HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME SECOND

 

CHAPITRE VINGT-UNIÈME. — ADMISSION DE LOUIS BONAPARTE COMME MEMBRE DE L'ASSEMBLÉE

 

 

Politique de la Commission exécutive. — En quoi elle différait de celle du Gouvernement provisoire. — Projet de décret bannissant les Bourbons de la branche cadette. — Protestation adressée à l'Assemblée nationale par le duc d'Aumale et le prince de Joinville. — Discussion du projet de décret. — Il est adopté à une immense majorité. — Appoint fourni à cette majorité par les partis royalistes. — Explication de mon vote, contraire au projet. — Élections partielles à Paris. — Succès obtenu par les Socialistes. — Louis Bonaparte au nombre des élus. — Agitation populaire fomentée par ses agents. — Les lois de proscription et les prétendants. — Illogisme delà raison d'État. — Projet de décret tendant à la non-admission de Louis-Bonaparte. — Efforts de M. de Lamartine pour le faire adopter. — Discrédit de sa parole. — Mon discours contre le projet. — L'Assemblée se prononce pour l'admission. — Éléments divers de ce vote. — Louis Bonaparte refuse de venir siéger. — Raison de son refus. — Question de la future présidence.

 

Entre la journée du 15 mai et la tentative faite pour obtenir de l'Assemblée le pouvoir de me proscrire, un fait saisissant était venu montrer jusqu'à quel point l'esprit de la Commission exécutive différait de celui qui avait animé le Gouvernement provisoire.

Le Gouvernement provisoire n'avait pas rendu un décret qui ne portât l'empreinte d'un sentiment généreux : il avait aboli la peine de mort en matière politique ; il avait couvert ses ennemis d'une protection magnanime, et, plein de foi dans la puissance de la justice, il n'avait pas songé un seul instant à mettre sous la sauvegarde des lois d'exception la stabilité de la République. Toute autre fut l'attitude de la Commission exécutive, comme le prouva bien le projet de décret qui avait pour but d'étendre à Louis-Philippe et à sa famille l'application de la loi du 10 avril 1832, laquelle interdisait à jamais le territoire de France et des colonies à la branche aînée des Bourbons.

Quelque couleur qu'on puisse donner à une mesure semblable, il est certain que, prise par le Gouvernement provisoire, elle eût paru en contradiction flagrante avec son attitude et sa politique. D'où vient donc qu'elle se trouva cadrer avec l'attitude et la politique de la Commission exécutive ? Est-ce que MM. Arago, Lamartine, Garnier-Pagès, Ledru-Rollin, Marie, n'étaient plus les mêmes hommes ? Ah ! c'est qu'un grand changement s'était opéré autour d'eux : ce qui avait changé, c'était l'air qu'ils respiraient. Une fois soumis à l'empire de la majorité de l'Assemblée, ils s'étaient vus condamnés à vivre dans l'atmosphère d'une coterie bourgeoise, tandis que le Gouvernement provisoire avait vécu dans l'atmosphère du Peuple.

Ce fut le 26 mai qu'on discuta le bannissement à perpétuité de la famille de Louis-Philippe.

L'avant-veille, on avait lu, dans l'Assemblée, une protestation du duc d'Aumale et du prince de Joinville ; il y était dit : ... Nous avions lieu de penser qu'en quittant Alger au premier appel fait à notre patriotisme, nous avions fourni au pays une preuve patente de notre ferme intention de ne pas chercher à désunir la France, comme nous avions témoigné du respect avec lequel nous acceptions l'appel fait à la nation. Nous nous flattions aussi que le pays ne pourrait songer à nous repousser, nous qui l'avons toujours et fidèlement servi dans nos professions de marin et de soldat[1].

Le débat fut court. Lorsque M. Laurent (de l'Ardèche) prononça ces vives et fortes paroles : Vous voulez donc créer un péché originel politique ? des rumeurs hostiles l'interrompirent. Chose étrange ! Le projet de décret s'appuyait sur la loi de 1832, et deux de ceux que les dispositions de cette loi atteignaient, figuraient, en ce moment même, dans l'Assemblée, comme élus du suffrage universel ! C'étaient Pierre et Napoléon Bonaparte. Une allusion ayant été faite à ce que leur situation avait de provisoire, le dernier revendiqua son droit de citoyen français avec une grande animation, et M. Ducoux ayant, pour provoquer une explication, sans doute, laissé tomber ces mots : Aucun de nous ne songe à des espérances qui seraient évidemment criminelles, Pierre et Napoléon Bonaparte mirent un égal empressement à s'écrier : Personne ! personne !

On alla aux votes, sous l'impression de cet incident. Ô misère ! Parmi les Orléanistes, les uns se déclarèrent contre leurs idoles de la veille ; les autres, et de ce nombre M. Odilon Barrot, crurent faire acte d'héroïsme... en s'abstenant : d'où résulta, en faveur du projet de décret, l'écrasante majorité de 632 voix contre 63.

J'ignore si, de ces 63 boules noires, beaucoup furent fournies par le parti auquel j'appartiens, et j'ai la douleur de croire que non. Mais, en tout cas, il y eut une boule républicaine qui, jetée dans l'urne ouvertement, de manière à être aperçue de chacun, protesta contre les lois de proscription : ce fut la mienne- Et je m'honore de cet acte, comme de l'acte le plus vraiment républicain que m'ait jamais inspiré ma conscience. Oui, je votai contre le bannissement à perpétuité des Bourbons et des d'Orléans.

En principe,

Parce que toute peine infligée à un homme pour le délit d'un autre homme est une iniquité grossière ;

Parce que, dans toute peine prononcée contre des enfants à naître, il y a iniquité à la fois et monstruosité ;

Parce que la raison d'État est un sophisme qu'il faut laisser aux tyrans, et, que pour de vrais républicains, la raison d'État, c'est la justice ;

Parce que faire à certains hommes, quels qu'ils soient, une position exceptionnelle, en bien ou en mal, c'est rester dans la logique des monarchies ;

Parce qu'on ne saurait admettre qu'un fils de roi, comme tel, ait droit à la persécution, quand on n'admet pas que, comme tel, il ait droit à une couronne ;

Parce qu'un dernier coup est à frapper sur le principe de l'hérédité monarchique, et que le frapper est dans l'intérêt de la République, et de son devoir, et de son honneur ;

En fait,

Parce que déclarer qu'on redoute quelqu'un, c'est déjà le rendre redoutable ;

Parce que la proscription est une séduction, et donne pour complice à un prétendant proscrit le malheur ;

Parce qu'une intrigue dynastique peut être conduite de loin avec autant de bonheur et... plus de sécurité ;

Parce qu'il est bon d'avoir des fils de roi sous la main, quand ils conspirent ;

Parce que rapprocher des prétentions ridiculement rivales, en présence d'un grand principe qui les domine toutes, c'est les annuler l'une par l'autre ;

Parce que rien ne servirait mieux la majesté de la République, ne la présenterait mieux comme l'unique garantie du repos des peuples, n'intéresserait davantage à sa conservation, que l'impuissance d'une cohue de prétendants, surveillés de près, et réduits, soit à cacher, soit à nier leurs prétentions, comme on cache ou comme on nie un crime ;

Parce qu'enfin, il n'y aura plus ni rois, ni princes, le jour où l'on aura compris tout ce que renferme ce mot suprême : le droit commun.

La question résolue contre les princes d'Orléans par l'Assemblée ne tarda pas à être remise sur le tapis à propos de Louis Bonaparte.

Quelques représentants du Peuple, parmi ceux que Paris avait élus et qui avaient obtenu l'honneur d'une double élection ayant opté pour la province, et, d'autre part, M. Caussidière et le père Lacordaire ayant, par des motifs divers, donné leur démission, les Parisiens eurent onze candidats à choisir. L'élection eut lieu, et donna les résultats suivants :

Caussidière

147.400

voix

Moreau

126.889

Goudchaux

107.097

Changarnier

105.539

Thiers

97.394

Pierre Leroux

91.375

Victor Hugo

85.965

Louis Bonaparte

84.420

Lagrange

78.682

Boissel

77.247

Proudhon

77.094

 

A la suite, et à des intervalles rapprochés, venaient MM. Thoré, Raspail, Cabet, les ouvriers Savary, Malarmé, Adam, et l'ex-pair de France d'Alton Shée, tous appartenant au parti socialiste.

Ces chiffres, sous plus d'un rapport, étaient frappants. Le nom de M. Caussidière en tête de la liste disait assez que Paris ne marchait pas d'accord avec l'Assemblée ; et le grand nombre de suffrages accordés au socialisme prouvait, à ne pas s'y méprendre, quel progrès avaient fait les idées nouvelles. Mais ce qui inquiéta le plus les meneurs de l'Assemblée et le gouvernement, ce fut l'élection inattendue de Louis Bonaparte.

La nouvelle, habilement répandue par ses amis et partisans, qu'on ne lui permettrait pas de siéger dans l'Assemblée, était naturellement devenue une source d'agitation. Pendant quelques jours, l'espèce de mystère dont la solution de ce problème resta enveloppée attira au Palais législatif des masses de Peuple, bruyantes et curieuses. Des symptômes d'émotion populaire se manifestèrent sui la place de la Révolution et aux abords de l'Assemblée. Nul doute que, jusqu'à un certain point, ces symptômes né trahissent l'influence d'un nom puissant et fatal ; mais jamais l'excitation n'eût été aussi vive, sans l'idée qu'on préparait un décret de bannissement contre Louis Bonaparte : dessein que le Peuple commentait avec une irritation croissante, le regardant et comme une injustice et comme une violation de sa souveraineté électorale. A la vérité, il existait une loi, une loi d'ancienne date, qui fermait les portes de la France à la famille Bonaparte. Mais le bon sens et la logique du Peuple se refusaient à admettre que cette loi, abrogée de fait, fût appliquée à un seul membre de la famille proscrite, et cela dans un moment où l'on voyait assis sur les bancs de l'Assemblée, en vertu des décisions suprêmes du suffrage universel, deux cousins de Louis Bonaparte et le fils de Murât. Pourquoi cette exclusion solitaire que l'équité condamnait ? Pourquoi, quand l'urne des suffrages venait de révéler la volonté du Peuple, l'exhumation d'une loi monarchique que le flot révolutionnaire de février avait emportée ? On lui jugeait donc, à cet homme, une force bien supérieure à celle de la République, qu'il fallait mettre entre elle et lui l'Océan, et, pour ainsi dire, l'éternité ! Ainsi raisonnaient beaucoup d'hommes simples et droits, peu initiés aux arcanes de la science politique, et qui, furieux de la marche suivie jusqu'alors par l'Assemblée, se sentaient entraînés par leur antipathie à son égard vers celui qu'elle paraissait tant détester et tant craindre.

Quelle eût dû être, en de telles circonstances, la politique de la Commission exécutive ?

Il est évident que fermer les portes de l'Assemblée à Louis Bonaparte, régulièrement élu, c'était ajouter au prestige de son nom ce genre d'intérêt qui s'attache à tout homme, victime réelle ou supposée d'une injustice. D'un autre côté, lui faire une position exceptionnelle, c'était le créer candidat pour le gouvernement de France. En montrant qu'on avait peur de lui, on le grandissait. — Mais il conspirait ? — Soit. Ne valait-il pas mieux, dans ce cas, qu'il fût en France, où l'on pouvait surveiller ses actes, déjouer ses manœuvres, et, au premier acte condamnable, s'assurer de sa personne ? Dans l'Assemblée, placé face à face avec des hommes très-supérieurs à lui en expérience parlementaire, en autorité politique et en talent oratoire, il eût été rejeté sur l'arrière-plan, exposé à des épreuves humiliantes, et appelé sans cesse à se commettre dans une arène où une défaite certaine l'attendait. Hors de l'Assemblée, il eût été enveloppé d'un entourage dont la déconsidération, les impatiences folles, ouïe zèle indiscret, eussent bien vite consommé sa ruine. Combien plus avantageuse sa situation en pays étranger ! Là, rien qui l'empêchât de mûrir ses plans en toute sûreté, et d'en préparer l'exécution avec toute la prudence nécessaire ; là, rien qui tendît à diminuer le prestige de son nom, rendu, au contraire, plus dangereux par l'éloignement et la persécution. En réalité, sa présence à Paris n'avait qu'un inconvénient, très-grave, il est vrai : celui de lui permettre de courir les chances de l'urne électorale, dans la question de l'élection d'un président. Mais il y avait un moyen de parer à cet inconvénient, moyen bien simple et décisif : on n'avait qu'à déclarer, dans la Constitution qui était à la veille d'éclore, qu'il n'y aurait pas de président choisi par le suffrage universel, c'est-à-dire pas de pouvoir exécutif indépendant du pouvoir législatif, découlant de la même source, ayant, en conséquence, un poids égal, sinon supérieur, et enclin, parla nature des choses, à ne pas vouloir d'une puissance partagée[2].

Autre considération, et celle-ci d'un ordre plus élevé : une exclusion semblable était-elle juste ? Sans doute Louis Bonaparte s'était posé deux fois en prétendant : à Strasbourg, d'abord ; à Boulogne, ensuite. Mais ses prétentions, il ne les avait opposées qu'au pouvoir contestable et contesté de Louis-Philippe. Quant à la République, non-seulement il s'était humblement effacé devant elle, mais il lui avait juré foi et hommage ; et, si, comme on y était du reste autorisé, on le croyait en cela insincère, c'était une raison pour avoir l'œil sur lui, ce n'en était pas une pour le frapper. Prouvez que je suis coupable ; sinon, je suis innocent. Quand il s'agit d'atteindre leurs ennemis, les tyrans se passent de preuves : c'est le glorieux embarras d'un gouvernement républicain de ne pouvoir s'en passer ; et quiconque, sans avoir jugé, condamne, fait acte de tyran. Je sais qu'il y a des gens aux yeux de qui ce qu'ils appellent la raison d'État est un manteau qui couvre tout. Pour moi, j'avoue que j'ai horreur de cette prétendue sagesse qui consiste à sacrifier les lois éternelles de la justice aux intérêts éphémères de la politique ; et, s'il est une chose qui me paraisse plus odieuse encore que l'impudence de l'iniquité, c'est la raison d'État, lorsqu'elle n'en est que l'hypocrisie.

Aussi bien, à voir les choses de haut, les bénéfices d'un acte inique sont des bénéfices illusoires, et ceux qui croient par là éviter des maux considérables sont des esprits débiles qui ne soupçonnent rien au delà du petit cercle que leur petit compas mesure, et qui prennent l'horizon pour les bornes du monde. Ce qui a conduit la France à l'Empire, c'est un ensemble et un enchaînement de causes générales, de causes profondes, dont il est puéril de supposer que le maintien d'une loi de proscription, déraisonnable et impopulaire, aurait arrêté l'action. Si Louis Bonaparte n'était pas rentré en France par la volonté de 1 Assemblée nationale, il y serait rentré contre sa volonté, violemment, avec scandale, et serait, peut-être, arrivé à l'Empire, sans avoir à traverser le coup d'État du 2 décembre, qui, en paraissant le fonder, l'a détruit d'avance !

Quoiqu'il en soit, il est certain que rien n'était plus propre à poser la candidature de Louis Bonaparte que la politique d'effroi et d'exclusion affichée à son égard par la Commission exécutive.

Le 12 juin, M. de Lamartine se rendit à l'Assemblée, ayant déjà signé le décret, source de tant de préoccupations diverses. Napoléon Bonaparte ouvrit la séance, en protestant des intentions loyales de son cousin, qui, dit-il, n'avait jamais fait et ne ferait jamais rien contre la République. Puis, on entendit le général Bedeau, lequel venait déclarer que les prétendants n'étaient pas à craindre ; qu'un chef quelconque, s'il essayait de soulever l'armée, serait livré par elle-même à l'autorité des lois. M. de Lamartine se leva. Quelles paroles allaient tomber de ses lèvres ? Au lieu d'aborder tout de suite la question qui agitait les esprits, il se mit à passer longuement en revue les actes de la Commission exécutive, et, par le tableau des services qu'il avait rendus, s'efforça de ranimer en sa faveur quelques restes d'enthousiasme. Tentative vaine ! Les Royalistes n'avaient garde de continuer à le vouloir comme idole, maintenant qu'ils avaient cessé d'avoir besoin de lui comme instrument. En moins d'un mois, son influence était devenue un anachronisme. Cette implacable et sourde hostilité de la droite, dont, toutes les fois que je m'étais présenté à la tribune, j'avais senti peser sur ma parole le poids de glace, il l'éprouvait à son tour. N'étant soutenu, ni par cette bienveillance générale de l'auditoire qui porte l'orateur, ni par ces attaques furieuses qui l'excitent, il s'affaissa sur lui-même, en cherchant un terme aux tâtonnements de son éloquence fatiguée. La séance fut suspendue. Tout à coup, d'étranges rumeurs pénètrent dans la salle ; on parle de troubles sérieux qui viennent d'éclater au dehors ; le nom de Louis Bonaparte est prononcé. M. de Lamartine, qui s'était assis familièrement sur les marches de la tribune, reparaît et dit : Une circonstance fatale vient interrompre le discours que j'avais l'honneur d'adresser à cette Assemblée. Plusieurs coups de feu ont été tirés : l'un sur le commandant de la garde nationale de Paris, l'autre sur un officier de l'armée, un troisième sur la poitrine d'un officier de la garde nationale. Les coups de feu étaient tirés, au cri de Vive l'Empereur ! C'est la première goutte de sang qui ait taché la Révolution, éternellement pure et glorieuse, du 24 février... Une heure avant la séance, nous avions signé une déclaration que nous nousproposions.de vous lire... Lorsque l'audace des factieux est prise en flagrant délit, la main dans le sang[3] des Français, la loi doit être votée d'acclamation. Et il lit le décret, préparé d'avance.

L'Assemblée était si mal disposée alors envers M. de Lamartine, qu'elle ne vit dans tout cela que l'intention d'enlever un vote à l'aide d'un coup de théâtre. Pour comble, on apprit bientôt que le rapport de ce qui venait de se passer était inexact ; qu'un seul coup de feu avait été tiré ; et que le sang versé était celui d'un garde national qui, par accident, s'était blessé lui-même. M. de Lamartine, une fois encore, essaie l'empire de sa parole ; mais la froideur avec laquelle il est accueilli l'avertit de la transformation de son rôle : le triomphateur a fait place à l'accusé. C'est alors que, répondant au reproche d'avoir eu des intelligences avec M. Auguste Blanqui, il s'écria : J'ai conspiré, comme le paratonnerre conspire avec la foudre. Les uns rirent ; d'autres murmurèrent. Le temps des métaphores applaudies était passé. Ce que la réaction jugeait maintenant nécessaire contre le peuple, ce n'étaient plus des harangues sonores, c'était une épée. Après avoir combattu la République, au moyen du républicain Lamartine, il lui restait à la combattre, au moyen du républicain Cavaignac, en attendant l'heure où, maîtresse du champ de bataille, elle pourrait tirer de son propre sein ses instruments. Le vote d'acclamation fut refusé, et le débat renvoyé au lendemain.

Lord Normanby écrit : On assure que, dans les basses classes (lower classes), tous ceux que Louis Blanc peut influencer sont en faveur du mouvement bonapartiste[4]... Je vous en demande bien pardon, milord. Loin de pousser au mouvement bonapartiste, je n'avais rien tant à cœur que de le faire tomber, en écartant ce qui en était la cause : j'entends un décret contraire aux principes, et dont l'adoption tendait à ouvrir l'ère des proscriptions politiques.

C'est animé de ce sentiment que, le 13 juin, je montai à la tribune, où je développai les considérations exposées plus haut.

Ne grandissez pas, disais-je, les prétendants par l'éloignement ; il nous convient de les voir de près ; parce qu'alors nous les mesurerons mieux[5]. Je fis observer que le meilleur moyen de rendre les prétendants impossibles était de faire la République si grande, si généreuse, si chère au Peuple, qu'il y eût démence à lui préférer tout autre régime ; et j'ajoutai : L'oncle de Louis Bonaparte, que disait-il ? que la République est comme le soleil : eh bien, laissez le neveu de l'empereur s'approcher du soleil de notre République ; il disparaîtra dans ses rayons. Le mot fut applaudi, mais il ne pouvait être vrai qu'à une condition ; et je ne pus la poser sans provoquer des rumeurs de mécontentement : cette condition était que la République se montrât, non par des exhortations vaines, mais. par des faits, protectrice du travail, attentive à l'amélioration morale et matérielle du sort des classes souffrantes, amie du progrès, soucieuse du bonheur du Peuple, semblable, enfin, à ce soleil auquel Napoléon l'avait comparée, et qui est pour tous, pour tous sans exception, une source de chaleur et de lumière.

Un court extrait de mon discours fera connaître à lord Normanby, si tant est qu'il l'ignore, de quelle étrange façon j'appuyai le mouvement bonapartiste !

Je ne traiterai pas la question de légalité ; je ne vous demanderai pas si, au point de vue de la souveraineté du Peuple, Louis Bonaparte pourrait être exclu de cette Assemblée, dans laquelle nous voyons trois membres de sa famille. Je me borne à vous dire que, suivant moi, toutes les lois d'exclusion et de proscription sont des lois essentiellement anti-républicaines. La logique républicaine ne peut pas admettre que le fils soit puni pour les crimes dont le père fut coupable. La logique républicaine, qui repousse la solidarité héréditaire dans l'exercice de la puissance, ne saurait admettre la solidarité héréditaire dans l'application des châtiments.

C'est pourquoi, en ce qui me touche, j'ai voté hautement contre la proscription de la famille d'Orléans, quoique j'aie passé dix ans de ma vie à combattre cette royauté funeste.

Oui, les lois d'exclusion, les lois de proscription à perpétuité, sont des lois essentiellement anti-républicaines. Je sais bien qu'il faut qu'un gouvernement vive ; mais tous les gouvernements n'ont pas les mêmes conditions de vie et de force.

La force du despotisme, c'est la violence ; la force des monarchies constitutionnelles, c'est la corruption ; la force de la République, et c'est à cause de cela que je l'adore, c'est la justice[6].

 

Lord Normanby conviendra que, si Louis Bonaparte n'avait jamais eu d'autres partisans que des hommes capables de penser et de parler ainsi, il ne serait pas aujourd'hui sur le trône.

Et qu'on ne m'accuse pas d'avoir poussé le zèle pour le culte de la justice jusqu'à fermer volontairement les yeux au danger que l'admission de Louis Bonaparte pouvait présenter ; car je proposai que, dans la Constitution qu'on était à la veille de faire, on insérât la clause suivante qui, adoptée, eût coupé, très-certainement, les prétentions bonapartistes par la racine : Dans la République française, fondée le 24 février 1848, il n'y a pas de président[7].

 

Voilà ce qui donnait à mon opinion, indépendamment de sa valeur morale, une valeur toute pratique ; et voilà ce qu'il ne faut pas oublier.

La question était apparue à M. Ledru-Rollin sous un aspect différent : il combattit l'admission de Louis Bonaparte avec beaucoup d'animation et d'éloquence, mais en vain. La décision de l'Assemblée fut que Louis Bonaparte pourrait rentrer en France et siéger comme représentant du Peuple. Seulement, — et là était le mal — l'idée mise en avant par moi de couper court à ses prétentions par l'abolition de la présidence, trouva peu de faveur au sein d'une assemblée dont beaucoup de membres regardaient la présidence comme un pont jeté entre la république et la royauté. Le dirai-je ? Même parmi ceux qui n'avaient point cette arrière-pensée, la plupart avaient peine à se figurer une république sans président ! tant l'exemple des États-Unis d'Amérique les aveuglait ! tant ils comprenaient peu la nécessité de subordonner entièrement le pouvoir exécutif au pouvoir législatif, partout où existe une immense armée permanente[8] ! Je le répète, le danger était là, non dans l'admission de Louis Bonaparte. Et il sentit bien lui-même que sa présence à Paris ne pouvait qu'amoindrir sa position, que diminuer ses chances. Aussi se garda-t-il de profiter du vote de l'Assemblée, aimant mieux jouir du prestige et de la sécurité que lui assurait son éloignement, jusqu'au jour où il lui serait donné de poser sa candidature, s'il y avait un président à élire. Donc, pour déjouer ses espérances, la marche à suivre était toute tracée : il n'y avait qu'à décider, comme je le demandais, qu'il n'y aurait pas de président, ou, du moins, de président élu par le suffrage universel[9].

Aurais-je réussi à ébranler, sur ce point, l'opinion de la majorité, si j'avais été à Paris lorsque le plan de la Constitution nouvelle fut discuté ? C'est très-peu probable ; mais ce que je sais, c'est que je n'y aurais épargné aucun effort. Malheureusement, pendant que je m'opposais à ce qu'on proscrivit les autres, mes ennemis n'épiaient que l'occasion de me proscrire moi-même.

 

 

 



[1] Voyez, dans le Moniteur, la séance du 24 mai 1848.

[2] J'avais été, tout d'abord, si frappé du vice de cette organisation anarchique, que, dans un essai composé à cette époque, et publié depuis, je m'exprimais en ces termes :

Une société à deux têtes ne saurait exister qu'au prix des plus terribles convulsions, et, même à ce prix, ne saurait exister longtemps' Lorsque le pouvoir est ballotté entre un homme et une assemblée, il est certain, ou que cette assemblée porte on elle un 10 août, ou que cet homme porte en lui un 18 brumaire.

J'écrivais ceci au commencement de 1848 ; et, à la fin de 1851, Louis Bonaparte envoyait des soldats renverser l'Assemblée, la baïonnette au bout du fusil !

J'ai pensé qu'il pourrait être de quelque intérêt pour le lecteur de connaître l'essai dont il est ici question : c'est pourquoi je l'ai publié à la suite de ce livre. Voyez l'Appendix, n° 4.

[3] Voyez dans le Moniteur, la séance du 12 juin 1848.

[4] A Year of Revolution in Paris, t. I, p. 466.

[5] Voyez le Moniteur, séance du 13 juin 1848.

[6] Voyez le Moniteur, séance du 13 juin 1848.

[7] Voyez le Moniteur, séance du 13 juin 1848.

[8] Y avait-il moyen, en France, de se passer d'une armée permanente ? Là n'était point alors la question. Une armée permanente étant, a tort ou à raison, considérée comme indispensable, il est clair qu'on ne pouvait se dispenser de tenir compte d'un fait de cette importance, dans tes combinaisons politiques à adopter. Il est bien vrai qu'aux États-Unis il y a trois pouvoirs indépendants, qui tous les trois dérivent du Peuple, mais ils en dérivent par des procédés différents, ce qui affecte le résultat. Et puis, les Américains des États-Unis n'ont pas une armée permanente sous la main de leur président !

[9] Lors du débat sur la Constitution, on proposa de faire élire le président par l'Assemblée : cela eût été infiniment plus raisonnable et infiniment moins dangereux que de le faire élire par le suffrage universel.