HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

ORIGINES ET CAUSES DE LA RÉVOLUTION

 

DESSEIN ET PLAN.

 

 

Trois grands principes se partagent le monde et l'histoire : L'AUTORITÉ, L'INDIVIDUALISME, LA FRATERNITÉ.

Pour les reconnaître, pour les suivre à travers tant d'agitations et de malheurs que produisit leur rencontre, il importe d'en bien signaler le caractère, d'en donner l'empreinte.

Qu'on nous pardonne ici l'aridité de quelques définitions nécessaires ; les tragédies ne viendront que trop tôt et ne seront que trop saisissantes.

Le principe d'autorité est celui qui fait reposer la vie des nations sur des croyances aveuglément acceptées, sur le respect superstitieux de la tradition, sur l'inégalité, et qui, pour moyen de gouvernement, emploie la contrainte.

Le principe d'individualisme est celui qui, prenant l'homme en dehors de la société, le rend seul juge de ce qui l'entoure et de lui-même, lui donne un sentiment exalté de ses droits sans lui indiquer ses devoirs, l'abandonne à ses propres forces, et, pour tout gouvernement, proclame le laisser-faire.

Le principe de fraternité est celui qui, regardant comme solidaires les membres de la grande famille, tend à organiser un jour les sociétés, œuvre de l'homme, sur le modèle du corps humain, œuvre de Dieu, et fonde la puissance de gouverner sur la persuasion, sur le volontaire assentiment des cœurs.

L'AUTORITÉ a été maniée par le catholicisme avec un éclat qui étonne ; elle a prévalu jusqu'à Luther.

L'INDIVIDUALISME, inauguré par Luther, s'est développé avec une force irrésistible ; et, dégagé de l'élément religieux, il a triomphé en France par les publicistes de la Constituante. Il régit le présent ; il est l'âme des choses.

LA FRATERNITÉ, annoncée par les penseurs de la Montagne, disparut alors dans une tempête, et ne nous apparaît aujourd'hui encore que dans les lointains de l'idéal ; mais tous les grands cœurs l'appellent, et déjà elle occupe et illumine la plus haute sphère des intelligences.

De ces trois principes, le premier engendre l'oppression par l'étouffement de la personnalité ; le second mène à l'oppression par l'anarchie ; seul, le troisième, par l'harmonie, enfante la liberté.

Liberté ! avait dit Luther ; liberté ! ont répété en chœur les philosophes du dix-huitième siècle ; et c'est le mot liberté qui, de nos jours, est écrit sur la bannière de la civilisation. Il y a là malentendu et mensonge ; et, depuis Luther, ce malentendu, ce mensonge ont rempli l'histoire ; c'était l'individualisme qui arrivait, et non la liberté.

Oh ! certes, quand on le considère dans son cadre historique, quand on le compare à ce qui précéda au lieu de le comparer à ce qui doit suivre, l'individualisme a l'importance d'un vaste progrès accompli. Fournir de l'air et du champ à la pensée humaine si longtemps comprimée ; l'enivrer d'orgueil et d'audace ; soumettre au contrôle de tout esprit l'ensemble des traditions, les siècles, leurs travaux, leurs croyances ; placer l'homme dans un isolement plein d'inquiétudes, plein de périls, mais quelquefois aussi plein de majesté, et lui donner à résoudre personnellement, au milieu d'une lutte immense, dans le bruit d'un débat universel, le problème de son bonheur et de sa destinée..., ce n'est point là une œuvre sans grandeur, et c'est l'œuvre de l'individualisme ; il faut donc en parler avec respect, et comme d'une transition nécessaire. Mais, cette réserve faite, il nous sera bien permis d'élever dans des régions supérieures nos sympathies et nos espérances. L'humanité a eu besoin tour à tour du pape et de Luther ; mais le principe d'autorité a fourni sa carrière, le principe d'individualisme achèvera la sienne, et l'avenir n'appartient évidemment ni au pape ni à Luther.

On doit comprendre maintenant que, dans ce qu'on a coutume d'appeler la Révolution française, il y a eu, en réalité, deux révolutions parfaitement distinctes, quoique dirigées toutes les deux contre l'ancien principe d'autorité.

L'une s'est opérée au profit de l'individualisme ; elle porte la date de 89.

L'autre n'a été qu'essayée tumultueusement au nom de la fraternité ; elle est tombée le 9 thermidor.

Que si la Révolution de 89 est la seule qui ait pris racine dans les faits, c'est qu'elle ne venait point s'emparer de la société à l'improviste ; c'est qu'elle servait l'intérêt d'une classe devenue dominante : la bourgeoisie ; c'est enfin qu'elle arrivait avec une doctrine complète sous le triple aspect de la philosophie, de la politique et de l'industrie.

Cet ouvrage préliminaire se divisera donc naturellement en trois livres.

Le premier livre expose par quelle suite de surprenants combats, d'élans passionnés, de sacrifices, de violences, le principe d'individualisme s'introduisit dans le monde, frappant d'une part l'autorité dans l'Église, et de l'autre, la fraternité dans les Vaudois, les Hussites, les Anabaptistes, les Frères Moraves, et tous les penseurs armés pour la cause de l'Évangile.

Le second livre rappelle les victoires successivement remportées en France par cette classe moyenne dont l'individualisme devait fonder l'empire, et offre comme l'itinéraire de la bourgeoisie française à travers l'histoire.

Dans le troisième livre, nous essayons de montrer comment, au dix-huitième siècle, et malgré les efforts de Jean-Jacques Rousseau, de Mably, de Necker lui-même, l'individualisme est devenu le principe de la bourgeoisie, et a triomphé : en philosophie, par l'école de Voltaire ; en politique, par l'école de Montesquieu ; en industrie, par l'école de Turgot.

Ainsi, protestantisme, bourgeoisie, dix-huitième siècle, telles sont les trois grandes divisions de l'ouvrage préliminaire. Ce cadre une fois rempli, nous aurons assisté au dramatique et douloureux enfantement de la Révolution ; il ne nous restera plus qu'à en raconter la vie.