HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME PREMIER

 

PRÉFACE DE 1868.

 

 

Dans une lettre du 22 février 1866, adressée au journal le Temps, je disais :

La force que les individus puissants possèdent, ils ne la tirent d'eux-mêmes qu'en très-petite partie ; ils la puisent surtout dans le milieu qui les entoure : leur vie n'est qu'une concentration de la vie collective au sein de laquelle ils sont plongés.

C'est en me plaçant à ce point de vue que j'ai écrit l'Histoire de la Révolution, et c'est ce que je prie le lecteur d'avoir toujours présent à l'esprit.

Je ne suis pas de ceux qui font tenir la vie d'un peuple dans la vie d'un individu.

Je ne suis pas de ceux qui, pour faire certains hommes plus grands, feraient volontiers l'humanité plus petite.

Je sais que parmi les personnages historiques, les plus illustres même ne sont, après tout, que d'éphémères acteurs dans un drame composé par la société qui les enveloppe.

Si donc j'ai mis vivement en relief, dans le drame révolutionnaire, le rôle de ses principaux acteurs, à commencer par Robespierre, Saint-Just et Danton, ce n'a jamais été sans montrer comme quoi leur force venait du peuple, et avait été plus considérable ou moindre, selon qu'ils l'avaient plus ou moins complètement représenté, plus ou moins complètement servi.

Ceci entendu, voici la lettre dont il est parlé plus haut :

Londres.

À MONSIEUR A. HÉBRARD.

Mon cher ami,

Une polémique très-vive s'étant engagée, à propos de la Révolution de M. Edgar Quinet, vous me priez de dire à ce sujet ma pensée.

Je me trouve l'avoir exprimée et développée d'avance dans un livre qui se compose de douze volumes, et m'a coûté dix-huit ans de recherches, d'étude, de méditation.

Mais vous jugez utile que je dise quelques mots en cette occasion, dans le journal auquel nous appartenons l'un et l'autre. Soit. Si notre ami Nefftzer n'y voit pas d'objection, vous pouvez publier la lettre que voici. Non-seulement j'y consens, mais j'en serai bien aise. Car je vous avoue que, sur la question dont il s'agit, mon opinion n'est pas tout à fait conforme à celle qui a été exprimée dans le Temps. Je dirai plus : ce n'est pas sans une émotion douloureuse que j'ai lu les attaques dirigées par notre collaborateur, M. Jules Ferry, contre des hommes que je regarde comme des soldats de la vérité et des martyrs de la justice.

Quant à l'ouvrage qui a donné lieu à l'ardente polémique dont vous me parlez, j'en déplore la publication. Plein d'estime pour le caractère d'Edgar Quinet, plein d'admiration pour son talent, je me demande avec stupeur comment un démocrate tel que lui en est venu à rendre un pareil service, et à donner une pareille joie au parti de la contre-révolution. Il n'a pu écrire que ce qu'il pensait. Je le veux bien, et je m'incline avec respect devant sa sincérité ; mais son erreur n'en est, à mes yeux, que plus lamentable.

Non que l'emploi des moyens violents, de la dictature, du terrorisme soient choses de mon goût : Dieu m'en préserve !

Vous m'écrivez : Ce qui importe, c'est qu'on fasse la part du passé ; c'est qu'il soit bien acquis que ce n'est pas à recommencer.

Je suis entièrement de votre avis. En voulez-vous la preuve ?

Jetez les yeux sur la première page du premier volume de mon Histoire de la Révolution, vous y lirez :

Loin de nous consterner, que ces souvenirs de deuil nous rassurent ! Si la partie intellectuelle de l'œuvre à accomplir nous est désormais réservée, c'est parce que les hommes de la Révolution en ont pris pour eux la partie funeste. Cette mansuétude de mœurs au nom de laquelle nous avons souffert qu'on voilât leurs statues, cœurs pusillanimes et ingrats que nous sommes, ce sont eux qui nous l'ont rendue facile, par les obstacles qu'ils ont affrontés à notre place et surmontés pour notre compte, par les combats dont il nous ont dispensés en y périssant. Leurs violences nous ont légué ainsi des destinées tranquilles. Ils ont épuisé l'épouvante, épuisé la peine de mort ; et la Terreur, par son excès même, est devenue impossible à jamais.

 

Et si maintenant vous passez de la première page à la dernière, qu'y lirez-vous ?

Que la Terreur, en sauvant la République, l'éreinta ;

Qu'elle lui donna à frapper, au sein d'une nuit que le soupçon peupla bien vite de fantômes et où l'on ne distinguait pas suffisamment les visages, ses amis et ses ennemis ;

Qu'elle fit perdre en partie au monde le sens du plus merveilleux, du plus fécond, du plus sublime événement de l'histoire ;

Qu'elle arma du pouvoir de calomnier avec succès la liberté ceux à qui la liberté faisait horreur ;

Que le caractère terrible des moyens employés servit à cacher aux intelligences myopes l'étonnante grandeur du but poursuivi ;

Que les drames de la place publique trompèrent l'attention des esprits débiles en la fascinant, et que la Révolution aurait peut-être couru risque d'avorter, si l'éclat des idées par elle apportées aux peuples n'avait été assez radieux pour briller jusque dans l'ombre que répandait autour d'elle la guillotine.

Vous le voyez, mon cher Hébrard, ce n'est point là faire l'apologie du terrorisme.

Aussi ne serais-je pas de ceux que le livre d'Edgar Quinet a profondément affligés, si l'auteur n'avait pas dénaturé l'origine et méconnu la nature de ce qu'il condamne ; s'il n'avait pas attribué à des idées perverses ou des passions misérables le résultat funeste, mais inévitable, hélas ! d'une situation affreuse, sans exemple ; si, faisant de la Terreur un système, il n'avait pas rendu les révolutionnaires les plus intelligents, les plus dévoués, responsables de la fatalité qu'ils eurent à subir et des excès mêmes qu'ils combattirent ; s'il ne s'était pas trop complu à présenter comme une noire tragédie, ce qui fut, avant tout, un enfantement admirable ; s'il n'était point parti d'une fausse appréciation des faits pour insulter à la mémoire des grands hommes par qui tant de grandes choses furent accomplies ; si, de la même plume qui leur reprochait de n'avoir pas été des tyrans religieux, il n'avait pas transformé en tyrans ces héros du salut public qui, volontairement, d'avance, avec une abnégation presque fabuleuse, abandonnèrent leurs cœurs à d'incomparables tortures, leur tête au bourreau, leurs corps aux gémonies, et leur nom aux mensonges de l'histoire écrite par les vainqueurs.

Non, non, quoi qu'en dise M. Quinet, la Terreur ne fut pas un système ; elle fut, ce qui est bien différent, un immense malheur, né de périls prodigieux.

A quelle époque, dans quel pays vit-on jamais des attaques forcenées ne pas provoquer une résistance furieuse ? Les Anglais sont un peuple éclairé, un peuple libre, un peuple humain, et nous nous vantons de vivre dans un siècle qui n'a pas la soif du sang. Eh bien ! que firent les Anglais dans les Indes, lorsqu'il y a quelques années leur domination y fut menacée par la révolte des Cipayes ? Les cheveux se dressent sur la tête à ce souvenir. Vous figurez-vous de malheureux prisonniers conduits devant leurs compatriotes qu'on force à venir les voir attacher à la gueule de canons auxquels on met le feu, et à recevoir le choc de leurs membres épars, et à essuyer une pluie de sang, le tout pour inspirer aux indigènes une peur salutaire ! La Révolution n'imagina rien de semblable. Et les horreurs dont la Jamaïque vient d'être le théâtre, horreurs auxquelles tant de gens en Angleterre sont prêts à applaudir, pour peu qu'on prouve que la population blanche était réellement en danger ?

Ainsi, de nos jours, et par des hommes appartenant à un des peuples les plus humains de la terre, à un peuple qui déteste la dictature et tout ce qui y ressemble, l'Orient a été mis au régime de la Terreur, la Jamaïque a été mise au régime de la Terreur.

Mais, direz-vous, parlez donc du massacre de Cawnpore, parlez donc du massacre de Morant-Ray ! Songez à la gravité du péril, au caractère odieux de la provocation. — Ah ! vraiment ? Et la Révolution française était donc sur un lit de roses, elle, quand le délire la prit ? Et aucune provocation n'expliquait sa fureur ? Le Midi de la France soulevé, la Bretagne et la Normandie en révolte, la Lozère au pouvoir des royalistes, Toulon appelant les Anglais, Lyon armé contre Paris, la Vendée en feu, les Autrichiens maîtres de Condé, les Prussiens maîtres de Mayence, le duc d'York maître de Valenciennes, les conspirateurs du dedans complices des ennemis du dehors, la Révolution attaquée avec rage par tous les genres de puissance et tous les genres de crimes : armées innombrables, complots de confessionnal, appel à l'étranger, trahison sous le drapeau, accaparements pour augmenter la famine, fabrication de fausse monnaie pour créer une épouvantable confusion, ce n'était donc rien que cela ! Et c'est avec ce tableau sous les yeux qu'on suppose quelques hommes se rassemblant un beau matin autour d'une table et disant : Voyons, imaginons un système, coupons des têtes !

Oh ! que Charles Nodier avait raison quand il écrivait : J'ai compris, depuis, que les événements sont bien plus forts que les caractères, et que si certains hommes ont brisé les peuples dans leur passage, c'est qu'ils ont été poussés par une puissance non moins irrésistible que-celle qui déchire les volcans et précipite les cataractes !

La vérité est, comme je me souviens de l'avoir dit quelque part, que la Révolution déchira les flancs de la liberté, par qui elle fut engendrée, aussi fatalement que l'enfant, à son entrée dans la vie, déchire les flancs de sa mère.

M. Jules Ferry reproche aux Jacobins d'avoir méconnu la spontanéité révolutionnaire. Je vais lui signaler un des effets de cette spontanéité. Le 12 août 1795, les huit mille députés des assemblées primaires vinrent dire à la Convention : Il n'est plus temps de délibérer ; il faut agir ! Nous demandons que tous les suspects soient mis en état d'arrestation. Sur quoi Danton s'écria : Les députés des assemblées primaires viennent d'exercer parmi nous l'initiative de la Terreur.

La Terreur ne naquit donc pas dans le cerveau de quelques individus, elle ne fut donc pas l'œuvre de tels ou tels Jacobins ; et j'ajoute, malgré le mot de Danton, qu'elle ne sortit même pas de l'initiative des assemblées primaires, parce qu'elles obéissaient, elles aussi, aux lois de la situation, lois d'airain. La Terreur, préparée par des siècles d'oppression, provoquée par d'effroyables attaques et stimulée par les dangers d'une lutte de Titans, sortit des entrailles de l'histoire.

Qu'on en gémisse, on aura raison ; qu'on ne suppose pas des soldats français capables de courir à l'ennemi pour fuir l'échafaud, rien de mieux. Qu'on ne fasse pas honneur au bourreau des moyens de salut public fournis par l'enthousiasme de la vérité, le culte de la justice, et une foi magnanime dans la possibilité de régénérer le monde, c'est à merveille. Mais que nous, les enfants de la Révolution, nous qu'elle a allaités de son lait, nous dont elle a façonné l'âme, nous les héritiers de ce domaine immense qu'elle ensemença pour notre compte, à notre profit, nous soyons condamnés à entendre un des nôtres dire : Il n'y eut pas de proportion entre les sacrifices et les résultats ; en vérité, c'est à confondre l'esprit.

Et quelle est donc celle de nos idées que nous ne tenons pas d'elle ? Est-il un problème qu'elle n'ait, sinon résolu, du moins abordé ? Sont-ils donc tous des décrets de proscription, ces onze mille deux cent dix décrets qui témoignent de l'étonnante activité intellectuelle de la Convention ? N'y a-t-il pas de l'ingratitude à oublier jusqu'à quel point ils furent des tribuns studieux ces tribuns terribles, et de quel calme ils se trouvèrent capables au milieu du monde en ébullition, et combien ils travaillèrent à agrandir les horizons de la pensée, au moment même où, par des miracles d'énergie, ils sauvaient la France, qui haletait entre le néant et le chaos !

Mais la dictature ? — La dictature dont le terrorisme ne fut que le côté sanglant, fut voulue, acceptée, mise en œuvre pendant la Révolution comme moyen passager et désespéré de défense nationale ; mais, comme doctrine de gouvernement, jamais ! La France révolutionnaire, assaillie par l'Europe entière, minée par les complots, harassée par des soulèvements formidables, réduite à vivre pour ainsi dire dans la mort, céda à la nécessité de centupler sa force et son énergie en les concentrant.

Nier ce que cette concentration produisit alors de miracles ; ce serait nier la lumière du soleil. A partir du mois d'août 1793, et pendant les quatre mois qui suivirent, l'histoire de la Révolution n'est plus qu'une suite non interrompue de prodiges. Jamais on ne vit, et jamais on ne verra rien de semblable. Cinq mois ! à cette France révolutionnaire qui manquait d'argent, qui manquait de pain, qui manquait de fer, qui manquait de poudre, il ne fallut que cinq mois pour écraser les Anglais et les Hollandais à Hondschoote, pour mettre en déroute les Autrichiens à Wattignies, pour repousser les Piémontais, pour arrêter les Espagnols, pour reprendre les lignes de Weissembourg, pour dégager Landau, pour reconquérir l'Alsace, pour mettre la coalition aux abois, pour étouffer la révolte de Lyon, pour arracher Toulon aux Anglais, pour avoir raison de la Vendée. Voilà ce qu'accomplirent l'enthousiasme et le génie de la France révolutionnaire, servis par cette dictature que M. Edgar Quinet accuse du crime d'avoir été inutile.

Je dis servis, parce que ce mot répond à une autre assertion de M. Edgar Quinet, si étrange qu'elle est à peine concevable.

Que la dictature révolutionnaire eût préparé les peuples, comme il le dit, à subir la tyrannie, cela serait vrai si cette dictature était née d'une vile adoration de la force, si elle avait été autre chose qu'un levier employé par le désespoir épique d'un grand peuple ; si son existence, à l'époque dont il s'agit, se rattachait à cette basse supposition, qu'il peut y avoir avantage à ce qu'un homme ou quelques hommes se mettent à la place d'un peuple disparu. Mais en France, pendant la Révolution, rien de tel. Jamais, au contraire, dans aucun pays et dans aucun temps, l'idée de la dictature comme forme permanente de gouvernement ne fut poursuivie d'une haine plus virile, n'excita plus de défiance ; et si cette haine, si cette défiance s'adressèrent toujours avec un redoublement d'intensité à l'idée d'une dictature militaire, ce fut parce que la dictature militaire se lie plus particulièrement au culte de la force brutale, et porte une plus rude atteinte à la dignité humaine. De là le soin avec lequel le pouvoir civil tint les généraux courbés sous sa main ; de là le souverain empire de la Convention sur les armées. Jourdan, à la tête de cent mille soldats qui l'adoraient, se sentit troublé — il l'avoue lui-même — sous le regard de Saint-Just. Forcer la puissance du glaive à trembler devant celle de l'esprit, ce n'est pas élever les peuples pour la servitude.

On a parlé du 18 brumaire. Il ne devint possible qu'après l'éducation donnée à la nation par les vainqueurs de Thermidor. Je crois avoir dit une chose absolument incontestable, quand j'ai dit : Robespierre aurait rendu impossible Napoléon.

Je viens de nommer Robespierre. Lorsqu'il résolut d'arrêter la Terreur, — que M. Edgar Quinet, par une méconnaissance des faits véritablement incompréhensible, lui reproche d'avoir voulu systématiser, rendre permanente ; — lorsqu'il s'indigna en termes si passionnés de voir porter la Terreur dans toutes les conditions, et ériger en crimes ou des préjugés incurables, ou des choses indifférentes, pour trouver partout des coupables, et rendre la Révolution redoutable au peuple même ; lorsque, dans le mois de messidor, il alla développer, aux Jacobins, son programme : Guerre persévérante aux contre-révolutionnaires conspirateurs, mais, en même temps, guerre aux terroristes oppresseurs de l'innocence ; que firent les terroristes oppresseurs de l'innocence qu'il menaçait ? que firent les Fouché, les Vadier, les Tallien ? que firent ceux à qui Robespierre jeune, dans la Haute-Saône, avait arraché leur proie ; que firent les complices de ce Senar, dont les fureurs, à Tours, avaient été si vivement dénoncées par Couthon ? que firent les admirateurs de ce Schneider, dont Saint-Just avait châtié à Strasbourg la tyrannie ? Ils accusèrent Robespierre d'aspirer à la dictature, tant ils savaient combien l'horreur de la dictature, comme forme permanente de gouvernement, était générale et profonde.

Si jamais calomnie fut audacieuse, c'était celle-là. De toutes les idées dont le triomphe est inconciliable avec l'idée de dictature, il n'en était pas une seule qui n'eût trouvé un ardent défenseur dans l'homme qu'on trans- formait en tyran. Il avait demandé bien haut la liberté de la presse, la liberté de conscience, la liberté des cultes ; il n'avait jamais laissé échapper aucune occasion de mettre les esprits en garde contre le danger du despotisme militaire ; c'était pour cela qu'à la fin de 1791, et au commencement de 1792, il s'était élevé contre le dessein de déclarer la guerre à l'Europe, ainsi que le voulaient les Girondins, d'accord sur ce point avec les Constitutionnels et la cour ; comme conséquence certaine des batailles gagnées, ou du pouvoir de la Révolution affaibli, il avait pressenti le 18 brumaire, il avait prédit Napoléon : Laissez flotter un moment les rênes de la Révolution : vous verrez le despotisme militaire s'en emparer et le chef des factions renverser la représentation nationale avilie. Et puis, il aurait fallu qu'il pût corrompre les lâches, mitrailler les courageux : quels canons avait-il à son service, et où étaient ses trésors ? Mais l'influence de sa parole tirait de son caractère quelque chose d'irrésistible. On le dénonça comme un tyran de l'opinion. Oui, ce fut sur ce terrain, chose extraordinaire, que son ami Saint-Just eut à le défendre et le défendit, dans son rapport du 9 thermidor : On le constitue en tyran de l'opinion... Et quel droit exclusif avez-vous sur l'opinion, vous qui trouvez un crime dans l'art de toucher les âmes ?... Êtes-vous donc de la cour de Philippe, vous qui faites la guerre à l'éloquence ? Un tyran de l'opinion ! Qui vous empêche de disputer l'estime de la patrie, vous qui trouvez mauvais qu'on la captive ? Vains efforts ! l'idée de la dictature prévalant comme système était si directement opposée au génie de la Révolution, et à cet égard les défiances étaient si excessives, si farouches, que le jour où Robespierre fut accusé, même de régner par la parole, il fut perdu. Il eut alors contre lui non-seulement les royalistes, qui brûlaient de frapper la Révolution en sa personne ; non-seulement les terroristes oppresseurs de l'innocence, qu'il avait eu le courage de flétrir, mais d'honnêtes et sincères républicains, tels que Cambon et Lakanal, qu'on entendit plus tard gémir de leur erreur et confesser leurs remords. On assassina le tyran, en étouffant la voix de l'accusé, c'est-à-dire en violant un droit que les tyrans seuls méconnaissent ! A Lecointre, qui trouvait juste qu'on l'entendît avant de le tuer, Mallarmé dit à voix basse : Non, il est sauvé, s'il parle.

Quand M. Edgar Quinet a affirmé que Robespierre et Saint-Just firent un principe de gouvernement de ce qui n'avait été d'abord qu'un éclat de colère, voulurent changer ce qui avait été un accident en un état permanent, systématisèrent l'ivresse de la multitude ; et quand, de son côté, M. Jules Ferry s'est efforcé de trouver un lien entre la doctrine des Jacobins et le 18 brumaire, je suppose que ni M. Edgar Quinet ni M. Jules Ferry n'avaient sous les yeux la conclusion du rapport de Saint-Just, à l'ouverture de cette séance du 9 thermidor, dont il pouvait si peu prévoir le résultat : Je propose le décret suivant : La Convention nationale décrète que les institutions qui seront incessamment rédigées présenteront les moyens que le gouvernement, sans rien perdre de son ressort révolutionnaire, ne puisse tendre à l'arbitraire, favoriser l'ambition, et opprimer ou usurper la représentation nationale.

Était-ce là systématiser l'ivresse de la multitude, systématiser la dictature, et proclamer l'excellence des coups d'État ?

J'ai dit plus haut que les hommes de la Révolution se considérèrent toujours comme dans un état purement transitoire. Comment en douter quand on les voit, au plus fort de la lutte des passions, travailler à l'établissement d'un régime de garanties et de liberté ? La Constitution de 1795, impatiemment et généralement attendue, élaborée avec un zèle égal par les Girondins et les Montagnards, mise en discussion aussitôt après la victoire de ceux-ci, votée par eux sans désemparer, et acceptée par le peuple de Paris au milieu des plus vifs transports d'enthousiasme, que faut-il de plus pour prouver sans réplique combien était ardent, même chez les révolutionnaires les plus décidés, le désir de régulariser la situation, de passer du régime de la Révolution militante à celui de la liberté pacifique, et d'échapper au provisoire de la Terreur, au provisoire de la dictature révolutionnaire ?

Et certes, on ne dira pas que la Constitution de 1795, à laquelle Robespierre prit tant de part, et qui fut due en si grande partie à son influence, organisait la dictature ou laissait à la Terreur les moyens de perpétuer son funèbre empire. La liberté, la sûreté, la propriété, la dette publique, le libre exercice des cultes, une instruction commune, des secours publics, la liberté indéfinie de la presse, le droit de pétition, le droit de se réunir en sociétés populaires : telles sont les garanties que l'article 122 de la Constitution de 1795 assurait à tous les Français. Je reprends ma question. Était-ce là jeter les fondements de la dictature ? Était-ce là systématiser la Terreur ?

Quoi qu'il en soit, provisoire ou permanente, il importait que la dictature révolutionnaire cessât le plus tôt possible, et, quant à la Terreur, si elle était morte le 9 thermidor, j'aurais moins de peine à concevoir l'opinion que M. Jules Ferry exprime sur cette célèbre journée. Mais ce qui précisément ne mourut pas le 9 thermidor, ce fut la Terreur. Car ce que M. Jules Ferry décore du nom de réveil de la justice fut tout simplement la Terreur continuée en sens inverse, et sous forme d'assassinat. Ce qu'il appelle le réveil de la clémence inaugura le régime des coups de poignard.

M. Jules Ferry ignore-t-il donc que sans avoir, eux, un but glorieux à atteindre, une résistance désespérée à vaincre, et uniquement par excès de haine, par vengeance, pour reconquérir leurs privilèges, pour en finir une bonne fois avec la Révolution, les sicaires de la Terreur blanche entrèrent en besogne, tuant avec délices, tuant partout, tuant au coin d'un bois, tuant en pleine rue, tuant ici par derrière, là d'une façon triomphale, tantôt égorgeant avec un masque sur le visage, tantôt faisant de l'assassinat un spectacle qui eut ses galeries et son parterre ; en certaines villes, pointant des canons contre les cachots, en d'autres brûlant vifs les prisonniers pour s'épargner la fatigue de les massacrer ? La clémence trouva-t-elle son compte à la mise en coupe réglée des républicains à Lyon, à Aix, à Marseille, à Tarascon, où les Thermidoriens eurent leurs journées de septembre, plus affreuses encore que les premières ? La justice gagna-t-elle beaucoup à ce que le règne des assassins remplaçât les procédés du tribunal révolutionnaire, procédés terriblement sommaires sans doute, mais qui du moins ne faisaient venir le bourreau qu'après le juge ? Etranges apôtres de l'humanité, que ceux qui en célébraient le retour, un couteau à la main et les bras teints de sang !

On répondra peut-être que la Terreur blanche fut amenée par la Terreur rouge. Et la Terreur rouge, est-ce que d'aventure elle n'avait été amenée par rien ? Écoutons madame de Staël, peu suspecte de jacobinisme : Pendant les quatorze années de l'histoire de l'Angleterre, qu'on peut assimiler à celle de la France sous tant de rapports, il n'est point de période comparable aux quatorze mois de la Terreur. Qu'en faut-il conclure ? Qu'aucun peuple n'avait été aussi malheureux depuis cent ans que le peuple français. Si les nègres, à Saint-Domingue, ont commis bien plus d'atrocités encore, c'est qu'ils avaient été plus opprimés.

Est-ce à dire qu'on doive couvrir du voile complaisant de la fatalité les excès, les violences, les iniquités, qui eurent place dans la Révolution française ? A Dieu ne plaise ! Une société n'est pas remuée dans toutes ses profondeurs sans qu'une partie du limon qu'elle contient monte à la surface. Il est bien certain que le salut public fut l'arme dont s'emparèrent des passions qui n'avaient rien de commun avec l'amour de la patrie et l'amour de la vérité. La nécessité d'une politique ferme et vigilante s'aggrava de tout ce qu'y ajoutèrent le caractère violent, les haines personnelles et les instincts féroces de certains hommes. Ces hommes, flétrissons-les ; mais, d'abord, cherchons à les reconnaître. Ne confondons pas dans une même réprobation les vertus et les vices, les actes héroïques et les crimes que, dans son cours orageux, le torrent charria pêle-mêle. La première condition pour être libre, c'est d'être juste.

Ici, j'entends quelques-uns de nos amis s'écrier :

Pourquoi ne pas écarter, ou du moins subordonner entièrement ces questions personnelles ? Les sympathies et les antipathies instinctives jouent un trop grand rôle dès qu'il s'agit de noms propres, pour qu'on puisse garder la mesure. Les détails les plus avérés, la connaissance la plus complète des faits ne mettraient pas un terme à ces dissidences, parce qu'elles prennent leur source dans le sentiment bien plus que dans l'esprit. A quoi bon dès lors donner une place si grande à des questions qui font presque infailliblement de l'histoire un panégyrique ou un pamphlet ?... Dans l'histoire de la Révolution, les choses dominent prodigieusement les individus : l'importance de ceux-ci, l'intérêt de leur réputation, pâlissent singulièrement auprès de l'intérêt social qui est en jeu et des questions qui s'agitent ; et si celles-ci s'obscurcissent dès qu'on y mêle des questions d'hommes, il faut à tout prix les en séparer. Importe-t-il si fort, après tout, de savoir au juste ce qu'on doit accorder de talent, d'honnêteté, d'influence à tel ou tel ? Il faudra toujours bien laisser une part dans ce genre d'appréciation aux préférences et aux aversions instinctives, qui ont aussi leur raison d'être et contre lesquelles nul argument ne prévaut.

 

Ainsi s'exprimait, il y a un peu plus d'une année, notre collaborateur M. Challemel-Lacour, dans un très-remarquable article publié par le Temps, et que j'ai sous les yeux.

J'en demande pardon à mon ingénieux et éloquent confrère, mais je ne saurais en ceci être de son opinion, ni au point de vue de l'histoire, ni au point de vue de la philosophie, ni au point de vue de l'utilité pratique.

Et d'abord, en matière d'histoire, les questions personnelles sont inévitables, par la raison bien simple que l'histoire est faite de main d'homme. Le passé n'est pas peuplé d'ombres. Ce qui s'y meut, ce n'est pas une multitude confuse d'abstractions pures. Les idées y ont un corps. Chaque événement y a un nom propre. Les choses y sont filles des individus. Otez les individus de l'histoire, elle disparaît.

La question se réduit alors à savoir si les questions personnelles doivent être écartées en ce sens, qu'il faille s'en remettre au hasard du soin de décider si tel personnage historique a été bon ou méchant, a servi une cause juste ou une cause injuste, mérite l'approbation ou le blâme de la postérité.

J'admets qu'il y a des sympathies et des antipathies instinctives, et qu'elles ont leur raison d'être. Mais quand il s'agit du passé, quand il s'agit d'hommes que nous n'avons pas vus, que nous n'avons pas connus, avec lesquels nous n'eûmes jamais personnellement aucun rapport, sur quoi, je le demande, peut reposer la raison d'être de nos sympathies et de nos antipathies, qu'elles soient instinctives ou raisonnées, qu'elles aient leur source dans le sentiment ou dans l'esprit ? N'est-il pas manifeste que cette raison d'être ne saurait être ailleurs que dans la connaissance des faits ? Et s'ils ont été faussement présentés ; si nous nous sommes par conséquent formé une idée fausse des personnages qui nous avaient attirés ou éloignés, n'est-ce pas la fonction essentielle de l'histoire de rétablir les faits, de telle sorte que nos préférences et nos aversions, au lieu d'avoir pour raison d'être le mensonge ou l'erreur, aient pour raison d'être la vérité et la justice ?

Quant à ces préférences et ces aversions contre lesquelles rien n'a chance de prévaloir, ni les détails les plus avérés, ni la connaissance la plus complète des faits, ni les arguments les plus décisifs : franchement des préférences et des aversions de cette espèce ne valent pas qu'on s'en occupe. L'erreur aurait trop beau jeu si, pour s'emparer triomphalement de l'histoire, il lui suffisait de s'entêter. Et le mensonge aussi aurait trop beau jeu, si la vérité était tenue de mettre bas les armes devant ceux qui, une fois trompés, ne veulent pas absolument qu'on les désabuse.

Mais importe-t-il de savoir au juste la part de talent, d'honnêteté, d'influence qui revient à tel ou tel personnage historique ? Oui, cela importe fort, surtout quand ce personnage a été appelé à jouer un rôle considérable. Et pourquoi ? Parce qu'il n'est possible de jouer un grand rôle dans l'histoire qu'à la condition d'être ce que j'appellerais volontiers un homme représentatif. La force que les individus puissants possèdent, ils ne la tirent d'eux-mêmes qu'en très-petite partie : ils la puisent surtout dans le milieu qui les entoure. Leur vie n'est qu'une concentration de la vie collective au sein de laquelle ils sont plongés. L'impulsion qu'ils impriment à la société est peu de chose, au fond, comparée à l'impulsion qu'ils reçoivent d'elle. Si c'est là ce qu'on entend par ces mots, — qui, soit dit en passant, manquent de clarté — les choses dominent les individus, on a raison, et l'on a raison aussi d'ajouter que cela fut surtout vrai de la Révolution française. Ce n'est certes pas moi qui, sur ce point, contredirai M. Challemel-Lacour, car j'ai moi-même écrit : Certains hommes qui furent grands pendant la Révolution, ne le furent que par elle, et parce qu'elle dut les créer à son image. Mais quoi ! c'est précisément à cause de cela que l'appréciation exacte de leur individualité importe. En les attaquant ou en les défendant, ce qu'on attaque ou ce qu'on défend, c'est l'idée qui s'est incarnée en eux, c'est l'ensemble des aspirations qu'ils ont représentées. En honorant ou en flétrissant leur mémoire, on honore ou l'on flétrit la vie collective dont leur vie particulière ne fut, je le répète, que la concentration. En bénissant ou en maudissant leur influence, on bénit ou on maudit l'influence générale par laquelle la leur fut dominée, ou, pour mieux dire, dont elle fut la manifestation énergique, le résumé vivant. On pourrait presque dire que, pendant la Révolution, les principes se firent chair. C'est pourquoi les questions d'hommes, à cette époque, furent en réalité des questions de doctrine. Les passions mêmes, de la part des révolutionnaires honnêtes, ne furent, si je puis m'exprimer ainsi, que des idées en colère.

Si l'on doute de la force du lien qui existait alors entre les individus et les choses, qu'on se reporte par la pensée au 9 thermidor, où il n'y eut de réveillé que la contrerévolution, mais où ce réveil fut si brusque et si complet. Robespierre et la Révolution se tenaient si étroitement embrassés, qu'ici la chute de l'homme et celle de l'idée ne firent qu'un.

Comment donc séparer, spécialement en ce qui concerne la Révolution française, les individus d'avec les choses ?

Quand les esprits, — et je n'entends point parler seulement de ceux qui méditent, — semblent aujourd'hui ne se diviser que sur des noms propres, ce qui les divise réellement, c'est la nature des idées, des aspirations, des tendances, que ces noms représentent. Il est bien inutile, quand la Révolution est en jeu, de se révolter contre l'importance des questions personnelles : cette importance leur vient de ce qu'elles sont des questions de choses. Il ne faut pas prétendre qu'on les obscurcit en les mêlant. Le mélange n'a rien d'arbitraire, rien qui dépende de nous : il est l'œuvre de l'histoire. On se flatterait en vain de mettre un terme aux dissidences, dans le camp démocratique, en se dissimulant leur véritable cause. Ne prenons pas pour un procédé de conciliation une illusion d'optique. Seulement, si nos pères, condamnés à penser au bruit des combats, jugèrent à tort inconciliables des conceptions dont chacune renfermait sa portion de vérité, et qui, loin d'être contradictoires, étaient de nature à se compléter l'une l'autre : cherchons le point précis où elles s'harmonisent. Ce jour-là, nous cesserons de nous diviser sur des noms, parce que nous cesserons de nous diviser sur les idées.

En attendant, efforçons-nous d'être justes.

Déplorons du fond de l'âme la Terreur.

Condamnons énergiquement la dictature en principe.

Vouons au mépris le culte de la force.

Maudissons les excès et flétrissons les crimes.

Mais ne présentons pas comme le délire d'un peuple, réduit en système par quelques hommes, ce qui fut le produit fatal d'une situation effroyablement exceptionnelle.

Ne les accusons pas de tyrannie, pour les punir de n'avoir pas été des tyrans, fondateurs de religions.

Ne leur attribuons pas l'intention qu'ils n'eurent jamais, de rendre permanent ce qui, par essence, était passager.

Ne disons pas que les résultats furent disproportionnés aux sacrifices, quand ces résultats furent : les conquêtes intellectuelles qui nous ont faits ce que nous sommes, et la France sauvée.

N'accusons pas d'avoir ouvert une école à la servitude, cette dictature révolutionnaire qui s'associa aux plus magnanimes efforts d'héroïsme, se prêta au développement des plus mâles caractères, loin d'amortir l'élan du peuple l'exalta, et, élevant la politique à des hauteurs jusqu'alors inconnues, décréta que tel jour une bataille serait gagnée, qu'à telle heure une place forte serait prise d'assaut, et cela avec une certitude sublime d'être obéie.

Enfin, si l'honneur de la Révolution nous est cher, gardons-nous, puisque aussi bien la vérité nous le défend, gardons-nous d'imputer ces excès, qu'il faut maudire, ces crimes, qu'il faut flétrir, à ceux qui présidèrent jusqu'au bout aux destinées de la Révolution, reçurent d'elle seule ce pouvoir, marquèrent de leur empreinte chacun de ses immortels travaux, se dévouèrent sans réserve à sa fortune, triomphèrent tant qu'elle triompha et eurent cette gloire de mourir enveloppés dans sa défaite.

 

LOUIS BLANC.