Chateaubriand dit, t. III, p. 191, de ses Mémoires d'Outre Tombe : Dans les histoires de la Révolution, on a oublié de placer le tableau de la France extérieure auprès du tableau de la France intérieure, de peindre cette grande colonie d'exilés, variant son industrie et ses peines de la diversité des climats et de la différence des mœurs des peuples. Ce que, dans les histoires de la Révolution, on a aussi oublié de donner au lecteur, c'est un récit détaillé des intrigues, des menées de toute espèce et des dissensions intestines de cette France extérieure dont parle Chateaubriand. Nous avions de la sorte une double lacune à remplir, et comme cette partie de l'histoire de la Révolution était secrète de sa nature ; comme elle se trouvait nécessairement confinée dans des correspondances mystérieuses, dans des papiers soustraits avec soin au grand jour de la publicité, nous désespérions de pouvoir, faute de documents, compléter notre tâche, lorsqu'en poursuivant nos recherches nous avons eu cette bonne fortune de mettre la main sur une masse énorme de manuscrits, se rapportant tous à l'objet même de nos investigations. Ces manuscrits, que possède le British Muséum et qui ont été mis à notre disposition, sont les PAPIERS DE PUISAYE. C'est une collection des lettres originales et papiers relatifs aux affaires des royalistes français depuis l'année 1793 jusqu'à l'année 1825. Le lecteur aura une idée de l'importance historique de cette collection, quand nous aurons dit qu'elle ne comprend pas moins de CENT DIX-SEPT volumes de divers formats et de diverses grandeurs. Parmi les documents originaux et manuscrits qu'elle renferme, nous indiquerons les suivants. Ils suffiront pour faire apprécier la valeur des sources où il nous a été donné de puiser : Correspondance avec Louis XVIII, Monsieur (depuis Charles X), le prince de Condé, le prince de Bourbon ; Correspondance avec les ministres royalistes, 1794-1824 ; Instructions et dépêches officielles des ministres anglais, 1795-1796 ; Lettres de M. Windham et de son secrétaire, M. Woodford, 1794-1809 ; Lettres de MM. Pitt, Dundas, Huskisson, Perceval et autres personnages officiels ; Correspondance des agents royalistes employés par le gouvernement anglais, 1794-1808 ; Registre du Conseil général de Bretagne ; Correspondance des Commissaires généraux royalistes en Bretagne, 1796-1798 ; Lettres du Conseil général de Bretagne et des officiers royalistes au roi, à Monsieur, et au comte de Puisaye, 1795-1797 ; Correspondance du général Humbert avec M. Boishardy, 1795 ; Correspondance des généraux Georges Cadoudal et Mercier, 1795-1798 ; Correspondance des principaux officiers des armées du Poitou et de la Vendée, 1795-1798 ; Correspondance de l'abbé Bernier, 1796-1798 ; Correspondance du comte d'Entraigues ; Correspondance des agents royalistes dans Nantes, 1795-1797 ; Correspondance des agents employés par le roi de France en France et en Suisse, 1794-1797 ; Rapports et narrations relatifs à l'affaire de Quiberon, etc. Est-il besoin de dire combien le caractère intime de ces documents ajoute à leur intérêt philosophique et historique ? On y prend, en quelque sorte, la vérité sur le fait ; on y voit les intentions secrètes, les plaies honteuses et le jeu des ressorts cachés ; on y surprend les acteurs de la comédie humaine dans le déshabillé de leurs passions ; on y est comme dans les coulisses de l'histoire. Veut-on une preuve frappante du prix qu'on doit attacher à de pareils matériaux ? Puisaye a publié ses Mémoires en six volumes ; eh bien, le récit qu'il fait, dans ses Mémoires imprimés, de l'expédition de Quiberon, diffère du tout au tout, sur plusieurs points importants, des comptes rendus manuscrits, adressés, soit par lui, soit en son nom, par son aide de camp, le marquis de la Jaille, au gouvernement anglais ! D'où il résulte que les historiens qui ont pris pour guide, dans le récit du désastre de Quiberon, le Puisaye des Mémoires imprimés, — et tous sont dans ce cas, — se trouvent avoir suivi un guide décidé à les égarer. Le lecteur remarquera que, dans plusieurs chapitres de cette histoire, nous nous sommes appuyé de l'autorité du comte de Vauban. Le livre de lui publié sous ce titre : Mémoires pour servir à l'histoire de la guerre de la Vendée, par le comte de ***, peut-il être classé parmi les sources authentiques ? Puisaye, dans ses Mémoires imprimés, met en doute que le comte de Vauban, qui joua un grand rôle dans l'expédition de Quiberon, soit l'auteur du livre qui vient d'être cité, quoiqu'il soit manifeste, ajoute-t-il, qu'une partie n'a pu être rédigée que sur des notes qu'on aura trouvées dans ses papiers. On va voir tout à l'heure comment le Puisaye des Mémoires imprimés est réfuté à cet égard par le Puisaye des documents manuscrits. Le savant bibliophile, M. Quérard, faute d'avoir connu ces documents, a été amené à dire, après avoir cité le passage ci-dessus : M. de Puisaye était bien près de la vérité. Voici ce que le respectable M. de Montvéran raconte de ce livre, dans ses souvenirs personnels, encore inédits : Le comte de Vauban, qui s'était gravement compromis dans les menées vendéennes, était en état d'arrestation. Il rédigea, dans sa prison, des Mémoires apologétiques de la guerre de la Vendée. Avec ou sans permission, son manuscrit lui fut enlevé et communiqué au chef de l'État. Napoléon, qui désirait de tout son cœur la pacification de la Vendée, vit qu'on pourrait tirer un grand parti de ces Mémoires, écrits par un des hommes les plus dévoués à la cause des Vendéens, en y faisant toutefois des altérations que la politique réclamait. Une proposition d'élargissement fut faite au comte de Vauban, à condition qu'il abandonnerait son manuscrit, et la proposition fut acceptée par lui. Les Mémoires du comte de Vauban furent remis à Alphonse de Beauchamps, qui les arrangea d'après les instructions qu'il avait reçues, et compromit par là le nom de Vauban parmi les royalistes. Le livre du comte de Vauban, après avoir été publié sous l'Empire, l'ayant été de nouveau sous la Restauration, il est difficile de comprendre qu'un homme dans la position du comte de Vauban, — à part même son caractère, — se fût déshonoré au point de laisser paraître sous son nom un écrit où on lui aurait fait voir ce qu'il n'aurait pas vu, dire ce qu'il n'aurait pas dit, et insulter ce qu'il aurait respecté. Les royalistes, cependant, n'ont rien négligé pour accréditer cette opinion, intéressés qu'ils étaient à jeter des doutes sur l'authenticité d'un livre où les misères de leur parti étaient inexorablement mises au jour par un des leurs. Puisaye lui-même, dans ses Mémoires imprimés, fait semblant de croire que le comté de Vauban n'est pas, à tout prendre, l'auteur du livre en question. Or, en ceci, Puisaye trahit, de propos délibéré, la vérité que, mieux que personne, il connaissait ; car nous avons trouvé, tracée de sa main, l'histoire de la publication du livre de Vauban, dans une lettre de lui à lord Boringdon, lettre en date du 15 septembre 1811. La voici reproduite textuellement — ce que nous avons mis entre parenthèses indique les mots que Puisaye a rayés dans son manuscrit, et ce que nous avons écrit en italique indique les mots que Puisaye a ajoutés : Comme l'ouvrage du comte de Vauban contient, sur le compte des princes français personnellement, des réflexions et des faits que j'ai toujours pris soin d'attribuer (dans mes écrits) uniquement à leurs misérables conseillers, et comme j'ai eu trop de preuves de l'honneur de ce brave officier, pour ne pas être certain qu'il ne les aurait jamais publiés sous cette forme, s'il n'y avait pas été forcé, je dois vous demander la permission de vous donner quelques détails sur les événements qui ont produit cette publication. A mon retour du Canada, au temps de la dernière paix, soit que Bonaparte pensât qu'en m'attirant en France il priverait les princes français d'un homme pour qui les royalistes de l'intérieur n'avaient pas cessé de manifester leur confiance, soit que, me jugeant d'après la masse des courtisans de Louis XVIII, qu'il avait facilement gagnés, il espérât de trouver en moi un instrument servile de sa haine contre l'Angleterre, il me fit faire, par Otto, les offres les plus séduisantes pour (m'attirer à lui) m'engager à rentrer en France. Le choix des dignités et des emplois dans l'armée, ou dans l'administration, ou dans l'une et l'autre à la fois (me fut) m'était donné. M. Windham connut ces ouvertures ainsi que ma réponse, qui fut un refus (formel) honnête, mais formel. La guerre ne tarda pas à se rallumer. Mon ami, le comte de Vauban, que j'avais perdu depuis six ans de vue (et qui était alors en Russie) profita de quelques décrets pour recouvrer ses propriétés ; mais, à son arrivée en France, il fut arrêté et ses papiers saisis. Parmi ces papiers était un journal exact écrit pour se rendre compte à lui-même de (tout) ce qu'il avait vu, fait, et pensé depuis le commencement de la Révolution. Bonaparte exigea la publication de tout ce qui dans ce journal était relatif aux princes français et à moi. Vauban s'y refusa (et persista courageusement) pour ce qui concernait les princes, et persista dans son refus jusqu'à ce que, jeté dans un cachot (au Temple) et les instruments de torture apportés devant lui, on lui donna le choix de la liberté et de la restitution de tous ses biens, ou de la question ordinaire et extraordinaire et de la mort. Il crut faire une sorte de composition (avantageuse) en obtenant que du moins le titre de l'ouvrage ne porterait que l'initiale de son nom, ce qui lui fut d'autant plus facilement accordé, que, comme il parle toujours de lui-même à la première personne, il n'y a pas une ligne qui puisse être attribuée à un autre qu'à lui. Bonaparte, pour me prouver, comme je l'ai .....[1] su que ses intentions à mon égard n'avaient point varié et que ma conduite en Angleterre ne me serait pas reprochée, ordonna que l'on insérât dans le cours de l'ouvrage un grand nombre de (des extraits des) passages de mes Mémoires où mes opinions à l'égard de cette Puissance sont conformes à celles énoncées par Je comte de Vauban. Le livre, ainsi rédigé, fut imprimé au nombre de dix mille exemplaires en français et à un nombre très-considérable dans toutes les langues du continent. Les exemplaires qui sont parvenus en Angleterre ont été achetés chez les libraires, par ordre des princes français, et jetés au feu. Celui que j'ai l'honneur de vous confier, Mylord, avec un autre qu'a, je crois, le général d'Allègre, sont parvenus par une voie particulière ; ils n'ont été communiqués qu'à une ou deux personnes, car, quelque injustes qu'aient été les princes français à mon égard, si je n'ai pas pour leurs personnes l'affection qu'ils n'ont pas voulu m'inspirer, j'ai, pour leur rang, pour leurs malheurs, et pour moi-même, le respect qu'il ne dépend pas d'eux de m'ôter[2]. La question ordinaire et extraordinaire étant abolie en France lorsque l'Empire fut établi, il est assurément fort peu probable que, pour forcer le comte de Vauban à faire ce qu'on désirait de lui, on ait étalé sous ses yeux les instruments de torture. Ceci est apparemment un détail imaginé par Puisaye pour rendre d'autant plus odieuse la contrainte à laquelle son ami fut soumis, et pour expliquer la faiblesse avec laquelle il céda. Quoi qu'il en soit, ce que prouve la lettre ci-dessus, c'est que le comte de Vauban est bien, en effet, l'auteur de ce livre dont tant de gens étaient intéressés à nier l'authenticité. Napoléon força le comte à publier ce qui n'était pas destiné à la publicité ; il le força, en outre, à grossir son ouvrage d'un grand nombre de passages tirés des Mémoires de Puisaye ; mais la contrainte ne porta que là-dessus. Le livre de Vauban doit donc être classé parmi les documents qui appartiennent au domaine de l'histoire. Et c'est là un document d'autant plus précieux, d'autant plus digne de foi, qu'il consiste, selon l'expression de Puisaye, dans un journal exact que Vauban écrivit pour se rendre compte à lui-même de tout ce qu'il avait vu, fait et pensé depuis le commencement de la Révolution. Où trouver la vérité, si on ne la cherche pas dans des pièces de ce genre ? Car enfin, on ne prétendra pas qu'un homme écrive un livre uniquement pour se mentir à lui-même ! Nous n'en dirons pas davantage : ce qui précède suffira, nous l'espérons, pour mettre le lecteur en état de juger que nous avons mis un soin particulier à recourir aux sources et que nos assertions ne manquent d'aucun des caractères qui appellent la confiance du public et la justifient. |