L'INDIVIDUALISME EST INAUGURÉ DANS LE MONDE CHRÉTIEN
Spectacle donné à l'Europe par le concile de Constance : l'autorité d'une part, la fraternité de l'autre. — Sens révolutionnaire des hérésies. — L'égalité du laïque et du prêtre demandée avant toute autre : pourquoi ? — Supplice de Jean Hus ; grandeur de sa cause. — Au nom de la fraternité, les Hussites de Bohême se lèvent, combattent, succombent, comme plus tard les Jacobins de France. — Les temps de la fraternité n'étaient pas encore venus ; la scène appartenait à l'individualisme.Qu'on se transporte par la pensée en 1414, dans le cercle de la Souabe, à Constance. Naguère déserte, la ville s'était tout à coup remplie de bruit, de foule et d'éclat. L'Europe entière avait les yeux sur ce petit coin de l'Allemagne. Là, en effet, allait se passer un drame imposant, terrible, et d'une portée que les acteurs ne soupçonnaient pas. Là se trouvaient en présence, pour un combat mortel, deux principes entre lesquels il faut, aujourd'hui encore, que le monde se décide. Le principe d'autorité avait à ses ordres toutes les puissances de la terre : un empereur, un pape, quatre patriarches, vingt-deux cardinaux, cent cinquante évêques, dix-huit cents prêtres, deux cent soixante-douze docteurs, un assemblage tumultueux de princes, d'électeurs, de barons, de margraves, un peuple façonné au respect de la coutume, des milliers de soldats obéissants et farouches. Le principe de fraternité se personnifiait dans un pauvre curé de la chapelle de Bethléem, nommé Jean Hus, qu'on avait mis en prison et qu'on allait juger. L'appareil déployé fut solennel. Les pompes de l'Église catholique s'étalèrent aux yeux du peuple charmé. Jamais plus d'encens ne fuma ; jamais voix plus respectées ne firent monter vers le ciel le chant grave du Veni Sancte Spiritus. Et la croix dominait tout. Car, si le principe de fraternité que le Christ enseigna avait été méconnu ou trahi, il avait du moins survécu dans son symbole. Impérissable et adoré, le signe avait sauvé de l'oubli la chose signifiée ; et, toujours debout, la croix avait, durant quatorze siècles, convaincu d'inconséquence et de lâcheté les oppresseurs agenouillés devant elle. Mais était-il vrai que l'Église, que les rois, que les maîtres de la terre, eussent abandonné la doctrine de celui dont ils saluaient en commun l'image attachée à un gibet ? Comment fallait-il l'entendre, cette doctrine sacrée, comment l'appliquer pour en faire sortir l'affranchissement du genre humain ? Le concile et Jean Hus représentaient, à cet égard, non-seulement deux opinions contraires, mais deux traditions opposées. La primitive égalité des chrétiens rompue ; l'Église adoptant la hiérarchie païenne ; le droit d'élire leurs pasteurs enlevé aux peuples ; les évêques dans des palais ; un pape, et ce pape sur un trône, comme César ; des pontifes se proclamant infaillibles et se montrant souillés ; le prêtre isolé, par le célibat, du reste des hommes, et n'ayant plus qu'une caste immense pour famille, que Rome pour patrie ; un mélange habile mais impur du spiritualisme chrétien, de l'ascétisme monacal et de l'idolâtrie païenne, pour parler au cœur de l'homme, à son imagination, à ses sens, et le dominer tout entier ; tantôt des courtisanes couchées sur les coussins du Vatican, tantôt des solitaires canonisés pour s'être battus de verges au fond d'un cloître ; la force du catholicisme, son génie, ses prodigieuses conquêtes ; l'unité morale du monde préparée, mais aussi les monstrueux désordres de Rome, son despotisme appuyé sur des inquisiteurs et des bourreaux, ses usurpations, ses artifices, son opulence condamnée par le souvenir de la pauvreté du Christ, ses luttes contre le pouvoir temporel pour se l'assimiler, non pour le rendre meilleur ; puis sa longue complicité avec les rois ; la terre enfin devenue chrétienne et demeurant néanmoins couverte d'esclaves, de pauvres, d'opprimés : voilà quelle histoire continuait, en la faisant revivre et en la résumant, ce célèbre concile de Constance, dans lequel, à côté de Balthasar Cossa, l'un des trois scandaleux papes d'alors, l'empereur Sigismond était venu s'asseoir, l'âme en proie aux soucis de l'orgueil et les mains teintes de sang. Jean Hus était là, au contraire, pour rappeler que la doctrine de la fraternité avait une indestructible essence ; qu'altérée par l'Église, elle avait été, en matière religieuse, conservée par l'hérésie ; que même au sein des plus épaisses ténèbres, elle s'était toujours retrouvée sur quelque point de l'Europe, brûlant à l'écart comme une lampe mise en réserve et immortelle ; que, pour l'anéantir, on avait en vain convoqué des conciles, rassemblé des armées, prêché des croisades sauvages ; employé le fer et le feu. Jean Hus continuait tous ceux qui, sous une forme théologique, avaient protesté contre l'abus du principe d'autorité, et en avaient appelé jusqu'alors de l'Église à l'Évangile, du pape à Jésus, de la tyrannie de l'homme à la tutelle de Dieu. Jean Hus continuait Pierre Brueys, livré aux flammes ; les Albigeois, massacrés ; les Vaudois, qu'attendait une guerre d'extermination ; le Lyonnais Valdo[1], qui, vers le milieu du douzième siècle, vendit ses biens, en distribua le prix aux pauvres, et renouvela la vie des apôtres ; l'Anglais Wiclef, dont on allait déterrer le cadavre pour le brûler et en jeter ensuite les cendres dans la rivière de Lutterworth[2]. Jean Hus, en un mot, continuait ces hérétiques que le moine dominicain Reinher, leur ennemi, a dépeints en ces termes : Ils sont composés et modestes en toutes choses. Ils évitent le luxe et la vanité dans leurs habits. Ils n'exercent aucun négoce, à cause des fraudes et des mensonges qui s'y commettent. Ils communient volontiers. Ils parlent peu et humblement. Ils sont de bonnes mœurs en apparence. Ils sont ordinairement pâles[3]. Et il ne faut pas s'étonner si jusqu'alors les révoltes de
la conscience et le cri des peuples, si les mouvements de l'esprit humain, si
les tressaillements de la terre en travail n'avaient été que révolutions
théologiques. Rome était, depuis Grégoire VII, sur de telles hauteurs, qu'on
l'apercevait de partout. Rome couvrait de son ombre les trônes mêmes. On se
rappelait Henri IV d'Allemagne, dépouillé de ses vêtements de roi, couvert
d'un cilice, et suppliant, les yeux en larmes, aux genoux d'un moine irrité. Il n'y a que le pape qui ait le droit de se nommer ici-bas[4], avait dit
Hildebrand, et il avait fait croire cela aux nations étonnées. L'Église,
d'ailleurs, ne possédait-elle pas l'homme tout entier ? Elle le recevait à
son entrée dans la vie, elle présidait à la formation des familles, elle
décidait de la morale, elle recueillait la dernière pensée du mourant, elle
conduisait la fête des morts, elle se tenait au seuil des deux éternités, dont
elle avait fait aux fidèles un sujet d'espérance ou de terreur. Seule donc
elle était et paraissait responsable de l'état du monde. C'est pourquoi l'usurpation flétrissait alors, sous le nom d'hérésie, ce que, de nos jours, elle a condamné sous le nom de révolte. Dans un livre fameux[5], Bossuet met l'hérésie au défi de produire un ensemble de doctrines et de prouver sa tradition. Mais, sans recourir aux réfutations si savantes, si modérées, de Basnage, et à s'en tenir aux aveux de Bossuet lui-même, n'étaient-elles pas de la grande famille issue du Christ, des sectes qui toutes s'accordaient à dire : Plus de serment, c'est une invention de la tyrannie ; plus de pasteur opulent et orgueilleux : Jésus vécut pauvre ; qu'on retire les fonctions du prêtre à qui n'en a point les vertus ; à tout laïque, qui vivra saintement, le droit d'administrer la communion et de semer sur son chemin la parole divine ? Telle est la doctrine qu'on retrouve dans la confession des Albigeois au concile de Lombez[6], dans la vie tout évangélique des Vaudois[7], dans les écrits de Wiclef, dans les prédications de Jean Hus ; doctrine exaltée, mais profonde et continue, dont la signification va nous être révélée par l'histoire de l'établissement catholique. A peine constitué, le catholicisme fonde son empire sur une distinction radicale entre l'esprit et la chair. Et aussitôt deux sociétés se forment : la première spirituelle, affectant le célibat, représentant l'idée de caste, se disant dépositaire des pouvoirs du ciel ; la seconde matérielle et civile, se perpétuant par le mariage, représentant l'idée de famille, et reléguée dans la préoccupation des choses de la terre. Voilà l'Église d'un côté, de l'autre le monde. Aussi, ne vous attendez pas à ce que l'Église prescrive, encourage en dehors d'elle ce que dans son propre sein elle pratique et sanctifie. Non, la séparation sera complète, absolue. Dans l'Église prévaudra le droit de l'intelligence, et elle abandonnera le monde au droit de la force et du hasard : pour les papes l'élection, pour les rois l'hérédité. Et en se séparant du monde, l'Église n'a pas entendu vivre avec lui dans des rapports d'égalité. Elle ne s'est détachée de lui qu'afin de le dominer et de le conduire. Gloire à l'esprit, anathème à la chair ! Tel est le cri qui fait tomber les rois aux pieds des papes et consacre la domination de la société religieuse sur la société civile. Maintenant le sens des hérésies est expliqué, leur but défini. La grande inégalité à détruire était celle qui coupait l'humanité en deux, et avait pour théâtre tout l'univers. Avant de rapprocher les diverses conditions, il fallait rapprocher le ciel et la terre. Élever le sujet au niveau du roi, l'esclave au niveau du maître, le pauvre au niveau du riche !... Ah ! il y avait à faire, au profit de l'égalité, un bien autre effort et plus pressant : il y avait à élever le laïque au niveau du prêtre. La Révolution qui, préparée par les philosophes, continuée par la politique, ne s'accomplira que par le socialisme, devait donc naturellement commencer par la théologie. C'était, on le voit, une haute question que celle qui allait être débattue entre le concile et Jean Hus. Mais il arriva qu'à la veille de condamner, dans un humble prêtre, le naissant génie des révolutions modernes, l'Église contribua de loin à le déchaîner, en proclamant la supériorité des conciles sur les papes. Car elle frappait ainsi l'idée monarchique ; elle frayait la route au gouvernement orageux des assemblées. Et aussitôt fut fait un grand exemple. Accusé de rapines, d'inceste, d'empoisonnement, Jean XXIII fut, aux yeux de l'Europe entière, précipité du trône pontifical, sur ces paroles de l'Évangile lues devant l'assemblée : Maintenant est le juge du monde ; maintenant le prince de ce monde va être jeté dehors. Inconséquence à jamais odieuse ! Le concile venait de porter un coup décisif à la grande fiction de l'infaillibilité des papes ; il venait de crier, de manière à être entendu de toute la chrétienté, qu'un pape couvert de crimes peut cesser d'être pape ; et ce même concile allait condamner Jean Hus, pour avoir dit : Si celui qui est appelé le vicaire de Jésus-Christ imite la vie de Jésus-Christ, il est son vicaire ; mais, s'il suit un chemin opposé, il est le messager de l'antéchrist. Arrêtons-nous ici un moment. Aujourd'hui, après tant d'années employées à montrer aux hommes la vérité sans voiles, à détruire tout prestige, à effacer tout symbole ; aujourd'hui nous ne pouvons nous défendre d'une compassion douloureuse en nous rappelant par quelles questions le moyen âge fut ému et déchiré. Quoi ! dans l'uni- que but de restituer aux fidèles le droit de communier sous les deux espèces, des royaumes soulevés ; la Germanie en feu ; des armées de cent mille hommes poussées à une guerre d'extermination ; des populations nombreuses fuyant leurs demeures avec un Évangile et une épée ; changeant de mœurs, ne vivant plus que sous le ciel, toujours frémissantes, vêtues de fer, dans des cités mobiles formées de chariots ; une série épouvantable de massacres, de combats fabuleux, d'embrasements, et, pour consacrer la mémoire de tant de fureurs, les campagnes, comme après le désastre de Varus, couvertes d'ossements blanchis !... Or, telle devait être pourtant, dans son principe et ses effets, la guerre dont le procès de Jean Hus contenait le germe sanglant. N'en soyez pas surpris. Dans les données du véritable christianisme, communier, — le mot l'indique, — c'était faire acte d'égalité. Par la communion, les chrétiens se réunissaient en Dieu ; ils se reconnaissaient frères. Il fallait donc, pour que le symbole répondît à l'idée, que l'acte fût accompli par tous de la même manière, par tous sans exception. En se réservant le privilège exclusif de communier sous les deux, espèces, les prêtres se séparaient du reste des fidèles ; ils appelaient Dieu lui-même en témoignage de la légitimité des castes, ils brisaient l'égalité sociale dans sa forme la plus élevée : la forme religieuse. Aussi la retrouverons-nous à la fin du dix-huitième siècle, cette question libératrice et inévitable, occupant les esprits, dominant les âmes, et elle n'aura pas changé d'essence. Seulement, sa formule théologique aura fait place à sa formule politique ; et ce que nous en verrons sortir, ce sera le second acte de la Révolution française. Jean Hus, venu à Constance sur la foi d'un sauf-conduit donné par l'empereur Sigismond, avait vu ce sauf-conduit indignement violé, et la perte de sa liberté ne lui annonçait que trop bien les secrètes résolutions du concile ; l'heure approchait donc où il faudrait mourir. Mais Jean Hus entrevoyait, à travers les nuages de l'avenir, des événements qui maintenaient son âme au-dessus des terreurs de la mort. L'oie[8], disait-il par allusion à son nom, est un oiseau modeste et qui ne vole pas très-haut... Il en naîtra d'autres qui s'élèveront à tire d'ailes au-dessus des pièges des ennemis. Au jour fixé, Jean Hus parut devant le concile ; le visage du prisonnier était doux, tranquille et fier. On lui pouvait reprocher d'avoir poussé, en Bohême, à des scènes de violence, de les avoir autorisées, du moins ; mais la grandeur du péril avait, en fortifiant sa conviction, en redoublant l'énergie de sa volonté, adouci et calmé son cœur. Voici comment un auteur, témoin oculaire, rend compte de la première audience : A grand'peine avoit-on lu un article contre lui, ainsi qu'il pensoit ouvrir la bouche pour répondre, toute cette troupe commença tellement à crier contre lui, qu'il ne lui fut loisible de dire un seul mot ; tant étoit la confusion grande et le trouble impétueux, que pouvoit-on bien dire que c'estoit un bruit de bestes sauvages et non point d'hommes[9]. Le 7 juin, jour marqué pour la seconde audience, il y eut éclipse de soleil et Constance demeura quelque temps plongée dans les ténèbres. Dans cette seconde audience, on accusa Jean Hus d'avoir adhéré aux quarante-cinq propositions de Wiclef, que le concile avait condamnées dans sa session huitième, et dont les principales sont celles-ci[10] : Christ n'est pas lui-même et dans sa propre per- sonne réelle au sacrement. — Il est contre l'Écriture que les ecclésiastiques aient des biens en propre. — Plus de moines mendiants. — L'Église romaine est la synagogue de Satan, et le pape n'est pas vicaire prochain et immédiat de Jésus-Christ. — C'est une folie de croire aux indulgences. — Le peuple peut, à son gré, corriger ses maîtres lorsqu'ils tombent dans quelque faute. Ainsi, Wiclef avait attaqué le privilège et les pratiques dont il se sert pour se maintenir, dénoncé le règne des oisifs, invoqué contre l'accaparement de la richesse l'autorité de l'Écriture, et proclamé la souveraineté du peuple. Cette doctrine, sauf l'article qui concernait l'eucharistie, était au fond celle de Jean Hus. Aussi refusa-t-il courageusement de souscrire à la condamnation de Wiclef, et jusqu'à la fin il se tint ferme dans sa foi. Entre tous les genres d'oppression et tous les genres de révolte il existe un lien caché, mais nécessaire ; il y parut bien clairement dans l'affaire de Jean Hus. Interrogé sur cet article : Si un pape, un évêque, ou un prélat est en péché mortel, il n'est ni pape, ni évêque, ni prélat, Jean Hus affirma résolument la vérité du principe, et, l'étendant aux rois, il rappela le discours de Samuel à Saül : Parce que vous avez rejeté ma parole, je vous rejetterai aussi et vous ne serez plus roi. En ce moment, rapporte l'historien du concile de Constance[11], l'empereur Sigismond s'entretenait, à une fenêtre, avec l'électeur palatin et le burgrave de Nuremberg. Le cardinal de Cambrai le fit avertir, et ayant sommé Hus de répéter, en présence de Sigismond, ce qu'il avait dit, Non content, s'écria-t-il furieux, d'avoir dégradé les prêtres, ne voudriez-vous pas dégrader les rois ? Rapprochement cruel et lâche dans la circonstance, mais d'un sens profond, plus profond que ne l'imaginait le cardinal de Cambrai lui-même ! Jean Hus venait de faire son devoir : il ne lui restait plus qu'à mourir. A l'approche de cette épreuve difficile et dernière, il se recueillit et ne se sentit pas exempt d'angoisses. La prison, d'ailleurs, avait durement pesé sur lui ; il était malade ; il vomissait le sang. Et néanmoins il demeura inébranlable. Inutilement on le pressa de se rétracter : il répondit à la manière de ceux qui savent que leur vie appartient à leur cause. On le condamna. Se tournant alors vers l'empereur Sigismond, il lui rappela le sauf-conduit, et comme il regardait fixement le prince traître à sa parole, celui-ci ne put soutenir un tel regard, et une rougeur subite couvrit son visage. Jean Hus en avait appelé au Christ, et les Pères du concile n'avaient fait qu'en rire. On lui mit sur la tête, en signe de dérision, une mitre d'une coudée, sur laquelle était écrit le mot HÉRÉSIARQUE, et lui : Je me félicite, dit-il, de porter cette couronne d'opprobre, en mémoire de Jésus, qui porta une couronne d'épines. On lui fit subir plusieurs autres humiliations[12]. Il fut ensuite livré au bras séculier et conduit à la mort. Par un exécrable raffinement de barbarie, les Pères du concile avaient ordonné que, sur le chemin de son supplice, on brûlât ses livres[13], pour qu'avant d'abandonner son corps aux bourreaux, il fût témoin de la profanation de ses pensées. Arrivé à la place du bûcher, Jean Hus, tombant à genoux, s'écria : Mon Dieu ! je remets mon âme entre vos mains. Et, dans la multitude, il y en eut plusieurs qui murmuraient, pleins d'admiration et de pitié : Quel est donc le crime de cet homme ? Il fut attaché à un poteau, la face tournée vers le soleil levant ; mais quelques-uns ayant remarqué qu'il n'était pas digne de regarder l'orient parce qu'il était hérétique, il fut tourné vers l'occident. On alluma ensuite le bûcher, et les suprêmes aspirations du martyr s'exhalèrent en cantiques au milieu des flammes. Ses cendres furent jetées dans le Rhin. Mais il laissait des vengeurs, il laissait des héritiers ; et sa touchante prédiction devait s'accomplir : Il naîtra d'autres oiseaux qui s'élèveront à tire d'ailes au-dessus des pièges des ennemis. La cause que représentait Jean Hus et pour laquelle mourut aussi Jérôme de Prague, son disciple, avait tant de grandeur, que la Bohême tout entière se sentit frappée. Et tandis que, nommé pape par la grâce d'un concile, Othon Colonne paraissait dans les rues de Constance, monté sur un cheval blanc, dont l'empereur et l'électeur palatin tenaient les rênes ; tandis que, traîné en triomphe par le souverain pontife, Sigismond semblait reconnaître la supériorité du prêtre sur le laïque, l'égalité du laïque et du prêtre était proclamée par la Bohême se levant en armes à ce cri : LA COUPE AU PEUPLE ! Alors se réunirent, à la voix de Ziska, les trente mille guerriers qui, faisant de la montagne de Tabor leur camp et leur ville, réalisèrent la vie de famille sur un champ de bataille ; alors commença une lutte où l'on vit une poignée d'hommes anéantir coup sur coup toutes les armées qu'envoyait l'Allemagne. Et ce qui caractérisa cette guerre des Hussites, ce fut un mélange vraiment inouï d'aspirations idéales et de cruauté. A des dévastations de couvents, à des massacres odieux, succédaient de poétiques transports. Précédés par le calice en bois, symbole de la doctrine qui devait les rendre invincibles, des guerriers farouches marchaient à côté de prêtres qui se plaisaient à la simplicité des apôtres et qui, comme saint Jean, ne baptisaient qu'avec l'eau pure des fleuves[14]. Après des expéditions qui montrent des moines enchaînés sur la glace ou des chartreux promenés dans les villes le front ceint d'une couronne d'épines, au retour de combats qui rappellent ceux d'Homère, les Taborites revenaient sur la montagne du campement, s'asseoir à de fraternels banquets[15], écouter la voix du prêtre, et s'essayer à cette vie pleine de paix, de poésie et d'amour que l'espérance leur montrait à l'horizon. La guerre dura seize ans, et Ziska y déploya une exaltation barbare mêlée à une rare profondeur de génie. Il était borgne : atteint d'une flèche[16], il perdit l'œil qui lui restait, et n'en devint que plus terrible. Cette nuit éternelle où il venait d'entrer n'avait fait qu'exalter les puissances de son cœur, et il s'en allait poursuivant le carnage dans les ténèbres. Lui mort, Procope hérita de ses haines et de ses victoires[17]. Mais parmi les Bohémiens, il y avait, à côté de ceux qui disaient : Pour être libres soyons tous frères, ceux qui se bornaient à dire : Soyons libres ; à côté des Taborites, il y avait les Calixtins, Thermidoriens d'alors, traîtres futurs qui dominaient dans Prague. Ceux-ci entrèrent en négociation avec le concile de Bâle ; et le 6 mai 1434, ils égorgèrent, au profit de l'ennemi commun, leurs alliés, leurs sauveurs, surpris en trahison ! Ce qu'un égorgement avait commencé, un combat l'acheva, et il n'y eut plus de Taborites. Avec eux, cependant, ne périssait pas la doctrine. Les disciples violents avaient disparu ; restaient les disciples pacifiques, restaient les frères de Bohême, qui devaient être aux Anabaptistes ce que furent aux Taborites les Vaudois. Mais ni la violence ni la douceur ne devaient de sitôt faire prévaloir parmi les hommes le principe de fraternité. L'individualisme sous un nom trompeur et magnifique, c'est-à-dire cette liberté fausse qui passe sans se détourner devant les esclaves de la misère et de l'ignorance : voilà le seul progrès que les sociétés alors pussent accueillir. Avant d'affranchir l'homme social, il fallait affranchir l'homme individuel. L'imprimerie fut découverte, et, suivant le mot de Bossuet, le monde rempli d'aigreur enfanta Luther. |
[1] Valdo ne fut point, comme on le croit communément, le fondateur de la secte des Vaudois. Elle remontait bien plus haut que le douzième siècle. — Voyez, à ce sujet, Beausobre, Hist. du manichéisme, Préface, t. I, p. 1.
Selon le témoignage de Claude Seyssel, les Vaudois remonteraient jusqu'aux apôtres. Hist. des Albigeois et des Vaudois, par le R. P. Benoist, t. II, p. 238. 1691.
[2] Sur l'identité des deux sectes, Albigeois et Vaudois, voyez Basnage, Hist. de l'Église, t. II, p. 1417.
[3] Lenfant, Hist. du concile de Constance, p. 268.
[4] Quod unicum est nomen in mundo. Dictatus Gregorii papas VII.
[5] Hist. des Variations, liv. XI. Œuvres complètes, édit. Didot.
[6] Hist. des Variations, t. VI, p. 32.
[7] Hist. des Variations, t. VI, p. 32.
[8] Hus signifie oie.
[9] Hist. des Martyrs, p. 56, édit. in-folio. Genève, 1619.
[10] Von der Hardt, cité par Lenfant, p. 207.
[11] Lenfant, p. 350.
[12] Hist. des Martyrs, p. 56. — Voyez comment, de son côté, Theobaldus raconte cette terrible scène : Tandem omnibus vestibus sacerdotalibus exuto capitis quoque rasuram illi turpificare velle, etc. Bellum Hussiticum, p. 50.
[13] L'abbé Fleury, Hist. ecclésiastique, t. VI, liv. CI. — Lenfant, p. 164.
[14]
Æneæ Sylvii de Bohem. hist., cap. XXXV, p. 30.
[15] Theobaldus, Bellum Hussiticum,
p. 71. Rub. 20. Francofurti, MDCXXI.
[16] Æneæ Sylvii de Bohem. hist., cap. XLIV, p. 39.
[17] Voyez, pour la guerre des Hussites, l'éloquent récit qu'en a fait un de nos plus grands écrivains, George Sand, dans les tomes VIII et XIII de la Revue indépendante.