HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME SECOND

 

CHAPITRE VINGT-CINQUIÈME. — UNE VISITE AU FORT DE HAM

 

 

De la prétendue adhésion des socialistes au mouvement bonapartiste, dernier mot à lord Normanby. — Historique de mes relations personnelles avec Louis Bonaparte. — Article critique publié dans la Revue du Progrès, sur les Idées napoléoniennes. — Réplique d'un bonapartiste fanatique. — Échauffourée de Boulogne. — Polémique soutenue par le Bon Sens contre le renvoi des accusés devant une juridiction exceptionnelle. — Remercîments de Louis Bonaparte. — Il m'invite à le venir voir à Ham. — Madame Gordon et les coryphées du parti bonapartiste. — M. Acar. — Une prison princière. — Mes entretiens avec Louis Bonaparte. — Comment il entendait la souveraineté du Peuple, et ce qu'il pensait de l'Empire. — Opinions socialistes émises par lui. — Son indignation à propos de la surveillance dont il était l'objet, et du système d'espionnage en général. — Il accourt me voir à Londres, lors de mon exil. — Ses protestations de sympathie politique. — Cénacle bonapartiste à l'hôtel du Prince de Galles.

 

On assure, dit lord Normanby[1], écrivant au mois de juin 1848, que ceux-là appuient le mouvement bonapartiste, qui, parmi les basses classes (the lower classes), sont accessibles à l'influence de Louis Blanc.

Le sens de cette phrase n'est pas bien clair. Si lord Normanby a voulu insinuer que j'étais pour un prétendant, l'insinuation serait pire qu'une erreur ; et je n'y saurais mieux répondre que par l'exposé fidèle de mes relations personnelles avec Louis Bonaparte ; — exposé, du reste, auquel sa position d'aujourd'hui donne un caractère particulier d'intérêt et d'importance.

Qui ne se souvient qu'après l'échauffourée de Boulogne, Louis Bonaparte devint la risée de l'Europe ? Quelque étrange que le fait puisse paraître en ce moment, sa chute fut saluée, d'un bout de la France à l'autre, par toutes sortes d'invectives, mêlées à un immense éclat de rire. Jamais, peut-être, il n'y eut pareille explosion d'injures. Contre les dards qui, de chaque coin du pays, lui furent lancés, son nom lui fut un bouclier dérisoire. Ses amis eux-mêmes l'abandonnèrent. Un journal établi à ses frais, sous le titre de Capitole, pour plaider la cause de ses prétentions, suivit l'impulsion générale. Le conspirateur de Strasbourg avait reçu son pardon : si Louis-Philippe eût fait fusiller le conspirateur de Boulogne, il est douteux qu'on y eût trouvé à redire.

Je publiais, à cette époque, une revue démocratique, la Revue du Progrès, recueil où écrivaient les hommes les plus distingués du parti républicain, entre autres MM. François Arago, Michel (de Bourges), Thoré, Henri de Latouche, Félix Pyat, Marrast, Godefroy Cavaignac, Lamennais ; et, dans cette revue, j'avais rendu compte, un an auparavant, d'un livre de Louis Bonaparte, les Idées napoléoniennes. La conclusion de l'article était celle-ci : On vous dit : Il faut refaire l'Empire ! Mais ce serait... l'Empire moins l'empereur.

Ce travail fit une grande impression dans Paris. Le lendemain, vers dix heures du soir, comme je rentrais chez moi, un inconnu m'asséna sur la tête, par derrière, un violent coup de bâton qui me renversa sans connaissance. On me releva baigné dans mon sang, et je fus porté, rue de la Paix, chez un pharmacien, M. Béral. Un médecin fut appelé en toute hâte, et, dès qu'il eut jeté les yeux sur moi, il déclara que j'étais perdu. Le fait est que je ne me rétablis que difficilement, et après un mois de cruelles souffrances. Bien que la rue fût remplie de monde au moment où je fus frappé, l'assassin avait disparu. Les recherches de la police pour le découvrir restèrent sans résultat. Tout ce qu'on put savoir, en interrogeant les voisins, fut que le misérable avait l'air d'un homme déguisé, et qu'on l'avait remarqué se promenant devant ma porte pendant longtemps. Dieu me garde d'accuser un parti du crime d'un homme ! Mais j'ai le droit de dire qu'à cette époque, l'opinion générale, telle que les journaux l'exprimèrent, fut que cette tentative de meurtre était la réponse d'un bonapartiste fanatique à mon compte rendu des Idées napoléoniennes.

J'ignore si lord Normanby trouvera dans ces faits une preuve de mon adhésion au mouvement bonapartiste. En tout cas, voilà les fruits qu'elle avait portés, lorsque, au mois d'août 1840, la conspiration de Boulogne fut déjouée et son auteur jeté en prison. Autant que personne, je condamnais les desseins de Louis Bonaparte. Mais, en reconnaissant parmi ceux qui le poursuivaient le plus furieusement de leurs invectives, les vils adulateurs de son oncle, je ne pus me défendre d'une indignation mêlée de mépris. Je me rappelai que Malet, quand ses juges lui demandèrent : Et vos complices ? avait répondu admirablement : Vous, si j'avais réussi ! Je ne doutai pas que, si jamais la fortune de Louis Bonaparte l'emportait, il n'eût à ses pieds ceux qui alors insultaient à son malheur. On peut voir aujourd'hui si je me trompais ! Aussi bien, ma conviction a toujours été qu'en aucune circonstance, on ne doit se départir des règles strictes de la justice. Que Louis Bonaparte fût jugé, condamné, comme prétendant et comme factieux, qui aurait osé y contredire ? Mais le traîner devant une juridiction exceptionnelle, c'était le traiter en ennemi, quand il s'agissait de le traiter en coupable. Je développai ces considérations dans un article de la Revue du Progrès, qui parut le 1er septembre 1840. Il retentissait soudainement comme une note discordante au milieu d'un concert d'injures ; et, sous ce rapport du moins, il ne pouvait manquer de fixer l'attention de Louis Bonaparte.

Du château de Ham, où il fut enfermé, il m'écrivit une lettre dans laquelle il me remerciait de n'avoir pas mis le pied sur un adversaire abattu, et témoignait un vif désir de m'avoir auprès de lui à Ham, pour quelques jours.

En ce temps-là, il était entouré du seul prestige que puisse consentir à saluer une âme vraiment républicaine : il était malheureux. Sa dernière révolte s'était évanouie comme dans la fumée d'une aventure. On cherchait son parti. Et lui, porté par terre, jugé, condamné, renié par ses amis d'alors, raillé et insulté par ses flatteurs d'aujourd'hui, il gémissait dans une forteresse solitaire, sans autres confidents de ses tristesses que le docteur Conneau, son médecin, et un pharmacien de l'endroit, M. Acar. Res sacra miser. J'aurais repoussé la requête du prince : je me rendis à celle du prisonnier. Il obtint pour moi du ministre de l'intérieur la permission de le visiter dans sa prison, et je me mis en route.

Je savais, du parti bonapartiste, quelque chose de plus que ce qui en était connu généralement, par madame Gordon, qui, avec le lieutenant Laity, avait été l'âme delà conspiration de Strasbourg. Madame Gordon était une femme très-remuante, plus adonnée qu'il ne convenait aux intrigues politiques, mais qui à de la beauté joignait beaucoup de chaleur d'âme, une éloquence naturelle, de la persévérance et du courage. Je tenais d'elle que, les conspirateurs de Strasbourg ayant besoin d'un vieux soldat dont le nom et le grade pussent faire impression sur la garnison de Strasbourg, elle s'était rendue à Dijon, où se trouvait alors le colonel Vaudrey, et avait combattu ses hésitations avec tant d'empire, qu'elle l'avait entraîné à Strasbourg, séance tenante pour ainsi dire, et sans presque lui laisser le temps de quitter ses pantoufles. La vérité est que le culte de madame Gordon pour la mémoire de Napoléon était volontairement aveugle, superstitieux, sans bornes ; mais elle ne faisait pas grand cas du parti bonapartiste, qu'elle disait manquer d'hommes intelligents et résolus, exception faite de MM. Laity, Aladenise et Fialin. M. Fialin, qui avait pris le nom de Persigny, et, pour devise, ces mots Je sers, était, aux yeux de madame Gordon, la colonne du parti. Quant à Louis Bonaparte, elle paraissait le priser fort peu. Un jour que je lui demandais, par manière de plaisanterie, si elle l'aimait : Je l'aime politiquement, répondit-elle avec un sourire ; Et elle ajouta : Adiré vrai, il me fait l'effet d'une femme.

Voilà ce que, durant mon voyage, j'étais entrain de repasser dans mes souvenirs.

La première personne que je vis à Ham fut M. Acar. La foi politique de M. Acar était un accouplement inexplicable de bonapartisme et de républicanisme. Louis Bonaparte n'avait pas d'ami plus dévoué ; et cependant, il assurait être républicain : ce qu'il était, je crois, à sa manière. Il sembla ravi de mon arrivée. Voici, s'écria-t-il gaiement, des forces auxiliaires, et j'espère que nous aurons enfin raison de Louis Bonaparte. Puis, il me dit que les amis du prisonnier étaient divisés en deux catégories ; qu'à la tête de l'une figuraient M. de Persigny et quelques partisans fanatiques de l'Empire ; que l'autre contenait des républicains sincères et ardents, parmi lesquels MM. Frédéric Degeorge, Peauger, Joly, le lieutenant Laity, et lui-même ; qu'entre ces deux impulsions contraires, Louis Bonaparte vacillait, incertain ; qu'il était juste de lui tenir compte de la difficulté de sa position ; que ses intentions étaient droites, mais risquaient de s'égarer, pour peu qu'on l'abandonnât à l'influence de ses conseillers impérialistes, et qu'il importait d'y aviser. Pendant qu'il parlait ainsi, je le regardais avec un étonnement extrême, ne pouvant comprendre en quoi l'établissement de la République pouvait dépendre de l'adhésion ou de la non-adhésion de Louis Bonaparte.

Quoi qu'il en soit, j'allai au château, où je fus introduit dans un appartement large, bien meublé, et pourvu de tout ce que le confort domestique réclame. Il ne me fallut qu'un coup d'œil pour juger — ceci soit dit en l'honneur de Louis Philippe — que le prisonnier était traité avec bonté. Il était assis dans un grand fauteuil, entre la cheminée et une table couverte de papiers et de livres. A ma vue, il se leva, vint à moi, et me tendit la main d'une manière cordiale, non sans un mélange de réserve. Mon impression du moment fut que l'idée de prendre un air imposant lui avait traversé l'esprit ; mais cette idée, s'il l'eut, ne fut qu'un éclair : nous entrâmes en conversation. Je ne l'avais jamais vu ; et, comme je ne connaissais pas, à cette époque, les autres membres de la famille de Napoléon, je n'eus pas occasion de remarquer combien il différait d'eux, par les traits et par les manières. Toutefois, il ne m'échappa point qu'il n'y avait rien en lui du type napoléonien ; que son accent avait quelque chose d'étranger, et qu'il s'exprimait avec une difficulté singulière.

Aussi longtemps que l'entretien porta sur la politique de Louis-Philippe, nous fûmes d'accord : un gouvernement ne pouvait durer, avec la corruption au dedans, et l'humiliation nationale au dehors. Mais aussitôt que la question de l'avenir fut posée, le dissentiment éclata[2].

Comme il se proclamait un sincère démocrate, et déclarait reconnaître le principe de la souveraineté du Peuple :

Mais comment, lui demandai-je, entendez-vous l'application de ce principe ?

Il répondit sans hésiter :

Par le suffrage universel.

— Jamais, repris-je, le suffrage universel n'a eu de plus chaud partisan que moi, en principe ; mais il faut avoir le regard constamment tourné vers le résultat. Vous n'ignorez pas combien, en France, l'ignorance est grande parmi les paysans, et que beaucoup ne savent même pas lire. D'autre part, que d'hommes du Peuple, dans l'ordre social actuel, dépendent d'autrui, pour leur pain quotidien ou celui de leurs familles !

— Voulez-vous dire qu'il n'y a pas à tenir compte de la volonté de la nation, et que vous avez le droit, si vous en avez le pouvoir, d'imposer vos convictions politiques à une majorité qui les repousserait ?

— Je ne dis pas cela ; mais mon opinion est que le suffrage universel ne doit pas être un pistolet chargé dans les mains d'un enfant. La souveraineté du Peuple n'implique en aucune façon l'abdication intellectuelle de ceux qui sont en état d'imprimer à la volonté publique, soit par leurs écrits, soit par leurs discours, une impulsion généreuse et éclairée. C'est le droit de tout honnête homme et c'est son devoir de chercher à attirer la majorité à lui, et de s'opposer à ce qu'on se serve du Peuple lui-même pour l'opprimer.

— Soit.

— Il ne suffit donc pas de proclamer théoriquement la souveraineté du Peuple ; il faut savoir où l'on veut aller en la proclamant, et de quel côté on contribuera, dans la mesure de ses forces, à la faire pencher ; il faut avoir un Credo politique.

— Mon Credo, dit Louis Bonaparte après un instant de silence, c'est l'Empire. L'Empire n'a-t-il pas élevé la France au sommet de la grandeur ? Ne lui a-t-il pas rendu l'ordre ? Ne lui a-t-il pas donné la gloire ? Pour moi, je suis convaincu que la volonté de la nation, c'est l'Empire.

— Mais l'Empire, c'est le principe héréditaire.

— Sans doute.

— Et comment concilier avec le principe héréditaire celui de la souveraineté du Peuple ? Il y a contradiction dans les termes mêmes : le second est la négation du premier. La volonté d'un peuple peut changer, et il est conforme à la nature des choses qu'elle change, tandis que le pouvoir héréditaire est, par essence, immuable. Il est absurde que la volonté nationale d'aujourd'hui soit appelée à annuler d'avance la volonté nationale de demain, et que le Peuple renonce à sa souveraineté par un acte de sa souveraineté. Embrasser un homme pour l'étrangler est un fait de trahison, ce n'est pas un principe. Comment la génération présente pourrait-elle légitimement confisquer, par la déclaration de l'hérédité, le droit de toutes les générations à venir ? Un pareil contrat est évidemment nul.

 

Louis Bonaparte n'insista pas, comme s'il eût senti qu'il était sur un mauvais terrain. Et bientôt, donnant un autre tour à la conversation.

Au fond, dit-il, l'important, c'est que le gouvernement, quelle que soit sa forme, s'occupe du bonheur du Peuple.

Alors, il se mit à parler de l'urgence des réformes sociales ; et ses vues à cet égard ne me parurent pas beaucoup différer des miennes. Ce qui est sûr, c'est que, autant ses opinions politiques m'avaient déplu, autant je fus étonné de son empressement à admettre ces principes du socialisme dont, plus tard, il devait si bien faire usage pour se frayer une route à l'Empire.

J'ai encore en ma possession un livre que je tiens de lui, et dont la première page porte ces mots, écrits de sa main :

A Louis Blanc, souvenir d'estime et d'amitié, de la part de l'auteur.

L.-N. B.

 

Or, ce livre, tout plein d'aspirations socialistes, est intitulé : Extinction du paupérisme !

Ma permission n'était que pour trois jours. Ils furent employés à passer en revue tout ce qui avait trait, soit à l'état général des affaires, soit à la position particulière du prisonnier.

Parmi les diverses circonstances présentes à ma mémoire, il en est une qui veut être mentionnée. Une après-midi, il était en train de me raconter les particularités de son expédition de Boulogne, lorsque soudain la voix lui manqua. Il s'arrêta ; fit effort, mais en vain, pour refouler son émotion au dedans de lui, et fondit en larmes.

Je n'oublierai jamais non plus notre promenade sur l'étroit rempart assigné à ses mélancoliques promenades, et que, de toutes parts, surveillaient des sentinelles. Il me semble le voir encore marchant à pas lents, la tête penchée ; il me semble entendre encore les paroles qu'il prononçait à voix basse, de peur que le vent ne les portât au geôlier. La conversation roulait, cette fois, sur l'Histoire des Empereurs, par un écrivain que Louis Bonaparte louait fort d'avoir pris la défense de ces tyrans, marqués à l'épaule par Tacite, et pour jamais. Suivant Louis Bonaparte, Tacite avait tort. Je n'avais pas lu le livre que le prisonnier admirait tant, mais les motifs de son admiration n'étaient pas difficiles à deviner. Je la combattis, et avec une vivacité qui provoqua, de sa part, une recommandation inattendue. Parlez bas ! me dit-il.

Et, se tournant, il me montra un homme qui, enveloppé dans un manteau, nous suivait à peu de distance, sans nous perdre un seul instant de vue. Louis Bonaparte, probablement, ne se rappelle pas, mais je me rappelle, moi, qu'il partit de là pour flétrir en termes énergiques la bassesse de ces gouvernements auxquels il faut une noire armée d'espions, et qui, cherchant leur force dans les mobiles les plus impurs de la nature humaine, triomphent de la dégradation même de leurs agents !

Le terme de ma visite approchant, je crus devoir faire un dernier appel aux sentiments de mon hôte, et je lui dis :

Souvenez-vous que l'Empire, c'était l'empereur. L'empereur peut-il sortir de son tombeau ? La marche du temps nous a fait des conditions de vie nouvelles. La France d'aujourd'hui n'est plus la France d'il y a cinquante ans. L'idée du travail a remplacé l'image des batailles. D'autres aspirations et d'autres besoins appellent d'autres institutions, d'autres héros. Les peuples ont cessé de mettre leur ambition à aller, sous l'uniforme, tuer et mourir. La question est désormais, non pas d'asservir et d'étonner les hommes, mais de les rendre meilleurs et heureux. Non, non : Napoléon lui-même, s'il revenait à la vie, ne se répéterait pas. Comment accompliriez-vous avec son nom ce qu'il ne lui serait pas donné, à lui, d'accomplir, de nos jours, avec son génie ? L'Empire, ressuscité, ne serait possible que sous la forme d'un météore sanglant. Du temps de votre oncle, le despotisme n'apparaissait du moins que couvert du manteau de pourpre de la gloire, et, même ainsi, le squelette fit horreur. Souvenez-vous que la France laissa tomber Napoléon, faute de le. pouvoir porter plus longtemps. S'il n'eût été abandonné par elle, sa destinée n'eût pas fini à Waterloo. Souvenez-vous comment il est mort, et où il est mort ! Qu'il soit absolument impossible de baptiser dans le sang une monarchie nouvelle, et, momentanément, de la maintenir en entourant Paris de soldats, en introduisant partout des espions, en bâillonnant la presse, en poussant au culte ignoble des intérêts où l'âme n'a point de place, et en rendant leurs livrées aux sénateurs et aux valets, c'est ce que je n'affirmerai pas. Mais que vaudrait une couronne conquise, une couronne conservée, à ces conditions ? Croyez-moi, la seule chose acceptable en France est la République, — une République fidèle à son principe, — parce qu'un demi-siècle de révolutions a indissolublement lié la France à la doctrine de l'égalité. Abandonnez donc ce rôle de prétendant, pour lequel une scène vous manque. Fiez-vous à votre désintéressement du soin de votre destinée. Osez devenir et vous déclarer républicain.

 

Non-seulement Louis Bonaparte ouvrit l'oreille à ce langage, mars il en parut vivement touché. Quand je pris congé de lui, je remarquai qu'il avait les yeux humides, et il me serra dans ses bras, avec un élan dont je ne pus me défendre d'être ému. Au bas de l'escalier, j'entends sa voix, je me retourne. Et lui, de me crier en riant : Ah ! ah ! n'oubliez pas d'embrasser pour moi madame Gordon. C'est ainsi que nous nous quittâmes.

Dès lors, jusqu'au jour où il s'échappa de Ham, j'entretins avec lui, par l'intermédiaire d'un ami commun, quelques rapports d'un caractère purement personnel. J'avais, je l'avoue, l'extrême naïveté de regarder comme une chose possible, à la rigueur, sa conversion définitive à la République ; et cet espoir se trouve exprimé dans une lettre de moi, que je lui adressai lorsqu'il était encore au fort de Ham, et qu'il fit publier lorsqu'il se présenta comme candidat pour la présidence, pensant que cette publication pourrait le servir auprès des ouvriers de Paris. La lettre était confidentielle, cependant, et il ne m'avait pas demandé l'autorisation d'en faire usage !

Après sa fuite de Ham, nos rapports furent entièrement suspendus. Je ne le vis même pas en février 1848, à l'époque où il vint faire au Gouvernement provisoire l'offre de ses services.

J'ai déjà raconté comment j'appuyai son admission dans l'Assemblée nationale, dont il avait été élu membre, mais non sans proposer du même coup que le principe de la présidence fût écarté : sûr moyen de déjouer ses prétentions, tout en respectant la justice. Malheureusement, l'Assemblée eut la folie d'écrire, dans la Constitution de 1848, qu'il y aurait un président, ce qui revenait à voter un second 18 brumaire.

Lui, toutefois, ne s'était pas encore prévalu du décret qui lui ouvrait la France, lorsque, proscrit après avoir protesté contre la proscription de la famille d'Orléans et celle de Bonaparte, j'arrivai à Londres. C'était au commencement de septembre. Je descendis à l'hôtel de Brunswick, dans Jermyn street. A peine y étais-je, qu'un visiteur m'est annoncé : Louis Bonaparte. Il accourut à moi avec beaucoup de cordialité, et exprima la plus vive indignation du traitement que j'avais subi. J'éprouvai un grand embarras. Repousser brutalement ses civilités, je ne le pouvais sans manquer aux lois de la politesse et du bon goût ; et, d'un autre côté, j'avais de sérieux motifs politiques pour vouloir éviter désormais toute relation avec lui. Je ne m'étudiai à cacher ce sentiment que dans la mesure prescrite à tout homme bien élevé ; et j'ai quelque raison de croire qu'il le devina : car il se montra évidemment pénétré du désir de me convaincre que servir la République était son unique ambition ; qu'il était entièrement dévoué à la cause du Peuple ; et que, sur les questions sociales notamment, ses vues avaient beaucoup d'analogie avec les miennes.

Des diverses mesures adoptées par la politique impériale, une seule pourrait être citée comme rentrant dans mes opinions : celle de l'emprunt direct et national. Il y a longtemps déjà, j'émis cette idée dans le Bon Sens, dont j'étais alors rédacteur en chef, et elle donna lieu, entre le célèbre banquier Jacques Laffitte et moi, à une polémiqua qui remplit, pendant plusieurs jours, les colonnes de mon journal, et eut du retentissement.

Quoi qu'il en soit, le langage que Louis Bonaparte me tint à Londres conduisait si peu à l'idée d'Empire, que, lorsque je recueille à cet égard mes souvenirs, l'impression produite sur mon esprit est celle d'un rêve.

Au reste, s'il m'eût été possible, à cette époque, de me laisser aller à la confiance, certains faits m'auraient bien vite détrompé.

Un soir, retournant tard de Richmond, où j'étais allé passer la journée, je trouvai la maison que j'habitais dans Piccadilly livrée à une agitation inaccoutumée. La land-lady, très-animée, accourt au-devant de moi, disant : Monsieur, quelque événement de grande importance est sans doute arrivé à Paris. Quelle chose singulière !Eh bien ?Un jeune homme vient de se présenter, qui voulait absolument vous voir. J'ai eu beau assurer que vous étiez absent, il a refusé de me croire. Il paraissait excité outre mesure. Et c'est au point que, malgré mes remontrances, il est monté à votre chambre pour bien s'assurer que vous n'y étiez pas. Il avait d'abord fait mine de vous attendre, mais, au bout de quelques minutes, il s'est décidé à partir, laissant ceci. Et la dame du logis me tendit une carte où je lus ces mots tracés à la hâte : A quelque heure de la nuit que vous rentriez, de grâce rendez-vous sans perdre un moment à l'hôtel du Prince de Galles, Leicester square. L'affaire est grave et n'admet pas de délai.

Comme on pense bien, une invitation de ce genre, si mystérieuse, et à pareille heure, me sembla fort singulière, et je me sentis tout d'abord peu disposé à l'accueillir. Toutefois, ma curiosité venait d'être éveillée. La situation en France était incertaine ; elle pouvait changer du jour au lendemain. Peut-être une communication véritablement sérieuse m'attendait. La soirée était très-avancée ; il pleuvait à verse : preuve de plus qu'il s'agissait d'une chose urgente. Je pris mon parti

Au lieu indiqué, sur le seuil même de l'hôtel, j'aperçus un groupe d'hommes qui chuchotaient entre eux, et dont l'apparence était suspecte. J'entre ; l'on m'introduit dans une chambre au rez-de-chaussée ; et je me trouve en présence de deux personnes, dont l'une était un tout jeune homme, et l'autre Louis Bonaparte. Sans me donner le temps de me remettre de ma surprise, et avec une extrême volubilité de langage, l'étranger m'expliqua qu'il venait de Lille ; qu'il y avait eu, avec les membres les plus influents de la démocratie de l'endroit, une entrevue décisive ; que les chefs du parti démocratique et les adhérents du prince marchaient d'accord ; en un mot, que tout était prêt, en France, pour le triomphe du Peuple dans la personne du neveu de l'empereur. Ce que j'éprouvai, on le devine. L'âge de l'homme qui parlait, le lieu, l'heure, le groupe formé sur le seuil de l'hôtel, et le caractère d'une communication semblable faite à un républicain, assez connu comme tel, Dieu merci ! tout cela était si étrange, que je ne voulus pas en entendre davantage ; et je me retirai aussitôt, partagé entre l'étonnement et l'indignation.

Le lendemain, je reçus la visite de Louis Bonaparte, il venait me dire qu'il regrettait extrêmement ce qui s'était passé ; qu'il n'y était pour rien, et qu'il avait été attiré, de son côté, à l'hôtel du Prince de Galles absolument de la même manière. Mais j'en avais vu et entendu assez ! Peu de temps après, il partit pour Paris ; et, depuis ce moment, il me devint, personnellement, aussi étranger que si nous ne nous étions jamais rencontrés.

 

 

 



[1] A Year of Revolution in Paris, t. I, p. 456.

[2] En revenant de Ham, je pris des notes sur ce que j'avais vu et entendu. C'est d'après ces notes, qui me répondent de la fidélité de mes souvenirs, qu'est composé mon récit.