles, contre tant de dangers, que pouvait le prévôt des marchands ? Paris étouffait dans ses murs, fallait-il en ouvrir les portes à la noblesse et au Dauphin, perdre le fruit de tant d'efforts, abandonner la cause du peuple ? Eh bien, pour échapper à ces extrémités, un seul moyen restait : recourir au roi de Navarre, dompter par lui le Dauphin, sauf à briser plus tard l'instrument s'il devenait dangereux. C'est ce que Marcel tenta, et c'est là que ses ennemis l'attendaient. La haute bourgeoisie parisienne n'avait pu voir, sans ressentiment, son repos troublé à ce point et sa sécurité compromise. Elle résolut de renverser Marcel, et n'osant attaquer de front sa popularité, elle conspira bassement contre lui[30]. On sait qu'il fut tué d'un coup de hache près de la porte Saint-Antoine, sous prétexte qu'il avait voulu livrer la ville à Charles le Mauvais.

Or, écoutons ce que dit Froissart : Cette propre nuict que ce devoit advenir, inspira Dieu aucuns des bourgeois de Paris, qui toujours avoient été de l'accord du duc, c'est à savoir Jean Maillard, Simo, son frère, et plusieurs autres, lesquels, par inspiration divine (ainsi le doit-on supposer), furent informez que Paris devoit estre couru et détruit[31].

De ce récit il résulte : 1° que Maillard et les siens conspiraient contre Marcel en faveur du Dauphin, avec lequel ils étaient d'intelligence ; 2° que l'assassinat de Marcel était une chose résolue à l'avance. Car, comment auraient-ils pu savoir ce qui devait se passer dans cette nuit qu'ils rendirent sanglante ? Par inspiration divine, dit malicieusement Froissart ; ainsi le doit-on supposer.

Le récit du continuateur de Guillaume de Nangis n'est pas moins concluant. Ils voulaient, dit-il en parlant des gardiens que Marcel trouva à la porte Saint-Antoine, ils voulaient que les proclamations fussent faites au nom du duc régent ; le prévôt voulait, au contraire, que le nom du duc fût passé sous silence[32]. Là-dessus la querelle s'engage, et le prévôt est assassiné.

Le lendemain, Maillard, rassemblant la foule aux halles, calomniait devant elle la mémoire de l'homme intrépide dont il avait été le compère et qu'il avait trahi. Et le peuple, trompé, applaudissait ! Marcel venait d'être égorgé ; il était maudit. Destinée commune à tous les grands cœurs qui se dévouent !

Le Dauphin rentra dans Paris comme un libérateur. Il y rentrait pour fouler aux pieds cette souveraineté populaire que Marcel avait proclamée, et qu'il aurait établie peut-être, si les états généraux, qui lui devaient servir d'instrument, eussent été autre chose qu'un monstrueux composé d'éléments hétérogènes.

Nous pourrions suivre ainsi pas à pas dans notre histoire la trace des états généraux, et nous les trouverions toujours indécis, toujours impuissants, tour à tour instruments aveugles de quelque mauvais prince et jouets de quelque faction impie.

Au reste, quelle preuve plus frappante pourrions-nous donner de la stérilité de l'institution que celle qui résulte des éternelles redites des cahiers ? Lisez ceux de 1484, ceux de 1576, ceux de 1588, ceux de 1614 ; lisez-les tous : ce sont toujours les mêmes plaintes formulées dans les mêmes termes[33].

Quelle était donc la portée de cette institution des états généraux ? Ne nous hâtons pas de répondre avec dédain ; n'oublions pas que si, en fait, l'importance historique des états généraux était à peu près nulle, en droit elle était immense. Or, les institutions valent moins par leur application que par leur principe. Ce qu'elles expriment est plus essentiel que ce qu'elles produisent, au moins immédiatement.

A vrai dire, les états généraux n'exprimaient la souveraineté d'aucun des trois ordres, puisqu'ils se formaient de la réunion des trois ordres. Ils n'exprimaient pas non plus la souveraineté du peuple, puisque le peuple est un et qu'ils avaient, eux, un caractère multiple. Mais qu'importe ? ils représentaient quelque chose de puissant quoique vague. Ils répondaient à une force peu agissante, réelle pourtant, inévitable et reconnue. La souveraineté dont ils témoignaient, pour être mal comprise et mal définie, n'en était pas moins de nature, selon le sentiment de tous, à contrebalancer, au besoin, le principe monarchique et même à l'asservir. C'était un pouvoir politique mis en réserve, pour ainsi dire, et n'attendant pour entrer en exercice que des intérêts capables de le saisir. A force de rendre hommage à une souveraineté indépendante du trône, la royauté s'effaçait peu à peu ; elle perdait, sans y prendre garde, ce genre de puissance attaché à tout ce qui est unique. Les rois disaient aux états : Des subsides encore, des réformes ensuite. Un jour devait venir où, retournant la phrase, les États diraient : Des réformes d'abord, ensuite des subsides. Et ce jour-là, qui empêcherait des mains hardies de couper les abus à la racine, en portant la cognée sur la monarchie elle-même ?

On vient de voir comment avait été consacré en France le grand principe de la souveraineté des assemblées. Il nous reste à chercher au profit de quelle classe cette souveraineté devait naturellement s'exercer.

Et d'abord il est évident que les états généraux ne pouvaient profiter ni au clergé ni à la noblesse, puisqu'ils fournissaient au tiers état et à la noblesse l'occasion de dévoiler librement tout ce qui était faute, rapines, abus et tyrannies.

Quant à la noblesse, à part ce que ces révélations avaient de funeste pour elle, les états généraux tendaient inévitablement à sa ruine, par cela seul qu'ils faisaient une concurrence victorieuse aux états provinciaux, derniers refuges de la féodalité.

Quoi qu'en aient dit tous les historiens, ce n'est point seulement par la monarchie que l'unité nationale a été établie. Et si l'on nous demande par qui elle l'a été encore, nous répondrons sans hésiter par les états généraux.

Dans la filiation des choses humaines, on attribue en général trop d'importance à celles qui se peuvent, en quelque sorte, voir et toucher. Des villes prises, des batailles gagnées, des négociations diplomatiques accomplies dans une vaste sphère, le passage d'un grand homme à travers le monde, voilà de ces événements dont l'influence est immédiate, éclatante, facile à reconnaître et à constater. Mais il est d'autres influences, d'un ordre supérieur peut-être, influences occultes, lentes à se développer, et qui constituent proprement la philosophie de l'histoire. Je sais tel principe, déposé dans une législation mal comprise, qui finira par apporter plus de changements parmi les hommes que les ravages d'Attila ou les bruyantes conquêtes d'Alexandre. Les quatre lignes qui, dans le code Napoléon, consacrent la division des héritages, modifieront peut-être plus profondément les destinées du peuple français que n'ont fait toutes les victoires de l'Empire réunies. L'action des états généraux sur les pays d'états n'eut assurément rien de direct, rien de matériellement appréciable ; mais le fait seul de leur existence avait quelque chose de plus décisif que tous les efforts de la royauté. Par cela seul qu'ils faisaient partie du droit public des Français, les états généraux conservaient intacte une tradition supérieure à tous les préjugés et à toutes les passions de localité. Leur convocation, bien qu'elle n'eût lieu qu'à des époques indéterminées et peu rapprochées l'une de l'autre, rappelait sans cesse aux esprits qu'au-dessus des provinces il y avait la nation. Les intérêts qui s'agitaient au sein de ces grandes assemblées n'étaient-ils pas communs à toutes les parties du territoire ? Les iniquités qu'on y dénonçait ne pesaient-elles pas également sur les prolétaires du Nord et sur ceux du Midi ? Paris, lorsqu'il était le théâtre de ces solennels débats, n'avait-il pas le droit de s'écrier : Je suis la France !

Les états généraux furent aux états provinciaux ce que la royauté fut aux puissances féodales.

Les états généraux représentaient le principe d'unité à l'égard des provinces, comme la royauté le représentait à l'égard des fiefs.

Et, de même que ceux-ci devaient aller peu à peu se perdre dans la royauté, de même, par la nature des choses, les états des provinces devaient aller insensiblement se perdre dans les états de la nation.

Deux sortes d'unité se trouvaient ainsi en présence avant 1789 : l'unité administrative et l'unité nationale.

L'établissement de la première, nous l'avons prouvé, fut l'œuvre de la bourgeoisie agissant par les communes. On peut juger déjà que l'établissement de la seconde fut l'œuvre de la bourgeoisie agissant par les états généraux.

Par l'unité administrative, la féodalité fut chassée des fiefs ; par l'unité nationale, elle devait être chassée des assemblées.

Il était donc dans la force des choses que, tôt ou tard, les états généraux devinssent pour le clergé et la noblesse un tombeau, pour la bourgeoisie un piédestal.

En résumé, nous avons voulu montrer dans ce chapitre :

Que les états généraux en France datent de la décadence du régime féodal ;

Que leur importance, en droit, a été fort grande depuis leur origine ;

Que, jusqu'en 1789, leur importance, en fait, a été fort petite ;

Qu'ils portaient dans leurs flancs, malgré cela, une révolution immense, à cause du principe qu'ils représentaient ;

Que ce principe était celui de la souveraineté des assemblées ;

Que la reconnaissance d'une semblable souveraineté ne pouvait profiter ni au clergé, parce qu'elle était de nature à dévoiler les fautes et les abus de l'Église, ni à la noblesse, parce qu'elle rendait impossible l'existence des états provinciaux, dernier refuge de la féodalité aux abois ;

Qu'elle devait, par conséquent, profiter moins au peuple qu'à la bourgeoisie, seule admise à prendre place, dans les états généraux, à côté de la noblesse et du clergé.

 

 

 



[1] Ordon., I. p. 316.

[2] Voyez plus haut, au chapitre précédent.

[3] Ordon., XI, p. 120 et suiv.

[4] Voyez ce que dit sur les richesses des templiers, dans le vol. III de son Histoire de France, p. 155, M. Michelet, qui a fort bien compris le caractère historique du règne de Philippe le Bel.

[5] On lit dans le procès-verbal des délibérations des états de 1356 : Se transportèrent aux Cordeliers à Paris chacun en son estat, c'est à sçavoir le clergé d'une part, et les nobles d'autre part, et les bonnes villes d'autre. (Bibliothèque du roi, 1035.)

[6] Le savant M. Monteil dit, dans l'Histoire des Français des divers états, que, jusqu'en l'année 1789, les habitants des campagnes n'avaient pas été représentés. M. Monteil apporte à l'appui de son opinion des preuves de nature à frapper. Cependant, voici des procès-verbaux dont l'autorité nous paraît imposante. Le dimanche, 6e jour de juillet 1614, en la galerie de l'église dudit Nouzillay, issue de la 1re messe, auquel issue se font ordinairement les plus grandes assemblées des habitants d'icelle, par-devant nous, bailly susdit, se sont comparus lesdits habitants de Nouzillay en grand nombre, lesquels ont dit avoir cejourd'hui ouï, au prosne de la messe, lecture des lettres de Sa Majesté, à l'effet de dresser et représenter un cahier de leurs remontrances au jour 14e de ce mois, neuf heures du matin, devant M. le lieutenant général, auquel effet ils ont nommé les personnes auxquels et chacun d'eux en l'absence de l'autre, ils ont donné pouvoir, puissance, mandat spécial de présenter ledit édit desdittes plaintes en laditte assemblée, etc. (Greffe du bailliage de Touraine.)

Ce droit électoral des habitants des villages est prouvé par nombre de procès-verbaux analogues, parmi lesquels nous citerons celui du juge de Spoy, greffe du bailliage de Troyes ; celui du notaire de Chabargue, greffe du bailliage de Touraine ; celui du notaire Perrenay, greffe du bailliage de Tours.

Tous ces procès-verbaux se rapportent aux états généraux de 1614 ; mais nous pourrions citer des pièces plus anciennes, et, par exemple, le cahier du village de Blaigny, daté de 1576, et sur lequel nous aurons lieu de revenir.

Au surplus, nous n'avons parlé ici de ces procès-verbaux que pour prouver l'exercice du droit électoral des villages ; car, quant à la reconnaissance du principe, elle remonte à l'origine même de notre histoire.

[7] Il est ordonné, ce requérant le procureur du roi, que les lettres présentement lues seront registrées au greffe de la cour céans, pour y avoir recours toutefois et quantes besoin sera, et publié ès carrefours, cantons et autres lieux accoutumés à faire cris et publications, à ce qu'aucun n'en puisse prétendre cause d'ignorance. (Sentence du lieutenant général de Poitiers, 21 juillet 1588. Greffe du bailliage de Poitiers.)

[8] Voyez plus haut le procès-verbal du juge de Nouzillay.

[9] Voici un procès-verbal du bailly de Châtillon-sur-Indre, qui fournit tout à la fois la preuve et l'exemple de ces formalités : Aujourd'hui samedi, 28 juin 1614, par-devant nous, Jean de Puymmaret, sieur de La Barre, lieutenant ordinaire de M. le baillif de Touraine au siège royal de Châtillon-sur-Indre, est comparu en sa personne M. Louis Gaulin, notaire royal, qui nous a baillé un papier souscript. lequel étant par nous ouvert, avons trouvé une missive par laquelle nous est mandé nous envoyer sept copies de l'ordonnance et mandement du roi, notre sire, pour la convocation des trois états en la ville de Sens ; sur quoi avons mandé les gens du roi, pour être ordonné sur l'exécution desdits mandement et convocation, et sur l'ordonnance du siège présidial, et dès à présent avons envoyé deux desdites copies, l'une à Me Jean Bonneau, prêtre prieur de l'église de cette ville, et l'autre à Me Antoine Fournin, prieur de l'autre paroisse de cette ville, pour chacun desdits Bonneau et Fournin faire publier ès dittes paroisses de Toizelay et de Saint-Martin, le jour de demain, dimanche, aux prônes des messes paroissiales qui y seront célébrées, afin que le service du roi ne soit différé, etc. (Greffe du bailliage de Tours.)

[10] Dans les sénéchaussées de Toulouse et de Carcassonne, les assemblées du second ordre ne se tenaient point par bailliages, mais par diocèses. C'est ce qui résulte du procès-verbal de la maison consulaire d'Alby, 18 août 1614 (greffe de la sénéchaussée de Toulouse).

[11] Voyez les procès-verbaux de la ville et du bailliage de Troyes (greffe du bailliage de Troyes, année 1560).

[12] Voyez le procès-verbal de l'assemblée de la ville de Paris, 14 juin 1614 et jours suivants. (Hôtel de Ville de Paris, année 1614. Ms. abbaye Saint-Germain.)

[13] Hôtel de Ville de Paris, année 1576. Ms. Talon.

[14] Ceci ne résulte, il est vrai, ni de la Grande Chronique de Saint-Denis, ni de la Chronique de Froissart. Mais Jean de Montreuil, qui écrivait sous les règnes de Charles V et de Charles VI, affirme que les étals généraux furent tenus à cette occasion. C'est ce qu'affirment aussi (Chronique des états généraux), Savaron, d'après Papon, et l'un des continuateurs de Guillaume de Nangis.

[15] Voyez la Lettre de Philippe le Long aux habitants de Narbonne ; lettre du roi pour les seconds états de Blois, 31 mai 1588, Fontanon, t. IV, fol. 728 ; lettre du roi pour les états à Sens, 16 juin 1614 (greffe du bailliage de Sens).

[16] Fontanon, t. IV, fol. 728.

[17] Froissart, liv. III, p. 288.

[18] Tunc enim incœpit patria et tota terra Francise induere confusionem et mœrorem, quia non habebat defensorem in aliquo nec tutorem. Continuateur de Guillaume de Nangis, p. 226-227.

[19] Froissart dit, de son côté, en parlant des trois fils du captif de Poitiers : Or, moult étoient jeunes d'âge et de conseil. Si avoit en eux petits recouvrer, ne nul d'eux ne vouloient entreprendre le gouvernement du royaume de France. Froissart, vol. I, chap. CLXX, p. 182.

[20] Ipsum plures adierunt exorantes. Continuateur de Guillaume de Nangis, p. 228.

[21] Froissait, vol. I, chap. CLXX, p. 185.

[22] Voyez les articles 6, 7, 23, 26 et 59 de cette remarquable ordonnance.

[23] Si se dissimuloit le duc au gré du prévost et d'aucuns de Paris. Froissart, vol. I, chap. CLXXX, p. 189.

[24] Or, vous dy que les nobles du royaume de France 'et les prélats de saincte Eglise se commencèrent à ennuyer de l'emprise et l'ordonnance des trois estats : si en laissoient le prévost des marchands convenir el aucuns des bourgeois de Paris pour ce qu'ils s'entremettoient plus avant qu'il ne vousissent. Froissart, vol. I, chap. CLXXIX, p. 188.

[25] Tunc temporis nobiles derisiones de rusticis et simplicibus facientes, vocabant cos laque bonhomme. Truphati et spreti ab aliis hoc nomen laque bonhomme acceperunt, et rustici perdiderunt nomen. Continuateur de Guillaume de Nangis, p. 223.

[26] Non oportehat per destruendam patriam Anglicos accedere inimicos, etc. Continuateur de Guillaume de Nangis, p. 241.

[27] Credebant enim Parisienses ab ipso et a suis contra ducem regentem et nobiles optime defensari. Continuateur de Guillaume de Nangis, p. 256.

Ce témoignage est confirmé par celui de Froissart, vol. I, chap. CLXX, p. 183.

[28] Quod quia nobilis crat, cum aliis conspirasset. Continuateur de Guillaume de Nangis, p. 257.

[29] Et vous dy que ce fut le plus grand bien qu'oncques prévost de marchands fit, car autrement elle eust esté depuis gastée et robée par moult de fois et par plusieurs actions. Froissard, vol. I, chap. CLXXXIII, p. 191.

[30] Froissart, vol. I, chap. CLXXXV, p. 194.

[31] Si y avoit en la ville de Paris aucuns suffisans hommes (tels comme Jehan Maillard, Simo son frère). Froissart, vol. I, chap. CLXXXV, p. 192.

[32] Qui custodes volebant quod proclamationes nomine domini ducis regentis fierent, et propositus volebat quod nomen ducis taceretur. Continuateur de Guillaume de Nangis, p. 244.

[33] Voyez, pour les états de 1484, le Rec. gén. des états tenus en France, p. 88 et suiv., et pour ceux de 1576, le Manuscrit de l'abbaye de Saint-Germain des Prés, n° 355 ; pour ceux de 1588, le Rec. gén. des états, p. 61 et suiv. ; pour ceux de 1614, le Journal de Florimond Rapine sur les états de 1614 ; discours de Miron, prévôt des marchands.