HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME SECOND

 

CHAPITRE VINGT-QUATRIÈME. — L'OSTRACISME

 

 

Quels étaient, après juin, les maîtres de la situation. — Nomination d'une Commission parlementaire, chargée de faire une enquête sur les événements de mai et de juin. — Déposition du garde national Watrin sur ma soi-disant présence à l'Hôtel-de-Ville, le 15 mai. — Cette déposition est démentie par l'unanimité des témoignages et par l'évidence même des faits. — Rapport de M. Bauchart, au nom de la Commission d'enquête. — Mes discours du Luxembourg y sont falsifiés et incriminés. — Le sténographe officiel de lord Normanby. — Oubli de Sa Seigneurie, qui me reproche une doctrine que Macaulay a professée. — La majorité de l'Assemblée nous empêche, M. Caussidière et moi, de repousser immédiatement les calomnies du rapport. — Ligue formée contre nous entre les chefs de parti. — Séance du 25 août : discussion du rapport. — Ma défense. — Attitude de la droite pendant mon discours. — Défense de M. Caussidière. — Introduction soudaine d'une demande en autorisation de poursuites contre M. Caussidière et contre moi. — Protestations de MM. Flocon et Théodore Bac. — Le procureur général et le chef du pouvoir exécutif demandent qu'une décision soit prise séance tenante. — L'Assemblée sa déjuge à mon égard. — Offre généreuse de M. d'Aragon. — Départ pour Londres. — Épisode en chemin de fer. — Création d'un tribunal exceptionnel pour juger les accusés de mai et de juin. — Je refuse de comparaître devant lui. — Lettre aux journaux, explicative de mon refus. — Godefroy Cavaignac ; souvenirs.

 

A partir du mois de juin, la contre-révolution fit divorce avec toute pratique souterraine et déploya audacieusement son drapeau. Soumise à la majorité parlementaire, la dictature du général Cavaignac n'avait été que nominale et n'avait duré qu'un jour : les vrais maîtres de la situation furent MM. Thiers, de Falloux, de Montalembert, Odilon Barrot, Berryer : des royalistes. De la République, il ne resta que le mot ; et cela même était un malheur, parce qu'on la rendit responsable, des attentats qu'en son nom ses plus mortels ennemis commirent contre la liberté.

Le lendemain d'événements aussi désastreux, des hommes qui auraient aimé leur pays d'un amour élevé n'auraient eu qu'une préoccupation : guérir la grande blessure ouverte à ses flancs. Mais, loin de là, les vainqueurs mirent je ne sais quel soin cruel à élargir, à envenimer la plaie saignante. Il y avait dans l'Assemblée certains personnages dont la présence leur était importune, et, pour les écraser, ils se hâtèrent de mettre à profit le bouillonnement des passions déchaînées par la lutte. Telle fut l'origine de la fameuse Commission d'enquête, qui, tout d'abord, résolut de se défaire de M. Caussidière et de moi, et qui, dans ce but, rattacha l'insurrection de juin à l'envahissement de l'Assemblée le 15 mai. En ce qui me concernait, la difficulté n'était pas médiocre ; car je me trouvais protégé contre l'Assemblée par un vote antérieur de l'Assemblée elle-même. Comment obtenir d'elle qu'elle me déclarât aujourd'hui coupable d'un fait dont elle m'avait déjà déclaré innocent ? N'importe ! on ne désespéra pas de l'amener à se déjuger, sous l'empire de la colère et d'un reste de peur.

En attendant, la presse réactionnaire continuait à me poursuivre avec un acharnement sans exemple. Le mépris que m'inspira tant de rage était tel, que je m'abstins de répondre aux libellistes à la suite. Mais, comme le Journal des Débats avait apporté dans son opposition au Gouvernement provisoire de la modération et de la dignité, j'adressai à cette feuille, le 17 juillet 1848, une lettre qui à des attaques sans pudeur opposait des textes sans réplique.

La Commission d'enquête fit de la procédure, sous la présidence de M. Odilon Barrot. Le rapporteur fut un de ces agents en sous-ordre que l'armée des victorieux est toujours sûre de trouver blotti dans ses bagages. Il est aujourd'hui bonapartiste. Son nom était Bauchart. Si l'on veut savoir jusqu'où peut descendre la médiocrité au service du mensonge, on n'a qu'à lire le rapport de cet homme.

M'impliquer dans l'insurrection de juin était impossible, et cependant je me demande, avec surprise pourquoi on ne l'essaya point. D'un autre côté., on ne pouvait m'imputer le 15 mai, sans revenir sur une décision formelle de l'Assemblée. Voici donc ce qu'on imagina.

Il y avait à Paris un certain Watrin qui, en racontant les prétendus services par lui rendus à la cause de l'ordre le 15 mai, laissa échapper qu'il m'avait vu à l'Hôtel-de-Ville. Cette mensongère vanterie fut, pour la Commission d'enquête, un coup de fortune. Or, on va juger de ce que valait le témoignage de ce malheureux, par l'extrait suivant du procès de Bourges :

LE CITOYEN WATRIN. — Dans la journée du 15 mai, j'étais de service avec le 2e bataillon de la 6e légion, commandant Lescouvé. Je pénétrai dans l'Hôtel-de-Ville peu de temps après la distribution des papiers que les factieux jetaient par les fenêtres ; cette distribution pouvait même se continuer encore. J'ignorais, au milieu du tumulte, ou se trouvait le bataillon ; mais, ayant bien remarqué les fenêtres d'où partaient les papiers, j'avais promptement monté l'escalier, pour arriver à la pièce où se trouvaient les distributeurs. J'avais fini par être seul, les gardes nationaux qui montaient avec moi ayant pris une autre direction. J'ouvris une porte qui était précisément celle où étaient réunis un certain nombre d'individus, les uns écrivant, les autres aux fenêtres. Ayant reconnu que je n'étais suivi par personne, je me suis borné, après avoir ouvert la porte, à faire entendre le cri de Vive l'Assemblée nationale ! Puis, refermant cette porte aussitôt, je suis descendu pour chercher du renfort. Pendant le court instant où j'ai plongé les yeux sur la réunion d'hommes qui se trouvaient là, un seul a été reconnu par moi, ou, du moins, je crois avoir reconnu Louis Blanc...

ALBERT, se levant. — Je jure sur l'honneur que Louis Blanc n'a pas pénétré à l'Hôtel-de-Ville le 15 mai.

LE CITOYEN WATRIN. — Il était du nombre de ceux qui étaient assis. C'est la seule figure qui m'ait un peu frappé, et que j'ai pour cela même un peu fixée (sic).

D. — Connaissiez-vous Louis Blanc avant le 15 mai ?

R. — Je ne le connaissais pas de vue ; mais je l'avais aperçu une fois d'un peu loin.

D. — Êtes-vous bien sûr d'avoir vu Louis Blanc à l'Hôtel-de-Ville ?

R. — Je crois bien l'avoir vu.

D. — Comment êtes-vous entré dans la salle ?

R. — Je ne suis pas précisément entré ; je tenais la porte entr'ouverte,

LE CITOYEN BARBÈS. — Mais le témoin n'a pas pu arriver à la porte ; deux hommes la gardaient ; nous eussions été prévenus tout de suite. D'ailleurs, la pièce où nous étions était composée de deux compartiments, et il n'eût pu nous apercevoir...

LE TÉMOIN. — Depuis ma déposition, on a beaucoup fait, mais inutilement, pour me la faire modifier. Il est vrai qu'une personne est venue me dire qu'il y avait un employé qui ressemblait beaucoup à Louis Blanc (sensation). Comme je ne voyais pas bien clair, il peut se faire que je me sois trompé !

 

En vérité, je suis honteux pour mon pays d'avoir à constater que c'est un témoignage de cette espèce qui m'a — il y a déjà vingt ans de cela ! — envoyé en exil. Il est vrai que ceci était le crime allégué : aux yeux de mes persécuteurs, mon vrai crime était d'avoir servi la cause des damnés de ce monde. A ce point de vue, nul doute que je ne fusse coupable ; et, comme je veux rester coupable,. mon expiation est encore trop douce !

Ajouterai-je que la déposition de cet homme, qui ne me connaissait pas de vue, qui m'avait aperçu une fois d'un peu loin, qui crut me reconnaître à travers une porte entr'ouverte et aussitôt refermée, qui ne voyait pas bien clair, et qui put se tromper, fut le seul, absolument le seul prétexte dont il fut possible à la Commission d'enquête de s'armer contre moi ? Ajouterai-je que des milliers de témoins de toute condition et de toute opinion, et ceux qui avaient envahi l'Hôtel-de-Ville, et ceux qui étaient chargés de le défendre, et ceux qui le reprirent, vinrent tous affirmer, les uns après les autres, qu'ils ne m'y avaient point vu, et que, si j'y avais été, il n'y aurait pas eu moyen pour eux de ne pas me voir[1] ? Rappellerai-je la déclaration que fit, à la tribune, M. Marrast, alors mon ennemi ? Citerai-je, et la déposition de M. de Lamartine devant la Haute Cour, et celle de M. Beaumont, commandant en second de l'Hôtel-de-Ville dans la journée du 15 mai[2] ? Tout fut inutile : que pouvait valoir contre une affirmation... je me trompe, contre un doute de M. Watrin, l'unanimité de témoignages innombrables en sens inverse ?

Deux lettres méritent de trouver place ici. Elles furent écrites par des hommes dont cet excès <i iniquité révolta si profondément l'âme généreuse, qu'ils n'hésitèrent pas à compromettre leur sûreté personnelle pour rendre hommage à la vérité.

Versailles, 11 août 1848.

Citoyen représentant, je crois utile de vous informer que j'ai écrit aujourd'hui même au président de la Commission d'enquête et au citoyen Germain Sarrut, que j'ai vu hier désigné, dans le Courrier français, en tête de la Commission de contre-enquête sur les événements de mai et juin, à l'effet de les informer que, présent à l'Hôtel-de-Ville le 15 mai, je pouvais affirmer, même par serment, que vous n'étiez, pas dans la salle dont parle le citoyen Watrin dans sa déposition. En présence du rapport de la Commission, j'ai été si indigné, que, comme l'ordonne l'Évangile, sans regarder derrière moi, j'ai pris de suite le parti de faire connaître la vérité.

Salut et fraternité.

THUMERY,

Rue de la Paroisse, 44.

 

Citoyen Louis Blanc,

Quoique ma position d'inculpé dans les affaires de juin par suite d'une fausse délation me commande la plus grande réserve, la plus grande circonspection, ma conscience ne peut résister plus longtemps à cacher la vérité. Je dois cette vérité à mon pays, je la dois pour confondre ceux qui, par un parjure, veulent atteindre l'homme dans ce qu'il a de plus sacré, son honneur, et qui veulent se jouer impunément de la liberté individuelle. Je suis donc prêt à donner le plus profond démenti à votre vil calomniateur, résolu à subir toutes les conséquences que mon témoignage peut assumer sur ma tête, relativement à ma position actuelle.

Salut et fraternité.

PELLOTIER DE LORGES, détenu politique.

Du fort de Romainville, 23 août 1848[3].

 

M'opposer des faits n'était pas facile, on le voit : on chercha s'il ne serait pas possible d'invoquer contre moi des mots ; et ce qui fut fait, sous ce rapport, par M. Odilon Barrot, M. Bauchart et leurs associés, passe toute croyance.

Mes discours du Luxembourg, je les avais prononcés comme membre du Gouvernement provisoire ; ils avaient été publiés d'un bout à l'autre et littéralement dans le Moniteur ; l'Assemblée les connaissait, lorsqu'elle rendit le fameux décret : Le Gouvernement provisoire a bien mérité de la patrie. Eh bien, croira-t-on que, six mois après le vote de ce décret, des hommes qui l'avaient voté prirent texte contre moi, non pas même de l'ensemble de mes discours, mais de sept ou huit phrases prises çà et là, et que, faute de pouvoir incriminer, ils falsifièrent ?

Ainsi, je me voyais rétrospectivement refuser la liberté de la parole par des gens dont, membre du Gouvernement provisoire, j'avais protégé la liberté, au péril de ma vie ! Et les quelques mots qu'on me faisait un crime d'avoir laissé tomber de mes lèvres, à une époque de fièvre universelle, au milieu de l'embrasement des esprits, sous l'empire de circonstances extraordinaires, dans le feu de l'improvisation, ces quelques mots, quoique insérés dans le Moniteur, n'étaient pas même fidèlement et honnêtement rapportés !

Je voudrais, pour l'honneur de l'espèce humaine, qu'il me fût permis de ne pas aborder ce déplorable sujet ; mais il le faut, puisqu'il a fourni, à tant de personnes et, récemment encore, à lord Normanby, l'occasion de calomnier dans ma personne la cause et le parti que je sers.

Lord Normanby, sur la foi de M. Bauchart, publie huit paragraphes qu'il définit : Extraits des discours non publiés de Louis Blanc aux délégués du Luxembourg, reçus de la main du sténographe officiel qui les recueillit dans le temps[4].

Lord Normanby ne nomme pas le sténographe qu'il qualifie d'officiel, précisément lorsqu'il est mis en jeu comme fournissant un renseignement non officiel. Et Sa Seigneurie ne daigne, pas davantage déduire les motifs sur lesquels repose l'infaillibilité de ce mystérieux informant, avec lequel on ne m'a jamais confronté. Mais passons.

Des huit paragraphes mis en avant, six sont tirés, avec altération systématique du sens et des termes, de discours publiés au long dans le Moniteur, et deux sont tout simplement forgés.

Si lord Normanby avait pris la moindre peine, pour s'acquitter consciencieusement de la tâche qu'il s'était imposée, un coup d'œil jeté sur le Moniteur lui eût appris à l'instant que les extraits qu'il donne comme non publiés, appartiennent, sauf les altérations qu'on avait besoin d'y faire, soit par voie d'addition, soit par voie de suppression, à des discours de moi que le Moniteur a publiés en entier.

Par exemple, chacun peut lire dans ce journal la phrase que voici :

En dépit de tout, l'égalité triomphera, non pas cette égalité étroite et stérile qui consiste dans l'abaissement du niveau général, mais celle qui consiste, au contraire, dans son élévation progressive, indéfinie ; car, suivant une belle parole de saint Martin, tous les hommes sont égaux, cela, veut dire tous les hommes sont rois.

Il n'y avait certes pas à s'y méprendre : cela signifiait que le progrès véritable doit avoir pour effet, non d'abaisser çeux.qui sont en haut, mais d'élever ceux qui sont en bas. C'était, sous une autre forme, la même pensée qu'un jour Béranger avait exprimée devant moi en ces termes : L'égalité doit consister, non pas à raccourcir les habits, mais à allonger les vestes.

Maintenant, il.est curieux de voir, comment, par l'artifice vulgaire et bas de la modification de certains mots et de l'omission de certains autres, cette pensée, émise pour tenir en garde contre tout étroit sentiment d'envie ceux à qui je m'adressais, se trouve transformée, dans le rapport de M. Bauchart d'abord, puis dans le livre de lord Normanby, en une promesse chimérique et insensée : Mes amis, sachez-le, vous serez non-seulement puissants, non-seulement riches, mais rois ; car tous les hommes sont égaux, tous les hommes sont rois[5].

Voilà, dans tout son jour, l'art des Laubardemont : Donnez-moi une ligne d'un homme, et je le fais pendre.

Encore faut-il remarquer ici que, si j'avais dit en effet que chaque être vivant, sans en excepter un seul, serait un jour roi de tous les autr.es êtres vivants, aurait un sceptre à la main, une couronne sur la tête, et serait assis sur un trône, il eût été vraiment bien dur de me proscrire à cause de cela ; la justice eût demandé qu'on m'assurât un refuge aux petites-maisons, et qu'on y envoyât avec moi mon auditoire, pour m'avoir cru et applaudi.

Après M. Bauchart, lord Normanby cite à ma charge, comme un forfait dont je ne me laverai jamais, cette phrase d'un de mes discours :

Sentiments de modération tempérés par une résolution de vigilance ; sentiments d'ordre, tempérés par la volonté de rester frères, et, s'il le fallait, douloureuse nécessité, nécessité bien comprise de se faire soldats[6].

 

Lord Normanby souligne triomphalement les derniers mots, et j'avoue franchement que, cette fois, il n'a pas tort : il est très-probable que, quand je les prononçai, ils étaient soulignés dans ma pensée. Nous étions, en effet, au lendemain d'un événement né précisément de cette nécessité de se faire soldats que tout le monde alors félicitait le Peuple d'avoir si bien comprise, depuis les représentants de l'Université jusqu'à ceux de l'Église, depuis M. Gérusez jusqu'à l'archevêque de Paris, et sans en excepter le journal l'Univers, qui écrivait : La Révolution de 1848 est une notification de la divine Providence[7]. Le 29 avril 1848, j'étais bien excusable de croire et de dire ce que personne alors ne s'avisa de nier ou même d'avoir l'air de mettre en doute : savoir, qu'il est des révolutions nécessaires ; que, quand la liberté est menacée, le devoir de tout bon citoyen est de la défendre ; et qu'un peuple qui ne veille pas avec un soin jaloux sur le maintien de ses droits, encourage les apprentis tyrans à les lui ravir. Je raisonnais absolument à la manière de Macaulay, lorsque, dénonçant l'absurdité et l'immoralité de l'obéissance passive et de la non-résistance aux pouvoirs établis, il résume en ces termes la doctrine des whigs du temps de Guillaume III : ... It followed that, to entitle a government to the allegiance of subjects, something was very different from mere legitimacy, and different also from mere possession. What that something was the whigs had ne difficulty in pronouncing. In their view, the end for which ail governments had been instituted was the happiness of society[8]. Et cette doctrine que les peuples ne sont liés envers un gouvernement qui manque à sa mission, ni par le principe de la légitimité, ni par le fait de la possession, cette doctrine, M. Macaulay ne cache point qu'il la partage ; et, loin qu'on lui ait imputé à crime d'avoir publié un livre où il la proclame, on l'a créé pair d'Angleterre. Est-ce que lord Normanby ignore cela ?

Du moins, si la phrase pour laquelle il se montre prêt à me traîner aux gémonies avait été citée, sans suppression de ce qui la précède et de ce qui la suit ! Mais le moyen de me condamner, si la citation eût été exacte, et si l'on n'eût pas, avec une dextérité inconnue aux honnêtes gens, omis le passage suivant, qui la complète : J'ai une confiance parfaite, inébranlable dans la victoire de l'idée, de la raison, de la justice. Que l'intelligence de tous se forme par le développement de la liberté de la presse, de la liberté de la tribune, de la liberté de l'industrie[9], et, j'en suis convaincu, la Révolution triomphera.

Bien vainement lord Normanby essayerait-il de s'abriter derrière M. Bauchart : de cette perversion de mon langage, je le tiens personnellement responsable, parce que les manœuvres que je signale ici, je les avais déjà dénoncées et flétries, dans un discours prononcé en pleine Assemblée nationale, lord Normanby présent[10]. Il y avait donc pour lui question d'équité et question d'honneur à faire du moins connaître ma réponse, sauf à en montrer l'insuffisance, s'il pouvait.

Quant à m'imputer d'avoir sonné le tocsin contre les élus du suffrage universel, d'avoir poursuivi l'ordre social actuel de je ne sais quelles épithètes frénétiques, et d'avoir donné lieu au Peuple de penser qu'il suffirait d'un coup de ma baguette magique pour faire qu'il n'y eût plus ni riches ni pauvres, tout cela est maladroitement inventé, d'une fausseté ridicule ; et je mets au défi qu'on trouva quoi que ce soit de semblable dans aucun de mes écrits. Ce que j'ai dit, et ce qu'après beaucoup d'autres qui ont plus d'autorité que moi, je crois fermement, c'est que l'ordre social actuel est injuste ; c'est que l'esprit de progrès consiste à regarder la pauvreté comme un mal qui, graduellement, doit et peut disparaître ; c'est que les mots progrès de la civilisation, pris dans leur acception véritable, ne sauraient avoir un autre sens. Et il est très-vrai que contribuer à ce résultat de toute la puissance de mon être est un engagement que j'ai pris de bonne heure avec moi-même, et auquel j'ai l'orgueil de croire que je resterai fidèle jusqu'à la mort.

Dirai-je maintenant de quelle façon lord Normanby réussit à ajouter son grain de poison aux préparations de M. Bauchart ? et comment, après m'avoir, de son autorité privée, posé en Attila de la propriété, il part de là pour m'accuser... de quoi ? Il faut l'entendre lui-même.

Chacun sait que, le 13 juillet 1848, M. Proudhon ayant émis, à la tribune, des vues qui ne sont pas les miennes, et cela, dans un discours qui avait la prétention de ne laisser debout rien ni personne, je votai contre ce discours. Eh bien, lord Normanby s'écrie, à ce sujet :

Vraiment le citoyen Proudhon aurait pu dire : Est-ce là ce que vous appelez appuyer vos amis ?... Louis Blanc avait changé avec la saison. Celui du mois d'août n'était plus celui du mois de février ! Était-ce l'effet de quelque repentir tardif, ou bien la crainte des révélations qui allaient sortir d'un certain rapport en perspective ?[11]

Ô chance ! Voilà que j'ai justement sous la main de quoi répondre à Sa Seigneurie, et de telle manière, que sa curiosité n'ait plus rien à désirer. C'est M. Proudhon qui va lui apprendre les motifs de mon opposition à M. Proudhon :

Le vote de Louis Blanc fut le plus consciencieux de l'Assemblée. Il y a un abîme entre nous... Le socialisme, tel que je le comprends, c'est l'antipode du socialisme de Louis Blanc. Cette opposition est fatale, et j'insiste là dessus, non pour le plaisir de contredire un chef d'école, mais parce que cela est nécessaire à l'éducation du Peuple[12].

 

Que penser de lord Normanby, après cela ? Quoi ! il a vécu si longtemps à Paris sans savoir combien les opinions de M. Proudhon diffèrent des miennes ! Qu'imaginer de plus burlesque que de m'accuser de désertion à l'égard d'un homme qui fut toujours et n'a jamais cessé d'être mon adversaire ? Et de quel nom baptiser le procédé qui consiste à donner pour point d'appui à une insinuation calomnieuse une pitoyable bévue[13].

Trois représentants du Peuple étaient calomniés dans le rapport de M. Bauchart d'une manière officiellement honteuse : MM. Ledru-Rollin, Caussidière et moi. Il fut permis au premier de se défendre, le jour même de l'attaque ; à Caussidière et à moi on se hâta d'interdire ce droit, sous prétexte que notre défense serait mieux placée après la publication des pièces, et l'on nous força d'attendre que les faussetés du rapport, en l'absence de tout débat contradictoire, eussent produit sur l'opinion publique l'effet désiré.

Il en résulta que, pendant plusieurs jours, nous demeurâmes exposés aux morsures des vipères. Œuvre de grossier dépit et de rage impuissante, le rapport ne condamnait en réalité que ses auteurs, et c'est ce que dirent, d'une commune voix, tous les honnêtes gens. Mais les âmes déjà gâtées reçurent avidement le poison qui leur était destiné. Les commentaires, d'ailleurs, ne manquèrent pas au texte. Reproduit, développé, enrichi de nouveaux mensonges, tiré par les divers journaux à cinq ou six cent mille exemplaires, l'odieux libelle alla répandre dans toute l'Europe une accusation que chaque écho placé sur la route grossissait en la prolongeant. Et lorsque, indignés de ce lent assassinat moral, nous demandions que la parole nous fût donnée ; lorsque nous demandions le droit d'accuser, à notre tour, nos accusateurs, on nous répondait : Les copies des pièces justificatives à publier ne sont pas encore prêtes, ou bien : L'impression n'est pas terminée. Et, pendant ce temps, le rapport de la Commission d'enquête à la main, on travaillait, avec une infatigable ardeur, à faire l'opinion publique !

Malgré cela, nul doute que la victoire ne fût restée à la vérité, soutenue cette fois par l'évidence, s'il ne s'était formé contre nous, au sein de l'Assemblée, une ligue dont il convient de bien déterminer l'origine et le caractère.

En votant la publication du rapport, l'Assemblée avait décidé, par mégarde sans doute, que toutes les pièces justificatives seraient aussi publiées. Or, quand on fut pour obéir à ce vote, on s'aperçut qu'il contenait d'immenses périls.

Ne prévoyant pas que les procès-verbaux de la Commission d'enquête dussent jamais être mis au jour,.d'importants personnages s'étaient dénoncés les uns les autres ; il y avait eu de formidables indiscrétions, des confidences fatales ; la trahison ne s'était pas gênée, se croyant protégée par l'anonyme. Que pouvait-il donc sortir de là, quand on en serait venu à lever le voile ? Procès en diffamation, duels, animosités de la vie entière, scandale énorme dans le public, guerre civile dans l'Assemblée, voilà ce qu'avaient couvé les petites rancunes de M. Barrot et de ses amis, voilà ce qu'allait produire l'intégrale publication des pièces. L'effroi fut général.

Or, parmi ceux qui avaient le plus à redouter un éclat de ce genre, se trouvait précisément le général Cavaignac. Sa dictature, installée, au mois de juin, sur les débris de la Commission exécutive, avait donné lieu, dans la salle des Pas-Perdus, à d'étranges chuchotements, qui, devant la Commission d'enquête, s'étaient transformés en dépositions accusatrices. On le montrait laissant construire les barricades qu'il aurait pu empêcher, se ménageant le sacrilège honneur d'étouffer dans le sang une insurrection qui pouvait être prévenue, fermant l'oreille aux ordres de la Commission exécutive, affichant pour l'intervention armée de la garde nationale un dédain qui était une flatterie à l'adresse des troupes, se conduisant, en un mot, de manière à rendre, au milieu de Paris embrasé, le renversement de la Commission exécutive tout à fait inévitable et sa dictature, à lui, nécessaire.

Or, ces imputations, contre lesquelles il a été protégé, depuis, dans une séance fameuse, et par leur gravité même et par le besoin que la réaction avait encore de lui ces imputations venaient de témoins revêtus d'un caractère officiel, d'hommes dont il avait été le collègue au pouvoir, dont il était le collègue à l'Assemblée. Ainsi, que le général fût, oui ou non, en mesuré de se justifier, il n'en est pas moins vrai que son rôle de dictateur aurait eu singulièrement à souffrir de sa position d'accusé. C'est ce que son parti comprit à merveille, et le National fit, pour empêcher la publication intégrale des pièces, des efforts prodigieux. Mais le vote de l'Assemblée était là, impérieux, décisif. Il ne restait donc plus au parti du général Cavaignac, s'il voulait éviter un débat d'une portée funeste, qu'à se rapprocher du parti représenté par la Commission d'enquête.

De leur côté, les réactionnaires de l'enquête avaient à ce rapprochement momentané un intérêt manifeste. Abandonnés à leurs propres forces, ils n'avaient point la majorité dans l'Assemblée et couraient risque de succomber sous un ordre du jour qui, de la catégorie des juges, les eût rejetés dans celle des calomniateurs. En outre, leur jeu était de se servir des républicains du National contre les socialistes, du général Cavaignac contre Caussidière et contre moi, sauf à briser l'instrument après l'avoir usé,

De cette communauté d'intérêts et de périls naquit le pacte d'iniquité dont Caussidière et moi avons été victimes.

Quant à Ledru-Rollin, accusé en même temps que nous, il se trouvait avoir sur nous cet avantage, qu'ayant été membre de la Commission exécutive, il était du nombre de ceux que le général Cavaignac avait à redouter comme accusateurs. Il fut donc résolu qu'on le ménagerait, et c'est ce qui explique la célèbre poignée de main qu'en pleine Assemblée le général lui donna lorsque, pour la première fois, Ledru-Rollin fut appelé à se défendre !

On n'oubliera pas de si tôt que, le 25 avril 1849, par un raffinement tout à fait imprévu d'imbécillité et de bassesse, M. Baroche osa faire afficher les noms des contumaces du 15 mai sur des poteaux, que, dans l'élan d'une admirable et poétique indignation, le Peuple se hâta de couvrir de fleurs. Eh bien, le lendemain, on lisait dans le journal la Presse ;

Si M. le général Cavaignac est passé hier sur la place du Palais-de-Justice, au moment où était suspendu à un poteau l'arrêt qui condamne M. Louis Blanc à la peine de la déportation, M. le général Cavaignac a dû éprouver un sentiment douloureux, car celui qui écrit ces lignes a entendu, le 26 août, M. le général Cavaignac lui dire : Quant à Louis Blanc, ma conviction profonde est qu'il n'est pas plus criminel que moi... Comment expliquer qu'ayant cette conviction, M. Cavaignac, quelques heures auparavant, soit monté à la tribune pour y tenir un langage tout différent ?

Un peu plus tard, le 15 juillet 1849, M, Emile de Girardin, dans une lettre de lui au général Cavaignac, disait :

... Pour arriver jusqu'à vous, il fallait traverser une nuée d'aides de camp et d'huissiers. Il était cinq heures J'étais venu la veille ; mais, la veille, vous m'aviez invité à revenir le lendemain, parce que vous succombiez sous le poids de la fatigue d'une nuit passée sur les bancs de l'Assemblée nationale : c'était la nuit dans laquelle vous étiez monté deux fois à la tribune afin que l'Assemblée accordât l'autorisation de poursuivre deux de ses membres : MM. Caussidière et Louis Blanc. Je n'oublierai jamais que, me parlant d'eux, vous me dîtes : Louis Blanc n'est pas plus coupable que moi. Cependant, vous aviez demandé et pris la parole contre lui. Dès cet instant, vous fûtes jugé dans ma conscience et condamné dans mon esprit[14].

 

A cette affirmation si précise, à cette interpellation si pressante, que répondit le général Cavaignac ? il garda le silence.

Il n'ignorait point, pourtant, que son frère m'avait eu pour compagnon d'armes, pour collaborateur, pour ami ; que sa mère avait trouvé en moi une affection toute filiale ; qu'au moment de dire adieu à la vie, Godefroy Cavaignac m'avait laissé l'héritage de ses plus chères pensées... Serait-ce qu'à l'ardeur d'une ambition saisie d'inquiétude se serait joint l'aiguillon de quelque secret ressentiment ? Voici des faits : je m'abstiens de tout commentaire.

Quand la Révolution de février éclata, le général Cavaignac servait depuis longtemps en Algérie. Je ne l'avais donc vu que deux ou trois fois, lors de ses rapides excursions à Paris. Mais il passait pour républicain, et, d'ailleurs, je l'aimais dans son frère.

Aussi, ce fut avec une véritable chaleur d'âme que, dans le sein du Gouvernement provisoire, je m'unis à mes collègues Flocon et Ledru-Rollin, pour faire élever M. Eugène Cavaignac à la dignité de lieutenant-général, et agrandir sa fortune, tout à coup associée aux destins de la République. Il y avait un ministre de la guerre à choisir : le général fut proposé, accepté, et le Gouvernement provisoire lui en écrivit. Comment exprimer ce que nous éprouvâmes à la lecture de sa réponse ? C'était la notification de son refus, conçue en termes d'une arrogance mal dissimulée. Il paraissait nous reprocher de n'avoir pas placé les troupes assez haut dans nos préoccupations et nos égards ; le citoyen disparaissait derrière le soldat ; un seul cri, je m'en souviens, sortit de toutes les bouches, cri de surprise ou, plutôt, d'indignation. Que signifiaient, en effet, ces airs de proconsul indépendant ? Où s'emportait l'audace de ce soldat de fortune envers des hommes qui, après tout, n'avaient qu'un signe à faire pour lui briser son épée dans la main ? L'armée ! Loin de la tenir en petite estime, nou3 la rendions à toute l'héroïque grandeur de son rôle, en ne lui voulant pour ennemis que ceux de la France, et en cherchant à écarter d'elle la possibilité de cette affreuse guerre, de cette guerre sacrilège des carrefours et des rues. Il fut décidé que le Gouvernement provisoire ferait passer au général Cavaignac l'expression de son mécontentement dans une lettre impérieuse, que trois de ses membres furent chargés de rédiger : François Arago, Armand Marrast et moi.

En conséquence, et le lendemain même du jour où cette décision avait été prise, je me rendis au ministère de la marine, où MM. François Arago et Marrast m'attendaient. J'avais déjà préparé le projet de lettre : je l'apportais, et j'en donnai lecture. Il traduisait avec fidélité, dans une forme à la fois mesurée et hautaine, les sentiments du Conseil. La dernière phrase, sévère mais provoquée, était, si j'ai bonne mémoire, celle-ci :

Le moment n'est pas éloigné peut-être où une guerre avec l'Europe nous sera imposée : restez en Afrique, général, le gouvernement vous y retient au service de la République.

 

Ma rédaction convint à MM. François Arago et Marrast. Seulement, comme ce dernier ne la jugeait pas encore assez amère, il mit en marge quelques expressions destinées à là rendre plus blessante pour le général. Mais les additions de M. Marrast, ce futur Pilate du général Cavaignac, furent rejetées par le Conseil, qui les trouva de nature à dépasser le but. De sorte que la lettre fut envoyée telle que je l'avais rédigée. En sa qualité de ministre de la guerre par intérim, M. Arago la signa.

Des confidences ultérieures ont-elles appris au général Cavaignac ce que je viens de raconter ? Je l'ignore et me tais...

La résolution de frapper M. Caussidière et moi ayant été prise, est-il besoin de dire pourquoi l'on convint de terminer tout dans une seule séance, dût cette séance unir deux levers du soleil ? Rien, assurément, n'était plus injuste. Car enfin, c'était nous enlever d'avance le bénéfice d'un retour possible de l'opinion ; c'était refuser une heure à l'effet moral de la défense, lorsqu'on avait donné une semaine à l'effet moral de l'accusation.

La question fut enfin soumise à l'Assemblée le 25 août. J'avais résolu de ne pas me défendre, d'attaquer. Et en effet, de quel crime avais-je à me laver ? J'avais à expier une défaite : voilà tout. Aujourd'hui, plus vivement même qu'alors, je suis convaincu que cette résolution était la bonne. Malheureusement, mes amis, dans l'Assemblée, avaient été induits en erreur sur les dispositions d'une partie du côté droit : ils refusaient de croire que l'Assemblée descendît à se déjuger ; ils se berçaient de l'espoir que la majorité se diviserait. Ils me pressèrent donc, ils me supplièrent de ne pas sacrifier la chance d'une victoire importante au plaisir amer de braver mes ennemis. Je cédai avec répugnance, mais je cédai.

Et toutefois, comme, en dépit de leurs assurances, je sentais bien que je montais à la tribune pour la dernière fois, je ne voulus point perdre cette occasion de rendre un solennel hommage à la cause que je sers. Cæsar, morituri te salutant ! J'affirmai donc la haute moralité et la valeur scientifique du socialisme, tel que je le comprends, tel que je l'avais exposé au Luxembourg. Je dis que l'ordre social actuel ne réalisait — ni la liberté, parce qu'elle n'existe pas là où des milliers d'hommes, s'ils ne vendent pas au rabais leur corps et leur âme, meurent de faim ; — ni l'égalité, parce qu'elle consiste, pour tous, dans leur droit égal au développement de leurs facultés inégales, et que ce droit est aujourd'hui enlevé à une portion considérable de la race humaine par la monopolisation des instruments de travail ; — ni la fraternité, parce que la concurrence illimitée repose sur le même principe que le duel au couteau, et reproduit la guerre sous une autre forme. Je dis que loin de tendre à l'abolition de la propriété, le socialisme voulait la rendre accessible à tous, la regardant comme la réalisation du droit de tous : le droit de la vie ; que, loin d'être hostile à la famille, il en proclamait le principe admirable et le proposait pour modèle à la société Universelle, les traits caractéristiques de la famille étant ceux-ci : commandement désintéressé et dévoué de la part du père obéissance volontaire de la part des enfants, et surcroît de tendresse à l'égard de l'infirme ou du malade[15].

On me reprochait cette phrase d'une de mes harangues du Luxembourg : Presque enfant, j'ai fait contre-cet ordre social, qui rend si malheureux un grand nombre de mes frères, le serment d'Annibal. Je convins que ces paroles, prononcées dans l'élan d'une improvisation rapide et sous l'aiguillon d'événements qui ne permettaient pas de préparer un discours, encore moins d'en peser à l'avance chaque mot, étaient effectivement trop vives eu égard à ma position officielle ; et c'est parce que j'avais compris cela moi-même, que, sans en changer le sens le moins du monde, je les avais adoucies comme forme sur l'épreuve de mon discours, conformément à la pratique de tous ceux qui parlent en public, de tous les membres de nos assemblées[16] ; mais ce que je déclarai sans détour, c'est que les paroles incriminées rendaient trop bien mon sentiment pour être de ma part l'objet d'un désaveu : Je n'ai rien à rétracter de ces paroles ! m'écriai-je ; oui, c'est très-vrai, ce que j'ai dit du haut de la tribune du Luxembourg, est ce que j'ai dit toute ma vie. Les paroles que j'ai prononcées comme membre du Gouvernement provisoire sont les mêmes qu'il y a douze ans, j'écrivais au fond d'une mansarde. Je ne me justifie pas de n'avoir point changé avec la fortune[17].

Comme émanation de la misérable science des Laubardemonts et des Jefferies, le rapport de M. Bauchart étant une sorte de prodige, peut-être la reproduction de l'analyse critique à laquelle je le soumis ne serait-elle pas dénuée d'intérêt ; mais quel douloureux intérêt, juste ciel ! Pour ceux qui peuvent, sans que leur cœur se brise, sonder les abîmes de l'iniquité, le Moniteur est là.

Ma défense fit beaucoup d'impression sur le côté gauche[18]. Mais lord Normanby a bien raison quand il écrit qu'elle fut ineffective, la majorité ayant son parti pris, the majority being determined to le diverted by ne argument from their foregone conclusions[19]. Le fait est que, pendant que je parlais, j'aperçus un membre du côté droit qui, au pied de la tribune, se frottait les mains ; et je l'entendis murmurer : Va, va, parle tant que tu voudras ; tu n'en es pas moins... perdu. Je fais grâce au lecteur du mot grossier qui fut employé, et dont celui de perdu n'est que l'équivalent.

Je terminai en ces termes : Je vous ai dit la vérité. A ceux qui ne me connaissent pas, il fallait des preuves ; mais j'ose dire ici que, pour ceux qui me connaissent, ma parole eût suffi, car ceux-là savent bien que la vie me paraîtrait achetée trop cher au prix d'un mensonge[20].

Il était alors onze heures du soir. La séance, qui avait commencé le matin, qu'il avait fallu interrompre, et qui dura toute la nuit, tant on craignait l'impression produite sur le dehors fut une des plus longues que fournissent les annales parlementaires. Sinistre, était l'aspect de l'immense salle, qui ressemblait à un caveau où brûlent des lampes funéraires. Sûre de son triomphe, la majorité en attendait le moment précis, avec une impatience contenue. Pour la première fois depuis longtemps, ces hommes se montraient calmes et immobiles. Sur les bancs de la gauche régnait le silence de l'anxiété ; sur ceux de la droite, celui de la haine. Dans les galeries, encombrées de spectateurs, la morne curiosité des passions semblait lutter contre la fatigue sur maint visage pâli.

A son tour, M. Caussidière prit la parole. Il avait cru devoir opposer à l'acte d'accusation une défense écrite, soigneusement élaborée ; et certes, elle ne laissait rien à désirer, ni comme exposition des faits, ni comme enchaînement de preuves. Mais M. Caussidière ne tarda pas à se sentir gêné dans le cadre qui emprisonnait ses inspirations, et, à plusieurs reprises, laissant là son manuscrit, il éclata par des saillies pleines d'originalité et de force. Le silence continuait, menaçant, implacable.

Tout à coup, le président se lève, et donne lecture du réquisitoire qui demandait à l'Assemblée, contre Caussidière et contre moi, une autorisation de poursuites que cette même Assemblée, en ce qui me concernait, avait déjà repoussée par un vote solennel. En vain M. Laurent (de l'Ardèche) protesta contre le coup d'Etat qu'on enveloppait lâchement dans un acte judiciaire ; en vain M. Théodore Bac fit entendre, pour me défendre ou me venger, la voix d'une amitié éloquente et intrépide ; en vain M. Flocon disputa Caussidière, son ancien compagnon d'armes, aux fureurs d'un parti qui ne se consolait pas d'avoir été vaincu sans être écrasé... : les votes étaient comptés d'avance, et une majorité, devenue tyrannique, ne discute pas, elle vote.

Toutefois, la décision à prendre contre moi était grave ; car on ne pouvait y arriver qu'en traversant un scandale, et l'Assemblée allait être condamnée à se déjuger. C'est ce que je tins à bien constater, des arrêts du genre de celui qu'on se disposait à rendre ayant toujours été sujets à révision ! La déposition de M. Watrin, c'est-à-dire un faux témoignage manifeste, une imposture éclatante et avérée, voilà de quel prétexte M. Corne, procureur général de la République, se servit pour remettre sur le tapis une question complètement résolue !

Le général Eugène Cavaignac vint, de son côté, demander qu'on pressât la conclusion. Je ne l'entendis pas, je ne l'écoutai pas. Tandis qu'il parlait contre moi, je pensais à Godefroy Cavaignac ; à Godefroy, qui, dans cette même ville de Londres où m'a envoyé la nuit du 25 août, m'avait dû un exil moins rigoureux ; à Godefroy, le plus regretté, le plus cher de mes amis, et, qui, sur son lit de mort, me disait : Tu es mon second frère.

Pendant ce temps, un grand nombre d'ouvriers remplissaient la rue de Lille, attendant le résultat avec sollicitude ; et, bien que, depuis les journées de juin, le Peuple ne fût plus qu'un lion enchaîné, on le craignait encore.

Aussitôt que la décision fut connue, mon frère et mes amis me conjurèrent de m'éloigner. Je résistai d'abord, par un sentiment qu'on devine. Et cependant, des considérations pressantes m'en conseillaient le sacrifice. S'il arrivait que mon arrestation devînt le signal de quelques troubles, n'aurais-je aucun compte à rendre, et aux autres et à moi-même ? N'était-ce rien, d'ailleurs, que d'enlever à mes ennemis la joie de disposer de mon sort ? n'était-ce rien que de me réserver, pour les combattre encore, l'espace et la liberté ? Un représentant du Peuple, homme loyal et noble entre tous, M. d'Aragon, m'aborda, et me tendant la main : Je ne partage pas vos opinions, me dit-il, mais je vous estime et je vous aime. Si je vous parais digne de votre confiance, venez. Touché jusqu'au fond de l'âme, je le suivis. — La mort de cet excellent homme, dont la nouvelle me parvint quelque temps après mon arrivée à Londres, a été la première douleur ajoutée au deuil de mon exil ! — Arrivé dans la maison de M. d'Aragon, je me jetai tout habillé sur un lit, et m'endormis profondément. Deux heures après, je suis réveillé par mon hôte. Mon frère, averti que la police avait reçu l'ordre de fouiller mes papiers, venait de partir à la hâte pour empêcher, s'il était possible, la violation de mon domicile, et prendre l'argent que nécessitait mon départ. Je voulais l'attendre : mon généreux, hôte, qu'étaient venus joindre deux de mes amis, Eugène Duclerc et Félix Pyat, trembla qu'un plus long délai ne fût fatal : il me glissa dans la main un petit portefeuille contenant deux billets de banque, et me poussa dans une voiture qui me conduisit à Saint-Denis, où je devais prendre le chemin de fer du Nord. M. Félix Pyat m'accompagnait. En le quittant, je lui remis, avec prière de la publier, une lettre par laquelle je promettais de me présenter, le moment des débats judiciaires venu, devant les juges que me donnait la loi. Au moment du départ, Félix Pyat, d'une voix émue, me dit ces paroles, qui contenaient une prophétie plus qu'à moitié réalisée depuis : Adieu, mais pour peu de temps. Vous ouvrez la marche ; les autres républicains suivront : nous irons vous retrouver là-bas, tous, tous !

Je n'avais pris aucune précaution pour éviter le danger d'être reconnu, préférant tout à l'humiliation de descendre à un déguisement. Mais j'ai lieu de croire que le gouvernement, convaincu comme il l'était de mon innocence, craignait fort le scandale de mon arrestation, et fut charmé, au fond, d'être délivré de ma présence sans l'intervention des geôliers. Il est certain que, s'il eût voulu m'arrêter, cela ne dépendait que de lui ; et j'en donnerai pour preuve un fait qui, aussi bien, montre à quoi tiennent les antipathies que beaucoup de gens conçoivent à l'égard de cette classe particulière d'infortunés : les hommes publics.

Il arriva que, sur le chemin de fer, je me trouvai, d'abord, placé au milieu de personnes qui, ne me connaissant pas, se mirent à causer librement de la grande affaire du jour. De ce nombre était une jeune dame d'une figure singulièrement douce. Elle s'enquit du résultat de la séance nocturne, que très-peu connaissaient encore, parce que la clôture avait eu lieu le matin même ; et, apprenant que le vote de l'Assemblée m'avait été défavorable, elle en témoigna sa joie avec une exaltation qui me sembla toucher presque à de la cruauté. Cet amer langage sur des lèvres qui semblaient faites pour consoler et pour bénir, m'entra comme un poignard dans le cœur. Je gardai le silence. Cependant, le bruit s'était répandu dans les autres compartiments que j'étais là, de sorte que, quand le train s'arrêta, les curieux accoururent. Quelques-uns me marquèrent de l'affection, la plupart fronçaient le sourcil. Quoi qu'il en soit, mes voisins avaient cessé d'ignorer qui j'étais ; et leur conduite à mon égard fut, dès ce moment, pleine de convenance et de délicatesse. Quant à la jeune dame, il était aisé de lire dans l'expression de sa physionomie combien elle souffrait d'avoir, à son insu, ajouté aux chagrins d'un homme tombé. Arrivée à la station où elle devait quitter le convoi, elle descendit avec son mari, s'éloigna d'un air d'hésitation ; puis, revenant vite sur ses pas au moment où le train allait repartir, elle me tendit la main avec beaucoup de noblesse, et, d'un ton oui respirait la compassion, la plus généreuse, me dit : Puissiez-vous être heureux !

A Londres, j'attendais impatiemment le jour de l'épreuve judiciaire, bien sûr qu'il aboutirait à une flétrissure éclatante de l'iniquité commise. Quels furent mon étonnement et mon indignation, à la nouvelle que le tribunal devant lequel on me sommait de comparaître était un tribunal créé tout exprès pour l'occasion, créé après coup, composé de juges politiques, un de ces tribunaux d'exception enfin que M. Bérenger — qui, chose monstrueuse, consentit à le présider — avait lui-même autrefois défini en ces termes :

Sous quelque couleur qu'on les représente, quelque nom qu'on leur donne, sous quelque prétexte qu'on les institue, on doit les regarder comme des tribunaux de sang... La seule doctrine d'un tribunal d'exception est d'accomplir l'objet pour lequel il a été institué. N'attendez de lui ni pitié, ni humanité, ni sentiment de justice... Tout homme assez lâche pour accepter une mission qui le met dans le cas de punir des actions qui ne sont réputées crimes que parce qu'elles déplaisent â un despote ou à une faction, fait le sacrifice de son honneur, et, dès lors, il est acquis à l'injustice[21].

 

Pour comble, au lieu d'ouvrir l'arène à Paris, où d'innombrables témoins auraient pu servir la vérité, on avait soin de transporter le débat à Bourges, afin que la vérité y succombât.

Je fus informé que Barbès et Albert étaient décidés â repousser d'une manière absolue la compétence d'un tribunal aussi odieusement dérisoire. Le sentiment qui m'empêcha de me présenter fut celui qui les empêcha de se défendre, avec cette différence que ma résolution à cet égard n'avait rien de méritoire, puisque j'étais libre, tandis que la leur avait quelque chose d'héroïque, puisqu'ils étaient prisonniers.

Voici la lettre que, de Londres, j'adressai à ce sujet aux divers journaux de France :

Londres, le 3 mars 1819.

Le 26 août, en quittant Paris, j'ai écrit que, le jour des débats venu, je me présenterais devant le jury, et rien au monde ne m'aurait empêché d'accomplir cette promesse, tenir sa parole étant un devoir d'honnête homme et une vertu de républicain.

Mais je ne me suis pas engagé, au mois d'août, à comparaître devant un tribunal institué seulement au mois de novembre !

Je ne me suis pas engagé, au mois d'août, à comparaître devant une juridiction exceptionnelle, créée, trois mois après, par les mêmes hommes qui m'avaient proscrit, et en vue d'une condamnation désirée, au mépris d'un principe d'éternelle justice, celui de la non-rétroactivité.

La décision par laquelle l'Assemblée m'a livré, en se déjugeant, et l'acte d'accusation, qui ne contient pas une seule charge précise, disent assez que l'évidence n'est rien là où les passions politiques sont tout.

Plus que jamais, Paris est abandonné à l'empire de la force : on y épuise le scandale des arrestations arbitraires ; la contre-Révolution y est dominante et furieuse.

En de telles circonstances, placé sous le coup de la plus honteuse iniquité qui fut jamais, je me réserve le droit de décider si, pour servir ma cause, je n'ai rien de mieux à faire que de me jeter aux mains de ses ennemis. Je reste maître de ma résolution.

Le jour ne peut être éloigné où les haines de parti céderont la parole à la vérité. Je proteste et j'attends.

J'ai lu l'acte d'accusation, et j'ai senti mon cœur hésiter entre l'indignation et la pitié.

Il porte :

Que je suis parvenu, le 15 mai, à m'évader de l'Hôtel-de-Ville, que le bruit en a couru !

Que, le 15 mai, loin d'engager la foule à se dissiper, je l'ai félicitée sur le droit de pétition conquis ; et, quelques lignes plus has, on me montre engageant le Peuple à laisser l'Assemblée délibérer librement !

Que, le 13 mai, au Luxembourg, je tenais je ne sais quel discours factieux : et, le 13 mai, le Moniteur constate que je n'étais plus au Luxembourg, donné alors pour demeure à la Commission exécutive !

Voilà ce que c'est que la justice en France, dans ce moment. Je n'ajoute pas un mot.

LOUIS BLANC[22].

 

Tel est l'exposé fidèle des faits qui m'ont valu un exil dont la durée se trouve aujourd'hui avoir été de vingt ans. Le résumé, c'est : Ostracisme[23] !

 

 

 



[1] Tout cela est consigné dans le procès de Bourges, document très-curieux et très-instructif à consulter pour l'histoire.

[2] On les trouvera tout au long dans le compte rendu circonstancié du procès de Bourges, publié par le journal le Peuple, mars 1849.

[3] Voyez ces deux lettres dans le compte rendu de la séance du 25 août 1848 par le Moniteur.

[4] A Year of Revolution in Paris, t. II, p. 145.

[5] A Year of Revolution in Paris, t. II, p. 146.

[6] A Year of Revolution in Paris, t. II, p. 146.

[7] Voyez plus haut le chapitre intitulé : La République universelle reconnue.

[8] The History of England, t. III, p. 449.

[9] J'avais eu soin d'expliquer, bien entendu, que la liberté de l'industrie, telle que je la conçois, n'a rien de commun avec cette compétition universelle et effrénée qui n'est au fond que la consécration du droit du plus fort et aboutit à l'oppression du pauvre.

[10] Il l'avoue lui-même. Voyez A Year of Revolution in Paris, t. II, p. 146.

[11] A Year of Revolution in Paris, t. II, p. 147.

[12] Confessions d'un Révolutionnaire, p. 54.

[13] Lord Normanby (t. II, p. 180) cite tout au long une déposition de M. Trélat qu'il reconnaît avoir rencontré peu de créance ; ce qui ne l'empêche pas de la publier. Elle se rapporte à je.ne sais quelle proposition que j'aurais faite à M. Emile Thomas, et dont ce dernier aurait rendu compte à M. Trélat. Si M. Emile Thomas avait jamais prétendu rien de semblable, ce serait un miracle d'impudence, car je n'ai eu cet homme de ma vie. Mais c'est précisément là ce que lui-même dit aussi de moi, lorsqu'il fut interrogé par la Commission d'enquête, et il ajouta : L'assertion de M. Trélat est un mensonge. Je rappelai le fait, le 25 août, dans un discours.que lord Normanby a entendu, puisqu'il était là. Pourquoi donc s'est-il abstenu de mentionner ma remarque, si accablante pour M. Trélat ? Lord Normanby a-t-il voulu, par cette omission évidemment intentionnelle, laisser aussi croire à ses lecteurs que je n'avais peut-être pas été sans avoir quelques rapports avec le directeur des Ateliers nationaux ?

M. Trélat.est l'homme qui, pour m'impliquer dans l'insurrection de juin, assura avoir reconnu dans le son de voix des ouvriers mon son de voix, et dans leurs gestes mes gestes ! Nous avions été longtemps liés. Peu de jours après l'établissement du Gouvernement provisoire, mon frère vint me dire : J'ai rencontré Trélat tout à l'heure. Quel ennemi tu as là !Allons donc, répondis-je en riant, Trélat mon ennemi !Oui, oui, répliqua Charles Blanc. J'ai lu cela dans ce peu de mots et dans la manière dont il les a prononcés : Charles, votre frère, en tout ceci, m'a oublié !

[14] Votez la Presse du 15 juillet 1849.

[15] Voyez le Moniteur, compte rendu de la séance du 25 août 1848.

[16] La phrase que je substituai à celle qu'on m'a tant reprochée-était celle-ci : J'ai pris devant Dieu et devant ma conscience l'engagement de... etc. Était-ce là, je le demande à tout homme de bonne foi, changer entièrement le sens, certainly completely altering the mense, comme lord Normanby ne rougit pas de le dire ?

[17] Voyez le Moniteur, compte rendu de la séance du 25 août 1848.

[18] Voyez le Moniteur, compte rendu de la séance du 25 août 1848.

[19] A Year of Revolution in Paris, t. II, p. 179.

[20] Moniteur, séance du 25 août 1848.

[21] De la justice criminelle en France, p. 84 et 85, par M. Bérenger (président, depuis, de la haute cour de Bourges) !

[22] Cette lettre se trouve dans les journaux français du 6 ou du 7 mars 1849. Voyez notamment le journal le Peuple du 6 mars, n° 107.

[23] J'ai parlé, dans ce chapitre, de Godefroy Cavaignac. Parmi les souvenirs qui, a ce nom, me reviennent en foule, quelques-uns peuvent servir à mieux faire connaître cette grande et belle nature : qu'il me soit permis de les consigner ici.

Un léger service que j'eus occasion de lui rendre lorsqu'il était exilé à Londres et dont le hasard seul l'informa longtemps après, fut la source de notre amitié. Celle qu'il me voua fut égale à son affection pour Guinard, Guinard, qui avait tant et si vaillamment combattu pour la République quand son règne était encore si éloigné, et de qui l'on peut dire, comme de Barbès, qu'il a été, de nos jours, le Bayard de la démocratie. La vie politique de Godefroy Cavaignac est assez connue ; mais les vertus de sa vie privée, son culte pour sa mère, son dévouement d'ami, je ne sais quelle gaieté d'enfant spirituel et espiègle par où ressortaient d'autant mieux les traits d'une intelligence sérieuse, d'un caractère fier et d'une âme fortement trempée, le fonds tendre de spiritualisme qui perçait quelquefois à travers ses saillies de nourrisson du dix-huitième siècle, et ses aspirations vers un monde idéal, tout cela, qui le pourrait dire, sinon ceux qui ont vécu près de son cœur ?

Un jour que nous courions ensemble les chemins, en quête d'actionnaires pour le journal la Réforme, qui fut son œuvre et celle de Flocon, il mit la conversation sur un chapitre à l'Histoire de dix ans, celui où il est rendu justice aux grandes qualités militaires que son frère avait déployées en Afrique. Tout à coup son œil devient humide, sa voix s'altère, et ii me dit : Sais-tu ce qui, dans ce chapitre, m'a particulièrement touché ? C'est la note qui apprend au lecteur que le Cavaignac d'Afrique est mon frère ; mais pourquoi n'as-tu pas ajouté qu'il est le fils de cet autre Cavaignac... Il regarda le ciel, et ne put continuer, tant il était ému.

Un autre jour — hélas ! ce n'était plus cette fois dans une de nos pérégrinations : la maladie cruelle qui nous l'enleva était au plus fort de ses ravages ; la mort approchait ; et moi, assis tristement au pied de son lit, j'attendais qu'il se réveillât, car il paraissait dormir. Il ouvrit les yeux, Eh bien, lui dis-je, comment te sens-tu ? Il répondit : J'ai froid, et j'étais à réfléchir au sort de tous.ces pauvres gens qui, dans l'hiver, n'ont pas de feu !

Peu de temps avant sa fin, il lui prit un désir extraordinaire d'entendre une fois encore de la musique. Je connaissais Chopin : je m'offris à l'aller trouver et à l'amener si le médecin ne s'y opposait pas. Ses instances prirent alors le caractère d'une supplication. Avec le consentement, ou plutôt sur la prière instante de madame Cavaignac, je me rendis chez Chopin. Madame George Sand y était. Elle exprima d'une manière touchante le vif intérêt que lui inspirait le malade ; et Chopin se mit à mon service avec beaucoup d'empressement et de grâce. Je le conduisis donc dans la chambre mortuaire, où se trouvait un mauvais piano. Le grand artiste commence... Soudain, il est interrompu par des sanglots. Godefroy, dans un transport de sensibilité qui lui donna un moment de force physique tout à fait inattendu, s'était soulevé sur son lit de douleur, et avait le visage baigné de larmes. Chopin s'arrêta, fort troublé. Madame Cavaignac, penchée vers son fils, l'interrogeait du regard avec angoisse. Lui, fit effort pour se remettre ; il essaya un sourire, et d'une voix faible : Ne t'inquiète pas, maman, ce n'est rien, un véritable enfantillage... Ah ! que c'est beau la musique, comprise ainsi ! Sa pensée était — nous le devinâmes bien — qu'il n'entendrait plus rien de tel en ce monde ; mais il s'abstint de le dire.

Ce fut par suite de ces circonstances, et par mon intermédiaire, que madame Cavaignac fit personnellement connaissance avec madame George Sand, dont elle avait toujours admiré le génie, mais dont elle se formait une idée fausse que je n'avais pu réussir jusqu'alors à rectifier. Il y avait, en effet, dans madame Cavaignac, femme d'ailleurs très-remarquable, un mélange singulier d'opinions et de tendances contradictoires ; républicaine ardente, elle ne parlait cependant jamais du premier Napoléon qu'avec enthousiasme ; douée d'un esprit hardi et indépendant, elle était néanmoins d'une dévotion qui n'était pas sans laisser accès auprès d'elle à des influences de sacristie. Quoi qu'il en soit, l'effet de sa première entrevue avec madame George Sand fut sur elle décisif ; et elle m'en rendit compte elle-même en ces termes : Eh bien, je l'ai vue enfin, cette terrible femme de génie. Et me voilà séduite, mais ce qui s'appelle séduite.

Godefroy Cavaignac, en mourant, m'avait laissé des papiers auxquels il attachait beaucoup de prix, parmi lesquels des manuscrits destinés à la publication. Quelque temps après mon arrivée à Londres, le général, son frère, désira les avoir ; et, n'osant pas s'adresser à moi directement pour cela, il me les fit demander par M. Schœlcher. Ma réponse, qui n'était que l'expression pure et simple d'un fait vrai, se trouva contenir un enseignement, et quel enseignement ! Je fis savoir au général que j'éprouvais un vif regret de ne pouvoir satisfaire son désir, mais que les papiers de son frère n'étaient plus en ma possession ; qu'ils avaient été saisis, avec beaucoup d'autres qui m'étaient chers, par les agents de police qui, sous son gouvernement, à lui, général Cavaignac, avaient violé mon domicile le matin du 26 août 1848, et que c'était à eux, conséquemment, que je me voyais forcé, à mon très-grand chagrin, de le renvoyer !...