HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME SECOND

 

APPENDICE

 

 

N° 1. — DOCTRINE DE L'ÉTAT.

 

La polémique qu'on va lire est extraite du Nouveau Monde. Le lecteur remarquera que je me suis fait un devoir de reproduire les arguments de M. Proudhon d'une manière textuelle. Je n'ai supprimé de ma réponse, telle qu'elle parut à cette époque, que quelques passages qui, provoqués par le ton des attaques de M. Proudhon, étaient empreints de trop de véhémence et ne méritent pas de figurer dans une discussion de principes.

 

Qu'est-ce que l'État ?

L'État, en un régime monarchique, c'est le pouvoir d'un homme, la tyrannie dans un seul.

L'État, en un régime oligarchique, c'est le pouvoir d'un petit nombre d'hommes, la tyrannie dans quelques-uns.

L'État, en un régime aristocratique, c'est le pouvoir d'une classe, la tyrannie dans plusieurs.

L'État, en un régime anarchique, c'est le pouvoir du premier venu qui se trouve être le plus intelligent ou le plus fort, c'est la tyrannie dans le chaos.

L'État, dans un régime démocratique, c'est le pouvoir de tout le Peuple, servi par ses élus, c'est le règne de la liberté.

Oui, l'État, la liberté ! ces deux termes sont corrélatifs.

En quoi consiste la liberté ? Dans le développement complet des facultés de chacun.

Tous les hommes ont-ils les mêmes facultés ? tous sont-ils égaux en force et en intelligence ? Non.

Qu'arrivera-t-il si on laisse le plus intelligent ou le plus fort mettre obstacle au développement des facultés de qui est moins fort ou moins intelligent ? Il arrivera que la liberté sera détruite.

Comment empêcher ce crime ? En faisant intervenir entre l'oppresseur et l'opprimé tout le pouvoir du Peuple.

Si Jacques opprime Pierre, les trente-quatre millions d'hommes dont la société française se compose accourront-ils tous à la fois pour protéger Pierre, pour sauvegarder la liberté ? Le prétendre serait une bouffonnerie.

Comment donc la société interviendra-t-elle ? Par ceux -, qu'elle aura choisis pour la représenter à cet effet.

Mais ces représentants de la société, ces serviteurs de tout le Peuple, qui sont-ils ? L'État.

Donc, l'État ici n'est autre chose que la société elle-même, agissant comme société, pour empêcher... quoi ? L'oppression ; pour maintenir... quoi ? La liberté.

Donc, demander la suppression de l'État, même quand il n'exprime que le pouvoir de tous, à l'égard de chacun, c'est demander que la société soit dissoute en tant que société ; c'est livrer les hirondelles aux oiseaux de proie ; c'est faire qu'il y ait toujours des exploiteurs et des exploités, des riches et des pauvres ; c'est installer la tyrannie au sein de la confusion universelle ; c'est non-seulement sortir des voies du socialisme, mais prêcher l'individualisme dans ce qu'il a de plus frénétique ; c'est pousser droit à la destruction de la liberté.

Ceux qui s'en vont criant : Que l'État soit ceci ou cela, il nous importe peu, nous n'en voulons plus d'aucune sorte, ceux-là se rendent-ils bien compte de ce qu'ils veulent ? le comprennent-ils eux-mêmes ? Je n'hésite pas à répondre non.

S'ils n'acceptent pas le principe de la souveraineté du Peuple, qu'ils en conviennent. S'ils l'acceptent, tout est dit. Car il est bien manifeste que la souveraineté du Peuple ne saurait consister dans le droit reconnu à plusieurs millions d'hommes de s'entr'égorger jusqu'à ce que les plus forts règnent sur des cadavres.

Si par souveraineté du Peuple on ose entendre une cohue de volontés se livrant, en toute liberté, une guerre l'extermination, il faut qu'on s'en explique franchement. Nous saurons alors à quoi nous en tenir ; et, s'il nous faut absolument choisir entre deux tyrannies, eh bien, nous nous résignerons à subir celle qui se montrera prête à nous frapper sans nous tromper.

En attendant, nous dirons, nous qui croyons d'une foi profonde à la souveraineté du Peuple, nous qui la voulons pleinement et nettement réalisée, et qui ne mettons pas des mots à la place des choses, que la souveraineté du Peuple est le pouvoir exercé, au nom du Peuple, sous son regard, sous sa dépendance, dans son intérêt, par ceux qu'il a choisis pour l'exercer.

Or, voilà justement ce qu'exprime, au point de vue démocratique, le mot État.

Prétendre qu'on aspire à remplacer l'État par la société, dans un régime vraiment démocratique, c'est mettre en avant une sottise qui ne vaut pas qu'on s'y arrête ; cela revient à dire qu'on aspire à remplacer la société... par la société.

Dans un livre publié sous ce titre : les Confessions d'un révolutionnaire, et que je définis sans détour : le CODE DE LA TYRANNIE PAR LE CHAOS, M. Proudhon dit : Quiconque met la main sur moi pour me gouverner est un usurpateur et un tyran : je me déclare son ennemi. Et moi aussi.

Mais c'est justement pour empêcher ce crime insolent que j'affirme l'État, alors que M. Proudhon le nie. Car, si mon ennemi est plus fort que moi, et qu'entre lui et moi il n'y ait absolument rien, qui l'empêchera de devenir mon tyran ?

M. Proudhon croit savoir que, lorsque les premiers hommes s'assemblèrent au bord des forêts pour fonder la société, ils ne se dirent point, comme feraient les actionnaires d'une commandite : Organisons nos droits et nos devoirs, de manière à produire pour chacun et pour ton... la plus grande somme de bien-être, et amener en même temps notre égalité et notre indépendance. J'ignore si les premiers hommes qui s'assemblèrent au bord des forêts tinrent exactement ce langage ; mais je m'assure que les hommes, en formant les sociétés, n'ont pu avoir d'autre but que de se protéger mutuellement contre les entreprises des plus rusés, des plus audacieux ou des plus forts. De sorte que l'idée de l'État est précisément née du besoin de se garantir de la tyrannie.

Maintenant, que, par suite de sa mauvaise constitution, l'autorité ait menti à son origine ; que les gardiens de la liberté se soient servis de la puissance qui leur était confiée contre la liberté elle-même ; qu'à l'oppression par voie d'anarchie ait succédé l'oppression par voie de gouvernement ; qu'un despotisme artificiel, convenu, habilement et odieusement réduit en système, ait fait suite à l'ancien despotisme du premier venu, c'est très-vrai. Seulement, là n'est point la question. Comment ! voici des raisonneurs qui ont foi au progrès, ils nous le jurent, et, de ce que, jusqu'ici, les moyens n'ont pas été mis en rapport avec le but, ils concluent que le but est chimérique !

Des maîtres, nous n'en voulons plus sous aucun nom, sous aucun prétexte, d'aucune sorte : voilà qui est bien entendu. Nous voulons que les gouvernants — et nous sommes prêts à supprimer le mot, pour peu qu'il choque les puristes de l'anarchie — soient tout simplement les agents du Peuple, ses mandataires révocables et responsables, ses commis, ses serviteurs. Ces conditions une fois remplies, que devient le pompeux anathème lancé contre l'État comme principe ?

Le Peuple a-t-il le droit d'avoir des commis, élus par lui, et qu'il renvoie quand ils s'acquittent mal de leur emploi ? Trente-quatre millions d'hommes, par exemple, peuvent-ils se passer, pour faire leurs affaires, de ce dont il est impossible au moindre négociant de se passer ? Si vous répondez oui, j'admire l'audace de votre folie ; si voua répondez non, votre guerre à l'État est un non-sens.

Chose inconcevable ! Pour arriver à cette notion : l'État serviteur, il y a eu mille combats terribles à soutenir, mille révolutions meurtrières à traverser, et, lorsque la puissance exercée pendant si longtemps contre le Peuple est à la veille de s'exercer pour lui, il se trouve des gens qui viennent nous proposer de reculer dans l'histoire jusqu'à la tyrannie du premier venu, de nous rendre libres à la manière des sauvages, de nous rendre souverains à la manière des habitants de la Terre-de-Feu ou de Van-Diémen !

M. Proudhon demande : Qui osera dire enfin : Tout pour le Peuple, et tout par le Peuple, même le gouvernement ?[1]

Qui l'osera ? Quiconque admet autrement qu'en paroles le principe de la souveraineté du Peuple, quiconque met au-dessus des tyrannies individuelles la puissance de tous ou l'État, quiconque est un vrai démocrate socialiste...

Qui l'osera ? Moi.

Elle n'est pas neuve, au surplus, cette théorie de la souveraineté de chacun, comme négation de la souveraineté de tous : c'est celle des libéraux, qui étaient conséquents, eux. Adorateurs de Baal, ardents à écarter du Capital[2], tout ce qui aurait pu le gêner dans son action despotique, ils avaient imaginé les belles maximes : Laissez faire, laissez passer ; chacun chez soi, chacun pour soi. C'était la liberté comme on l'entend chez les sauvages : Je suis plus fort que toi, je te tue. Seulement, on disait ici : Je suis plus riche que toi, je te ruine. Nous ne nous attendions guère à entendre les adversaires du Capital recommander l'adoption du procédé au moyen duquel ses docteurs sont parvenus à fonder si heureusement son empire !

Quand les Tallien et les Bourdon (de l'Oise) eurent juré la perte de la Révolution, rappelons-nous comment ils s'y prirent. Ils firent sonner bien haut leur haine du pouvoir, et ce fut avec le mot dictature, aiguisé en couperet, qu'ils assassinèrent Robespierre.

Il est vrai que, bon logicien en ceci du moins, M. Proudhon n'y trouve pas trop à redire. Je cite textuellement :

... Admirez la puissance des principes. A peine réunis pour venger la Révolution des parjures de la royauté, ces hommes furent saisis d'une véritable fureur de gouvernement. Des mesures de salut public, affranchies des formalités légales, étaient devenues nécessaires ; bientôt le bon plaisir des dictateurs fut toute leur raison ; ils ne surent que proscrire et guillotiner. Ils étaient le pouvoir, ils agissaient comme des rois. L'absolutisme revivait dans leurs décrets et dans leurs œuvres. C'étaient des philosophes, pourtant !... Il fallut réagir contre cette frénésie despotique : le 9 thermidor fut un avertissement donné par le pays à l'autorité conventionnelle. Tant que le Peuple avait craint pour les conquêtes de la Révolution, pour l'indépendance du territoire et l'unité de la République, il avait toléré la dictature des comités. Le jour où la Terreur devint un système, où ce provisoire de sang parut vouloir devenir définitif, ou l'utopie pénétra dans les conseils, où Robespierre, l'homme des vengeances plébéiennes, ne fut plus qu'un chef de secte, ce jour-là une crise devint inévitable. La logique du vertueux réformateur le poussait à supprimer les hommes en même temps que les abus : c'est le pouvoir qui a perdu les Jacobins[3].

 

Ainsi, lorsque Robespierre et Saint-Just voulurent, non pas que la Terreur devînt, mais qu'elle cessât d'être un système, ils ne savaient que proscrire et guillotiner ! Lorsque, avec un dévouement presque fabuleux, ces héros du salut public abandonnaient, volontairement et d'avance, leur cœur à d'incomparables tortures, leur tête au bourreau, leur corps aux gémonies, leur nom aux mensonges de l'histoire écrite par les vainqueurs, ils agissaient comme des rois ! Lorsque, succombant à la coalition des fourbes et des égoïstes, des lâches et des corrompus, Robespierre s'écriait : Les brigands l'emportent ! il ne s'apercevait pas que c'était le pays qui l'emportait, et c'était le peuple qui, fatigué de la dictature des comités, et incarné probablement dans l'honnête Tallien, envoyait à un chef de secte ce célèbre avertissement... qui fut un coup de hache !

Proudhon dit que ce fut le pouvoir qui perdit les Jacobins ; mais il oublie d'ajouter que ce furent les contre-révolutionnaires qui se déchaînèrent contre le pouvoir des Jacobins. Et ce faisant, ils ne se trompaient pas d'ennemis ; car, entre les mains de Robespierre et de Saint-Just, le pouvoir des Jacobins, c'était la Révolution même.

Voilà ce que comprirent bien, quoique trop tard, hélas ! les quelques patriotes qui, tels que Billaud-Varenne et Cambon, eurent le malheur de tremper dans l'attentat de Thermidor. Depuis ce moment fatal, Cambon fut poursuivi d'un remords dont il ne parvenait à calmer qu'en l'avouant l'amertume poignante, et Billaud-Varenne est mort en se frappant la poitrine, il est mort en demandant pardon aux mânes de Robespierre.

Quant à nous, nous n'avons pas, ainsi que Proudhon, le fanatisme de l'anarchie, mais nous n'avons pas non plus celui du pouvoir. Nous l'aimons tutélaire, généreux, dévoué, prenant pour devise ces profondes paroles dé l'Évangile : Que le premier d'entre vous soit le serviteur de tous les autres, et nous le haïssons dépravé, corrupteur, oppressif, faisant du Peuple sa proie. Nous l'admirons représentant la partie généreuse et vivante de l'humanité, nous l'abhorrons quand il en représente la partie cadavéreuse. Nous nous révoltons contre ce qu'il y a d'insolence, d'usurpation, de brigandage dans cette notion : l'État maître, et nous applaudissons à ce qu'il y a de touchant, de fécond et de noble dans cette notion : l'État serviteur.

Disons mieux : il est une croyance à laquelle nous tenons mille fois plus qu'à la vie, c'est notre croyance dans la prochaine et définitive transformation du pouvoir. Là est le passage triomphal du monde ancien au monde nouveau.

La Révolution économique accomplie, dit M. Proudhon, le gouvernement doit-il subsister encore ?

Mais la question est justement de décider si l'intervention de l'État n'est pas, d'abord, nécessaire pour que la Révolution économique s'accomplisse.

Nous affirmons, et, jusqu'à présent, nous sommes les seuls à l'affirmer, — je le crois, parbleu, bien ! — que la disparition de l'État est la conséquence nécessaire de l'organisation du crédit et de la réforme de l'impôt.

C'est ce qu'il faudra voir ; mais, en attendant, le citoyen Proudhon s'enfonce de plus belle dans son péché favori : la pétition de principe. Car, avant d'affirmer que la disparition de l'État est la conséquence nécessaire de l'organisation du crédit et de la réforme de l'impôt, il serait bon de prouver que l'organisation du crédit et de la réforme de l'impôt ne sont pas les conséquences nécessaires d'une intervention de l'État. Or, je me permets de croire que la Banque du citoyen Proudhon témoigne faiblement en faveur des essais d'organisation du crédit tentés en dehors de l'État, et j'ose mettre en doute que l'impôt se réforme de lui-même !

Pour eux, — Louis Blanc et Pierre Leroux, — la question politique, au lieu de s'annihiler en s'identifiant à la question économique, subsiste toujours ; ils maintiennent, en l'agrandissant encore, l'État, le pouvoir, l'autorité, le gouvernement. Ce qu'ils font, c'est de changer les appellations ; de dire, par exemple, au lieu de l'État maître, l'État serviteur, comme s'il suffisait de changer les mots pour transformer les choses !

J'ai défini avec précision ce qu'il y avait à entendre par l'État serviteur. J'ai expliqué que, dans un régime démocratique, le pouvoir devait être issu du suffrage universel ; que ceux qui l'exerçaient, en vertu de la volonté du Peuple, n'avaient aucun droit, comme serviteurs du Peuple, à un surcroît de jouissances ou de fortune, et contractaient seulement, en cette qualité, de plus grands devoirs ; que la durée de leur mandat devait être aussi courte que possible ; qu'ils devaient être révocables ; qu'ils devaient être responsables ; qu'il importait de leur enlever dans la libre disposition de l'armée un moyen de tyrannie, et dans le maniement clandestin du trésor public un moyen de corruption. Est-ce changer les mots sans transformer les choses, que de vouloir, à la place d'un maître qui commence à régner dans le ventre de sa mère, des commis chargés par le Peuple de s'occuper des affaires de la communauté ? Est-ce changer les mots sans transformer les choses, que de faire du pouvoir une charge et une haute occasion de dévouement, au lieu d'en faire un appât pour l'égoïsme et une proie offerte à ce qu'il y a de plus cupide et de plus vil dans l'ambition ? Avoir des serviteurs qu'on renvoie quand ils s'acquittent mal de leur emploi et posséder la faculté de les punir, est-ce la même chose que de vivre courbé sous un chef inviolable et qui, pour maintenir son inviolabilité, a sous la main des canons chargés à mitraille ?

Pour vider le différend, nous avons à considérer l'État, non plus au point de vue de l'ancienne société, qui l'a naturellement et nécessairement produit, et qui va finir, mais au point de vue de la société nouvelle.

C'est cela même.

Or, si nous prouvons qu'à ce dernier point de vue, l'État, considéré dans sa nature, repose sur une hypothèse complètement fausse ; qu'en second lieu, considéré dans son objet, l'État ne trouve de raison d'existence que dans une seconde hypothèse également fausse : qu'enfin, considéré dans les motifs d'une prolongation ultérieure, l'État ne peut invoquer encore qu'une hypothèse, aussi fausse que les deux premières : ces trois points éclaircis, la question sera jugée ; l'État sera reconnu chose superflue, par conséquent nuisible, impossible ; le Gouvernement sera une contradiction.

D'accord. Nous écoutons.

 

1° DE LA NATURE DE L'ÉTAT.

Après avoir cité la définition donnée par moi des diverses formes de gouvernement, M. Proudhon dit :

Il paraît que personne, parmi les citoyens délégués, n'a appris le grec. Autrement, ils auraient vu que leur maître et ami Louis Blanc, au lieu de dire ce que c'est que l'État, n'a fait autre chose que traduire en français les mots grecs monos, un ; oligoï, quelques-uns ; aristoï, les grands ; demos, le Peuple, a privatif, qui veut dire non. C'est à l'aide de ces qualificatifs qu'Aristote a différencié les différentes formes de l'État, lequel s'exprime par archê, autorité, gouvernement, État. Nous en demandons bien pardon à nos lecteurs, mais ce n'est pas notre faute si la science politique du président du Luxembourg ne va pas plus loin que l'étymologie.

C'est la première fois, peut-être, depuis qu'on déraisonne en ce bas monde, qu'on s'est avisé de reprocher à une définition d'être conforme à l'étymologie[4]. Mais ne nous étonnons pas pour si peu : nous allons en voir bien d'autres.

L'État est la constitution extérieure de la puissance sociale...

Cette constitution externe de la puissance collective, à laquelle les Grecs donnèrent le nom d'archê, principauté, autorité, gouvernement, repose donc sur cette hypothèse, qu'un peuple, que l'être collectif qu'on nomme une société, ne peut se gouverner, penser, agir, s'exprimer par lui-même d'une manière analogue à celle des êtres doués de personnalité individuelle ; qu'il a besoin, pour cela, de se faire représenter par un ou plusieurs individus, qui, à un titre quelconque, sont censés les dépositaires de la volonté du Peuple, et ses agents. Il y a impossibilité, suivant cette hypothèse, à ce que la puissance collective, qui appartient essentiellement à la masse, s'exprime et agisse, directement, sans l'intermédiaire d'organes constitués exprès, et, pour ainsi dire, apostés ad hoc.

 

Comment ! c'est là une des hypothèses fausses dont on nous parlait tout à l'heure. Comment ! nous aurons fait une hypothèse fausse quand nous aurons supposé que trente-quatre millions d'hommes, disséminés sur cette vaste étendue qu'on appelle la France, ne peuvent pas s'entendre sans se servir d'intermédiaires, ne peuvent pas former un être collectif sans s'être associés, ne peuvent pas s'associer sans que l'association ait des bases convenues, ne peuvent pas convenir de ces bases sans donner une réalité, une action, une vie, à ce qu'il y a de collectif dans la volonté de Pierre, de Jacques, de Paul, de François, lesquels ne forment justement un être collectif qu'au moment où ils s'unissent pour suivre des règles communes et choisir de communs mandataires ! Et de quelle façon l'être collectif, sans cette hypothèse qu'on déclare fausse, so dégagerait-il du milieu de trente-quatre millions d'hommes dont chacun, après tout, a son organisation particulière, une vie individuelle, une volonté qui lui est propre ? Si cet être collectif dont M. Proudhon avoue l'existence est autre chose qu'une collection de syllabes vides de sens, il faut bien qu'il se réalise. Mais l'être collectif réalisé, c'est précisément l'État. De sorte qu'en voulant prouver que l'État ne doit pas exister, M. Proudhon établit lui-même, sans y prendre garde, qu'il est nécessaire que l'État existe ; car, s'il n'y a point d'État, l'être collectif n'est point réalisé, et, s'il n'est point réalisé, c'est comme s'il n'était pas.

J'ignore si M. Proudhon voudra bien consentir, jusqu'à nouvel ordre, à conserver une forme quelconque de société ; mais, dans ce cas, il serait urgent qu'il daignât nous dire en quoi consistera le lien de ceux qui la composeront et ce qui constituera l'unité sociale. Pour peu que l'an-archie de M. Proudhon borne ses bienfaits à nous assurer l'indépendance du polype sur son pied de corail, plus de chemins de fer, plus de canaux, plus d'écoles, plus d'ateliers, plus de bazars. Seulement, il restera un je ne sais quoi qui flottera dans l'air, pour que M. Proudhon l'appelle l'être collectif ! Mais l'échange, mais le crédit gratuit par la mutualité des services, mais la Banque du Peuple... Un instant. Tout cela ne dispense pas de l'État le moins du monde. Lorsqu'il s'est agi d'expliquer la chute de la Banque du Peuple, le citoyen Proudhon s'est plaint de n'avoir pas été suffisamment secondé : on avait voulu lui imposer des idées qui n'étaient pas les siennes ; on avait fait obstacle à son pouvoir ; enfin, il avait subi l'épreuve de sa chère an-archie, et la Banque du Peuple avait péri, en partie, faute d'une constitution assez unitaire, assez forte, de l'État-Proudhon.

Nous nions le gouvernement et l'État, parce que nous affirmons, ce à quoi les fondateurs d'État n'ont jamais cru, la personnalité et l'autonomie des masses.

 

Permettez. Nous croyons parfaitement à l'autonomie des masses, c'est-à-dire à leur gouvernement par elles-mêmes. Mais nous ne nous contentons pas du mot, nous voulons la chose ; et c'est pour réaliser cette autonomie, que nous affirmons l'État.

Jusqu'ici, on le voit, le citoyen Proudhon n'a procédé que par assertions tranchantes : sur quelles preuves les fonde-t-il ? Il établit, dit-il, la nécessité de l'an-archie de deux manières :

D'abord, par la méthode historique et négative, en démontrant que tonte constitution de pouvoir, toute organisation de la force collective par extérioration est devenue pour nous impossible. — C'est ce que nous avons commencé de faire dans les Confessions d'un Révolutionnaire, en racontant la chute de tous les gouvernements depuis soixante ans, en dégageant la cause de leur abolition, et signalant en dernier lieu l'épuisement et la mort du pouvoir dans le règne corrompu de Louis-Philippe, dans la dictature inerte du Gouvernement provisoire, et la présidence insignifiante du général Cavaignac et de Louis Bonaparte.

En d'autres termes, le pouvoir de Louis-Philippe étant mort de corruption, il est clair qu'un pouvoir non corrompu périrait de même ; la dictature du Gouvernement provisoire ayant été inerte, un gouvernement actif est impossible ; et la présidence du général Cavaignac et de Louis Bonaparte montre de reste que l'État ne signifie rien du tout. Ah ! cela se nomme la méthode historique ? On fait bien de nous en prévenir. Jamais nous ne l'aurions deviné. Passons à la seconde preuve.

Nous prouvons, en second lieu, notre thèse, en expliquant comment, par la réforme économique, par la solidarité industrielle, et l'organisation du suffrage universel, le Peuple passe de la spontanéité à la réflexion et à la conscience ; agit, non plus par entraînement et fanatisme, mais avec dessein ; se comporte, sans maîtres ni serviteurs, sans délégués comme sans aristocrates, absolument comme ferait un individu. Ainsi, la notion de personne, l'idée du moi, se trouve étendue et généralisée : il y a la personne ou le moi individuel, comme il y a la personne ou le moi collectif ; dans l'un comme dans l'autre cas, la volonté, l'action, l'âme, l'esprit, la vie, inconnus dans leur principe, insaisissables dans leur essence, résultant du fait animique et vital, l'organisation. La psychologie des nations et de l'humanité devient, comme la psychologie de l'homme, une science possible. C'est à cette démonstration positive que nous avons préludé, tant dans les publications que nous avons faites sur la circulation et le crédit, que dans le chapitre XIV du manifeste de la Voix du Peuple, relatif à la Constitution.

 

A la suite de ce passage que, dans l'irrespectueuse crudité de son bon sens, Voltaire aurait appelé du galimatias double, croirait-on que l'auteur s'écrie fièrement : Il nous semble, qu'en dites-vous, lecteurs ? que la question de l'État commence à devenir quelque peu claire ! Oh ! pour le coup, c'est trop fort, et le public n'est pas aussi sot qu'on l'imagine.

Tout ce qu'il nous est possible de comprendre, c'est que M. Proudhon compare le moi collectif au moi individuel et veut qu'il se comporte de la même façon. Eh bien, nous admettons d'autant mieux cette comparaison, que, selon nous, le corps humain est le modèle proposé à l'imitation des hommes par la nature elle-même, modèle divin dont, à mesure qu'elles se perfectionnent, les sociétés tendent à se rapprocher de plus en plus, et dont la reproduction fidèle au sein de l'organisme social serait le dernier terme où puisse conduire le génie de la politique.

Or, il y a cela de remarquable dans le corps humain, que tous les membres y sont, sous la loi d'une solidarité parfaite, serviteurs les uns des autres ; et, loin d'entraîner l'esclavage d'aucun d'eux, cette dépendance, par cela seul qu'elle est mutuelle, assure leur liberté commune. Pas un membre du corps qui, dans l'accomplissement de sa fonction spéciale, soit tenu au delà de ce qu'il peut. — De chacun suivant ses facultés ! — Pas un qui, pour l'accomplissement de sa fonction spéciale, reçoive moins que ce, qui lui est nécessaire. — A chacun selon ses besoins ! — C'est l'image de l'égalité. Le pied ou la main viennent-ils à être affectés d'une manière fâcheuse, tout le corps souffre. C'est l'image de la fraternité. Mais n'y a-t-il rien qui explique ce merveilleux accord, qui préside à cet ensemble ? Voici un objet à saisir, qu'arrive-t-il ? L'œil le discerne, le pied y mène, la main le prend. Mais ces fonctions diverses ne sont-elles pas amenées à concourir au même résultat par quelque chose ? Evidemment, et ce quelque chose, c'est le cerveau, qui représente, non pas l'idée d'oppression, mais, au contraire, celle d'unité et d'harmonie.

 

2° DU BUT OU DE L'OBJET DE L'ÉTAT

Comme suite à la définition que j'ai donnée de l'État dans le dernier numéro du Nouveau Monde, le citoyen Proudhon dit :

Voilà qui est clair. L'État est une représentation de la société, organisée extérieurement pour protéger le faible contre le fort ; en d'autres termes, pour mettre la paix entre les combattants et faire de l'ordre ! Louis Blanc n'est pas allé loin, comme l'on voit, pour trouver la destination de l'État. Elle traîne, depuis Grotius, Justinien, Cicéron, etc., dans tous les auteurs qui ont parlé de droit public. C'est la tradition orphique, rapportée par Horace.

 

Je suis tout à fait charmé qu'on en convienne. Cela prouve que le bon sens n'est pas d'hier.

Le pouvoir est né de la barbarie, son organisation atteste, chez les premiers hommes, un état de férocité et de violence, effet de l'absence totale de commerce et d'industrie. C'est à cette sauvagerie que l'État dut mettre fin, en opposant à la force de chaque individu une force supérieure, capable, à défaut d'autre argument, de contraindre sa volonté. La constitution de l'État suppose donc, nous le disions tout à l'heure, un profond antagonisme social, homo homini lupus : c'est ce que dit Louis Blanc lui-même, lorsque, après avoir distingué les hommes en forts et en faibles, se disputant, comme des bêtes féroces, leur nourriture, il fait intervenir entre eux, comme médiateur, l'État.

Donc, l'État serait inutile, l'État manquerait d'objet, comme de motif, l'État devrait s'abroger lui-même, s'il venait un moment où, par une cause quelconque, il n'y eût plus dans la société ni forts ni faibles, c'est-à-dire où l'inégalité des forces physiques et intellectuelles ne pût pas être une cause de spoliation et d'oppression, indépendamment de la protection, plus fictive d'ailleurs que réelle, de l'État.

Or, telle est justement la thèse que nous soutenons aujourd'hui.

Ce qui adoucit les mœurs, et qui fait peu à peu régner le droit à la place de la force qui fonde la sécurité ; qui crée progressivement la liberté et l'égalité, c'est, bien plus que la religion et l'État, le travail ; c'est, en premier lieu, le commerce et l'industrie ; c'est, ensuite, la science, qui le spiritualise ; c'est, en dernière analyse ; l'art, sa fleur immortelle. La religion par ses promesses et ses terreurs, l'État par ses tribunaux et ses armées, n'ont fait que donner au sentiment du droit, trop faible chez les premiers hommes, une sanction, la seule intelligible à des esprits farouches. Pour nous, que l'industrie, les sciences les lettres, les arts, ont corrompus, comme disait Jean-Jacques, cette sanction réside ailleurs : elle est dans la division des propriétés, dans l'engrenage des industries, dans le développement du luxe, dans le besoin impérieux de bienêtre, besoin qui fait à tous une nécessité du travail. Après la rudesse des premiers âges, après l'orgueil des castes et la constitution féodale des premières sociétés, un dernier élément de servitude restait encore : c'était le capital. Le capital ayant perdu sa prépondérance, le travailleur, c'est-à-dire le commerçant, l'industriel, le savant, l'artiste, n'a plus besoin de protection : sa protection, c'est son talent, c'est sa science,, c'est son industrie. Après la déchéance du capital, la conservation de l'État, bien loin de protéger la liberté, ne peut que compromettre la liberté.

 

Ainsi, l'on accorde que, lorsqu'il n'y avait ni commerce ni industrie, l'État dut mettre fin à cette sauvagerie, en opposant à la force de chaque individu une force supérieure. Ce n'était pas de la sorte qu'on s'exprimait dans les Confessions d'un Révolutionnaire (p. 6), en rappelant l'origine de l'idée État ; mais enfin, n'importe ! Avec M. Proudhon, les contradictions ne comptent pas. Voici donc un premier point de gagné : Lorsque le commerce et l'industrie n'existaient pas, lorsque la force physique décidait de tout, lorsque le plus faible était la proie du plus vigoureux, il a fallu que l'État mît fin à cette sauvagerie, au droit du plus fort.

Mais, depuis qu'à cette première phase des sociétés a succédé l'ère de l'industrie, est-ce qu'un autre genre de tyrannie ne s'est pas produit ? Est-ce que nous n'avons pas vu succéder à l'inégalité des forces musculaires celle des moyens de développement, à l'abus de la supériorité physique celui de la supériorité intellectuelle, au règne des Antée et des Procuste la domination des Rothschild, et au droit matériel du plus fort : le pugilat, le droit industriel du plus fort : la concurrence ? Or, si l'État a été nécessaire contre l'inégalité sous sa forme ancienne, pourquoi ne le serait-il pas contre l'inégalité sous sa forme moderne ? Si l'État a dû être invoqué pour couper court à l'écrasement des faibles par les forts, pourquoi ne l'invoquerait-on pas pour empêcher l'asservissement du travailleur au capitaliste ?

Et à ce propos, comment M. Proudhon peut-il prétendre que ce qui fait peu à peu régner le droit à la place de la force, c'est le travail ? Fait-il régner le droit à la place de la force, le travail du nègre américain, qui se courbe et gémit sous le fouet du commandeur ? Fait-il régner le droit à la place de la force, le travail du prolétaire d'Europe, qui, après avoir creusé le sol nourricier, fabriqué des étoffes d'or et de soie, bâti des palais magnifiques, est exposé à manquer de pain, de vêtement et d'asile ? Te] qu'il est compris aujourd'hui, le travail, loin de faire régner le droit à la place de la force, est le produit de la force remplaçant le droit. Ce n'était donc pas du travail pris en lui-même qu'il fallait parler ici, c'était de la manière de l'organiser. Or, nous le prouverons plus loin, qui dit meilleure et équitable organisation du travail, dit transformation et intervention de l'État.

Il ne sert à rien d'affirmer qu'aujourd'hui la sanction du sentiment du droit est dans la division des propriétés ; — car, de quelle division des propriétés s'agit-il ? ou dans l'engrenage des industries ; — car de quelle espèce d'engrenage est-il question ? ou dans le développement du luxe ; — car en vertu de quelle organisation sociale ce développement sera-t-il profitable à tous ? ou dans le besoin impérieux du bien être, —car à quelles conditions ce besoin sera-t-il, dans tous également, reconnu légitime et satisfait ? Si le citoyen Proudhon entend, par division des propriétés, la loi agraire ; par engrenage des industries, la concurrence ; par développement du luxe, l'essor de ce faste insolent au moyen duquel on cherche à éclipser ou à humilier son voisin ; par besoin impérieux du bien-être la soif d'un bonheur solitaire ou violemment conquis..ce ne sera point le règne du droit, ce sera celui de la force. Si, au contraire, M. Proudhon veut que la propriété soit le trésor des joies communes, que les industries deviennent solidaires, que le luxe se développe collectivement, que le besoin de bien-être soit satisfait chez tous par l'application de cette formule : A chacun suivant ses besoins..., oh ! alors, c'est à merveille ! la force expire aux pieds du droit triomphant. Mais alors aussi, voilà M. Proudhon condamné à avoir la même doctrine que ces pauvres délégués du Luxembourg ; le voilà condamné à vouloir l'unité sociale, c'est-à-dire l'État dans la société, et, dans le corps humain, la tête !

 

3° D'UNE DESTINATION ULTÉRIEURE DE L'ÉTAT

Quant à une transformation utilitaire de l'État, nous îa considérons comme une utopie que contredisent à la fois, et la tradition gouvernementale, et la tendance révolutionnaire, et l'esprit des réformes économiques désormais admises. Dans tous les cas, nous disons qu'à la liberté seule appartiendrait de réorganiser le pouvoir, ce qui équivaut aujourd'hui à une exclusion complète du pouvoir.

 

Quatre assertions dans ce passage : quatre erreurs fondamentales.

1° Il n'est ni exact en fait ni vrai en principe que la transformation utilitaire de l'État soit une utopie contredite par la tradition révolutionnaire ; car la tradition révolutionnaire nous montre dans le Comité de salut public un pouvoir, violent sans doute comme la situation qui l'engendra, mais intrépide, dévoué, initiateur dans le sens le plus magnanime du mot et dévoué au Peuple jusqu'à la mort. Mais, alors que l'histoire ne nous offrirait rien de semblable, on ne saurait conclure légitimement de ce qui a été à ce qui doit être. Autant vaudrait alors nier le progrès, et, à ce compte, M. Fould s'empresserait d'établir, ai moyen de la tradition capitaliste, que l'équation du travail et du capital est une chimère. M. Proudhon raisonne absolument comme les réactionnaires. Qu'il y prenne garde !

2° Il n'est pas vrai que ia transformation utilitaire de l'État soit une utopie contredite par la tendance révolutionnaire. Ce qui est vrai, au contraire, c'est que la doctrine de l'initiative du Peuple dans l'État et par l'État est la doctrine de l'immense majorité de notre parti. Et je n'en veux pour preuve que les prédictions de M. Proudhon lui-même, qui, par une de ces contradictions dont il nous a enlevé le droit d'être surpris, nous appelle, Pierre Leroux et moi, les derniers représentants de l'idée ÉTAT, et aussitôt, sans changer de plume, écrit ce qui suit :

D'après cette disposition de notre chère et malheureuse patrie, et vu la rapidité des événements, ces prévisions, très-impartiales, comme vous allez juger, sont que la République démocratique et sociale s'établira sous l'influence des idées dont vous êtes l'organe ; et qu'un jour, bientôt peut-être, vous occuperez ce poste éminent qua vous ambitionnez dans l'État. Il faut que le carnaval démagogique prédit par moi, s'accomplisse. Les événements, allant plus vite que les idées, votre théorie de l'État, toute d'imagination, étant plus facilement saisie que la théorie scientifique de la liberté, il me parait presque inévitable que nous échappions à l'expérience des théories du Luxembourg.

3° L'esprit des réformes économiques désormais admises, loin de contredire ce que M. Proudhon nomme l'utopie de la transformation utilitaire de l'État, est, au contraire, ce qui démontre le plus victorieusement la nécessité de cette transformation. Exemple : la gratuité du crédit. Pour que les travailleurs jouissent de la gratuité du crédit, ne faut-il pas qu'ils cessent d'avoir besoin du capital individuel, qui se prête à intérêt ? Pour qu'ils-cessent d'avoir besoin du capital individuel qui se prête à intérêt, ne faut-il pas qu'ils trouvent moyen de se créer un capital collectif ? Pour qu'ils se créent un capital collectif, ne faut-il pas qu'ils s'associent fructueusement ? Pour qu'ils s'associent fructueusement, ne faut-il pas qu'on leur fasse des avances considérables, qu'ils se partagent en associations solidaires les unes des autres ? Et, pour que cette solidarité soit maintenue, dirigée, protégée contre la pression d'un milieu hostile d'abord, et ensuite contre les prétentions tyranniques de l'égoïsme individuel, ne faut-il pas qu'il y ait un centre, une unité d'action, un pouvoir : le Peuple résumé, l'État ? Le crédit gratuit ne saurait s'établir, sans l'association universalisée, l'association ne saurait être universalisée et se maintenir telle sans l'État. Donc, entre le crédit actuel et l'État, il existe une relation impossible à nier ou à détruire.

Ici, je ferai remarquer en passant, puisque l'occasion s'en présente, que l'abolition du prêt à intérêt, le crédit gratuit, constituent justement le fond du système développé par moi, dans l'Organisation du travail, alors que je ne connaissais rien de M. Proudhon, pas même son nom. De sorte qu'il aurait fort mauvaise grâce à s'attribuer l'invention de la gratuité du crédit, dont l'excellence a été proclamée il y a si longtemps et avec tant d'éloquence par saint Grégoire de Nysse, saint Ambroise, et maint Père de l'Église. Ce qu'il est juste de reconnaître, et je me plais à le faire, c'est que le citoyen Proudhon a puissamment contribué à répandre, à vulgariser cette vérité. Mais il ne suffit pas de crier : Le crédit gratuit ! le crédit gratuit ! L'important, c'est de le réaliser ; et, fans l'association, c'est impossible.

4° Affirmer qu'à la liberté seule il appartient d'organiser le pouvoir, c'est dire vrai, en tant que, par liberté, ici, on entend la volonté du Peuple s'exprimant librement par le suffrage universel ; mais ajouter que cela équivaut aujourd'hui à une exclusion complète du pouvoir, c'est dire une chose tout à fait incompréhensible, et dont nous attendrons l'explication, si toutefois le citoyen Proudhon s'est compris lui-même.

Je vous en préviens à l'avance, vous ne gouvernerez pas comme vous l'imaginez, ni vous ni personne. L'ouvrier, quelque faveur qu'il montre pour vos idées, ne vous laissera pas, cette fois, l'initiative : il entend gouverner lui-même ; vous serez l'instrument d'une multitude désorganisée, et vous aurez compromis, pour la seconde fois, la Révolution de février, en agitant sans cesse, au lieu de l'idée, la passion révolutionnaire.

 

Cette menace de voir le Peuple gouverner, nous l'acceptons, nous, comme une espérance. Le Peuple gouvernera ? Mais c'est bien ainsi que nous l'entendons ! Lorsque nous poussons si vivement les ouvriers à s'associer et les associations à s'entendre, quel est donc notre but, sinon d'amener le Peuple à avoir toujours l'œil et la main dans ses propres affaires ? sinon de préparer l'avènement de l'État serviteur ? Nous redoutons peu cette multitude qu'on annonce comme devant être désorganisée, à moins sans doute que l'an-archie ne l'organise ! Et, quant à devenir son instrument, ce n'est pas une honte, c'est un honneur quand on est résolu à n'abdiquer devant elle ni sa dignité, ni sa conscience, ni sa raison. Or, vous, mes amis, sous les regards de qui j'ai traversé ces deux mois orageux de mars et d'avril, dites, dites si j'ai jamais encouragé une exigence injuste, ou seulement une prétention trop hâtive ; si j'ai jamais sacrifié le devoir de servir le Peuple au désir de lui plaire. Ah ! ils ne vous comprennent pas, ils vous calomnient, travailleurs qui serez bientôt le vrai souverain, ceux qui s'imaginent qu'il vous faut, comme aux rois, des complaisants et des flatteurs. Que M. Proudhon l'apprenne et s'en souvienne : le Peuple a un instinct merveilleux pour savoir qui l'aime ; jusque sous les paroles qui lui déplaisent, il est capable de deviner les palpitations de tout cœur qui est à lui, et il applaudit, quand on lui résiste pour lui être utile.

Et maintenant, accusé par M. Proudhon d'avoir compromis la Révolution de février, essayerai-je de me défendre ? Le citoyen Proudhon lui-même se trouve l'avoir fait à ma place.

Voici ce qu'il a écrit :

Il y avait au Gouvernement provisoire un homme d'une célébrité précoce, engagé par ses antécédents, et bien décidé par caractère à ne pas manquer l'occasion. Cet homme était LOUIS BLANC. Ce fut lui qui posa la question révolutionnaire.

Quelques années avant la Révolution, il avait publié une brochure qui, malgré son titre, Organisation du travail, ne contenait guère autre chose qu'une critique éloquente de la concurrence, avec quelques aperçus, plus ou moins exacts, sur les associations ouvrières. Je puis dire aujourd'hui, satisfaire tort à l'ouvrage pas plus qu'à l'écrivain, ce que je pense de cet écrit, dont le contenu disparaît sous ce frontispice : Organisation du travail. Qu'importe, en effet, le contenu, la valeur scientifique du livre ? C'est le but qu'il faut voir. La veille de la Révolution, le livre de Louis Blanc n'était qu'un admirable morceau de littérature ; le lendemain, c'était un événement politique. L'envie a pu dire que l'auteur, agitant au Luxembourg la question du travail, faisait des réclames pour son libraire : l'historien sérieux ne s'arrête point à ces vilenies. 'L'Organisation du travail, tel est le problème de la Révolution de février ; et ce problème, c'est Louis Blanc qui l'a posé. Cela suffit pour rendre immortels le nom de l'auteur et le titre de l'ouvrage.

Maintenant, qu'est-ce que l'organisation du travail ? Gomment le travail doit-il être organisé ?... Louis Blanc a pu se tromper sur la réponse : nul n'est en droit de lui en faire un reproche. Son droit, à lui, son devoir, sa gloire, était de dire, de manière à être entendu de tout le monde : Le problème de la Révolution de février, c'est le problème de l'organisation du travail !

Louis Blanc, pamphlétaire, journaliste, orateur, historien, homme d'imagination, de sentiment et de symbolisme, avait auprès de lui, comme collègue et assesseur, un ouvrier, ALBERT : le travailleur donnant la main à l'homme de lettres !... Leur mission, à tous deux, fut de préparer les âmes, de répandre la semence révolutionnaire, de la faire germer en l'arrosant de poésie et d'éloquence.

Avec la propagande socialiste, naquit bientôt la réaction. Dès que la République connut son nom et son prénom, elle connut aussi ses adversaires. Le temps des tribulations commença pour elle. La secte économiste fulmina contre les conférences du Luxembourg ; l'Institut se mit de la partie ; les journaux prêtèrent leurs colonnes. Quiconque alors voulait faire son chemin sous le nouveau gouvernement, gagnait ses grades en attaquant Louis Blanc. Combattre le socialisme devint la meilleure recommandation sous une République essentiellement socialiste. MM. Falloux et Faucher sont au ministère : Louis Blanc est à Londres, Albert à Vincennes. Ce fut une mode de dire que l'Organisation du travail de Louis Blanc avait désorganisé le travail. Je voudrais savoir si la confiance-Faucher rétablit mieux nos affaires[5]... ?

 

Dans un précédent article, j'ai prouvé que la guerre à l'État aboutissait à la négation de la liberté : je ne quitterai pas la plume sans avoir prouvé qu'elle aboutit du même coup à la négation de l'égalité et de la fraternité.

Et n'est-il pas, en effet, bien remarquable que l'homme si ardent à vouloir supprimer l'État soit celui qui ose écrire : A chacun selon ses besoins, c'est moins que l'égalité ! Comme si l'égalité pouvait être là où les besoins de l'un sont satisfaits sans que les besoins de l'autre le soient, là où les lois de la nature, obéies chez le premier, sont méconnues chez le second !

A chacun selon ses œuvres, telle est donc la doctrine saint-simonienne de ces grands adversaires de l'État. Mais qui décidera de la valeur et de la légitimité des œuvres ? Sera-ce un pouvoir quelconque ? M. Proudhon n'en admet d'aucune sorte, moins conséquent en cela que les saint-simoniens, qui, eux du moins, reconnaissaient un pape. Sera-ce cette règle tant vantée par les économistes de l'école libérale, cette règle fille du hasard et mère de l'oppression, ce fait brutal insolemment érigé en principe : le rapport de l'offre à la demande ? Résignons-nous alors. Nous voilà emprisonnés à jamais dans la société actuelle. Laissez faire le capital, laissez passer la justice de la concurrence.

A chacun selon ses œuvres ! Cette loi de répartition est si fausse, si évidemment absurde et injuste, que la société deviendrait impossible le jour où on cesserait de la violer. Est-ce la formule à chacun selon ses œuvres, ou celle à chacun selon ses besoins, que met en pratique la mère qui allaite son fils, dont les œuvres présentes sont nulles et les œuvres à venir ignorées ?

Est-ce la formule à chacun selon ses œuvres, ou celle à chacun selon ses besoins que met en pratique le fils qui soigne son vieux père, sans mesurer les soins qu'il lui rend, soit aux œuvres présentes, soit aux œuvres passées ? Est-ce la formule à chacun selon ses œuvres, ou celle à chacun selon ses besoins que les yeux de l'âme lisent sur la porte des collèges où l'on élève les enfants, des hôpitaux où l'on panse les blessés, des hospices où l'on recueille les vieillards, des maisons où l'on nourrit les fous ? Ô société inconséquente, qui hésites à appliquer logiquement et complètement un principe sans lequel tu laisserais mourir les vieillards et les enfants, sans lequel tu perdrais ce qui fut et ce qui sera, hier et demain !

Mais, objecte M. Proudhon, comment donner pour règle à la répartition la loi des besoins, puisque le besoin de 'consommation est infini et la production limitée ? Ah ! vraiment ! Ainsi des gens se trouvent de parle monde, qui ont le besoin infini d'habiter en même temps cent palais et plus, de porter à la fois mille vêtements et plus, de faire dix mille repas et plus par jour ! Nous avions cru jusqu'ici. que la consommation avait pour limites nécessaires les limites mêmes de la production. Mais il paraît que c'était une grave erreur économique, et qu'il est possible à un homme, sans courir risque d'être envoyé à Charenton, de vouloir manger plus de blé que la terre entière n'en produit !

Que, dans une société construite comme celle d'aujourd'hui, au point de vue de l'individualisme, la formule à chacun selon ses besoins soit, en sa généralité, d'une application impossible et ne soit applicable qu'au régime de l'association fraternelle ; que même dans ce dernier régime, s'il était immédiatement inauguré, le développement du vrai principe d'égalité et de justice rencontrât des obstacles, parce que la civilisation corrompue qui nous tient encore sous son empire a créé maint besoin factice et maint goût dépravé qui pourraient donner lieu à des exigences injustes, c'est ce que je suis le premier à reconnaître. Mais il n'en est pas moins certain que c'est là le principe à adopter, le but à marquer, et que c'est en vue de cette réforme suprême que la révolution sociale doit s'accomplir.

Après tout, l'homme a des besoins physiques dont la nature elle-même assigne la limite. Il a des besoins moraux ; qui, dans une association régulière et progressive, trouveraient à se satisfaire et à se développer collectivement. Pour ce qui est des besoins purement factices que crée une civilisation vicieuse et qui peuvent faire naître des exigences extravagantes, ou ils ne se produiraient pas dans une association régulière, ou ils y constitueraient des maladies individuelles que la société se devrait non pas d'alimenter, mais de guérir.

Encore un mot, et ce sera le dernier. Pour prouver qu'en lançant cette thèse de l'an-archie, M. Proudhon n'a voulu que jongler avec des phrases, ou bien ne s'est pas compris lui-même, nous invoquerons l'autorité de qui ? De M. Proudhon lui-même, dont voici le programme politique, cité textuellement :

Il faut, pour qu'une nation se manifeste dans son unité, que cette nation soit centralisée dans sa religion, centralisée dans sa justice, centralisée dans sa force militaire, centralisée dans son agriculture, son industrie et son commerce, centralisée dans ses finances, centralisée, en un mot, dans toutes ses fonctions et qualités ; il faut que la centralisation s'effectue de bas en haut, de la circonférence au centre, et que toutes les fonctions soient indépendantes et se gouvernent chacune par elle-même.

Groupez ensuite, parleurs sommités, ces administrations différentes : vous avez votre conseil des ministres, votre pouvoir exécutif, qui pourra très-bien alors se passer de conseil d'État.

Élevez au-dessus de tout cela un grand jury, législature ou assemblée nationale, nommée directement par la totalité du pays, et chargée, non pas de nommer les ministres — ils tiennent leur investiture de leurs commettants spéciaux — mais de vérifier les comptes, de faire les lois, de fixer le budget, déjuger les différends entre les administrations, le tout après avoir entendu les conclusions du ministère public, ou ministre de l'intérieur, auquel se réduira désormais tout le gouvernement : et vous avez une centralisation d'autant plus forte, que vous en multipliez davantage les foyers, une responsabilité d'autant plus réelle, que la séparation entre les pouvoirs sera plus tranchée : vous avez une constitution à la fois politique et sociale.

Là, le gouvernement, l'État, le pouvoir, quel que soit le nom que vous lui donniez, ramené à ses justes limites, qui sont, non de légiférer ni d'exécuter, pas même de combattre ou de juger, mais d'assister, comme ministère public, aux débats des tribunaux et aux discussions du parlement ; de rappeler le sens des lois et d'en prévenir les contradictions ; de surveiller, comme police, leur exécution et de poursuivre les infractions : là, dis-je, le gouvernement n'est autre chose que le proviseur de la société, la sentinelle du peuple[6].

 

Voilà donc que ce terrible adversaire de l'État, de l'État en principe, de l'État quel qu'il soit, vient ici nous parler de centraliser toutes choses, d'avoir une représentation nationale, un pouvoir exécutif, un ministère public, un ministère de l'intérieur ; il ne dédaigne pas les vérifications des comptes, il admet un budget, il s'accommode fort de l'existence de tribunaux, il veut des poursuites contre tout infracteur des lois, horreur ! il demande une police, et il va jusqu'à proposer un gouvernement, oui — le mot est de lui — un gouvernement proviseur !

Ceci dispense de tout commentaire et clôt la dispute !

 

LA LIBERTÉ

Que des esprits généreux, des philosophes dans le talent desquels j'ai senti si souvent palpiter le cœur de l'homme, aient été souvent si mal inspirés dans leurs recherches sur la question du travail, c'est là certainement une des preuves les plus poignantes de l'empire des préjugés en vogue, et de la force de résistance que possèdent les erreurs de longue date.

Quoi ! ils parlent de LIBERTÉ, et ils ne comprennent pas que l'ignorance et la misère constituent le plus dur de tous les genres d'esclavage !

 Et ils appellent sectaires — mot emprunté à la grammaire de l'inquisition — ceux qui mettent au premier rang des devoirs sociaux, le devoir d'intervenir pour empêcher l'oppression de qui ne saurait, abandonné à sa faiblesse, sa défendre !

Et ils trouvent inattaquable ce système immense de réglementation, en vertu duquel un homme pauvre, parce qu'il est né d'un pauvre, n'a pas le droit de gratter ce morceau de terre, de boire à cette fontaine, de cueillir ce fruit, de tuer cet oiseau pour s'en nourrir, de jeter sa ligne dans cette rivière.

Et ils refusent, sous prétexte de réglementation, tout dédommagement social à ces millions d'hommes à qui cependant ils demandent de respecter et de chérir la loi, réglementaire s'il en fut jamais, qui tend, par l'hérédité, à la concentration de tous les instruments de travail !

Et lorsqu'ils déclarent le droit de propriété un droit naturel, un droit essentiel à la nature de l'homme, ce qui est vrai, ils ne voient pas que c'est à cause de cela même qu'il faut, par l'association, rendre ce droit accessible â tous, afin que nul ne manque de ce qui est essentiel à sa nature !

Et ceux qui ne doutent pas de l'équité d'un système général d'impôts qui appelle tant de travailleurs à contribuer au maintien d'un ensemble d'institutions dont profitent tant d'oisifs, ils s'indignent à l'idée d'une taxe ayant pour but de fournir du travail à ceux qui, voulant travailler, meurent de faim, faute d'emploi !

Et ceux- qui n'ont rien à objecter à l'intervention de l'État quand, sous forme de gendarme, de soldat, ou de sergent de ville, elle protège la propriété du riche, ils lui crient anathème, quand on lui demande de s'exercer, sous forme scientifique, pour la protection de la vie du pauvre !

Et il leur échappe que, dans une démocratie, l'État, c'est tout le monde prenant souci de ce qui est l'intérêt de tout le monde !

Et parce que, en droit, nul abîme ne peut se creuser entre le travail et le capital, ils ne veulent pas qu'on s'inquiète de savoir si cet abîme se creuse en fait !

Et parce que le capital a autant besoin du talent et de la main-d'œuvre, que le talent et la main-d'œuvre du capital, ils s'imaginent que le capitaliste a autant besoin du travailleur, que le travailleur, du capitaliste, ne prenant pas garde que le premier stipule pour son gain, et le second pour son pain, le premier pour s'enrichir, le second pour ne pas mourir ; — ce qui établit entre eux toute la différence qu'il y a entre pouvoir attendre et ne le pas pouvoir, entre être libre et ne l'être pas !

Et ils pensent être des partisans de la liberté, quand ils ont dit que le marché s'établit par la force des choses, comme si la loi du plus fort était la liberté, et comme s'ils n'avaient jamais lu, sur ce point, une des plus saisissantes fables de la Fontaine !

Et ils nient le droit au travail : pourquoi pas le droit à la vie ?...

Si l'on me demandait quel est le mot dont on a le plus abusé dans notre civilisation moderne, celui qui a le mieux servi à masquer l'oppression et à déjouer le désespoir de ses victimes, je répondrais : c'est le mot liberté.

De ces deux hommes, faits tous les deux, dit-on, à l'image de Dieu, le premier vend la vie, oui, la vie même,.-t le second l'achète : laissez passer la liberté des transactions !

Shylock, un contrat dans une main et un couteau dans l'autre, va tailler dans la poitrine de son débiteur Antonio la livre de chair convenue : laissez passer la liberté du capital !

La concurrence donne la nature inanimée pour-rivale à la nature qui pense, qui sent et qui souffre ; elle remplace par le travail d'une machine, qui n'a jamais faim, celui d'un être vivant, qui meurt si l'emploi manque ; elle montre à la place de l'homme disparu une manivelle qui tourne : laissez passer la liberté de l'industrie !

La Bourse est ouverte : laissez passer la liberté de l'agiotage !

Mais que ce malheureux au visage pâle n'invoque pas la pitié du passant ; que ce prolétaire sans asile ne s'endorme pas sur le pavé entre deux rangées de palais vides ; est-ce qu'on laisse passer la liberté de la misère ?

Dieu en soit loué ! On n'est pas encore parvenu à s'approprier exclusivement les rayons du soleil. Sans cela, on nous aurait dit : Vous payerez tant par minute pour la clarté du jour, et le droit de nous plonger dans une nuit éternelle, on l'aurait appelé liberté !

Ô Liberté ! Liberté ! déesse des cœurs fiers, que de fjsrannies se sont donné carrière en se couvrant de ton ' lu m !

Il est temps de s'entendre. Vous me parlez de ce que la Liberté vaut ? Je veux d'abord savoir ce qu'elle est.

Or, je la trouve définie avec autant de netteté que de profondeur dans la Déclaration des Droits. La liberté est le pouvoir qui appartient à l'homme d'exercer, à son gré, toutes ses facultés : elle a la justice pour règle, les droits d'autrui pour bornes, la nature pour principe et la loi pour sauvegarde.

Qu'on remarque bien le mot pouvoir, car il contient toute une doctrine.

Droit, pouvoir ! Entre ces deux idées, il existe la même différence qu'entre la théorie et la pratique, l'abstraction et la réalité, l'ombre et le corps. Qu'importe que vous disiez à ce paralytique qu'il a le droit de se lever et de marcher ? Il lui en faut le pouvoir. Donnez-le-lui, médecins qui voulez le sauver : il vous bénira.

La question se réduit donc à rechercher quel est l'ordre social dans lequel chacun pourrait le mieux développer, à son gré, toutes ses facultés, sans nuire au développement de celles d'autrui.

On a reproché aux idées que nous servons de conduire à l'anéantissement de la liberté individuelle, au pur despotisme. Nous, ennemis de la liberté ? Mais ce qui a fait couler en nos veines, dès notre entrée dans la vie, l'amour de la République avec le sang, ce qui a toujours été l'objet de nos aspirations les plus vives, ce qui nous rend le principe d'association si cher, ce qui nous pousse à réclamer si ardemment l'intervention démocratique de l'État dans la grande affaire du Peuple à affranchir, c'est... la liberté.

Et voilà ce que je me propose d'établir ici d'une manière péremptoire, une fois pour toutes.

Et d'abord, dans quel monde nouveau a-t-elle la prétention de conduire, cette doctrine au bout de laquelle on nous montre d'un air effrayé la compression de tout élan spontané, l'étouffement d'un régime réglementaire à l'excès, la discipline d'un couvent, comme a dit quelque part M. de Lamartine, ou le gouvernement de Méhémet-Ali, comme disait, un jour, du haut de la tribune, M. de Lamoricière ?

Le monde au milieu duquel, sous tant d'aspects divers, on s'étudie à faire apparaître le spectre du despotisme, c'est celui que j'ai décrit déjà[7], c'est celui :

Où, grâce à l'éducation commune, gratuite et obligatoire, tous les citoyens seraient admis à s'élever aussi haut que possible par l'intelligence et par le cœur ;

Où, par conséquent, seraient étouffés, à leur origine, les vices, les crimes et les malheurs qui naissent de l'ignorance ;

Où la religion consisterait dans une philosophique et sincère application des lois morales de l'Évangile ;

Où le domaine de l'industrie et celui de l'agriculture, au lieu de présenter le spectacle d'un champ de bataille couvert de ruines et de morts, seraient fécondés par des associations fraternelles, solidairement liées l'une à l'autre ;

Où la distribution du travail et la répartition de ses fruits seraient basées sur ce principe, qui est aujourd'hui le principe constitutif de la famille : De chacun selon ses facultés et à chacun selon ses besoins ;

Où, l'intérêt de chacun se trouvant inséparablement uni à l'intérêt de tous, l'émulation cesserait d'être dans l'envie, dans la cupidité, dans l'orgueil, dans la haine ;

Où la richesse publique, dont la concurrence aveugle et anarchique arrête les progrès, recevrait de l'harmonieuse combinaison de toutes les aptitudes et de toutes les forces un accroissement indéfini ;

Où ne se presserait plus, pour en dévorer la substance, cette foule d'agents parasites que la séparation des intérêts et leur antagonisme rendent seuls maintenant nécessaires ;

Où la fraternité, rapprochant les peuples après avoir rapproché les individus, finirait par rendre la guerre impossible et aboutirait à la suppression des armées ;

Où l'État ne serait qu'une réunion d'hommes dévoués et intelligents, librement choisis par leurs égaux, pour jouer, à l'égard de la société, le rôle que, dans l'organisme humain, la tête joue à l'égard du corps ;

Où l'impôt ne serait qu'une portion du bénéfice commun affectée aux choses d'utilité générale ;

Où, les méchants étant considérés comme des malades, on songerait moins à s'en venger qu'à s'en préserver, et moins à les torturer qu'à les guérir ;

Où, enfin, la civilisation, qui fait reculer devant elle, en s'avançant, les bêtes fauves et tend à en détruire la race, serait arrivée de même à détruire la misère, et, avec la misère, tous les vices, tous les crimes, tous les malheurs dont elle est la source.

Voilà le nouveau monde : voyons comment le despotisme pourrait y avoir accès.

Dans un pareil état social, la société tout entière étant appelée à veiller à l'existence de chacun de ses membres, les enfants grandiraient sous l'aile des parents sans avoir à souffrir de la pauvreté paternelle. Donc, plus de malheureuses créatures forcées pour vivre de travailler à sept ans ou de se prostituer à dix-sept ; plus d'infanticides par misère ; plus d'hospices ouverts à la maternité qui s'abdique ; plus de tours ménagés à la pudeur de la femme qui, en sacrifiant le fruit de ses entrailles, ne garde plus que la force de rougir. Et ainsi, pour des milliers d'êtres, la liberté de vivre se trouverait au seuil même de la vie.

L'éducation étant commune, gratuite et, au profit de tous, obligatoire, nul n'aurait à gémir de cet étouffement de l'esprit, de cette compression du cœur, par où se révèle le despotisme de l'ignorance ; nul ne serait privé de cette éducation qui est au libre développement de l'homme ce qu'est l'eau dont elles sont arrosées au libre développement des plantes.

Toutes les fonctions utiles étant réputées également honorables et leur diversité n'ayant point pour effet de mettre les jouissances d'un côté et les privations de l'autre, plus d'obstacle à ce que chacun choisît la fonction qui correspondrait le mieux à ses goûts et à ses aptitudes ; un homme né pour être, comme Louis XVI, un brave et excellent serrurier, ne serait pas mis au faîte de l'État, proie destinée à l'échafaud ; un homme né avec du génie ne se trouverait pas relégué, dès sa naissance, dans l'abrutissante obligation de façonner, sa vie durant, à douze heures -de travail par jour, des têtes d'épingle ; de sorte que le despotisme du hasard serait chassé du classement des fonctions sociales et remplacé par la première des libertés : la liberté des vocations.

La répartition des jouissances sociales ne se réglerait plus sur la différence des grades hiérarchiques ; cet grades, quels qu'ils fussent, ne conféreraient plus aucun privilège, et, d'un autre côté, nul n'aurait pour supérieurs hiérarchiquement que ceux qu'il aurait eu lui-même intérêt à élire tels. Il y aurait commandement désintéressé de la part des uns et volontaire obéissance de la part des autres : où serait le despotisme ? Et quelle part plus grande pourrait être faite à la liberté ?

Comme nul ne serait tenu de travailler ni au delà de ses forces ni en dehors de ses aptitudes, et que nul — dans un état de société où la masse des richesses serait centuplée par l'union des forces substituée à leur ruineux antagonisme — n'aurait à recevoir moins que ses besoins et ses goûts n'exigeraient, le despotisme du travail répugnant et imposé ferait place à la liberté du travail choisi, en même temps que la liberté de l'abondance se montrerait où nous ne voyons aujourd'hui que le despotisme de la faim.

Et qu'on n'objecte pas l'impossibilité ou la difficulté d'atteindre à cet idéal ; car, il ne s'agit pas, en ce moment, pour nous, de prouver que nos doctrines sont graduellement réalisables, chose bien facile, du reste, à démontrer : ce qu'on nous oppose, ce à quoi nous avons à répondre, c'est qu'elles contiennent le despotisme. Là est l'unique point en discussion, et on ne doit point s'en écarter, sous peine de tout confondre.

Or, y eut-il jamais erreur comparable à celle de nos adversaires, lorsqu'ils s'en viennent déclarer contraire à la liberté un ordre social dans lequel chacun recevrait le pouvoir d'exercer toutes ses facultés, le pouvoir de satisfaire tous ses besoins et tous ses goûts, le pouvoir enfin de vivre selon les lois de son organisation et d'accomplir sa destinée sur la terre selon les lois de la nature ?

Mais combien l'étonnement redouble quand on songe à la défense de quel régime s'appliquent ceux qui se présentent contre nous comme les amants de la liberté. Interrogeons la société actuelle, et cherchons-y l'histoire de l'homme libre.

A peine est-il pour entrer dans la vie, que le fils du pauvre rencontre, debout sur le seuil, un despotisme impalpable, mystérieux, mais plus cruel mille fois que tous les despotismes à visage humain, lequel s'empare aussitôt de lui comme d'une proie. Ne demandez pas si l'enfant qui vient de naître a reçu de la nature le goût des arts, la passion de la science, la flamme du génie : est-ce que l'esprit et l'âme du pauvre ne sont pas d'avance condamnés à un étouffement prématuré ? Ne demandez pas sa vocation : est-ce que le fils du pauvre n'est pas aux ordres de la misère, tyran stupide, aveugle et sourd, qui, dans la distribution du travail imposé à ses victimes, ne s'inquiéta jamais de leurs aptitudes ou même de leurs forces ? Mais voici, pour l'enfant, l'âge de l'insouciance et des jeux : cet âge, du moins, lui appartient-il ? le laissera-t-on respirer l'air à pleins poumons, jouir librement de l'espace et courir au soleil ? Non : il faut que déjà, déjà ! il s'épuise à grossir de quelques centimes, douloureusement gagnés, l'insuffisant budget de la famille. Ce qu'on.lui donne à respirer, au lieu de l'air embaumé des jardins, c'est une atmosphère chargée de coton. Adieu l'espace ! adieu le soleil 1 La manufacture voisine réclame l'infortuné, et peut-être n'en sortira-t-il, à vingt ans, que le corps débile, le visage hâve, le des voûté comme un vieillard. Nouvelle phase de sa liberté : il devient soldat. Cette terre où ni lui ni les siens n'ont une pierre où reposer leur tête et que ceux qui la possèdent se dispensent à prix d'or de défendre, il la lui faut défendre, lui, au péril de sa vie, trop heureux s on l'envoie contre l'ennemi, et si on ne lui fait pas un point d'honneur d'aller tuer, pour obéir à son caporal, des citoyens parmi lesquels peut se trouver son père ! Le temps du service militaire expiré, le voilà gagnant sa vie comme il peut, travaillant jusqu'à dix heures par jour rien que pour ne pas mourir, perpétuellement réduit à côtoyer la faim entre la maladie et le chômage, puis se mariant et mettant au monde des enfants à nourrir, au risque de renouveler, non plus dans la solitude d'un cachot, mais sur le passage de ses semblables, au bruit des fêtes, devant des tables somptueusement servies, le funèbre épisode d'Ugolin ! Vieux, s'il lui est donné de devenir vieux, qu'il meure vite ! Le commencement de sa liberté, c'est la mort ! Voilà l'histoire de l'homme libre.

Que l'on compare, maintenant, et que l'on juge.

Il est vrai que ce qui précède n'est point, dans la société actuelle, applicable à tous : mais n'est-ce donc pas assez, n'est-ce pas trop qu'on le puisse appliquer au plus grand nombre ? Encore me serait-il facile, après avoir anar lysé la mensongère liberté du pauvre, de montrer à combien de vicissitudes le régime aléatoire où nous sommes expose la liberté réelle du riche et combien d'amertumes le vice de nos institutions cache dans le bonheur !

Il est vrai, aussi, que, dans l'ordre social nouveau, personne n'aurait :

Ni la liberté d'empiéter sur la part de ses frères, dans l'exploitation du grand domaine donné par la nature à l'humanité ;

Ni celle de s'assurer, par l'accaparement des instruments du travail, le moyen de jouir des fruits du travail, à l'exclusion du travailleur ;

Ni celle d'asservir l'homme au capital, la richesse vivante à la richesse morte ;

Ni celle, comme dit énergiquement saint Ambroise, de s'enrichir par des malheurs, de chercher son profit dans les larmes, de se nourrir de la faim d'autrui ;

Ni celle d'armer la moitié des pauvres pour contenir par elle l'autre moitié.

Si ce sont là des libertés dont on redoute la perte, qu'on ose le dire ; qu'on ose recommander à nos respects la liberté d'être tyran !

Qu'on reprochât à nos doctrines de reposer sur une hypothèse difficilement admissible, celle d'une égale liberté pour tous, nous concevrions ce reproche, sans toutefois l'admettre ; mais qu'on nous combatte comme preneurs d'un régime de compression et de despotisme, voilà ce qui nous confond.

Admettons, dit excellemment Morelly dans le deuxième chapitre de la Basiliade, admettons que la libre activité de l'homme verse dans le fonds commun plus que n'y peuvent puiser les besoins, il est clair que les lois, les règlements sont à peu prés inutiles, puisque à toute fonction nécessaire répond un goût naturel, une vocation arrêtée dans les individus. Les avis des chefs a seront reçus avec plaisir ; personne ne se croira dispensé d'un travail que le concours unanime des efforts rendra attrayant et varié. Et les différents emplois ne seront plus des travaux, mais des amusements. Rien ne serait plus facile que la législation d'une telle réunion fraternelle ; car, de la liberté la plus illimitée résulterait l'ordre le plus parfait. C'est bien alors vraiment qu'on pourrait s'en remettre à la bonne nature et n'accepter pour règle de conduite que ce précepte inscrit par Rabelais sur la porte de l'abbaye de Thélème : Fay ce que vouldras.

On a vu qu'en les supposant appliquées dans ce qu'elles peuvent avoir de plus hardi et de plus idéal, nos doctrines réalisaient la liberté pour tous aussi complètement qu'il soit permis de le concevoir. Il nous reste à examiner si c'est dans le système par lequel nous entendons amener leur triomphe que réside ce prétendu despotisme de nos tendances dont on fait peur aux ignorants.

Ce système, on sait on quoi il consiste. Nous voudrions qu'au milieu de la société actuelle, l'État créât le modèle de la société future, de telle sorte que, graduellement et par le seul fait d'un éclatant exemple, la seconde arrivât à absorber la première. Où y a-t-il là trace de despotisme ? Car il importe de ne pas oublier que, lorsque nous invoquons l'intervention de l'État, ce n'est que dans l'hypothèse de la démocratie organisée et de la souveraineté du Peuple rendue vivante.

Ceux devant qui l'on ne peut prononcer le mot État sans les faire frémir, s'imaginent toujours que l'État, c'est nécessairement le pouvoir exécutif, tel ministre tout-puissant, tel monarque absolu, tel dictateur, que sais-je ? Louis XIV ou Cromwell. Prenant le passé pour mesure et pour règle de l'avenir, mêlant tous les principes, confondant tous les régimes, ils se figurent que l'État n'existe qu'à la condition d'être un homme et de porter un nom propre.

Erreur ! Dans une démocratie, l'État, c'est la société même, agissant en cette qualité par des mandataires responsables et révocables.

Or, une société ne saurait-elle, sans despotisme, modifier et améliorer sa constitution sociale aussi bien que sa constitution politique ? Dira-t-on qu'un malade se comporte tyranniquement envers lui-même lorsqu'il pourvoit à sa guérison ? Eh quoi ! La nation résumée dans la réunion de ses mandataires peut améliorer le régime des prisons, et elle ne pourrait pas, sans encourir l'accusation de despotisme, améliorer le régime du travail ! Il y aurait tyrannie à fonder, au nom de la volonté générale, des associations de travailleurs, et il n'y en a pas à fonder, au nom de quelques intérêts particuliers, des compagnies de capitalistes ! Chose étrange ! Que des lois soient laites pour protéger et maintenir la possession exclusive par un petit nombre de tous les instruments de travail, ou bien pour livrer à une centaine de privilégiés les voies de communication, c'est-à-dire la respiration de l'industrie, ou bien encore pour proclamer que la misère est de droit divin et d'essence immortelle, personne ne protestera au nom de la liberté ; mais qu'on propose de faire des lois pour bannir de ce monde l'ignorance et la pauvreté, double forme de l'esclavage du Peuple, vous entendrez crier au despotisme. Comme si l'amélioration morale, et physique du sort de tous ne devait pas être la grande préoccupation de tous et leur principale affaire ! comme si la société agissant en qualité de société — en d'autres termes l'État — n'était pas compétente pour rechercher et détruire la cause des souffrances de la majeure partie de ses membres !

Voilà pourtant à quoi se réduit toute la question !

Car, enfin, est-ce que nous avons jamais parlé de doctrines particulières ayant droit de s'imposer par la force ?

Est-ce que nous, avons jamais reconnu à un homme, quel qu'il fût, le droit de plier violemment les autres hommes au joug de ses convictions ?

Est-ce que nous n'avons pas toujours réclamé, vanté, invoqué le suffrage universel comme l'épreuve suprême à laquelle toute idée devait humblement se soumettre ?

Est-ce que nous avons jamais tenu pour légitime un pouvoir autre que celui du Peuple, manifestant son vouloir par une assemblée sortie de son choix ?

Est-ce que la subordination absolue de la puissance exécutive à la souveraineté législative n'a pas été mille fois présentée par nous comme une des grandes nécessités du régime républicain ?

Est-ce que nous n'avons pas, tout en soutenant la centralisation politique, combattu la centralisation administrative, au nom de la liberté communale ?

Est-ce que ce n'est point la liberté du faible et du fort que nous avons défendue, en attaquant la concurrence, lutte inégale, dans laquelle le pauvre et le faible sont inévitablement opprimés ?

Est-ce que nous n'avons pas montré, enfin, jusqu'à quel point nous redoutions l'abus, soit de la force, soit du nombre, quand nous avons déclaré supérieurs au droit même-des majorités et absolument inviolables :

La liberté de la presse,

La liberté de conscience,

La liberté d'association,

Le droit de réunion,

Le droit au travail ?

Notre profession de foi, la voici en quelques mots :

1° Notre idéal est l'état de société dans lequel, chacun ayant le pouvoir d'exercer complètement toutes ses facultés et de satisfaire pleinement tous ses besoins, jouirait de la plus grande somme de liberté qui se puisse concevoir ;

2° Convaincu que cet idéal diffère trop de l'organisation actuelle de la société pour être réalisé immédiatement, nous avons proposé des mesures transitoires propres, selon nous, à y conduire progressivement et sans secousse ; mais ces mesures, nous n'entendons pas qu'on les impose. Elles appartiennent à la discussion : que l'opinion publique les juge, et que l'opinion publique, s'exprimant au nom du suffrage universel, les rejette si elle les croit mauvaises ou les adopte si elle les croit bonnes. Voilà ce que nous demandons et nous n'avons jamais demandé autre chose.

La liberté ! ah ! qu'on la définisse donc une fois pour toutes ; qu'on ne la sépare pas de l'égalité et de la fraternité, ses divines compagnes ; qu'on reconnaisse qu'elle doit exister pour tous, pour tous sans exception, sous peine de n'exister pas..., et alors nous osons affirmer que jamais homme sur la terre ne porta plus loin que nous l'amour, le culte, la passion de la liberté !

 

 

 



[1] Les Confessions d'un Révolutionnaire.

[2] Inutile de faire remarquer que ce n'est point le capital en lui-même que les socialistes ont jamais attaqué, ce qui serait pure démence : ce qu'ils trouvent injuste, c'est que, dans ses stipulations avec le travailleur, le capitaliste ait la part du lion.

[3] Confessions d'un Révolutionnaire, p. 10.

[4] Et le reproche, dans la bouche de M. Proudhon, est d'autant plus singulier, que, pour montrer combien lui-même respectait l'étymologie, il a eu soin d'écrire la mot qui résume son prétendu système : an-archie.

[5] Le Peuple du 19 février 1849.

[6] Confessions d'un Révolutionnaire, p. 63.

[7] Catéchisme des socialistes, 1849.