Bourgeois et manants. — La féodalité d'autrefois : ce qui faisait son éclat et sa force. — Les communes n'ont été que l'organisation militaire de la bourgeoisie. — La féodalité vaincue par les communes plutôt que par les rois.Parmi ceux qui ont parlé du tiers état, de son développement, de sa destinée, du rôle éclatant qu'il a joué dans la Révolution de 89, nul n'a dit qu'au sein même du tiers état existait le germe d'une révolution bien autrement profonde et redoutable. Le tiers état ne formait-il qu'une classe au-dessous de la noblesse ? Et devons-nous regarder comme un fait purement contemporain la division de la société en bourgeois et prolétaires ? Ce serait une grave erreur. En parcourant les documents historiques du moyen âge, soit qu'il s'agisse de chartes accordées aux communes, soit qu'il s'agisse d'ordonnances rendues par les rois, on retrouve à tout moment ces mots : bourgeois et manants. C'est qu'en effet, au-dessous des nobles il y avait deux classes bien distinctes. Les viles personnes du menu peuple, dit Loiseau dans son Traité des ordres[1], n'ont pas droit de se qualifier bourgeois. La preuve, c'est qu'ils n'ont pas de part aux honneurs de la cité, ni voix aux assemblées, en quoi consiste la bourgeoisie. Voilà donc la distinction clairement établie. Les manants, c'étaient ceux qui n'avaient pas droit de participer aux affaires de la commune. Le droit de bourgeoisie constituait un privilège. Cela est si vrai qu'on ne devenait bourgeois, en général, qu'en remplissant des formalités déterminées à l'avance, et moyennant certaines conditions qu'il n'était pas donné à tous de remplir. Voici ce qu'on lit dans une ordonnance rendue en 1327 par Philippe le Bel : Quand aucun veut entrer en aucune bourgeoisie, il doit aller au lieu dont il requiert être bourgeois, et doit venir au prévôt du lieu, ou à son lieutenant, ou au maire quand il reçoit les bourgeois, et dire à cet officier : Sire, je vous requiers la bourgeoisie de cette ville, et suis appareillé de faire ce que je dois. Alors le prévôt, ou son lieutenant, ou le maire, en la présence de deux ou trois bourgeois de la ville, du nom desquels les lettres doivent faire mention, recevra sûreté de l'entrée dans la bourgeoisie, et que le récipiendaire fera ou achètera, dans l'an et jour, une maison de la valeur de soixante sols parisis au moins. Et qu'on ne pense pas que cette ordonnance établissait un droit nouveau, elle ne faisait que constater un droit établi. Remontez à l'époque de la grande insurrection des communes et jetez les yeux sur la charte de Laon, qui servit de modèle à tant de communes, l'article 15 de cette charte porte : Quiconque sera reçu dans cette paix (commune) devra, dans l'espace d'un an, se bâtir une maison, ou acheter des vignes, ou apporter dans la cité une quantité suffisante de son avoir mobilier, pour pouvoir satisfaire à la justice, s'il y avait par hasard quelque sujet de plainte contre lui. Dans cette France du moyen âge, si peu compacte, si morcelée, où tant de villes vivaient isolées les unes des autres, où les coutumes étaient si diverses, où il n'y avait pas même unité de langage, il était tout simple que le droit de bourgeoisie ne s'acquît point partout à des conditions absolument identiques. Ainsi, pour devenir bourgeois, d'après la coutume de Calais, il fallait payer la somme de vingt-cinq sols tournois, et celle de quarante sols d'après la coutume de Metz. Dans la commune de la Gorgue, il fallait payer quatorze patards ; et à Nieuport, la fixation du prix de bourgeoisie était laissée à la discrétion des échevins. Dans certaines villes même, la bourgeoisie s'acquérait par mariage ; dans d'autres, par prescription ; dans quelques-unes enfin, il suffisait, pour être bourgeois, d'être fils de bourgeois. Mais le fait général, saillant, incontestable qui ressort de la diversité des coutumes, c'est la ligne de démarcation tracée entre les bourgeois et les manants. Quand un non-bourgeois, est-il dit dans la coutume de la Gorgue, succède à un bourgeois, il doit payer pour le droit d'issue, le treizième denier de la valeur des biens estant dans ladite ville. Ceci posé, je dis que c'est au moyen des communes que la bourgeoisie a renversé le régime féodal. Quelle étonnante lutte que celle des seigneurs et des communes ! quelle singulière épopée ! Ici, des marchands, des artisans, fils de vaincus, s'agitant sous la chaîne héréditaire ; là des guerriers que possède le goût des aventures, qu'un orgueil indomptable anime, et qui portent dans le sang l'amour des combats. Que de ces deux sociétés mises en présence, la première eût été vaincue, c'était tout simple. Pourquoi le contraire est-il arrivé ? Depuis 1789, on a traité le régime féodal avec un dédain bien puéril. Voyez combien était grande la force que puisait dans le désintéressement et la vivacité de sa foi cette société féodale si décriée ! A la fin du onzième siècle, un moine s'avise qu'il faut affranchir les chrétiens de terre sainte, et arracher aux infidèles le tombeau du Sauveur des hommes. Il prêche cela, et tout à coup la société féodale éprouve un tressaillement héroïque. Nul système d'administration qui puisse la faire mouvoir avec ensemble ; nul lien politique qui rassemble les parties diverses dont elle se compose... N'importe, la voilà qui s'ébranle le même jour, presque à la même heure ; la voilà qui, par la seule force du lien moral, se lève d'un subit élan, pour aller au pays inconnu. Les pèlerins prennent le casque ; adieu le manoir, et pour toujours peut-être ! Les écuyers attendent, les destriers hennissent, les pennons flottent, l'armée est en marche. Est-ce que notre civilisation moderne, si savante, si active, en France surtout, a jamais produit un mouvement plus énergique et plus passionné ? A cette force morale, née de l'ardeur des croyances, s'ajoutait celle qu'enfante le principe du dévouement. Jamais ce principe ne reçut une application plus vigoureuse et plus féconde qu'au moyen âge. La chevalerie n'était pas une institution ; elle n'eut rien de systématique dans son origine, c'était le produit naturel des mœurs féodales, mœurs naïves, formées d'un inconcevable mélange de férocité et de tendresse. Je jure, disait le jeune homme admis au rang et à la vie des guerriers, je jure de soutenir le bon droit des plus faibles, comme des veuves, des orphelins et des demoiselles en bonne querelle. On sait que la veille ou l'avant-veille de son admission, l'aspirant devait revêtir une robe rouge. C'était la désignation symbolique du rôle sanglant qui lui était réservé dans le monde, et cette robe emblématique, il ne la prenait qu'au sortir du bain, parce qu'il faut être pur pour se dévouer. Suivez ces formalités jusqu'au bout, tout y est simple et touchant, plein de grâce et de grandeur : le récipiendaire arrive à l'église, il s'agenouille devant le seigneur qui le doit armer chevalier, et qui lui dit : A quel dessein voulez-vous entrer dans l'ordre ? si c'est pour être riche, pour vous reposer et être honoré, sans faire honneur à la chevalerie, vous en êtes indigne. De là ces traditions de générosité si religieusement suivies ; de là cette protection errante accordée pendant si longtemps au malheur. Les mœurs étaient grossières, sans doute, et pourtant voici qu'à travers ce débordement de passions brutales, auxquelles l'habitude des guerres privées fournit un aliment toujours nouveau, la femme nous apparaît protégée avec passion, honorée à l'égal de Dieu, et toute-puissante par sa faiblesse. Dans le tournoi qu'il avait entrepris à Carignan, en Piémont, Bayard, comme il est dit en son histoire, refusa de recevoir le prix qu'il avait mérité, affirmant que tout l'honneur de la journée revenait au manchon que sa dame lui avait donné. L'historien ajoute que le manchon fut rendu à la dame. Quoi de plus bizarre que cette souveraineté calme, souriante, précieuse parce qu'elle est fragile, planant ainsi au-dessus du violent empire de l'épée ? Que ce culte de la femme soit né de la philosophie chrétienne, cela n'est pas douteux ; mais c'est une des gloires de la féodalité de s'être laissé si aisément pénétrer par le christianisme. La société féodale se montre donc, dans l'histoire, appuyée sur ces trois grandes puissances par qui les sociétés durent : la foi, le dévouement et l'amour. Étudierez-vous l'histoire de la féodalité dans les rapports des possesseurs de fiefs entre eux, vous serez frappé de ce qu'il y avait de noble et de moral jusque dans leur inégalité. Le suzerain devait appui et protection au vassal ; le vassal devait au suzerain affection et fidélité. Tels étaient les termes du contrat sur lequel reposaient l'investiture et l'hommage. Le commandement perdait ainsi ce qu'il a de dur, et l'obéissance ce qu'elle a de dégradant. Cette réciprocité de devoirs établissait même, entre les divers membres de la hiérarchie féodale, le seul genre d'égalité qui soit possible entre le fort et le faible dans une société encore imparfaite. Toutefois, comme l'unité politique n'existait pas, comme il n'y avait au centre de cette société aucun pouvoir assez étendu pour en atteindre toutes les extrémités, en pénétrer toutes les parties, en faire mouvoir harmonieusement tous les ressorts, des iniquités eurent lieu, des passions sauvages se donnèrent carrière. Il arriva que les grands fiefs s'étendirent aux dépens des petits, et que la protection due au vassal devint un prétexte d'usurpation ou une cause de tyrannie ; on vit le droit fléchir quelquefois, on vit la force triompher. Mais ces violences ne se commettaient pas sans avoir à briser bien des obstacles. Si le régime féodal avait ses abus, il avait aussi ses garanties. Le vassal, injustement attaqué par son suzerain, trouvait dans le suzerain supérieur un protecteur, la plupart du temps intéressé à le défendre ; et tel était l'enchaînement de toutes ces petites royautés partielles, qu'elles étaient naturellement appelées à se faire équilibre. Étudiée dans les rapports des seigneurs avec leurs colons et leurs serfs, la féodalité se présente sans doute sous un jour beaucoup moins favorable. Ici, tout est arbitraire, odieux ; c'est l'abus insolent de la force ; c'est l'excès de la victoire dans ce qu'il peut avoir de plus affreux. Et pourtant, croit-on que la condition des prolétaires d'aujourd'hui soit de beaucoup préférable à celle des serfs d'autrefois ? Ce que les serfs avaient de moins en dignité, ils l'avaient de plus en sécurité. Ils pouvaient sans pâlir s'arrêter à l'idée de leur lendemain. S'ils gémissaient sous une rude tyrannie, ils la voyaient en face, du moins, cette tyrannie ; ils la touchaient en quelque sorte du doigt, ils pouvaient la désigner par son nom propre. Combien n'est pas plus lourde, hélas ! celle qu'exprime aujourd'hui ce mot effrayant et vague, la misère ! La liberté avec la misère et l'isolement, c'est une servitude aussi, et quelle servitude, mon Dieu ! Le despotisme féodal était dans les hommes, le despotisme bourgeois est dans les choses ; despotisme mystérieux qu'on sent partout, qu'on n'aperçoit nulle part, et au sein duquel l'indigent se voit mourir sans se rendre compte du mal qui le tue. Si donc on doit juger de l'instabilité d'un régime par la grandeur des calamités qu'il enfante, le régime féodal n'a pas dû avoir moins de consistance que n'en présente le régime qui s'est élevé sur ses débris. Nous avons reconnu que la société féodale manquait d'unité dans son ensemble, mais cela même était de nature à la rendre durable. L'unité ne saurait exister au profit de l'action, sans exister aussi au profit de la réaction. Partout où le pouvoir se meut aisément et avec vigueur, les mouvements révolutionnaires sont redoutables et décisifs, si la société ne se sent pas heureuse. Imaginez un pays dans lequel la centralisation soit excessive, le pouvoir y sera fort aussi longtemps qu'il vivra ; mais pour changer la société, il suffira d'un coup de main. La société féodale avait mille têtes : les frapper d'un seul coup était impossible ; aussi, du dixième au seizième siècle, que d'ébranlements partiels, que de secousses successives ! La féodalité tient bon cependant. Et pourquoi s'en étonner ? Tous ces seigneurs campaient au milieu de leurs terres ; ils vivaient isolés dans leurs châteaux forts : les révolutions devaient être locales comme la tyrannie même qui les provoquait. Toutefois, le régime féodal n'était pas sans avoir des vices qui lui fussent propres. La hiérarchie des personnes, dans ce système, était calquée, comme on sait, sur la hiérarchie des terres. Le service féodal était dû en raison du domaine qu'on possédait. La hiérarchie féodale devait donc s'écrouler le jour où serait détruite la hiérarchie territoriale, qui lui servait de fondement et de modèle. Or, la hiérarchie territoriale pouvait-elle se maintenir avec la faculté accordée aux propriétaires d'aliéner leurs biens ? Evidemment non. L'inaliénabilité des terres était, par conséquent, le principe vital de la féodalité. Aussi, jusqu'au règne des Valois, fut-il sévèrement interdit à un gentilhomme de vendre ses fiefs sans la permission du roi. Mais cette interdiction ne dura pas longtemps. En fait, les ordonnances des Valois la levèrent. Depuis Guy de Tournebu, sire de Maisy et de Laise, à qui il fut permis, en 1292, de vendre pour une somme déterminée une partie de ses terres, les aliénations autorisées devinrent de plus en plus fréquentes. Le régime féodal en reçut une atteinte mortelle. Et il ne pouvait en être autrement. En Allemagne, en Pologne, en Angleterre surtout, la féodalité a toujours été saine et robuste, parce que, dans ces différents pays, la terre s'est perpétuée par les aînés dans les mêmes familles, sans division ni altération ; parce que les droits de primogéniture et de substitution y ont été regardés comme inviolables ; parce que la propriété territoriale, enfin, y a eu pour caractère dominant l'immutabilité. En France il était difficile qu'il en fût ainsi, à cause du génie même de la nation, génie inquiet, voyageur, cosmopolite, qui entraînait loin de leurs domaines les possesseurs de fiefs, presque tous grands coureurs d'aventures et contempteurs nés des travaux de la vie agricole. Il y avait chez eux un si impatient désir de sortir de leurs terres et de leurs castels ! c'était un tournoi qui les appelait, ou une expédition contre l'Anglais, ou bien encore quelque pèlerinage à la fois pieux et sanglant. Cette existence, tout extérieure, entraînait d'énormes dépenses : on voulait avoir de beaux chevaux, de riches armures ; on donnait des fêtes brillantes ; on se ruinait pour l'amour des dames. De retour dans leurs foyers tous ces preux se trouvaient criblés de dettes. Venaient des contestations qui aboutissaient à des aliénations de terres. La royauté s'y prêtait de fort bonne grâce, en haine de la noblesse ; et les parlements, issus du peuple conquis, rendaient encore plus rapide la pente qui conduisait à l'abîme les aveugles rejetons de la race conquérante. Il y avait donc dans la constitution de la féodalité, combinée avec la nature particulière du génie français, un vice radical par où elle aurait tôt ou tard péri. Et cependant, un semblable régime portait en lui-même assez de germes de vie pour se maintenir longtemps, si son libre développement n'avait pas été contrarié par un élément étranger. La féodalité succomba sous l'effort de la bourgeoisie organisée en communes. On a beaucoup et très-diversement écrit sur les communes. La première question qui se présente est celle-ci : qu'étaient les communes, considérées dans leur origine ? La réponse est écrite dans toutes les chartes[2] : les communes étaient des confédérations de bourgeois s'engageant, sous la foi du serment, à se soutenir l'un l'autre. Quant au but que les bourgeois se proposaient en se confédérant, il est fort aisé de le définir. Les bourgeois pliaient sous le fardeau des taxes arbitraires ; la faculté de tester leur était enlevée ; ils ne pouvaient, sans acheter l'agrément du seigneur, faire entrer leurs fils dans l'état ecclésiastique ou marier leurs filles ; en un mot, ils n'avaient la jouissance intégrale d'aucun des droits dont se compose la liberté civile. Eh bien, si les villes se formèrent en communes, ce fut pour obtenir ces différents droits et acquérir en même temps la puissance militaire qui devait les faire respecter. C'est ce que prouvent encore les chartes[3]. M. Augustin Thierry me semble s'être trompé sur la nature et la portée du mouvement communal lorsqu'il a écrit[4] : Pour garantie de leur association, les membres de la commune constituaient, d'abord tumultuairement, et ensuite d'une manière régulière, un gouvernement électif, ressemblant sous quelques rapports au gouvernement municipal des Romains, et s'en éloignant sous d'autres. Ce gouvernement électif des villes ne se rattache en aucune sorte à la formation des communes. Dans presque toutes les cités des Gaules il existait bien avant qu'on y eût vu éclater le mouvement communal dont M. Augustin Thierry le fait dériver. Qu'on parcoure ces chartes, histoire unique des communes, on n'y trouvera rien qui se rapporte, soit à l'élection du maire et des échevins par les bourgeois, soit aux attributions de la magistrature locale. On y parle, à la vérité, de majeur, de jurés, mais comme de magistrats dont la juridiction est depuis longtemps reconnue, et n'a besoin ni d'être créée, ni même d'être définie. C'est ce que M. Guizot[5] a très-bien fait observer au sujet de la charte de Laon ; mais si l'on prend la peine de feuilleter patiemment le Recueil des ordonnances, on peut voir que ce qui est vrai de la charte de Laon, l'est de toutes celles qui sont nées de l'insurrection des bourgeois contre les seigneurs. Ce n'est que dans les villes neuves, où tout était à créer, qu'on trouve des règles concernant l'administration de la cité par des officiers municipaux. Je le répète, si les villes se formèrent en communes, ce fut pour conquérir le libre développement de la vie civile et militaire, et non pour obtenir des franchises municipales, franchises qu'elles possédaient déjà depuis longtemps. Les historiens ont eu grand tort de confondre l'histoire des municipalités avec celle des communes. Ce sont deux histoires tout à fait distinctes. Les communes n'ont pas du tout un caractère administratif : elles ont été guerrières par essence. La féodalité avait fondé son empire par le glaive : c'était donc par le glaive qu'il fallait le détruire. Lors de l'établissement des fiefs, l'exercice des armes n'était permis qu'à ceux qui vivaient noblement[6] : eh bien, l'établissement des communes naquit de la nécessité de renverser ce privilège oppresseur. Tous les documents historiques du douzième siècle témoignent du caractère essentiellement guerrier des communes. Ainsi elles avaient droit de paix et de guerre : aucun doute sur ce point. D'après la charte de Villeneuve en Beauvoisis, aucun ne pouvait, dans le cours d'une expédition, prêter de l'argent à un ennemi de la commune ; et la charte de Beauvais défendait à tout bourgeois de parler à un ennemi de la commune[7] pendant la durée de la guerre. Tout habitant de Rouen devait, sur l'ordre des magistrats, sortir en armes de la ville : le délinquant était condamné à payer une amende ou à voir sa maison démolie. Enfin on lit dans la charte de Roye que si quelqu'un cause du dom- mage à la commune, et refuse, après sommation du maire, de le réparer, le maire doit marcher à la tête des habitants pour détruire l'habitation du coupable, le roi promettant son secours s'il s'agit d'un lieu fort dont les membres de la commune ne puissent se rendre maîtres[8]. De telle sorte que faire la guerre n'était pas pour les communes un droit seulement : c'était un devoir. Suger raconte que Louis le Gros ayant assiégé Thury, les communes des paroisses du pays prirent part à ce siège. Quel sens aurait ici le mot communes, s'il n'était pas synonyme du mot milices ? Orderic Vital, auteur contemporain de l'établissement des communes, dit d'une manière formelle que l'obligation du service militaire fut l'objet unique des communes[9]. Il ajoute : Après le règne de Philippe Ier, Louis VI fut obligé d'implorer le secours de tous les évêques de France, pour arrêter les mutineries et les brigandages qui désolaient son royaume. Ce fut alors que les communes furent établies. Dans sa remarquable Préface du tome XI du Recueil des ordonnances, le savant M. de Bréquigny soupçonne Orderic Vital d'avoir, du fond de son couvent, fait trop d'honneur ici aux évêques ; mais, quoi qu'il en soit de cette opinion, ce qui résulte clairement du passage que nous venons de citer, c'est qu'au temps d'Orderic Vital, les communes étaient considérées comme la bourgeoisie sous les armes. En voici une preuve nouvelle et frappante. Lorsqu'une ville n'avait pas de commune, c'était son seigneur qu'elle suivait à la guerre, sauf celui-ci à se rendre, selon le devoir de son fief, aux ordres du roi ; lorsqu'une ville, au contraire, était en commune, elle devait le service militaire au roi immédiatement. Que conclure de là, sinon que le droit de commune était le droit accordé aux villes de faire la guerre, en dehors de toutes les règles de la féodalité ? Enfin, ces chartes qui consacraient les conquêtes de la bourgeoisie, n'étaient-ce pas des traités de paix véritables ? La charte concédée en 1128 par Philippe Auguste est désignée par les mots de institutio pacis, établissement de paix[10]. Dans la charte accordée en 1112 à divers lieux dépendant de l'abbaye d'Aurigny, on lit : Habeant communiam pro pace conservanda, qu'ils aient une commune pour conserver la paix[11]. C'est par ces expressions pactum pacis, pacte de la paix, qu'Yves, évêque de Chartres, désigne la charte d'Amiens[12], dans une lettre adressée à Louis VI. Toujours le mot paix employé en opposition au mot commune. Du reste, on sait quelle fut, sous la seconde race, la loi de formation des armées. La cavalerie ne se composait que de nobles. L'infanterie était fournie par les villes. Or, l'obligation imposée aux villes de fournir à l'armée des fantassins coïncide précisément avec l'institution des communes, dont elle détermine ainsi le véritable caractère. Par les communes, la bourgeoisie ne se mit pas seulement en état de défense contre les possesseurs des fiefs ; elle s'introduisit dans la composition des armées, elle y prit racine, elle attira insensiblement à elle une partie de la force militaire. Une association guerrière née de la révolte légalisée des bourgeois contre les seigneurs, voilà la commune. De là, entre le municipe et la commune, une distinction profonde et qui ne nous paraît pas avoir été jusqu'ici comprise. Le municipe, c'est la cité considérée en elle-même. La commune, c'est la cité dans ses rapports avec les pouvoirs qui pèsent sur elle. Le municipe, c'est la bourgeoisie s'administrant elle-même par des magistrats sortis de son sein. La commune, c'est la bourgeoisie prenant la hache et faisant capituler la féodalité qui la gêne dans son essor. Veut-on une preuve manifeste de la réalité de cette distinction ? La charte de Guise, concédée en 1279, accorde à la ville le droit d'avoir des juges élus, elle lui donne un pouvoir municipal. Et, d'un autre côté, elle lui interdit d'une manière expresse jusqu'au désir d'être en commune. COMMUNE, MUNICIPE, étaient donc deux choses essentiellement distinctes. M. Augustin Thierry, dans ses Considérations sur l'histoire de France, a cité la charte de Guise ; mais il n'a vu dans la clause singulière que nous venons de rapporter qu'un curieux exemple de la haine et de l'appréhension qui s'attachèrent longtemps au nom de commune[13]. Cette explication est évidemment insuffisante. Pourquoi cette haine attachée au nom seulement ? C'était la chose que détestaient les ennemis de la bourgeoisie. Et pourquoi ? parce que commune répondait, non pas à des idées de pouvoir municipal, d'élection, de magistrature urbaine, mais à des idées de révolte, de luttes passionnées, de guerre. Lyon eut de tout temps un corps municipal, et l'origine en remonte aux empereurs romains. Or, le parlement rendit en 1273 un arrêt ainsi conçu : Lyon n'ayant jamais eu ni université ni commune[14]. Donc aux yeux des auteurs de cet arrêt, municipe et commune étaient choses parfaitement distinctes. Que le mot commune ait été étendu, dès l'origine, aux villes assez heureuses pour obtenir sans coup férir des chartes calquées sur celles que des villes voisines avaient obtenues l'épée à la main ; que, par une de ces altérations si fréquentes dans l'histoire des langues, le mot commune ait été peu à peu détourné de sa signification propre et primitive ; enfin, qu'il ait dû à sa physionomie moderne de remplacer définitivement l'expression toute romaine de municipe, on le conçoit. Mais il n'en est pas moins vrai que, pour bien comprendre les communes, démêler leur caractère spécial, connaître leur mission historique, il faut interroger, avant tout, les écrits contemporains de leur établissement et les chartes où sont réunis tous les titres constitutifs de leur existence. Aussi bien, à dater du seizième siècle, époque, comme on le verra ci-après, où la féodalité tombe en pleine décadence, le mot commune cesse d'être employé et fait place au mot communauté, jusqu'en 1789, où il est repris et défini de la sorte : Les citoyens français considérés sous le rapport des relations locales qui naissent de leur réunion dans les villes et dans de certains arrondissements du territoire des campagnes, forment les communes. M. Raynouard a écrit un livre sur le droit municipal. Avec une curiosité patiente et sincère, il a suivi, à travers les ténèbres des premiers âges de notre histoire, la trace du régime municipal des Romains ; et comme il trouvait jusque dans le douzième siècle les vestiges des anciens municipes, il a fait remonter au delà de l'invasion des barbares la filiation des communes françaises, méconnaissant ainsi tout ce que le mouvement communal avait eu de spontané, d'original, et, pour ainsi dire, d'indigène. Après lui, est venu M. Augustin Thierry, qui, frappé du spectacle des grandes luttes soutenues par les villes du moyen âge, a cru pouvoir rapporter à ces luttes toute l'existence de la bourgeoisie, et a donné l'insurrection pour point de départ à ce qu'il appelle une sur-organisation du gouvernement municipal des cités. Erreur manifeste, puisque, en général, là où l'on voit une commune s'établir tumultuairement, il y avait déjà un maire, des échevins, héritage que la société romaine avait légué aux cités des Gaules. Ainsi, pour n'avoir pas fait la distinction que nous venons de signaler, MM. Raynouard et Thierry nous paraissent avoir commis tous les deux, en sens inverse, deux erreurs également graves. L'un a dit des communes ce qui n'était vrai que des municipes ; l'autre, des municipes ce qui n'était vrai que des communes. Quant à M. Guizot, ne sachant comment concilier ces deux systèmes opposés, il a pris le parti d'assigner à la commune plusieurs origines diverses, créant de la sorte un troisième système assez vaste pour que l'opinion de M. Raynouard y pût trouver place à côté de celle de M. Thierry. Oui, l'association communale a été la phase guerrière de l'existence de la bourgeoisie ; elle n'a été que cela. Et tout le prouve : les circonstances du déclin des communes, aussi bien que les lois de leur formation. Car à quelle époque la vie communale commence-t-elle à s'affaiblir, à s'éteindre ? A quelle époque disparaissent ces chartes laborieusement conquises ? Précisément à l'époque où la féodalité, à qui elles avaient été arrachées, se laisse désarmer par les rois et va s'affaissant sur elle-même. M. Guizot a été trop absolu lorsqu'il a resserré l'époque féodale entre le dixième siècle et le quatorzième. Voyez, s'écrie Montaigne en parlant de la féodalité au seizième siècle, voyez aux provinces éloignées de la cour, nommons Bretaigne, par exemple, le train, les subjects, les officiers, les occupations, le service et cérémonie d'un seigneur retiré et casanier, nourri entre ses vassaux, et voyez aussi le vol de son imagination ; il n'est rien de plus royal ; il entend parler de son maître une fois l'an, comme du roi de Perse, et ne le recognoit que par quelques vieux cousinages que son secrétaire tient en registre. La féodalité n'était donc pas sans éclat même au temps de Montaigne. Il faut reconnaître, cependant, que les onzième, douzième et treizième siècles forment la partie la plus saillante de l'histoire féodale. Ce n'est plus tout à fait cette confusion effroyable qui a éclaté sous les successeurs de Charlemagne, et ce n'est pas encore cet ordre symétrique qui doit plus tard fonder l'omnipotence de la royauté ; C'est du dixième au quatorzième siècle que la hiérarchie des fiefs se constitue définitivement. Du fond de ces châteaux forts construits sur des montagnes que bordent ravins et précipices, s'élancent à chaque instant des hommes intrépides, avides de butin, impatients de repos, et dont nulle puissance humaine n'a encore le droit d'enchaîner l'ardeur ou de prévenir les violences. La guerre est partout ; on élève des remparts autour des églises, on creuse des fossés autour des monastères ; d'un bout de la France à l'autre, la féodalité se montre à cheval et en armes. C'est donc à cette époque, surtout ; que les communes doivent faire acte de présence dans l'histoire. Et voilà précisément ce qui arrive. Parallèlement à cette vie de la féodalité, si active, si énergique, si éclatante jusque dans ses excès et ses brigandages, l'histoire nous montre l'existence des communes aussi forte, aussi libre, aussi honorée par les rois qu'elle pouvait l'être. Pour tenir en échec l'humeur vagabonde des seigneurs, des milices bourgeoises sont établies, véritables communes permanentes. Veiller à l'entretien des remparts, pourvoir à la défense de la ville, devient la première obligation des officiers municipaux. C'est le maire qui possède tous les droits du commandement ; c'est à lui qu'est confié le soin des fortifications, c'est entre ses mains que sont déposées les clefs de la ville. Partout on voit se former des compagnies d'archers, d'arbalétriers, et la poudre n'est pas plutôt inventée, que des compagnies d'arquebusiers viennent grossir les rangs de ces petites armées bourgeoises. Puis, pour exciter l'esprit militaire parmi ces soldats de la cité, que fait-on ? Tantôt on leur donne le droit de porter la livrée du roi, tantôt on leur accorde des exemptions d'impôt, comme on fit au quinzième siècle pour les arbalétriers de Paris et de Rouen ; tantôt enfin on institue des fêtes ayant pour objet spécial d'encourager, par des dénominations honorifiques : roi de l'arquebuse, roi de l'arbalète, les bourgeois qui se livrent à des exercices guerriers. Ainsi, du dixième au quatorzième siècle, la puissance militaire de la féodalité a son contre-poids dans l'organisation militaire de la bourgeoisie ou dans les communes. Maintenant, que de ces deux forces la première succombe, l'autre ne doit pas tarder à périr fauté d'emploi. C'est encore ce qui arrive. En effet, qu'on se transporte à la fin du treizième siècle. Déjà la féodalité commence à s'affaiblir. C'était dans son indépendance militaire qu'avait consisté toute sa force : mais en 1296, Philippe le Bel rend une ordonnance par laquelle il interdit toutes les guerres privées, aussi longtemps que durera sa guerre : Statuit quod, durante guerra sua, nulla allia guerra fiat in regno. Voilà donc le droit de guerre restreint au profit de la couronne. En 1314, la prohibition prononcée par Philippe le Bel est renouvelée, et en 1353 paraît une ordonnance du roi Jean, laquelle défend toutes les guerres privées, sous les peines les plus sévères. C'est la féodalité qu'on désarme. Aussi, est-ce à partir de ce moment que les communes disparaissent de l'histoire ; tant que la féodalité avait menacé les villes du haut de ses donjons, elles avaient dû rester en armes, et il y avait eu des communes. Le danger ayant cessé, on put faire descendre l'enfant qui, placé dans le clocher de l'église, était chargé d'annoncer l'approche de l'ennemi, et il n'y eut plus que des municipes. Ainsi s'explique tout naturellement ce que les historiens ont appelé la décadence des communes aux quatorzième et quinzième siècles. Le jour où elles cessèrent de comprendre qu'il leur importait de vivre, elles se laissèrent mourir. Il y en eut même qui, lasses de payer la redevance annuelle, prix de la charte qui leur avait été vendue par la cupidité des rois, demandèrent qu'on les délivrât du droit de commune comme d'un fardeau. C'est ce que fit en 1325 la ville de Soissons. D'autres cités, il est vrai, se résignèrent moins aisément à l'abolition d'un ordre de choses qui leur rappelait des souvenirs glorieux, mais la résistance ne fut ni générale ni passionnée. La disparition des communes ne fut, à proprement parler, que le désarmement volontaire de la bourgeoisie. Les choses en étaient venues à ce point vers le milieu du quinzième siècle, que Charles VII put, d'un seul coup et sans rencontrer d'obstacles, s'emparer de la puissance militaire de la bourgeoisie par la création des francs-archers, et de celle de la féodalité par la création des compagnies d'ordonnance. Ce fut une révolution immense, mais elle était préparée depuis longtemps. La bourgeoisie ne pouvait en murmurer, car, si elle avait tiré l'épée, c'était uniquement parce que les possesseurs de fiefs en tenaient une continuellement levée sur sa tête ; une fois qu'elle n'eut plus à craindre d'agression brutale, pourquoi ne se serait-elle pas livrée tout entière aux pacifiques travaux qui devaient fonder sa prépondérance ? La noblesse seule aurait pu se plaindre ; mais elle n'avait déjà plus ni vigueur ni jeunesse. Dans les luttes intérieures qu'avait provoquées l'établissement des communes, elle s'était de ses propres mains déchirée les entrailles. Les guerres étrangères étaient venues ajouter à cet épuisement, fruit amer des discordes civiles, et elle avait perdu le plus pur de son sang dans les fatales plaines de Crécy, de Poitiers, d'Azincourt. Aucune voix ne s'éleva donc pour empêcher Charles VII de rompre avec tout le passé militaire de la France. La féodalité conserva encore de l'éclat, mais elle fut dépouillée de sa force réelle. La France n'eut plus, pour ainsi dire, qu'une épée, et cette épée fut placée dans la main du roi. Alors disparut, et pour jamais, la vieille hiérarchie militaire de la féodalité. Plus de bannerets obligés de soudoyer cinquante hommes d'armes, en déployant avec orgueil leur bannière indépendante ; plus de bacheliers faisant flotter autour de la bannière leurs modestes pennons. L'organisation de la féodalité armée venait d'être frappée au cœur, et tout plia bientôt sous les lois de l'unité militaire. Eh bien, cette immense concentration des forces matérielles de la société entre les mains d'un homme, fut en grande partie l'œuvre. des communes. D'abord, en enlevant aux nobles le droit exclusif de faire la guerre, elles brisèrent le plus fort privilège qui puisse servir de base à l'oppression ; ensuite elles furent l'occasion et fournirent le prétexte d'une foule de petites guerres, qui, sans les communes, n'auraient point éclaté au sein de la féodalité, et qui mirent en jeu tous les éléments de désordre qu'elle contenait. Ce que les communes avaient fait pour la ruine de l'autorité matérielle des conquérants de la Gaule, les anoblissements le firent pour la ruine de leur autorité morale. Des fiefs n'anoblissaient pas sans le consentement du prince, dit de La Roque dans son Traité de la noblesse[15], la noblesse émanant de l'autorité souveraine comme les rivières émanent de la mer. L'ordonnance de Blois porte, article 258, que les roturiers achetant des fiefs nobles, ne sont point pour cela élevés au rang des nobles. D'où il suit que la noblesse, ne se pouvant recruter d'elle-même, son éclat devait, tôt ou tard, venir se perdre dans celui de la royauté. Que fallait-il pour ôter à la noblesse son prestige ? Anoblir des roturiers. Les rois le pouvaient, et ils usèrent largement de ce droit, Dieu merci. Philippe Ier est-il, comme on l'a prétendu, le premier de nos rois qui ait concédé des lettres d'anoblissement ? Est-il vrai qu'il ait usé de ce droit en faveur d'Eude le Maire, qui avait bien voulu exécuter, pour Sa Majesté, le vœu qu'elle avait fait d'aller à Jérusalem visiter le saint sépulcre ? De La Roque regarde la chose comme fort douteuse. Quoi qu'il en soit, les anoblissements furent très-rares à la fin du treizième siècle et au commencement du quatorzième. On en cite trois sous Philippe le Bel, un sous Louis X, quatre sous Philippe le Long, cinq sous Philippe de Valois. Cependant, à mesure que la féodalité déchoit, le nombre des anoblissements augmente. Après ceux par lettres viennent ceux par édits. En 1564, Charles IX crée douze nobles, il en crée trente en 1568 ; Henri III ira plus loin : par son édit de 1576, suivi de plusieurs déclarations diverses, il ne créera pas moins de mille nobles ! Et, sur cette pente, la royauté ne devait plus s'arrêter. Mais ce qui contribua surtout à la déchéance morale des rejetons de la race conquérante, ce fut l'anoblissement des villes, qui coïncide avec l'affaiblissement matériel de la féodalité. Après Charles V, qui accorde la noblesse aux maires, échevins, ou pairs de Poitiers, de la Rochelle, de Saint-Jean-d’Angély, d'Angoulême, paraîtra Louis XI, cette forte et royale tête donnée par la Providence à la bourgeoisie, et par lui deviendront nobles, dans La personne de leurs magistrats municipaux, les villes de Tours, de Niort, de Cognac, de Bourges, d'Angers. L'anoblissement des hôtels de ville, quel coup terrible porté au prestige des grands noms ! Maintenant ne vous étonnez pas si, plus tard, vous entendez les écrivains bourgeois du dix-huitième siècle répéter en chœur ces paroles de Claude d'Expilly : Les gentilshommes ne sont pas tombés du ciel. Il n'y en a point qui, si on allait à la source, ne trouvât celle de sa famille plus haute que celle de sa noblesse. Les anoblissements avaient continué l'œuvre commencée par les communes ; et la féodalité, après avoir perdu son épée, n'avait pu conserver longtemps son auréole. Il va sans dire que, dans les lettres ou édits d'anoblissement, la plupart des rois ne virent qu'une ressource financière. Déjà, en 1554, il en coûtait trente écus d'or à Jean de Rheims pour devenir noble ; et l'année suivante, Aimery de Cours payait quatre-vingts écus d'or le droit d'oublier son origine. La bourgeoisie pourtant n'avait pas atteint, au quatorzième siècle, un bien haut degré d'opulence. Lorsque, plus tard, par le développement de l'industrie, elle eut acquis ces grandes richesses qui ont fini par lui livrer le gouvernement de la société, les rois ne se contentèrent pas de vendre la noblesse aux roturiers ; ils les forcèrent souvent à l'acheter, et ils allèrent jusqu'à expédier des lettres de noblesse avec le nom en blanc ! Tant de cupidité devait les perdre, et l'avilissement de la noblesse entraîner celui du trône. Quoi qu'il en soit, les écrivains qui ont attribué la destruction de la féodalité à la sagacité politique des rois sont tombés dans une étrange erreur. Cette protection que les rois accordèrent aux communes, ces lettres d'anoblissement par lesquelles ils élevèrent peu à peu la bourgeoisie au niveau de la noblesse ne furent, en général, de leur part, que des moyens de battre monnaie. Le principe féodal fut vaincu directement, non pas seulement par le principe monarchique, comme on l'a tant dit et répété, mais encore par le principe communal. Malheureusement, les bourgeois étaient à peine sûrs de leur victoire, que tout changea dans le régime intérieur des villes. Comme ils n'avaient pris les armes que pour se défendre, comme c'était par l'industrie et non par la guerre que leur force était appelée à se développer, ils se plongèrent tout entiers dans des préoccupations purement mercantiles. Non-seulement ils désapprirent l'usage des armes, mais ils perdirent jusqu'au goût de la vie publique. Ils en sentaient moins vivement la nécessité ; ils en redoutèrent les orages. Ils craignirent que ceux qui vivaient à leurs pieds ne profitassent à leur tour de cette formidable puissance d'agitation. Alors naquit cet amour de l'ordre qui caractérise aujourd'hui la bourgeoisie, amour inquiet qui a aussi ses emportements et ses violences. Les traditions de l'hôtel de ville furent donc oubliées ou dédaignées ; la cloche des assemblées resta muette dans le beffroi ; tout frémissement héroïque cessa dans les âmes, et bientôt, là où avaient existé des communes, il n'y eut plus même des municipes. Voici donc, pour nous résumer, de quelle manière, dans l'ordre social, la bourgeoisie s'est développée : Organisée militairement par les communes, elle dispute à la féodalité la force matérielle ; Enrichie par le travail, elle ouvre sa bourse aux rois, et, par les lettres d'anoblissement qu'elle achète, elle dépouille la noblesse d'une partie de son éclat. Rendue par le désarmement de la féodalité à des travaux pacifiques et féconds, elle donne à son génie industriel les ailes du vautour et s'empare irrésistiblement de l'espace. Tout la sert donc, tout lui profite : ce qu'elle semble perdre aussi bien que ce qu'elle gagne ; et au fond de ses défaites apparentes, il y a de réelles et grandes conquêtes. Cependant, quand la féodalité aura tout à fait succombé, ce ne sera pas la bourgeoisie qui recueillera immédiatement l'héritage, ce seront les rois. Mais patience ! la logique de l'histoire finira par avoir raison. Quand les philosophes de la bourgeoisie auront achevé leur œuvre, une révolution éclatera, et le lendemain, à côté d'un trône par terre, nous trouverons la bourgeoisie debout. |
[1] Traité des ordres, chap. IX, n° 8.
[2] Voici quelques exemples : les citer tous est impossible. Charte de Bray : Omnes communiam jurabunt. Rec. des ordon., t. XI, p, 296.
Chartes de Compiègne et de Crespy en Valois : Juraverunt quod alter alteri secundum opinionem suam auxiliabitur. Rec. des ordon., t. XI, p. 241 et 305.
Charte de Dourlens : Unusquisque jurato suo fidem, vim, auxilium consiliumque præbebit. Rec. des ordon., t. XI, p. 311.
[3] Charte accordée par Philippe Auguste, en 1189, à la ville de Sens, art. 12 : Mortuas autem manus omnino excludimus. Rec. des ordon., t. XI, p. 262.
Charte accordée, en 1182, à la ville de Chaumont, art. 1. Ut omnes qui in eadem permanent communitate ab omni tallia... liberi et immunes jure perpetuo permaneant. Rec. des ordon., t. XI, p. 225.
Charte de Soissons, art. 5 : Homines etiam communionis hujus uxores quascumque volucrint, licentia a dominis requisita, accipient, et si domini hoc concedere noluerint et absque consensu et concessione domini sui aliquis uxorem alterius potestatis duxerit, et si dominus suus in eum implacitaverit, quinque tantum solidis illi inde emendaverit. Rec. des ordon., t. XI, p. 219.
M. Augustin Thierry, en citant ce dernier article de la charte de Soissons, a omis le mot tantum, omission grave, car c'est précisément le mot qui exprime la limite posée aux prétentions du seigneur ; le faire disparaître, c'est changer le sens de la clause citée.
[4] Lettres sur l'histoire de France, p. 256.
[5] Cours d'histoire moderne, p. 183.
[6] Traité de la noblesse, par de La Roque, chap. VII, p. 10.
[7] Rec. des ordon., t. XI, p. 624.
[8] Rec. des ordon., t. XI, p. 228.
[9] Collection des histoires de Normandie, par Duchesne.
[10] Rec. des ordon., t. XI, p. 185.
[11] Rec. des ordon., t. XI, p. 508.
[12] Yvon. Carnot. Epistolæ, p. 446.
[13] Considérations sur l'histoire de France, chap. V, p. 295.
[14] M. de Bréquigny, dans la Préface du tome VI du Rec. des ordon., cite le fait sans en tirer la conséquence.
[15] Chap. XIII, p. 66.