HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

ORIGINES ET CAUSES DE LA RÉVOLUTION

LIVRE PREMIER. — PROTESTANTISME

L'INDIVIDUALISME EST INAUGURÉ DANS LE MONDE CHRÉTIEN

 

CHAPITRE VI. — LUTTE DE L'INDIVIDUALISME CONTRE L'AUTORITÉ. - LE PARTI DES POLITIQUES ET LA LIGUE.

 

 

Le parti des Politiques se forme en France ; c'est la bourgeoisie qui monte en scène, appuyée sur le principe d'individualisme. — La Ligue combat pour le principe d'autorité. — Singulière alliance du prêtre et de l'homme du peuple dans la Ligue. — Quand cette alliance se dissout et que le prêtre reste seul, la Ligue est vaincue. — Triomphe du parti des politiques. — Henri IV, leur chef, fait monter avec lui sur le trône l'individualisme et la tolérance. — Le principe nouveau se fait tolérer, en attendant que la philosophie du dix-huitième siècle le proclame sous tous ses aspects, et qu'en 1789 la bourgeoisie, devenue dominante, lui donne l'empire en l'adoptant.

 

Tel est donc, dans la France du seizième siècle, le mouvement des esprits. Ainsi s'annonce le règne de ce principe d'individualisme que couronnera la Révolution de 89, et contre lequel réagira vainement celle de 93.

Mais le calvinisme ne s'était fait voir en France qu'à travers la fumée des guerres civiles. Et, d'autre part, en répandant le goût des lettres et des arts de l'antiquité, la Renaissance tendait à substituer aux préoccupations théologiques des idées toutes profanes. Il arriva donc que de ces deux choses associées par Lutter : un principe nouveau et une religion nouvelle, la bourgeoisie française repoussa la religion et garda le principe. Nous voici à un moment solennel : derrière le calvinisme qui s'éteint dans le sang, le parti des Politiques se lève.

Ce parti ne fut ni celui de la foi, ni celui du dévouement et des fortes vertus : ce fut le parti de la modération, du bon sens, de l'égoïsme tranquille et réglé. Il commençait à Érasme, il devait aboutir à Voltaire. Sa doctrine, que le dix-huitième siècle vint compléter et faire prévaloir au profit de la bourgeoisie, devait s'appeler tour à tour : en philosophie, rationalisme ; en politique, équilibre des pouvoirs ; en industrie, concurrence illimitée. Au seizième siècle, elle s'appelait déjà de ce beau nom : la tolérance.

Quelque faible, quelque incertain que parût d'abord le parti des Politiques, son entrée en scène suffit pour glacer d'effroi tous ceux en qui brûlait encore la flamme des vieilles croyances, tous les partisans du principe d'autorité. De cet effroi naquit la Ligue.

Formée en 1576, à Péronne, par des gentilshommes qui jurèrent de rester unis pour le maintien de la religion catholique et romaine, la Ligue, dès l'origine, révéla son esprit. L'acte d'union de 1576 portait qu'on se donnerait un chef. L'autorité royale, on s'engageait à la soutenir, mais réserve faite du droit des états et des lois fondamentales du royaume. Du reste, les associés se livraient l'un à l'autre d'une manière absolue ; ils se garantissaient mutuellement contre qui que ce fût, et prenaient Dieu à témoin de leur résolution de mourir pour sa cause[1].

Ainsi, défendre le principe d'autorité pris dans son acception la plus générale et la plus élevée, le défendre dans son représentant spirituel, qui était le pape, et, s'il le fallait, contre son représentant purement temporel, qui était le roi, tel fut le but de la Ligue. Elle superposait l'Église à l'État. Or, dans cette conception logiquement développée, les rois n'avaient plus de droit imprescriptible et inviolable ; ils demeuraient soumis, comme le moindre de leurs sujets, à une règle religieuse qui servait de limite, de tempérament et de condition à leur pouvoir. Donc, en violant cette règle, ils devenaient indignes ; en se déclarant hérétiques, ils devenaient rebelles, et le peuple pouvait, il devait les renverser.

De sorte qu'en partant de la souveraineté du pape, on aboutissait à la souveraineté du peuple.

Et en effet, la Ligue eut cela de remarquable qu'étant une croisade prêchée contre l'esprit nouveau d'alors, elle fut plus révolutionnaire que la révolution même qu'elle voulait arrêter. La Ligue se trouva sur le chemin qui mène de Grégoire VII au Comité de salut public.

Et les actes répondirent aux doctrines. Qu'on ouvre l'histoire de la Ligue et les écrits du temps : partout la théocratie mêlée au sentiment démocratique ; partout l'étroite et fougueuse alliance de l'homme du peuple et du prêtre.

En 1576 et 1577, la Ligue ne se composait guère que de gentilshommes et Henri III s'en proclamait le chef, dans l'espoir d'en demeurer le maître. Mais bientôt quelle différence ! la Ligue n'est plus aristocratique, elle est à la fois sacerdotale et communale ; elle ne tient plus seulement la campagne, elle bouillonne dans Paris. C'est par un simple bourgeois nommé Rocheblonde, c'est par les curés de Saint-Benoît et de Saint-Séverin, c'est par un chanoine de Soissons qu'a été créée, pour mettre en mouvement les seize quartiers de Paris, cette commission des Seize, si vite transformée en dictature municipale[2]. Les chaires sont des tribunes aux harangues ; les curés font applaudir en eux des tribuns ; entrez dans une église : c'est le Forum.

Combien se sont mépris ceux qui n'ont vu dans un semblable mouvement que le résultat des intrigues d'une famille ambitieuse et les prétentions dynastiques de Henri de Guise ! Les Ligueurs allèrent à Henri de Guise parce qu'il leur fallait un chef que la cause commune n'eût pas honte d'avouer, et qui lui appartînt tout entier. Ce chef pouvait-il être Henri III ? Henri III, qui avait fait revivre dans une cour catholique les amours infâmes des empereurs païens et leurs prostitutions fameuses[3] ? Il est vrai qu'après avoir gagné sur les huguenots les batailles de Jarnac et de Moncontour, il avait commandé les égorgements de la Saint-Barthélemy ; et au besoin, il aurait appelé en témoignage de son orthodoxie les fantômes que, la première nuit de son arrivée en Pologne, il crut voir rangés autour de son lit[4]. Il est vrai encore qu'il se promenait quelquefois par la ville un gros chapelet à la main[5] ; qu'il changeait volontiers ses habillements de femme contre un sac de pénitent ; qu'il portait une ceinture garnie de têtes de morts ; et que, sur la couche souillée qui recevait ses mignons, il méditait des fondations de confréries. Moqueries d'hypocrite ! disaient les Ligueurs[6].

Henri III avait d'ailleurs à transiger avec l'hérésie, à s'appuyer sur les Politiques un intérêt que prouvaient tant d'édits de pacification, plutôt accordés qu'obtenus. Les Ligueurs ne s'y trompèrent pas. Ils poursuivirent dans Henri III un prince qui avait des intérêts étrangers à leur cause. Et ce qu'ils aimèrent dans Henri de Guise, au contraire, ce fut un homme qui, avec le catholicisme était tout, et qui sans le catholicisme n'était rien. D'autant que Guise avait de la bravoure, de la décision, et que, par plus d'un trait, il ressemblait à son père, bien qu'il eût moins d'élévation dans l'intelligence et de générosité dans le cœur.

Au surplus, cette impatience des Ligueurs de lui mettre un sceptre dans la main n'éclata en violents transports qu'après la mort du duc d'Alençon, frère du roi. Car Henri III n'avait pas d'enfants ; et lui mort, c'était un protestant, c'était le roi de Navarre, c'était le principe nouveau, qui montait sur le trône.

Oh ! certes, si tout s'était borné alors aux agitations de l'Hôtel de Ville, aux discours enflammés des prédicateurs, aux manifestes contradictoires du cardinal de Bourbon et du Béarnais, ou même à cette guerre des trois Henri dans laquelle les Ligueurs se précipitèrent avec une sinistre violence et comme traînant après eux le monarque épouvanté, il serait peut-être permis de mettre en doute la grandeur de la querelle. Mais non.

L'antagonisme des principes dominait tellement ici l'éclat des prétentions rivales, que l'Europe entière s'ébranla sous l'empire d'une puissante émotion ; et pendant que Philippe II promettait à la Ligue les armées de l'Espagne, pendant que Sixte-Quint se levait dans Rome pour excommunier le roi de Navarre, Théodore de Bèze, par un effort contraire, parcourait l'Allemagne attentive[7], lui faisait peur de sa révolution prochainement anéantie, et poussait par delà le Rhin la croisade de Luther.

Dans ce vaste conflit, le Béarnais et Henri de Guise représentaient deux intérêts sérieux, immenses ; mais Henri III, que représentait-il ? Les Ligueurs n'avaient pu le refuser comme chef sans le rencontrer comme obstacle : ils résolurent de le renverser. De là cette célèbre journée qui, dans le Paris soulevé de 1588, nous montre déjà, sous quelques-uns de ses aspects, notre Paris de 1830 : la souveraineté du peuple à l'Hôtel de Ville, des barricades, les Suisses accablés, la multitude enveloppant le Louvre, le monarque en fuite[8]. Appelé par les Seize pendant les préparatifs de la révolte, Guise était accouru malgré la défense du roi, et il était entré dans Paris au bruit des acclamations publiques, par une route que les femmes jonchaient de fleurs. Gomme il passait, une demoiselle baissa son masque et lui cria : Bon prince, puisque tu es ici, nous sommes tous sauvés[9]. C'était le cri de la Ligue. Pourquoi ? Précisément parce que Henri de Guise était plus et mieux que l'homme d'un parti : il était l'homme d'un principe.

Heureux si, dans l'enivrement de son rôle, il ne s'était pas cru au-dessus d'une défaite, au-dessus d'un assassinat ! ce fut sa perte. Aux états de Blois, il mit, une obstination orgueilleuse à penser qu'un guerrier tel que lui était une trop grande victime pour un assassin tel que Henri III. Instruit du complot, il s'en allait disant : On n'oserait ![10] mot fatal qui devait tuer Gustave III et qui avait tué César. A son tour, Guise allait expier la profondeur de ses mépris. Ils l'aveuglèrent jusqu'au dernier moment ; et l'excès de son dédain ne l'abandonna que, lorsque soulevant la portière en velours du réduit où se cachait le meurtrier, il se sentit vingt coups d'épée dans le corps[11].

Et l'on put bien juger alors que, pour la Ligue, Henri de Guise était un instrument et non pas un but. Loin de fléchir, les Ligueurs redoublèrent d'énergie, et de même qu'ils s'étaient emparés de la vie de leur chef, ils s'emparèrent de sa mort. Car enfin, ce délire de Paris en pleurs ; cette vaste lamentation ; ces images en cire percées de poignards, qu'on exposait sur les autels et dans les rues ; ces foules qui, dans les temples, à la voix des prédicateurs furieux, levaient la main et juraient de mourir ; ces cent mille flambeaux promenés par la ville, puis éteints, foulés aux pieds, pendant que vers le ciel montait la clameur vengeresse : Dieu ! éteignez la race des Valois2[12] : tout cela n'était-il donc que l'amour d'un parti pour un homme mort ? Non, non. Les Ligueurs n'avaient besoin de la maison des Guise que comme une armée a besoin d'un étendard, voilà pourquoi on appela Mayenne ; voilà pourquoi le prévôt des marchands et les échevins coururent prendre l'enfant posthume du Balafré, le tinrent sur les fonts de baptême, et le nommèrent Paris de Lorraine[13].

On sait, du reste, combien fut démocratique et révolutionnaire le mouvement qui suivit. Pour se gouverner, la multitude créa par élection un conseil des Quarante ; en proclamant la déchéance du roi, la Sorbonne ne fit que donner les formes du temps à un arrêt déjà prononcé en place publique par les Seize ; et Bussy Le Clerc, un d'eux ; conduisit le parlement prisonnier à la Bastille, dont les portes s'ouvrirent le lendemain, pour bien constater qu'il n'y avait plus désormais dans Paris qu'une seule autorité vraiment légale : le peuple[14]. En même temps, on répandait ces maximes, qu'on lit dans tous les écrits de la Ligue : C'est la volonté de Dieu qui fait les rois ; et cette volonté de Dieu, c'est la voix du peuple qui la déclarer[15]. — Un roi hérétique, un roi coupable, peuvent et doivent être renversés[16]. — Le royaume de France est électif[17]. — Le titre de noblesse est personnel : n'est pas noble qui n'est pas vertueux[18]. Sans doute il y eut, à cette époque, des déclamations affreuses : ce fut en agitant le crucifix, que des prêtres glorifièrent la vengeance et prêchèrent le régicide. Jean Boucher, curé de Saint-Benoît ; Cueilly, curé de Saint-Germain l'Auxerrois ; Guincestre, curé de Saint-Gervais ; le Petit Feuillant, vingt autres sermonnaires, non moins emportés, préparèrent la tragédie de Saint-Cloud ; et leurs terribles imprécations retentissaient encore dans l'âme de Jacques Clément, lorsqu'après avoir reçu d'avance, dans les bras de madame de Montpensier, le salaire de son crime, il courut assassiner Henri III. Mais en condamnant les fureurs que souffla le sombre génie de la Ligue, on a trop oublié ce qu'il enfanta d'héroïsme.

Et, par exemple, quoi de plus surprenant que la constance avec laquelle les Ligueurs défendirent Paris contre le vainqueur d'Ivry et la famine ? La capitale fut réduite à de si horribles extrémités que cinquante mille hommes périrent de faim[19]. On fit du pain avec des ossements. On rencontrait dans les rues désertes des couleuvres sur des cadavres. Une mère mangea son enfant[20] ; et pas une voix ne s'élevait pour crier : Il faut se rendre. Seul, parmi les prédicateurs, Panigarolle eut un instant de défaillance ; mais on lui fit honte de sa peur, et il dut s'en laver par un sermon qui commençait de la sorte : Guerra, guerra, guerra ![21] Les curés ordonnèrent la vente des vases sacrés ; ils changèrent en balles les cloches fondues[22] ; ils parurent, portant la hallebarde et la rondache, dans des processions qu'il faut juger par l'effet produit et non par les moqueries partiales de la Satire Ménippée ; il y en eut enfin qui, comme Edme Bourgoing, se battirent en soldats et moururent en martyrs[23].

Inutile exaltation ! dernier éclair de la flamme qui, près de s'éteindre, se ranime ! Le duc de Parme accourut, le roi de Navarre leva le siège, et la Ligue n'en demeura pas moins condamnée à périr, parce que le germe de sa destruction était dans son propre sein. Vouloir sauver le principe d'autorité en combinant les vues de Grégoire VII avec un développement prématuré de la démocratie, c'était un coup d'audace inouï dans l'histoire ; mais les dates ne se laissent pas violenter ainsi. La Ligue était à la fois et trop avant dans le passé et trop avant dans l'avenir. Le jour où il devint manifeste que c'était à la démocratie que profitaient les efforts du sacerdoce, la dissolution de la Ligue commença. Les gentilshommes, premiers promoteurs de la sainte Union, s'étonnèrent des suites d'une alliance dont ils n'avaient pas d'abord entrevu toute la portée et ils reculèrent effrayés[24], quand ils entendirent des paroles d'égalité sortir de la bouche de ce peuple, auxiliaire et organe de leur Dieu. Les prélats d'illustre origine prirent ombrage de la popularité tumultueuse des curés, jusque-là que la Ligue finit par ne plus compter dans ses rangs que quinze évêques sur cent quatre[25]. Sixte-Quint lui-même retira la main qu'il avait tendue aux Ligueurs, en les trouvant à ce point engagés dans la démocratie. Restaient les curés de Paris ; et encore tous n'avaient-ils pas dans le cœur ce respect du peuple empreint dans leurs sermons. Que penser du zèle démagogique de Jean Boucher, quand on lit dans un livre de lui, écrit en latin et pour les lettrés seulement : On ne doit pas entendre par le mot peuple, cette foule confuse et désordonnée, bête féroce à plusieurs têtes, qui se laisse conduire par quiconque l'emporte en fureur et en folie ?[26]

On le voit : la force des choses poussait au triomphe des Politiques. N'avaient-ils pas pour eux les huguenots qu'ils avaient absorbés ; l'aimable et belliqueux génie du prince de Béarn, leur chef ; le caractère antifrançais que donnait à leurs ennemis le patronage intéressé de Philippe II ; les secrètes sympathies et les menées souterraines du parlement de Paris, de ce même parlement qui, le 30 janvier 1589, avait adhéré à l'Union d'une manière solennelle, et qui, durant le siège de la capitale, avait défendu qu'on parlât de paix avec le roi de Navarre[27] ? Les Politiques n'étaient-ils pas soutenus, portés, par cette mystérieuse et invincible puissance qui voulait que la conscience humaine fût déclarée libre ?

La Ligue devait donc être engloutie par le mouvement naturel de l'histoire ; et il est à remarquer que le vrai destructeur de la Ligue, ce fut son propre chef, le duc de Mayenne. En introduisant dans le conseil des Quarante quatorze membres, ennemis couverts de la souveraineté du peuple, Mayenne avait préparé la ruine du pouvoir des Seize ; il la consomma, lorsque, sous prétexte de punir le meurtre du président Brisson, il livra au bourreau quatre de ces meneurs populaires. C'était anéantir ce qui représentait le côté révolutionnaire et démocratique de la Ligue ; c'était la dénaturer, puisqu'elle consistait tout entière dans l'essai d'une étroite alliance entre l'Église et la place publique, entre le prêtre et l'homme du peuple.

Le dénouement de ce grand drame eut lieu, nul ne l'ignore, dans les états de 1593, convoqués pour l'élection d'un roi. A qui donnerait-on la couronne, suspendue entre la maison de Lorraine, l'infante d'Espagne, petite-fille de Henri II, et le prince de Béarn ? La question fut vidée par l'abjuration du chef des Politiques, et le Béarnais devint Henri IV.

Mais, en rendant son ennemi catholique, la Ligue qui paraissait vaincre, fut en effet vaincue définitivement et sans retour, car l'abjuration de Henri IV n'était pas sincère.

Et c'est justement ce qui lui donne une importance historique tout à fait capitale. Henri IV écrivant à Gabrielle d'Estrées : Je vais faire le saut périlleux, et pensant que Paris valait bien une messe, Henri IV plaçait avec lui sur le trône l'indifférence en matière de religion. La France allait y gagner l'édit de Nantes, premier aspect de la doctrine que la philosophie du dix-huitième siècle devait compléter ; premier pas vers l'affranchissement de l'individu.

Aussi, l'entrée de Henri IV à Paris fut-elle saluée comme ouvrant un ère nouvelle. La Ligue était abattue : on l'accabla d'outrages. Son histoire, écrite par les vainqueurs, le lendemain de la victoire, se trouva n'être qu'un étincelant et amer pamphlet. Pendant que l'oubli envahissait le Dialogue du Maheustre et du Manant, grave et mélancolique testament de la Ligue mourante, la Satire Ménippée acquit l'importance d'un livre composé pour un triomphe : on lui demanda de faire foi, aux yeux de la postérité ; et la Ligue, jugée par des écrivains protestants, et dessinée en caricature dans un ingénieux libelle, ne fut plus qu'une faction turbulente, avide, ridicule et vendue au roi d'Espagne. On oublia que la plupart des Seize, et notamment Compans, Cotteblanche, Acharie, Decreil, étaient entrés riches dans l'Union et en étaient sortis ruinés[28] ; que le parlement informa contre eux, après leur défaite, en décembre 1591, sans qu'un seul témoignage s'élevât pour les accuser[29] ; que la vénalité dans la Ligue fut l'exception, non la règle ; que les frais de la guerre engloutirent la plus grande partie de l'or de Philippe II ; que dans l'Union, les partisans d'une candidature espagnole étaient en minorité, et que cette candidature n'eut jamais de chances sérieuses, comme l'écrivait au duc de Savoie le ligueur Panigarolle[30] ; qu'enfin, au sein des états, les prétentions de Philippe II n'eurent pas d'adversaire plus animé, plus éloquent que le célèbre ligueur Guillaume Rose.

La vérité est que la Ligue produisit ce que produisent presque toujours les fortes croyances, exaltées outre mesure : des violences odieuses et de courageux dévouements ; mais elle avait entrepris l'impossible en essayant de faire prévaloir les unes par les autres des idées religieuses que déjà la vie abandonnait, et des idées politiques dont le temps n'était pas encore venu.

La cause de l'époque fut celle que Henri IV représentait lorsque, par l'édit de Nantes, il rendit l'État responsable du maintien de la tolérance. Maintenant, viennent les philosophes du dix-huitième siècle, Henri IV sera le héros de Voltaire ; et de la tolérance en religion, les penseurs conduits par Voltaire feront sortir successivement le rationalisme en philosophie, le régime des garanties en politique, et en industrie le laissez-faire.

Voilà comment, dégagé de la forme théologique où l'avait renfermé Luther et dépouillé du caractère violent que lui avait imprimé Calvin, l'individualisme prit pied en France. Il devait conquérir la société ; mais il fallait pour cela que la bourgeoisie, à laquelle il convenait spécialement, devînt la classe dominante. C'est à montrer comment elle le devint, que la seconde partie de ce livre sera consacrée.

 

 

 



[1] Voyez l'acte d'union dans Palma-Cayet, Chronologie novénaire, Introduction, t. I, p. 254 et suiv. Collection Petitot.

[2] Satire Ménippée, Remarques, t. II, p. 450. Édit. Le Duchat.

[3] On lit dans un livre du curé Jean Boucher ces lignes que la pudeur de la langue française rend intraduisibles, et qui se rapportent aux motifs de la haine de Henri III pour le cardinal de Guise : Quin et hæc odii in beatum illum martyrem cardinalem non minima causa fuit, quod eum ille tentantem ad scelus, adeo in templo, exhorruisset, execratusque et indignans recessisset. Ex quo factum, crescentibus odiis, ut cui castitatem non potuerat, hinc vitam adimeret. De Justa Henrici III abdicatione, cap. XXXIII, p. 211.

[4] Mémoires de Villeroy, p. 259. Collection Michaud.

[5] L'Estoile, Journal de Henri III, t. I, p. 159.

[6] Boucher, de Justa Henrici III abdicatione, cap. XXII, p. 195.

[7] Anquetil, Esprit de la Ligue, t. II, liv. V.

[8] Voyez les détails de la journée des Barricades dans les Mémoires de la Ligue, t. II, p. 315 et suiv.

[9] Mémoires de la Ligue, t. II, p. 317.

[10] L'Estoile, Journal de Henri III, t. I, p. 375.

[11] Voyez les divers récits faits de la mort du duc de Guise, dans Palma-Cayet, Chronologie novénaire, Introduction, p. 465 et suiv.

[12] Palma-Cayet, Chronologie novénaire, t. II, p. 1 et suiv. — L'Estoile, Journal de Henri III, t. I, p. 379 et suiv. — Labitte, de la Démocratie chez les prédicateurs de la Ligue, chap. I, p. 45.

[13] Palma-Cayet, t. II, p. 5.

[14] Palma-Cayet, t. II, p. 7 et suiv.

[15] Pigenat, curé de Saint-Nicolas des Champs, de l'Aveuglement et grande inconsidération des Politiques, chap. MDXCII.

[16] Boucher, curé de Saint-Benoît, de Justa Henrici III abdicatione ; lib. I, cap. IX, p. 11. — Pigenat, chap. III, p. 41.

[17] Dialogue du Maheustre et du Manant ; t. III de la Satire Ménippée, p. 376.

[18] Dialogue du Maheustre et du Manant ; t. III de la Satire Ménippée, p. 556.

[19] Procès-verbaux des états généraux de 1595, par M. Auguste Bernard, Préface, p. xlij.

[20] Voyez sur le siège de Paris les Mémoires de la Ligue, t. IV, p. 296 et suiv. ; Palma-Cayet, t. III, p. 99 ; Labitte, p. 123.

[21] Satire Ménippée, t. II, Remarques, p. 139.

[22] Labitte, p. 124.

[23] Un des plus violents détracteurs de la Ligue, M. Labitte, en convient lui-même, p. 83 et 84.

[24] Dialogue du Maheustre et du Manant, p. 470.

[25] Dialogue du Maheustre et du Manant, p. 425.

[26] Quæ bellua multorum capitum est, etc. De justa Henrici III abdicatione, cap. IX, p. 11.

[27] Procès-verbaux des états de 1595, Préface, p. XLII.

[28] Dialogue du Maheustre et du Manant, p. 430.

[29] Dialogue du Maheustre et du Manant, p. 479.

[30] Labitte, p. 102.