HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME SECOND

 

CHAPITRE VINGTIÈME. — UN ANNIVERSAIRE DU 31 MAI

 

 

La réaction jette le masque. — Tactique de ses organes pour préparer le coup qui allait m'être porté. — Demande en autorisation de poursuites, présentée contre moi à l'Assemblée. — Considérants du réquisitoire de M. Portalis, procureur général. — Lettre de Barbès au président de l'Assemblée, pour revendiquer la responsabilité de paroles que m'attribuait le réquisitoire. — Rapport de M. Jules Favre concluant à l'autorisation de poursuites. — Discussion de ce rapport. — Les conclusions en sont combattues par MM. Mathieu (de la Drôme), Laurent (de l'Ardèche), Théodore Bac et Dupont (de Bussac.) — Silence de la droite. — Témoignage spontané d'un citoyen en ma faveur. — Bruit sourdement répandu de ma présence à l'Hôtel-de-Ville, le 15 mai. — Déclaration de M. Marrast à ce sujet. — L'autorisation de poursuites est refusée à 32 voix seulement de majorité. — Explication de la journée. — Chronique parlementaire du journal la Liberté. — M. Crémieux se prononce en ma faveur. — Démissions de MM. Jules Favre, Portalis et Landrin.

 

A partir du 15 mai, la réaction jeta le masque. La possibilité de renverser la République venait d'apparaître aux royalistes : le cœur leur revint. La mine fut ouverte sous la Commission exécutive. Contre M. Ledru-Rollin, orléanistes et légitimistes redoublèrent leurs attaques. M. Caussidière fut remplacé à la préfecture de police, en dépit, ou, plutôt, à cause de la protection de M. de Lamartine. Et M. de Lamartine lui-même, que ses avances au parti monarchiste avaient ruiné dans l'esprit du Peuple, se vit abandonné tout à coup par ceux auxquels il avait servi d'instrument, et sentit de toutes parts le sol se dérober sous lui.

Comme les personnes que je viens de nommer, je n'avais pas, aux yeux des ennemis de la République, le tort d'être au pouvoir ; mais mon crime était bien plus noir encore : le cœur du Peuple me restait, et même ses sympathies ne s'étaient jamais prononcées avec une vivacité plus touchante que depuis qu'on avait fermé sur moi les portes des régions officielles. Ma présence gênait : il fut décidé qu'à tout prix et avant tout, on se débarrasserait de moi.

Mais, avant de me proscrire comme agitateur, il importait d'accoutumer les esprits au coup qu'on se préparait à frapper. C'est à quoi les journaux de la réaction s'étaient déjà employés sans relâche. Tantôt, affectant de s'étonner de mes rares apparitions à la tribune, le Constitutionnel donnait à entendre que mon activité trouvait mieux à s'employer où il faut des ténèbres et du silence ; tantôt la Patrie, par un mensonge audacieux, annonçait que je n'assistais plus aux séances parlementaires ; ou bien, c'était le journal l'Assemblée nationale qui, en dénonçant d'affreux complots prêts à éclater, s'écriait : Achille s'est retiré sous sa tente ! me faisant ainsi un crime de l'exclusion même qui m'avait atteint. On juge si la journée du 15 mai était survenue à propos pour ceux qui avaient juré ma perte ! Une instruction fut commencée ; on courut d'un pas haletant après les témoignages hostiles ; on s'arma contre moi de faits qui m'étaient absolument étrangers, de paroles prononcées par d'autres, de choses qu'il m'avait été impossible soit de prévenir, soit d'empêcher, soit de connaître. Comment nier que je fusse coupable ? Un individu déclarait qu'au moment où la manifestation passait devant ma porte le 15 mai, le cri de Vive Louis Blanc ! avait retenti ; un second, que les drapeaux polonais avaient été déposés chez mon concierge ; un troisième, qu'on avait entendu, dans l'Assemblée envahie, un cousin du général Courtais dire, en me montrant du doigt : Louis Blanc va être nommé président de la République ; lui seul peut nous sauver de l'anarchie[1]. On insistait fort sur l'ovation qui m'avait été décernée, mais sans parler, bien entendu, de ma résistance. On me représentait haranguant la révolte du haut de la tribune, mais sans dire que j'avais été supplié de le faire par des membres de la droite ; que je ne m'y étais décidé que sur leurs instances, non pour attiser la flamme, mais, au contraire, pour essayer de l'éteindre, et que mon intervention avait été autorisée par le bureau de l'Assemblée, au nom de l'Assemblée. Du caractère de mon discours, quoique reproduit textuellement dans le Moniteur, on se gardait bien de dire un mot ; et l'on ne mentionnait le fait que pour en tirer cette conclusion : Puisque le silence s'est rétabli à sa voix, il était donc d'intelligence avec les envahisseurs ! D'un autre côté, afin de parer d'avance à l'effet que la nouvelle de mon arrestation pourrait produire, on s'étudiait à l'annoncer d'avance sous forme de vague rumeur. Le juge d'instruction avait requis mon témoignage ; et l'on imprimait qu'on m'avait vu sortir de chez lui dans un état de trouble extraordinaire, et le visage pâle !...

Quelque manifeste que fût le but de ces manœuvres, je ne m'inquiétais nullement du résultat, me refusant à croire la méchanceté des hommes capable de commettre de sang-froid un acte d'iniquité qu'il n'y avait aucun moyen de colorer et qui avait contre lui toutes les lois de l'évidence. Il m'était revenu qu'on m'accusait d'avoir proféré ces paroles pendant l'invasion de l'Assemblée : Je vous félicite d'avoir reconquis le droit de pétition ; désormais, on ne pourra plus vous le contester. Mais, à supposer même qu'elles constituassent un délit, dans un moment comme celui où elles furent prononcées, elles n'étaient pas de moi, et le Moniteur était là qui l'attestait. Au moins, aurait-il fallu un prétexte, et l'ombre d'un prétexte manquait.

Le 31 mai, il advint que, me sentant un peu malade, je me rendis plus tard que d'habitude à l'Assemblée. Que j'étais loin de prévoir ce qui m'y attendait ! M. Piétri occupait la tribune. Il me nomme. J'interroge mes voisins ; j'apprends qu'une demande en autorisation de poursuites contre moi vient d'être adressée à l'Assemblée nationale par MM. Portalis et Landrin, procureur et avocat généraux de la République.

Ici se place le souvenir d'une déclaration ultérieure que l'équité m'ordonne de ne point passer sous silence. M. Ledru-Rollin faisait alors partie de la Commission exécutive. Plus tard, appelé comme témoin devant la haute cour de Bourges, il déposa en ces termes :

Lorsque, après le 15 mai, le procureur général demanda l'autorisation de poursuivre Louis Blanc, cette demande fut soumise à la Commission exécutive. Un de mes collègues et moi, nous l'examinâmes. Je dois dire, en mon âme et conscience, que nous ne trouvâmes pas l'ombre d'un motif à cette autorisation. Mais, comme le procureur général insistait, menaçant de donner sa démission, au cas où la Commission exécutive ne céderait pas à ses instances, je demandai moi-même, quoique ami du citoyen Portalis, sa destitution immédiate[2].

 

Ce ne fut pas M. Ledru-Rollin qui l'emporta ; et, lorsque, le 31 mai, j'entrai dans l'Assemblée, M. Portalis venait de lire le réquisitoire suivant :

Considérant que, de son aveu, le citoyen Louis Blanc a parlé deux fois au Peuple qui avait envahi l'Assemblée ; qu'à la suite de ces deux allocutions, il a été porté en triomphe par les rebelles ; que, pendant le tumulte, il a pris la parole et dit notamment : Je vous félicite d'avoir reconquis le droit de pétition ; désormais, on ne pourra plus vous le contester ; que, sans qu'il soit besoin d'apprécier les autres circonstances incriminées, et sans qu'il soit besoin de déterminer d'une manière définitive le caractère des paroles par lui prononcées, il résulte aujourd'hui suffisamment de l'ensemble de la procédure commencée, présomption contre Louis Blanc d'avoir volontairement participé à l'envahissement et à l'oppression de l'Assemblée ;

Requérons qu'il plaise à l'Assemblée nationale d'autoriser les poursuites, etc.

Fait au palais de justice, le 31 mai 1848[3].

 

Ainsi, mon crime consistait : 1° à avoir parlé au Peuple, ce qu'avaient fait — qu'on le remarque bien — beaucoup de mes collègues, et notamment M. Ledru-Rollin, alors membre de la Commission exécutive ; 2° à avoir subi une ovation ; 3° à avoir félicité le Peuple sur la conquête du droit de pétition. Mais quel langage avais-je tenu au Peuple ? Il n'était pas besoin de le déterminer. Mais l'ovation qui m'était reprochée, l'avais-je acceptée ou subie ? C'était une circonstance qu'il n'était pas besoin d'apprécier. Mais ces félicitations qu'on mettait sur mes lèvres étaient-elles de moi ? et, dans ce cas, comment se faisait-il qu'au Moniteur elles se trouvassent imprimées sous le nom de Barbès ? L'instruction, relativement à ce qui avait eu lieu dans une séance de l'Assemblée, n'avait négligé qu'une source d'information, et c'était précisément la source officielle ! Ah ! si, lorsque ces temps de fièvre et d'aveuglement étaient déjà loin de nous, M. Portalis l'a relu, ce réquisitoire inconcevable, quelle n'a pas dû être sa stupeur !

On ne m'avait prévenu de rien, et j'avais couru le risque d'être condamné sans être entendu. Je m'élançai à la tribune, en proie à une indignation inexprimable. Descendra à me justifier, c'est ce que je déclarai impossible. Mais, représentant du Peuple, je devais dire et je dis qu'on roulait sur une pente au bout de laquelle étaient les collisions sanglantes, la proscription des partis les uns par les autres, le rétablissement de la peine de mort, la guerre civile. La peine de mort ! la peine de mort ! me crièrent, de chaque banc de la droite, des voix furieuses, qui la rétablira ? Expliquez-vous ! Qui la rétablira ? Je répondis : La logique des passions, lorsqu'on les déchaîne[4]. On sait si l'événement a vérifié la prédiction ! Par une coïncidence, tragique, ceci se passait le jour anniversaire de cette fameuse proscription des Girondins qui avait creusé sous la Convention un abîme de sang !

L'Assemblée nomma une Commission pour examiner la demande en autorisation de poursuites ; et, le lendemain, je fis distribuer à mes collègues, sur ma conduite au 15 mai, un écrit qui ne laissait aucune issue à l'esprit de mensonge.

Le 2 juin, à l'ouverture de la séance, le président de l'Assemblée annonce qu'une lettre vient de lui être apportée par le gouverneur du château de Vincennes. Elle était du magnanime Barbès. La voici :

Donjon de Vincennes, le 1er juin 1849.

Au président de l'Assemblée nationale.

Citoyen président,

A chacun la responsabilité de ses paroles et de ses actes.

On accuse le citoyen Louis Blanc d'avoir dit, dans la journée du 15 mai, aux pétitionnaires :

Je vous félicite d'avoir reconquis le droit d'apporter vos pétitions à la Chambre ; désormais on ne pourra plus vous le contester.

Ces mots, ou leurs équivalents, ont été, en effet, prononcés dans cette séance ; mais il y a confusion de personnes. Ce n'est pas Louis Blanc qui les a dits ; c'est moi : vous pouvez les lire dans le Moniteur, écrits quelque part après mon nom.

La présente n'étant à autre fin que de faire cette déclaration à l'Assemblée, je vous prie, citoyen président, de vouloir bien agréer, pour elle et pour vous, mes salutations fraternelles[5].

A. BARBÈS.

 

Inutile d'ajouter qu'on trouva effectivement dans le Moniteur la confirmation de cette lettre : la parole d'un homme tel que Barbès dispensait de recourir au Moniteur.

Ainsi disparaissait l'unique fondement sur lequel reposât le réquisitoire de M. Portalis. Après cela, que restait-il ? Rien, absolument rien... Je me trompe, il restait un soupçon, dont j'indiquerai tout à l'heure l'origine.

C'était M. Jules Favre qui avait été chargé du rapport de l'affaire. De quel douloureux étonnement les vrais républicains furent saisis, à la nouvelle qu'il s'était prononcé en faveur des poursuites ! M. Jules Favre est un orateur d'une puissance admirable ; il a rendu, et il est peut-être appelé encore à rendre d'éminents services à la République. C'est pourquoi je m'abstiendrai ici de toute remarque amère. Mais ne répondait-il pas à un reproche de son propre cœur, lorsqu'il disait : Quel esprit sensé pourrait admettre qu'on eût choisi comme victime de je ne sais quel système haineux un homme déjà si considérable par ses travaux d'historien, en relation de familiarité, en communauté d'opinions avec ceux qui le signalent aujourd'hui ; un homme qui a partagé le dévouement, les sacrifices, les périls de ce Gouvernement provisoire dont vous avez proclamé les incontestables services ; un homme enfin qui, attaqué dans ses théories, n'en a pas moins été constamment respecté et honoré pour ses sentiments généreux, que ses erreurs économiques n'ont point effacés ?[6] Et l'homme qu'il peignait ainsi, l'orateur demandait qu'on se hâtât de le dépouiller de son inviolabilité de représentant du Peuple ; ce qui revenait, dans la circonstance, à le livrer désarmé aux coups de ceux qu'on savait être ses ennemis !

Au fond, ce que M. Jules Favre réclamait de l'Assemblée, c'était un vote de confiance. M. Mathieu (de la Drôme), dans la séance du 3 juin, montra par vives raisons combien ce précédent était dangereux, et fit voir qu'il conduisait l'Assemblée à se déchirer de ses propres mains. M. Laurent (de l'Ardèche) produisit une sensation dont ceux de la droite ne purent eux-mêmes se défendre, lorsque, par allusion aux éloges que M. Jules Favre m'avait décernés il prononça ces paroles, d'une ironie si poignante et si solennelle : L'inculpé du 31 mai 1848 a été bien autrement traité que les inculpés du 31 mai 1793. Ceux-ci perdirent leur inviolabilité au milieu des outrages, et l'un d'eux, l'illustre père d'un de nos collègues, Lanjuinais, leur en fit un reproche, en rappelant que les anciens, au lieu d'insulter à leurs victimes, les ornaient de fleurs et de bandelettes. Eh bien, plus heureux que les accusés du 31 mai 1793, Louis Blanc a été orné de fleurs et de bandelettes ![7]...

Chose remarquable ! Parmi tant d'hommes qui soupiraient après le moment de me frapper, pas un n'osa se lever et déclarer qu'il me croyait coupable, pas un seul[8]. Vainement furent-ils appelés à la tribune par une voix éloquente et fière, celle de M. Théodore Bac, qui, après avoir rappelé ce que j'avais dit de la conspiration du mensonge, se plaignit de la conspiration du silence, aucun de ceux qui se tenaient prêts à voter contre moi n'osa d'avance justifier son vote. M. Jules Favre, ainsi délaissé, essaya, au point de vue judiciaire, de défendre les conclusions de son rapport, et rencontra dans M. Dupont (de Bussac) un contradicteur dont la logique le foudroya. Que fallait-il de plus ? Une lettre est remise au président ; il l'ouvre, et lit ce qui suit :

Citoyen président,

Je crois remplir un devoir d'honnête homme en portant à la connaissance de l'Assemblée les faits dont j'ai été témoin. Comme beaucoup d'autres, poussé par la foule dans l'intérieur de la salle, j'ai suivi les mouvements de Louis Blanc, et, au moment où des exaltés, espérant encore le compromettre, cherchaient à le hisser sur une estrade formée d'une chaise et d'un canapé, je l'ai vu s'arracher de leurs mains et échapper à leurs poursuites, aux applaudissements de tous les républicains loyaux[9].

MARCHAND,

Émailleur, rue de la Croix, n°3.

 

J'ai parlé d'un soupçon... Il venait du bruit sourdement répandu parmi les membres de l'Assemblée qu'on m'avait vu à l'Hôtel-de-Ville. Et la personne qui avait répandu ce bruit, en recommandant à chacun le secret, c'était M. Marrast. Grâce à la sollicitude d'un ami, je fus informé de tout ; ce qui me mit à même de parer un coup préparé dans l'ombre, comme on voit, et qui m'eût atteint sans qu'il me fût même possible de savoir d'où il partait. Éclairé par cette précieuse confidence, je sommai M. Marrast de venir, s'il l'osait, opposant son serment au mien, affirmer qu'il m'avait vu à l'Hôtel-de-Ville. La forme hautaine d'une sommation semblable lui fournissait un prétexte pour se taire, en se réfugiant dans une question de dignité personnelle ; mais, appelé de nouveau à la tribune par M. Dupont (de Bussac), il fut obligé de s'expliquer, et fit la déclaration suivante, qui n'était, du reste, que la répétition d'un document que mes collègues Lefranc, Félix Mathé, Pelletier et Raynal étaient allés lui faire signer à l'Hôtel-de-Ville, avant la séance :

Au moment où je suis sorti de l'Hôtel-de-Ville, un citoyen qui était, à mes côtés m'a affirmé que le citoyen Louis Blanc avait été à l'Hôtel-de-Ville, et qu'il avait favorisé son évasion en le faisant sortir par une petite porte donnant sur la rue Lobau. J'ai fait immédiatement toutes les recherches : d'une part, pour retrouver ce citoyen ; l'autre part, pour m'assurer si ces renseignements étaient exacts ; et je dois dire avec la même sincérité qu'après m'être assuré des citoyens qui étaient placés dans l'escalier par lequel Louis Blanc aurait dû sortir et des dispositions prises dans l'intérieur ; après avoir interrogé ceux qui étaient entrés dans les différentes salles qu'on avait parcourues, il m'est resté la conviction la plus complète que jamais (le 15 mai) Louis Blanc n'a mis les pieds à l'Hôtel-de-Ville[10].

 

Qu'après cela, la demande en autorisation de poursuites n'ait été rejetée qu'à la majorité de 369 voix contre 337, rien ne montre mieux avec quelle déplorable facilité, dans les discordes civiles, l'homme prend racine dans l'injustice.

Sur les intrigues et les dissensions secrètes qui se rattachent à ce triste épisode de l'histoire contemporaine, la Liberté, journal du temps, très au fait de la vie des coulisses politiques, publia, sous le titre de Note communiquée, des détails d'intérieur fort curieux, dont l'exactitude ne fut mise en question par aucun journal officiel ou semi-officiel, et qui, reproduits par plusieurs feuilles importantes sans provoquer de démenti, méritent d'être enregistrés à titre de document historique à consulter. Je cite :

Depuis la journée du 15 mai, le Comité exécutif tout entier, moins deux membres, était divisé. Lamartine et Ledru-Rollin, les plus compromis, étaient seuls d'accord pour garder la direction des affaires. Arago et Garnier-Pagès restaient à peu près neutres. Marie, mécontent, était prêt à se retirer, si l'instruction relative à l'envahissement de l'Assemblée ne se poursuivait pas. Carnot, dans le ministère proprement dit, gardait une attitude irritée. Jules Favre allait infiniment au delà contre Lamartine et Ledru-Rollin. Mais l'adversaire réel du Comité, le chef réel de l'opposition, c'était Armand Marrast.

Armand Marrast avait réuni deux cents représentants au club du Palais-National. Portalis, procureur général de la République, et Landrin, son collègue, l'y appuyaient très-vivement, et demandaient l'enquête contre le pouvoir exécutif, l'enquête à fond, non pas judiciaire, comme on l'a cru, mais politique. Armand Marrast se posait dans toutes ces réunions comme l'homme gouvernemental d'à présent, décidé à rompre avec le parti des ultra-révolutionnaires incapables, tels que Ledru-Rollin et même Lamartine. Il se montrait surtout hostile au parti socialiste, qu'il n'a jamais pu supporter. On décida, et c'était d'une habileté extrême, d'une grande connaissance des sympathies ou, plutôt, des antipathies de l'Assemblée constituante, qu'il fallait d'abord s'attaquer à Louis Blanc. Le plus ou le moins de complicité de Lamartine et de Ledru-Rollin dans les événements du 15 mai paraissait devoir ressortir des débats mêmes. Le Comité exécutif devait ainsi se trouver atteint indirectement. Peut-être, on l'espérait du moins, allait-il se dissoudre dès les premiers mots de la discussion. C'est ce qui amena la journée du 3 juin à la Constituante.

Le jour de la séance arrivé, Armand Marrast et les deux cents représentants du club du Palais-National allaient frapper le grand coup. Ce fut Jules Favre qui ouvrit habilement, comme Barère, l'attaque générale dans ce nouveau 9 thermidor. Le procureur général de la République et son collègue jouaient à la sévérité et à l'incorruptibilité de la magistrature. Louis Blanc paraissait perdu ; et, d'ailleurs, les dispositions ordinaires de l'Assemblée, ses votes successifs dans cette séance, prouvent bien qu'on avait calculé juste : l'autorisation de poursuivre devait être infailliblement accordée. Un fait seulement, un fait resté douteux dans l'instruction a tout compromis, et renversé ou, du moins, ajourné les desseins d'Armand Marrast contre Louis Blanc et le comité exécutif. Armand Marrast avait formellement déclaré que Louis Blanc s'était, dans la journée du 15 mai, porté à l'Hôtel-de-Ville : il en était convaincu. C'est ce fait là qu'il fallait prouver, et il ne l'a pas été. Il fallait nommer les témoins, et Armand Marrast, ni aucun de ses amis, personne n'a pu le faire. L'Assemblée, appelée à voter à une troisième épreuve contre Louis Blanc, a dû refuser l'autorisation de poursuites. Mais à quelle majorité ? Seulement 32 voix !

Il est donc hors de doute que le coup porté par Armand Marrast, Jules Favre, Portalis et Landrin a été sur le point de réussir. Ce nouveau thermidor a été manqué.

Cependant, que va-t-il se passer ? Bien hardi qui le dirait ! Mais le Comité exécutif redoute tout de la part de Marrast...

Voilà la vérité de la situation. L'Assemblée nationale tolère encore le Comité exécutif ; mais elle ne le tolérera pas longtemps. Quant à la journée parlementaire du 3 juin, un seul mot peut la caractériser, et déjà on l'a prononcé : Si Marrast avait réussi, Ledru-Rollin et Lamartine seraient aujourd'hui à Vincennes[11].

 

Personnellement, je n'ai point qualité pour confirmer l'exactitude de ces détails. Je me bornerai à faire remarquer qu'ils ne paraîtront pas dénués de vraisemblance, si l'on songe que M. Armand Marrast, maire de Paris au 15 mai, et protecteur de M. Huber, par qui la manifestation fut préparée, laissa la route libre devant elle ; et si, d'autre part, on réfléchit qu'il fut le mentor politique de ce général Cavaignac qui, en juin, supplanta — on verra plus loin de quelle manière — la Commission exécutive.

Quoiqu'il en soit, MM. Jules Favre, Portalis et Landrin, n'ayant été soutenus, dans leur attaque, ni par la Commission exécutive, qui s'effaça de son mieux ; ni par les ministres, qui votèrent tous en ma faveur, un seul excepté ; ni même par le ministre de la justice, M. Crémieux, qui se prononça pour moi avec éclat, il y eut ébranlement profond des bases sur lesquelles reposait le monde officiel. M. Jules Favre se plaignit amèrement d'avoir été abandonné et donna sa démission de sous-secrétaire d'État. MM. Portalis et Landrin durent, à leur tour, désigner leurs fonctions, et s'élevèrent avec violence contre M. Crémieux, qu'ils accusèrent de les avoir flattés de l'espoir d'un appui qui, au moment décisif, leur avait manqué : d'où un vif échange de récriminations, bientôt suivi de la retraite de M. Crémieux lui-même.

Quant à moi, j'étais une proie que ceux à qui elle venait d'être arrachée ne désespérèrent pas de ressaisir, d'autant plus irrités de leur défaite, qu'elle leur fut rendue plus sensible par les témoignages touchants de la joie populaire. Le compte rendu de la séance du 3 juin, dans le Représentant du Peuple, commençait en ces termes : Bonne nouvelle, citoyens ! Louis Blanc ne sera pas poursuivi. — Ah ! merci, citoyen, merci ! Et les braves gens du Peuple à qui nous annoncions cette bonne nouvelle, au sortir de la séance, nous serraient les mains avec effusion. C'est que le Peuple sait aimer ceux qui l'aiment[12].

 

 

 



[1] Au procès de Bourges, la personne à laquelle le témoin Huteau d'Origny attribuait ces paroles, assura n'en avoir aucun souvenir. Mais eussent-elles été prononcées, en quoi, je le demande, pouvaient-elles constituer un grief d'accusation contre moi ? Voyez sur ce point le compte rendu de l'audience du 21 mars 1849, dans le Peuple, n° 124.

[2] Déclaration de M. Ledru-Rollin, devant la haute cour de Bourges, audience du 19 mars 1849.

[3] Voyez le Moniteur, juin 1848, n° 153.

[4] Voyez le Moniteur, juin 1848, n° 153.

[5] Voyez le Moniteur, juin 1848, n° 155.

[6] Voyez le Moniteur, juin 1848, n° 155.

[7] Moniteur, séance du 3 juin 1848, n° 156.

[8] Voyez dans le Moniteur, la séance du 3 juin 1848.

[9] Voyez dans le Moniteur, la séance du 3 juin 1848, n° 156.

[10] Voyez le Moniteur, séance du 3 juin 1848, n° 156.

[11] Ce morceau se trouve tout au long reproduit dans le journal le Représentant du Peuple, 11 juin 1848, n° 71.

[12] Voyez le Représentant du Peuple, juin 1848, n° 64.

Dans une lettre adressée le 12 mai 1869 à M. Charles Hugo, Barbès établit ainsi sa part et la mienne dans la journée du 15 mai 1848 :

Le 13 et le 14 mai je me suis efforcé, avec mes chers et bons amis Louis Blanc et Albert, d'empêcher la manifestation (pour la Pologne) qui, à cause du décret récemment rendu par l'Assemblée, nous semblait grosse de dangers pour le peuple.

Par suite de ma détermination, le club de la Révolution, que j'avais l'honneur de présider ces jours-là, s'est abstenu, malgré ses sympathies certainement ardentes pour la Pologne, d'aller à la manifestation.

L'Assemblée envahie, j'ai prononcé des paroles et fait des motions...

Mais, représentant, j'avais le droit de monter à la tribune et de parler :

Et qui oserait dire que j'ai agi contre mon devoir et les intérêts du peuple en demandant ce que j'ai demandé ?

L'Assemblée fat dissoute par un fait complètement étranger et opposé à ma volonté. Tout le monde, je crois, le sait.

Les bancs se vidèrent.

Et c'est ici que commence mon crime ou ma gloire devant ma conscience et mon pays.

Je marchai à l'Hôtel-de-Ville. Je n'y fus pas entraîné, ainsi que le racontèrent à Bourges quelques voix qui, ne connaissant pas mon mobile, s'imaginaient me rendre service.

Non ! Je m'y rendis, comme je l'ai dit dans ce que j'ai nommé ma confession devant le tribunal, résolument et sans aucune hésitation.

J'y allais pour tâcher d'y fonder une république plus égalitaire et meilleure que celle dont la représentation venait de disparaître.

J'y fus bientôt rejoint par Albert, accouru dans le même dessein. Louis Blanc, lui, qui ne voulait pas absolument. quitter la salle, fut véritablement entraîné, mais du côté des Champs-Elysées.

Sa condamnation est une des plus grandes iniquités dont se souviendra l'histoire.

ARMAND BARBÈS.