HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME SECOND

 

CHAPITRE VINGT-TROISIÈME. — LE LENDEMAIN DE LA BATAILLE

 

 

Physionomie de Paris. — Proclamations du- général Cavaignac. — Les promesses de la veille oubliées. — Représailles des vainqueurs. — Tentative, d'assassinat. — Calomnies répandues contre les insurgés.. — Malgré les démentis, même officiels, elles sont ramassées par lord Normanby. — Lettre de M. Bastide à Sa Seigneurie. — Arrestations et transportations sans jugement. — Lagarde, ex-président des délégués du Luxembourg, jeté sur les pontons. — Ce que l'Histoire dira des insurgés de juin 1848. — Quelle fut la part de l'esprit de faction dans la guerre civile. — Le comte de Fouchécourt, chef de barricade. — Distribution de médailles à l'effigie d'Henri V. — Les bonapartistes. — Luc. — La province accourant défendre la République. — L'archevêque de Paris. — De quel côté vint la balle qui le frappa ; certificat du vicaire général Jaquemet. — Le général Bréa. — Quels étaient ses assassins. — La prétendue Conspiration de juin. — Causes de l'insurrection.

 

Rien, ne saurait rendre la situation et l'aspect de Paris pendant les heures qui précédèrent et suivirent immédiatement la fin de ce drame inouï. A peine l'état de siège avait-il été déclaré, que des commissaires de police étaient allés dans toutes les directions ordonner aux passants de rentrer chez eux. Et malheur à qui reparaîtrait, jusqu'à décision nouvelle, sur le seuil de sa porte ! Le décret vous avait-il surpris vêtu d'un habit bourgeois, loin de votre demeure, vous étiez reconduit de poste en poste, et sommé de, vous y renfermer. Des femmes ayant été arrêtées portant des messages cachés dans leurs cheveux, et des cartouches ayant été saisies dans la doublure de quelques fiacres, tout devint matière à soupçon. Les cercueils pouvaient contenir de la poudre : on se défia des enterrements, et les cadavres sur la route de l'éternel repos furent notés comme suspects. La boisson fournie aux soldats pouvait être empoisonnée : on arrêta par précaution de pauvres vendeurs de limonade, et des vivandières de quinze ans firent peur. Défense aux citoyens de se montrer aux croisées, et même de laisser les persiennes ouvertes ; car l'espionnage et le meurtre étaient là aux aguets, sans doute ! Une lampe agitée derrière une vitre, les reflets de la lune sur l'ardoise d'un toit, suffirent pour répandre l'épouvante. Déplorer l'égarement des insurgés ; pleurer, parmi tant de vaincus, ceux qu'on avait aimés, nul ne l'eût 'osé impunément. On fusilla une jeune fille parce qu'elle avait fait de la charpie dans une ambulance d'insurgés, pour son amant, peut-être, pour son mari, pour son père !

La physionomie de Paris fut, durant quelques jours, celle d'une ville prise d'assaut. Le nombre des maisons en ruine et des édifices ; auxquels le canon avait fait brèche témoignait assez de la puissance de ce grand effort d'un peuple aux abois. Des lignes de bourgeois en uniforme coupaient les rues ; des patrouilles effarées battaient le pavé. Les Champs-Elysées se transformèrent en bivouac ; les splendides avenues qu'aux jours de fête affectionnent les équipages de ceux qui ne souffrent jamais de la faim, se couvrirent de la litière des camps, et des dragons en manches de chemise firent abreuver leurs chevaux dans les fontaines de la place de la Concorde.

Parlerai-je de la répression ?

Ouvriers, et vous tous qui tenez encore les armes levées contre la République, une dernière fois, au nom de tout ce qu'il y a de respectable, de saint, de sacré pour les hommes, déposez vos armes ! L'Assemblée nationale, la nation tout entière, vous le demandent. On vous dit que de cruelles vengeances vous attendent : ce sont vos ennemis, les nôtres, qui parlent ainsi ! On vous dit que vous serez sacrifiés de sang-froid ! Venez à nous, venez comme des frères repentants et soumis à la loi, et les bras de la République sont tout prêts à vous recevoir[1].

 

Telle était la proclamation que, le 25 juin, le général Cavaignac avait adressée aux insurgés. Dans une seconde proclamation adressée, le 26, à la garde nationale et à l'armée, il disait : Dans Paris, je vois des vainqueurs et des vaincus. Que mon nom reste maudit, si je consentais à y voir des victimes ![2]

Jamais assurément plus belles paroles n'avaient été prononcées, en un pareil moment surtout. Mais comment cette promesse fut-elle remplie, juste ciel ?

Bien décidé à être équitable, et envers tous, et jusqu'au bout, je me suis souvent demandé si les hommes qui avaient pris le général Cavaignac pour instrument de projets bien différents des siens ne réussirent pas à le tenir dans une ignorance complète des représailles qui suivirent. Malheureusement, cette supposition, d'ailleurs si forcée, ne couvre pas tant de vengeances officielles dont le scandale est impossible à nier. Faut-il les mettre sur le compte de sa faiblesse ? Se jugea-t-il incapable de retenir le torrent des passions déchaînées par la victoire, tout en gémissant de leur violence dans le secret de son cœur ? Mais alors pourquoi garder le pouvoir, et accepter, en le gardant, la responsabilité d'une situation qu'il se sentait impuissant à dominer ?

Ce qui est certain, c'est que les représailles eurent, en maint endroit, un caractère sauvage ; c'est que des prisonniers entassés dans le jardin des Tuileries, au fond du souterrain de la terrasse du bord de l'eau, furent tués au hasard par des balles qu'on leur envoyait à travers les lucarnes ; c'est que des prisonniers furent fusillés à la hâte dans la plaine de Grenelle, au cimetière Montparnasse, dans les carrières de Montmartre, dans la cour de l'hôtel de Cluny, au cloître Saint-Benoît[3] ; c'est qu'au coin de la rue des Mathurins-Saint-Jacques, on vit des gardes mobiles, en état d'ivresse, faire feu sur quiconque passait vêtu d'une blouse[4] ; c'est qu'à la Villette, un malheureux reçut une décharge presque à bout portant, parce qu'il avait un tricot de laine rouge ; c'est, enfin, qu'une humiliante terreur plana, la lutte finie, sur Paris dévasté.

Et de ces emportements de la haine, de leur fougue aveugle, de l'impunité qui les servit, quelle meilleure preuve aurais-je donc à fournir que les projets d'assassinat dirigés pendant plusieurs jours contre ma personne ? La première tentative eut lieu le 25 juin, et fut bien près de réussir. Comme je regagnais ma demeure, des furieux m'assaillirent, hurlant des paroles de mort, et le sabre levé. De fait, la dissolution des Ateliers nationaux, cause de tant de sang versé, n'avait-elle pas été rendue nécessaire par leur établissement, et n'était-il point convenu.que cet établissement était mon ouvrage ? J'étais donc égorgé, si des représentants du Peuple qui se trouvèrent là, et quelques honnêtes gardes nationaux, n'étaient accourus pour me défendre. Une véritable lutte s'engagea autour de mon corps. Un inconnu, qui sortait du café Cardinal, ayant réussi à m'approcher, m'appuya son pistolet sur la tempe. M. Greppo, qui m'accompagnait, lui fit lever le bras d'un coup de pied, et le pistolet partit en l'air. Ce qui me sauva, c'est que mes défenseurs parvinrent à me pousser dans le café Frascati, dont les meurtriers eurent en quelque sorte à former le siège, et d'où heureusement un généreux citoyen, M. Bouillon, put me faire sortir, grâce à son titre de lieutenant-colonel de la 2e légion, et à la présence d'esprit avec laquelle, en me prenant sous son bras, il s'écria : Respect à l'Assemblée nationale ! Un de mes collègues, M. Dutier, très-opposé, d'ailleurs, à mes opinions, passait en ce moment, dans un cabriolet découvert. Il me fit courageusement place à côté de lui. Au risque de le tuer, on me tira par derrière deux coups de fusil.

Y eut-il enquête ? Des poursuites furent-elles ordonnées ? L'Assemblée fut-elle appelée à décider s'il allait devenir licite d'assassiner ceux de ses membres qui siégeaient au côté gauche, de les assassiner en plein jour et en plein boulevard ? Non ; et cependant, on savait que la tentative qui venait d'échouer devait se renouveler ; que, dans l'esprit de certains hommes, ma mort était résolue ; que, stationnés devant ma maison, ils épiaient l'occasion de me tuer. Il y avait à cet égard si peu de doute, que M. Sénart, alors président de l'Assemblée, me conjura de ne pas quitter de quelques jours le palais Bourbon, m'offrant de m'y faire préparer une chambre, pour que je pusse attendre dans cet asile inviolable que les esprits se fussent un peu calmés. L'offre était bienveillante, mais elle blessait en moi des sentiments qui me sont plus chers que la vie : je refusai. Tout ce qu'il me fut possible d'accorder aux supplications de mon frère et aux instances de mes amis, ce fut de m'abstenir de rentrer chez moi pendant une ou deux semaines. M. Brives, un de mes collègues, homme qui à une imperturbable jovialité et à un esprit d'un tour très-original alliait les qualités les plus sérieuses du patriote sûr et de l'ami dévoué, M. Brives me proposait de partager son appartement rue Tronchet : j'acceptai. C'est de là que nous partions l'un et l'autre, chaque jour, pour nous rendre à notre poste de représentants du Peuple ; et je ne dois pas oublier de dire, nul fait n'étant plus propre à peindre la situation, que, chaque fois que jô sortais de l'Assemblée, plusieurs de mes collègues avaient soin de m'entourer de manière à me dérober aux regards, tant ils jugeaient ma vie menacée ! J'ai donc droit, moi aussi, d'apporter mon témoignage dans ce triste procès, dont il importé que tous les éléments soient mis à la disposition de l'histoire.

Un trait achèvera le tableau.

Le 3 juillet, un assez grand nombre de prisonniers furent retirés des caves de l'Ecole militaire, pour être conduits à la préfecture de police, et, de là, dans les forts. On les lia quatre à quatre par les mains et avec des cordes très-serrées. Puis, comme ces malheureux avaient de la peine à marcher, épuisés qu'ils étaient par la faim, on apporta devant eux des écuelles remplies de soupe. Ayant les mains garrottées, ils furent obligés de se coucher sur le ventre et de se traîner jusqu'aux écuelles comme des animaux, aux éclats de rire des officiers de l'escorte, qui appelaient cela le socialisme en pratique ! Je tiens le fait d'un de ceux à qui fut infligé ce supplice.

Pour l'honneur de notre pays, pour l'honneur de l'espèce humaine, hâtons-nous de restituer à ces horreurs le caractère purement individuel qui leur appartient. Pas de responsabilité collective, pas d'accusations généralisées ! Grâce au ciel, il n'est pas de classe en France, quels que soient ses préjugés, à qui l'on puisse légitimement imputer de tels excès, même dans l'aveuglement de la fureur. Ils furent l'œuvre de forcenés, dignes d'être reniés par tous les partis, mais auxquels l'état de siège, la stupeur publique, la colère et la peur des uns, la douleur désarmée des autres, livrèrent une odieuse puissance.

Il est juste aussi de bien se rappeler que certains journaux étaient devenus des arsenaux de mensonges homicides. Tous les matins, dans leurs colonnes, se montraient, dessinées en quelque sorte avec un pinceau de sang, des têtes de gardes mobiles tranchées, des poings de dragons coupés, des cadavres d'hommes qu'avait empoisonnés le vin des vivandières ! On devine quel dut être, quand le frémissement d'une bataille sans exemple durait encore, l'effet de ces calomnies, dont, plus tard seulement, les conseils de guerre eux mêmes dévoilèrent la noirceur !

Il faudrait des volumes pour passer en revue toutes les impostures qui eurent cours à l'époque où la presse démocratique était arbitrairement suspendue. Que n'a-t-on pas dit de ces drapeaux apportés à l'Assemblée nationale et sur lesquels on prétendait avoir lu : Mort aux propriétaires ! Eh bien, c'étaient des drapeaux qui, depuis le mois d'avril, flottaient aux fenêtres des propriétaires qui avaient fait remise des loyers. Hommage des locataires, ils portaient cette inscription : Honneur aux propriétaires généreux ! Dans les faubourgs, on comptait ces drapeaux par centaines. Les vainqueurs n'eurent que la peine de les décrocher. La vanité en fit des trophées de barricade, et la mauvaise foi en falsifia la devise.

Il y eut aussi toutes sortes de noirs commentaires sur la nature des armes dont les insurgés s'étaient servis : projectiles empoisonnés, assurait-on, ou d'une forme barbare. C'est ainsi que l'ignorance expliquait les transformations des projectiles dans leur course contrariée. Les terribles effets des armes à feu firent croire à des mutilations systématiques que partout, depuis, les enquêtes juridiques ont démenties. Les accidents provoqués par l'ivresse, par la chaleur, par l'odeur de la poudre, devinrent autant de crimes.

Ce fut au point que le gouvernement lui-même sentit enfin la nécessité de rompre un silence qui, gardé plus longtemps, l'eût déshonoré ; et tous ces mensonges, où se complaisait la haine, furent officiellement mis au néant par un communiqué envoyé à tous les journaux de Paris. C'est peu : la Gazette des Hôpitaux publia un rapport spécial, officiel, où chacun put lire : Nous croyons de notre devoir de déclarer que nous n'avons découvert des traces de poison dans aucune des balles extraites, et que lés blessures elles-mêmes ne présentaient aucun symptôme d'aggravation résultant de matières empoisonnées. Il résulte, en outre, de l'analyse faite par M. Pelouze, que, dans aucun cas, l'état des liquides qu'on supposait empoisonnés n'a justifié les soupçons auxquels ils avaient donné lieu[5].

Inutile d'ajouter qu'aujourd'hui il n'y a plus personne en France qui croie à ces fables dégoûtantes. Mais, comme lord Normanby en avait besoin pour son roman, non content de les faire revivre, il s'est plu à les appuyer sur une autorité respectable ; ce qu'il a fait avec son bonheur habituel. Je demandai à M. Bastide, dit-il, ce qu'il y avait de vrai dans les cruautés qu'on imputait aux insurgés. Il me répondit qu'à cet égard, on n'exagérait rien[6]. Et, là-dessus, Sa Seigneurie déroule avec complaisance le tableau des prétendues atrocités commises.

La lettre suivante, écrite au Times par M. Bastide, montrera jusqu'où peut aller chez lord Normanby le manque de mémoire :

À M. le rédacteur du TIMES.

Paris, le 14 janvier 1858.

Monsieur, je lis, dans votre numéro du 9 janvier, le passage suivant, contenant des extraits d'une brochure de lord Normanby, brochure que je n'ai pas eu l'occasion de lire :

I inquired of M. Bastide whether. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Permettez-moi d'emprunter la voie de votre honorable journal pour répondre au noble lord qu'il a été mal servi par ses souvenirs en croyant tenir de moi des renseignements qui lui sont sans doute venus d'une toute autre source. J'ai à cœur qu'on ne croie pas, que le public anglais surtout ne croie pas que j'aie eu le mauvais goût de faire à son représentant des contes aussi absurdes ; ce qui aurait été une mystification indigne de la position que nous occupions l'un et l'autre.

Tout le monde sait maintenant, en effet, à quoi s'en tenir sur cette vieille histoire de balles empoisonnées, qui, après chaque émeute, défraye la conversation de quelques badauds. On sait que, presque toujours, les chirurgiens trouvent des fragments de linge ou de drap dans les blessures ; ces fragments, qui augmentent le danger, ont été enlevés par les balles aux vêtements du blessé, et ne sauraient en aucune façon avoir été lancés par le fusil.

Personne n'ignore aussi qu'à l'époque du solstice d'été, les corps se décomposent rapidement, lorsque surtout la mort les a frappés après-plusieurs jours de fatigue et d'agitation fébrile.

Sa Seigneurie n'est point chimiste, que je sache. Je n'aurais pu, cependant, sans craindre qu'elle crût que je me moquais d'elle, lui parler d'une pompe lançant de l'acide sulfurique à la figure des assaillants. Une telle pompe serait dissoute en partie avant de fonctionner ; il faudrait, d'ailleurs, des insurgés bien naïfs pour supposer que l'on voudra bien venir à la distance de dix ou douze mètres, afin de recevoir leurs aspersions. Je n'ai certainement pu attribuer de pareilles bévues à nos insurgés parisiens.

Quant à la charpie qui aurait été empoisonnée, apparemment par- quelque insurgé déguisé en sœur ou en chirurgien, il aurait fallu, pour faire accepter ce conte à lord Normanby, lui cacher que les blessés, quels qu'ils fussent, étaient transportés dans les mêmes salles et recevaient les mêmes soins, et que, par conséquent, l'insurgé empoisonneur aurait risqué de voir appliquer le topique mortel à son camarade, ou peut-être à lui-même.

Mais j'avouerai que j'aurais pu faire mention de balles armées d'une pointe de cuivre ; car, si je n'ai pas vu de ces balles en juin, j'en avais vu en février 1848, qui provenaient de cartouches distribuées aux gardes municipaux de, Louis-Philippe, tués au château-d'eau du Palais-Royal. Les insurgés eurent, peut-être, de ces mêmes projectiles pris sur les défenseurs de la royauté. On peut, au reste, en voir encore aujourd'hui chez l'armurier Devisme, qui ne passe pas, non plus que feu Louis-Philippe, pour être un homme féroce.

Je ne dirai rien des anecdotes qui terminent la note extraite du livre de lord Normanby. Je m'étonne seulement, de ne pas y trouver, celle du fameux docteur scié entre deux planches.

Si je ne connaissais la distinction aristocratique des habitudes de Sa Seigneurie, je croirais qu'elle les a recueillies dans quelque corps de garde de vainqueurs à la suite.

Je le répète : je respecte trop la nation anglaise pour avoir fait des contes ridicules à son représentant, que je me plaisais, d'ailleurs, à regarder comme un homme de sens et d'esprit[7].

JULES BASTIDE,

Ancien ministre des affaires étrangères de la République française.

 

Près de 15.000 citoyens furent arrêtés après les événements de juin, et 4.348 frappés de la transportation sans jugement, par mesure de sûreté générale. Pendant deux ans, ils demandèrent des juges : on leur envoya des commissions de clémence ; et les mises en liberté furent aussi arbitraires que l'avaient été les arrestations. Croirait-on qu'un homme se soit trouvé qui ait osé prononcer devant une Assemblée, en plein dix-neuvième siècle, les paroles que voici : Il serait impossible de mettre en jugement les transportés de Belle-Isle ; contre beaucoup d'entre eux, il n'existe pas de preuves matérielles. Et, comme, selon l'affirmation de cet homme, qui était M. Baroche, il n'existait pas de preuves matérielles qui donnassent d'avance la certitude que le jugement aboutirait à une condamnation, on condamna 468 proscrits des pontons, sans les juger, à être transportés en Algérie. Parmi eux figurait Lagarde, ex-président des délégués du Luxembourg. Il écrivit, de Brest, aux ouvriers de Paris, l'admirable et poignante lettre que voici :

Frères,

Celui qui, par suite des événements de février 1848, fut appelé à l'insigne honneur de marcher à votre tête ; celui qui, depuis dix-neuf mois, souffre en silence, loin.de sa nombreuse famille, les tortures de la plus monstrueuse captivité ; celui, enfin, qui vient d'être condamné, sans jugement, en dix années de travaux forcés sur la terre étrangère, et cela, en vertu d'une loi rétroactive, d'une loi conçue, dictée, votée et promulguée sous l'inspiration de la haine et de la peur ; celui-là, dis-je, n'a pas voulu quitter le sol de la mère patrie sans connaître les motifs sur lesquels un ministre audacieux a osé échafauder la plus terrible des proscriptions.

En conséquence, il s'est adressé au commandant du ponton la Guerrière, lequel lui a donné communication de ce qui suit, textuellement extrait des notes jointes à son dossier :

Lagarde, délégué du Luxembourg, homme d'une probité incontestable, homme très-paisible, instruit, généralement aimé, et, par cela même, très-dangereux pour la propagande.

Je ne livre que ce seul fait à l'appréciation de mes concitoyens, convaincu que leur conscience saura bien juger qui, des bourreaux ou de la victime, mérite le plus leur compassion.

Quant à vous, frères, permettez-moi de vous dire : je pars, mais je ne suis pas vaincu, sachez-le bien ! je pars, mais je ne vous dis pas adieu !

Non, frères, je ne vous dis pas adieu ! Je crois au bon sens du Peuple ; j'ai foi dans la sainteté de la cause à laquelle j'ai voué toutes mes facultés intellectuelles ; j'ai foi en la République, parce qu'elle est impérissable comme le monde.

C'est pourquoi je vous dis au revoir, et surtout, union et clémence !

Vive la République !...

LAGARDE.

Ex-président des délégués du Luxembourg.

En rade de Brest, ponton la Guerrière[8].

 

Voila ce que l'histoire, l'histoire vraie, dira du peuple de Paris ; et elle dira aussi que là même où l'insurrection de j mm laissa ses plus déplorables traces, les actes de générosité abondèrent. Dans le procès d'un chef de barricade, il est resté constaté, par la déposition d'un maréchal des logis d'artillerie, que les insurgés avaient établi rue Saint-Maur une espèce de prison où furent traités avec la plus grande humanité et même les plus grands égards tous ceux de leurs adversaires qui tombèrent entre leurs mains : gardes nationaux, gardes mobiles, soldats. De la déposition du capitaine Ribot, dans le procès d'un des principaux insurgés, il est résulté que celui-ci sauva deux cents soldats qu'il aurait pu faire fusiller. Sur beaucoup de points, il y eut des actes d'humanité que les passions du parti victorieux ont essayé vainement de condamner à l'oubli et qui ne seront pas perdus pour la postérité.

Cherchons maintenant quelle fut dans cette guerre la part de l'esprit de faction.

Lors du procès de M. le comte de Fouchécourt, le témoin Guérin déclara qu'au mois de mars il avait vu, sur la place, de la Bastille, M. de Fouchécourt embauchant des ouvriers, à quarante sous par jour, pour le compte, de la légitimité. Dans le quartier de la. place Vendôme habitait un noble personnage, dont la demeure était le point de ralliement des émissaires du parti royaliste. Pendant les journées qui précédèrent l'insurrection, il s'y fit un mouvement inusité de gardes mobiles, d'ouvriers, vrais ou faux, d'individus, portant ou emportant de l'argent ; à tel point, que le voisinage s'émut ; et, quand l'orage éclata, l'audacieux agent n'eut que le temps de prendre la fuite. L'autorité, prévenue, ne fit aucune recherche.

Durant l'insurrection, quelques positions furent occupées par des légitimistes. Au Marais, on les trouve dans la rue Saint-Louis, la rue d'Angoulême et les rues adjacentes. M. de Fouchécourt. y fut pris. Voici la déposition du témoin Isambert, lieutenant d'artillerie : M. de Fouchécourt a répondu, quand, on l'a interrogé, qu'il avait commandé aux barricades et qu'jl se battait pour la, République démocratique et sociale. Pendant ce temps, M. Bérard, représentant du Peuple, interrogeait de son côté M. de Fouchécourt fils, qui disait, lui, qu'il se battait pour la même cause que son père ; que c'était en apparence pour la République rouge, mais qu'en réalité, c'était pour la légitimité. M. de Fouchécourt, malgré les efforts des hommes influents de son parti, fut, condamné à vingt ans de travaux forcés.

Dans le quartier Saint-Jacques, près de Saint-Séverin, des légitimistes avaient établi une sorte, d'état-major d'où partaient leurs opérations... Ils, distribuaient des médailles à l'effigie d'Henri V, et, on, en a, depuis, retrouvé plusieurs milliers dans une maison de la rue Saint-Jean-de-Beauvais. Cette même église Saint-Séverin figura aux débats du procès de la légion de Saint-Hubert ; les pieuses confréries, organisées- si soigneusement autour de chaque paroisse dans les quartiers populeux, n ?étant, en réalité, que des bureaux de recrutement où l'on embrigade la mendicité.

Un autre élément que l'insurrection de juin mit un instant en relief, ce fut l'élément bonapartiste. Au mois de juin, personne en France ne connaissait Louis Bonaparte autrement que comme le neveu de son oncle et l'auteur de deux folies fameuses. Il y était à moitié mort : la Commission exécutive le fit vivre, à force de le craindre. Les discussions soulevées par son élection au sein de l'Assemblée le mirent en vue ; les esprits simples s'aigrirent ; quelques vieux soldats s'agitèrent ; on prononça le nom de l'empereur ; on se souvint de la chanson de Béranger.

Que si l'on pouvait douter des efforts que fit le bonapartisme pour faire tourner, à son profit, l'insurrection de juin, voici un fait qui dissipera tous les doutes, fait très-curieux, très-important et, jusqu'à ce jour, inconnu : Au moment où l'on se battait dans les rues, le général Rapatel se présente au siège du Gouvernement : c'était alors la présidence de l'Assemblée. Ce général tenait à la main une lettre qu'il désirait communiquer au général Cavaignac. Celui-ci, fort occupé dans une autre conférence, charge le colonel Charras de l'entendre. Le général Rapatel s'avance, et, prenant pour le général Cavaignac, qu'il n'avait jamais vu, le colonel Charras, qu'il ne connaissait pas non plus et qui se présentait à lui en simple capote ouverte et sans insigne, il lui tend la lettre qu'il tenait à la main. Voici le sens exact, sinon les termes mêmes, de cette lettre :

Au général Rapatel.

Londres, 22 juin 1848.

Général, je connais vos sentiments pour ma famille. Si les événements qui se préparent tournent dans un sens qui lui soit favorable, vous êtes ministre de la guerre.

NAPOLÉON-LOUIS BONAPARTE.

 

Le colonel Charras tressaillit. Il faut que je montre ceci au général Cavaignac, dit-il à M. Rapatel. — Eh quoi ! répondit ce dernier, vous n'êtes pas le général Cavaignac ?Non, répliqua le colonel, mais ne vous inquiétez pas de votre méprise : il m'aurait sans doute communiqué cette lettre.

Le général Rapatel fut alors introduit auprès du général Cavaignac. Devait-on publier cette missive ? La question fut agitée. La crainte de grandir, par là, l'importance de Louis Bonaparte et de le désigner comme chef aux insurgés prévalut : on se décida pour le secret. Que n'a t-il été révélé plus tôt ? La connaissance d'un fait pareil eût jeté tant de jour sur les manœuvres qui aboutirent au coup d'Etat de décembre !

Quant à la lettre écrite au général Rapatel, qu'est-elle devenue ? Elle fut déposée dans les dossiers de l'enquête sur les événements de juin ? L'y aura-t-on laissée ? Toujours est-il que les hommes qui l'ont lue vivent encore, à l'exception des généraux Cavaignac, Lamoricière, Rapatel et du colonel Charras ; et, comme ils sont tous des hommes d'honneur dont le témoignage est le meilleur des documents, on peut regarder le fait que je viens de raconter comme acquis à l'histoire. M. Bastide, M. Hetzel, alors secrétaire général du pouvoir exécutif, telles sont, entre plusieurs autres, les personnes qui ont eu connaissance de cette lettre. Aucune d'elles ne me démentira. Éloigné de France comme je le suis, j'ai longtemps ignoré cet incident remarquable ; mais je suis fondé, aujourd'hui, à le recommander à l'attention publique, et je sais qu'à diverses reprises il a fait le sujet des entretiens du général Cavaignac avec des personnages, qui en peuvent témoigner, et notamment le général Bedeau.

Est-ce à dire que l'insurrection de juin fut bonapartiste ? Dieu me garde d'une assertion qui serait, de toutes les calomnies lancées contre les insurgés la plus absurde et la plus noire ! Non, non.

Il est très-vrai — et c'est justement ce qui condamne les ennemis du socialisme — que le seul drapeau des combattants de juin fut le drapeau socialiste ; il est très-vrai que l'explosion du mal naquit de la violence insensée que la contre-révolution mit à repousser le remède ; il est très-vrai que le cri de la révolte fut, non pas Vive tel ou tel prétendant ! mais Du pain ou du plomb ! il est très-vrai que les bonapartistes et les légitimistes, qui se glissèrent d'abord derrière les barricades, ou n'y restèrent pas, ou ne purent y rester qu'en voilant leur but : loin de nier tout cela, c'est de tout cela que nous composons notre acte d'accusation contre ceux qui aimèrent mieux affronter-le plomb due de recourir aux réformes propres à donner du pain. Mais toujours est-il qu'au faubourg Saint-Marcel, au faubourg Saint-Jacques, à Montmartre, à Belleville, il y eut des bonapartistes parmi les combattants ; toujours est-il qu'on en compta surtout à Gentilly, aux Deux-Moulins, à la barrière Fontainebleau, dans la zone enfin qui fut le théâtre du meurtre du général Bréa.

Un des principaux inculpés, un des plus sévèrement frappés dans cette affaire du général Bréa, fut un conducteur des ponts et chaussées, nommé Luc. Or, voici ce que raconte, dans sa déposition, le témoin Pierre Menand, caporal de la garde mobile :

J'allai au logement de Luc ; j'y trouvai un fusil et une baïonnette : je ne le trouvai pas lui-même ; mais je trouvai une lettre adressée par lui à Napoléon, qui était à Auteuil.

 

Quant aux motifs qui, au mois de juin, poussèrent la province sur Paris, ceci demande une explication.

En juin 1848, les idées n'avaient pas encore fait dans les départements les progrès que nous avons vus depuis. Les royalistes, que la peur exilait de Paris, se vengeaient à l'aise de leur humiliation en décriant la Révolution et se auteurs. Les dépêches, les proclamations, dans lesquelles le gouvernement de juin montrait la France vouée à l'incendie, au pillage, furent la confirmation inespérée des calomnies, réactionnaires. Le premier mouvement fut partout.de s'armer pour courir sus aux brigands, et des milliers de volontaires se levèrent. On les appela au feu sans leur donner le temps de se reconnaître, que dis-je ! en leur faisant croire que la République était menacée, qu'il s'agissait de voler à son secours. Et ce fut, en effet, dans ce but unique que des milliers de républicains accoururent à Paris, où la réaction fit artificieusement passer leur présence pour une solennelle protestation de la province contre la capitale et le socialisme.

Mais il advint qu'on ne tarda pas à se demander quel, étaient ces ennemis qu'on venait de traquer, de fusiller, le mitrailler sans pitié. On examina les ruines fumantes : les seuls incendies étaient ceux qu'avaient allumés les boulets et les obus du parti de l'ordre ; sur chaque barricade abandonnée, on lisait ce code si bref de l'insurrection : Mort aux pillards ! mort aux voleurs ! Ce fut en vain qua les organes impurs de la police répétèrent leurs odieux récits de massacres, de mutilations, d'empoisonnements ; on finit par apprendre que la seule chose réelle, la seule chose constatée, c'était la barbarie avec laquelle on avait traité les insurgés prisonniers dans les premiers moments de la victoire.

Deux grands faits, dans l'insurrection de juin, ont servis de texte inépuisable aux déclamations de la presse réactionnaire. Ces deux faits sont la mort de l'archevêque de Paris et celle du général Bréa.

La mort de l'archevêque de Paris fut un événement qu'on ne saurait trop déplorer, mais elle ne fut pas le résultat d'un crime. Et, si la responsabilité de ce malheur devait tomber sur un parti, ce qu'à Dieu ne plaise I ce serait, non pas sur celui de l'insurrection, mais sur celui qui s'intitulait le parti de l'ordre. Qu'on lise la déclaration suivante d'un témoin oculaire :

Je soussigné, vicaire général de l'archevêque de Paris, qui avais l'honneur de l'accompagner dans la mission de paix et de charité qu'il avait entreprise, atteste, autant qu'il a été possible d'en juger au milieu d'une grande confusion, qu'il n'a pas été frappé par ceux qui défendaient les barricades.

Signé : JAQUEMET, vicaire général.

26 juin 1848.

 

Ce document décisif, écrit et signé de la main du déclarant, a été longtemps en ma possession.

Quel rôle la politique a-t-elle joué dans l'assassinat du général Bréa ?

On sait quelles étaient les relations épistolaires du condamné Luc ; et on a vu, dans le chapitre précédent, que le plus actif, le plus influent des embaucheurs bonapartistes c'était Lahr. Entre autres preuves que Lahr donnait de ce que le peuple avait à espérer de l'avènement de Louis Bonaparte, il se plaisait à raconter que, soldat dans un régiment d'artillerie, et en garnison au fort de Ham, il avait, un jour, reçu de Louis Bonaparte, pour acheter des pipes et du tabac, une pièce de vingt francs dont le neveu de l'empereur lui avait généreusement abandonné le change. Durant leur séjour dans les forts, plusieurs des inculpés dans le meurtre du général Bréa se firent remarquer par l'exaltation de leurs opinions bonapartistes. C'étaient, du reste, les opinions qui dominaient dans la commune des Deux-Moulins, et qui s'y sont manifestées à chaque élection. Assurément, s'il fallait faire du meurtre du général Bréa le crime de tout un parti — et, quant à moi, je rougirais de descendre à tant d'injustice — serait-ce donc au parti socialiste qu'il faudrait demander compte de ce sang ?

Après avoir indiqué les effets, insistons sur les causes car là surtout sont les enseignements à méditer.

Monument impérissable de mauvaise foi et de basse fureur, le rapport de M. Bauchart parut lorsque la réaction triomphante exigeait des victimes. On tortura donc les faits, les paroles, les discours ; on fit apparaître ces agents impurs que la police tient au service de tous les mensonges : la conspiration de juin fut inventée. A les entendre, nul doute que, dès les premiers jours de mars, on n'eût formé un vaste complot dans lequel étaient entrés la plupart des hommes du parti extrême et qui, prenant au Luxembourg son point de départ, son mot d'ordre, avait gagné les Ateliers nationaux et préparé l'insurrection.

Comment se fait-il, cependant, que, lorsque sont venus les conseils de guerre, on n'ait pas cherché à dévoiler les causes de cet immense soulèvement ? Serait-ce qu'au 25 août, la calomnie se trouvait avoir produit tous les fruits qu'on en attendait ? Craignait-on que la lumière, une lumière couleur de sang, ne descendît sur le front de certains hommes ? Pourquoi aucune liaison ne fut-elle établie entre les différents procès ? Pourquoi les débats furent-ils circonscrits avec tant de soin dans le cercle des faits matériels de l'insurrection ? Pourquoi furent-ils envoyés sans jugement sur les pontons, ceux dont la présence à la barre aurait pu éclaircir ces questions de complot et de complicité morale ? Pourquoi des juges furent-ils obstinément refusés à Lagarde, à Deflotte, à Terson, à maint journaliste accusé ? Pourquoi M. Pujol, que la première manifestation des Ateliers nationaux avait mis en si grande évidence, fut-il envoyé aux pontons, après d'insignifiants débats ?

J'ai expliqué plus haut que, si la résistance, quoique localisée, eut un certain caractère d'ensemble, cela vint de l'organisation militaire donnée aux Ateliers nationaux par M. Marie. Mais, comme il fallait absolument charger le socialisme de la responsabilité d'un complot, que fit-on ? On publia bruyamment le plan des insurgés, la disposition de leurs différents corps de réserve, les mouvements de l'état-major, l'ordre de l'attaque, l'ordre de la défense ; et, pour mieux appuyer la supposition, l'on traîna devant les conseils de guerre comme un des préparateurs de la bataille, qui ? Le docteur Lacambre, détenu, depuis le mois de mai, à la Conciergerie[9] !

Non, non : l'insurrection de juin ne fut point préparée. Ce fut l'explosion soudaine, électrique, irrésistible, d'un peuple au désespoir. Imputer au socialisme les désastres nés de la folle violence de ses adversaires, c'est la plus abominable des iniquités ; et nier que ces désastres eussent pu être prévenus par l'adoption des réformes successives que le socialisme indiquait, C'est nier l'évidence. Le général Duvivier, qui reçut une blessure mortelle en combattant les insurgés, était néanmoins si profondément touché de la détresse qui leur avait fait prendre les armes, que ce fut la préoccupation exclusive de ses derniers instants. Sur son lit de mort, il disait : Ces pauvres ouvriers ont besoin d'être contenus ; mais il faut faire quelque chose pour eux ; il faut leur donner du travail ; il faut que la main de la patrie s'ouvre. Ô monsieur de Lamartine, lorsque, dans la séance du 23 juin, vous annonçâtes que vous étiez prêt à marcher en personne contre les insurgés, et que vous alliez où vous appelait la gloire ! aviez-vous donc oublié que, le matin même, vous aviez donné l'ordre écrit à un commandant de la 12e légion de distribuer au Peuple des vivres en nature[10], tant il était aux abois, ce peuple infortuné ! Et M. Arago, quelle ne dut pas être son émotion, lorsque, arrivé à la rué Soufflot, avec fantassins, cavaliers et cations, il vit venir à lui, calme, intrépide et respectueux, un de ceux qui allaient mourir, et qui lui dit : Monsieur Arago, vous êtes un brave homme et nous sommes pleins de déférence pour Vous ; mais vous n'avez jamais eu faim !

Qu'on n'aille pas croire, du reste, d'après cela, que l'insurrection de juin fut conseillée par les Seuls besoins du corps et ne se rapporta qu'à l'action de mobiles grossiers. Outre qu'il n'y a rien de grossier dans le désir, si naturel et si légitime, d'exister par le travail, jamais peuple ne 'déploya d'une manière plus frappante que le peuple de France, le pouvoir d'endurer la souffrance physique au service d'une grande cause morale. La première Révolution l'avait prouvé ; et les trois mois qui suivirent la Révolution de février montrèrent bien que, sous ce rapport, les enfants étaient dignes de leurs pères. La démonstration du mois de mai en faveur de la Pologne, quelque funestes qu'aient été ses conséquences, restera comme un souvenir immortel du désintéressement des sympathies populaires ; et la dissolution des Ateliers nationaux n'eût pas abouti à la guerre civile, si elle n'eût fait partie d'un ensemble de mesures et appartenu à un ordre d'idées qui violaient le principe de la justice. L'ouvrier ne s'arma point au nom de ses souffrances personnelles ; il s'arma parce qu'il souffrait dans son vieux père, dans sa femme, dans ses enfants, dans ses camarades. Il protesta contre le maintien de la misère, non-seulement parce qu'elle torture le corps, mais parce qu'elle opprime l'âme. Ce furent tous les droits de l'homme qu'il défendit, au prix de son sang, dans celui qui les renferme tous : le droit à la vie !

 

 

 



[1] Voyez le Moniteur.

[2] Voyez le Moniteur.

[3] Voyez, dans le Peuple du 12 février, le Prologue d'une révolution, — les dépositions des représentants du Peuple Mathé et Madet, dans l'affaire du général Bréa ; et le procès de Louis Ménard, suivi d'une liste où figurent des milliers de témoins qui s'offraient à témoigner sur la foi du serment et qu'on refusa d'entendre.

[4] C'est là que le docteur Deville courut risque de la vie, en essayant d'arracher à la fureur de ces enfants en délire un vieillard inoffensif, mais en blouse, qu'une décharge renversa aux pieds de son protecteur intrépide, impuissant et désespéré.

[5] Gazette des Hôpitaux, 14 juillet 1848.

Ces communications officielles sont trop décisives pour qu'il soit nécessaire de recourir à d'autres preuves. Qu'il nous suffise de dire qu'elles abondent.

[6] A Year of Revolution in Paris, t. II, p. 79.

[7] M. Normanby, dans la traduction française de son livre, t. II, pp. 142 et 143, a laissé subsister le passage dans lequel il prétend tenir de moi les faits contenus dans son récit ridicule des prétendues atrocités commises par les insurgés de juin. Seulement, il a ajouté une note de laquelle il semblerait résulter que j'aurais reconnu, depuis, l'exactitude de ce que contient son premier alinéa ; a savoir, l'histoire du linge empoisonné. Voici ce qui s'est passé :

M. Normanby, après avoir lu ma lettre du 14 janvier 1858 dans les journaux anglais, m'écrivit que le Times avait commis une erreur en citant son livre, je lui ai répondu que, connaissant ce livre seulement par la citation du Times, j'avais pu être dans l'erreur, et que, s'il en était ainsi, j'en étais content.

t Je proteste donc de nouveau contre l'imputation de m'être moqué de lord Normanby, en lui faisant des contes de croquemitaine, et surtout d'avoir débité des calomnies.

J. B.

(Note communiquée par M. Bastide)

M. de Lamartine et M. Bastide étant les seuls républicains que leur position officielle ait mis en contact avec lord Normanby, ils sont aussi les seuls qui trouvent grâce auprès de Sa Seigneurie. J'ose lui assurer que, s'il avait eu la bonne fortune de connaître personnellement les membres d'un parti qu'il attaque avec tant de violence, il se serait épargné beaucoup d'injustices.

[8] Cette lettre fut publiée par plusieurs journaux, entre autres, par le Nouveau-Monde, où on peut la lire dans le numéro du 15 mars 1850.

[9] Ceci me rappelle que lord Normanby représente se joignant aux insurgés de juin M. Barbés, alors prisonnier à Vincennes ! Il est vrai que ce n'est point là tout à fait ce qu'on lit dans le texte, où il y a seulement : Les couleurs de la 12e légion (Barbès) parurent au sommet de la barricade, etc. T. I, p. 46 ; mais l'index est beaucoup plus net : Barbès joins the insurgents !

Au reste, cet index du livra de lord Normanby a cela de remarquable qu'il donne constamment comme des faits établis ce qui, dans le texte, n'est que supposé ou suggéré. Exemple : à propos du 16 avril, le texte dit : Le résultat des informations secrètes de M. de Lamartine, reçues de ses agents particuliers, fut qu'il y avait une conspiration organisée pour renverser le Gouvernement provisoire à l'Hôtel-de-Ville, et nommer un Comité de salut public composé de MM. Arago, Ledru-Rollin, Flocon, Albert et Louis Blanc. Or, dans l'index, il est dit de chacune des personnes ici nommées : Joins the conspiracy to overthrow the government. Ah ! dans cette habile révision du texte, ne pouvait-on épargner, du moins, M. Arago ?

[10] Ce commandant était M. Dupont, le professeur, à qui j'ai entendu raconter le fait.