HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME SECOND

 

CHAPITRE DIX-HUITIÈME. — LES ÉLECTIONS

 

 

Fête de la Fraternité. — Distribution de drapeaux h. la garde nationale et h l'armée. — Serment des chefs de corps. — Défilé des troupes devant le Gouvernement provisoire. — Enthousiasme patriotique de l'armée. — Événements de Rouen. — Décret relatif aux élections générales, appliquant le principe du suffrage universel. — Calme avec lequel les élections s'accomplirent par toute la Franco. — Manœuvres des réactionnaires. — Circulaires de quelques-uns d'entr'eux. — Les parias du Luxembourg. — Revue des Ateliers nationaux projetée, en vue des élections, par MM. Marrast et Marie. — Pourquoi ce projet dut être abandonné — Élimination des noms de Ledru-Rollin, Flocon, Albert et Louis Blanc sur les bulletins distribués par la mairie de Paris. — La conciliation précitée au Luxembourg. — Choix des candidats ouvriers par les délégués des corporations. — Commission d'examen. — Questions posées aux candidats. — Mes efforts pour empêcher que la liste dressée par les délégués ne soit trop exclusive. — Succès de coalition obtenu par la liste dite modérée. — Triomphe électoral de M. de Lamartine. — L'homme politique et le poète.

 

Le 20 avril, Paris fut témoin d'une fête qu'on nomma fête de la Fraternité, et dont la pompe, moitié militaire moitié civique, montra d'une manière bien frappante quelle force morale la République possédait à Paris.

L'objet de cette fête étant la distribution d'étendards nouveaux tant à l'armée qu'à la garde nationale, quelques détachements de cavalerie et des régiments d'infanterie avaient été rappelés à Paris.

A sept heures du matin, plus de deux cent mille citoyens, ouvriers et bourgeois, étaient sur pied, en uniforme de garde national, et les troupes de ligne, avec la garde mobile, ne montaient pas à moins de cent mille hommes. Les rues regorgeaient de peuple. A l'extrémité des Champs-Elysées, on avait élevé en forme d'amphithéâtre une immense estrade appuyée à l'arc de triomphe de l'Étoile. A environ neuf heures, vingt et un coups da canon, tirés de l'Hippodrome, saluèrent l'arrivée du Gouvernement provisoire. Il prit place sur le premier rang, M. Dupont (de l'Eure) assis au milieu. Derrière, un brillant état-major, la magistrature en grand costume, les hauts fonctionnaires de l'État. De chaque côté, deux orchestres jouant des airs patriotiques. Au haut de l'estrade, un groupe de femmes élégamment vêtues, tenant des bouquets noués de rubans tricolores. Au pied de l'estrade, les colonels des différents corps, rangés en demi-cercle.

A dix heures, M. Arago se leva, le drapeau de la République à la main, et, s'adressant aux officiers d'une voix émue et fière : Colonels, au nom de la République, nous prenons Dieu et les hommes à témoin que vous jurez fidélité à ce drapeau. Les colonels, l'épée haute, répondirent : Nous le jurons. Vive la République ! Alors le canon gronda, l'air retentit de chants révolutionnaires, et les troupes commencèrent de défiler.

Le temps était doux, le ciel couvert. D'intervalle en intervalle, un rayon de soleil, déchirant les nuées, faisait étinceler la forêt mouvante des baïonnettes qui se hérissaient tout le long de la grande avenue des Champs-Elysées. Cette prodigieuse masse d'hommes armés s'avançant en bon ordre quoique avec enthousiasme, les guirlandes de fleurs qui masquaient la gueule des canons, les branches de lilas et d'aubépine qui s'agitaient au bout des fusils, les hymnes de joyeux patriotisme où se perdait presque le roulement des tambours, l'absence de toute contrainte, les élus du Peuple se présentant à lui avec confiance, et l'image de la guerre s'inclinant devant le symbole de la fraternité, formaient un spectacle d'une grandeur dont aucune description ne peut donner une juste idée.

A mesure que chaque légion, chaque détachement, chaque corps, atteignait l'arc de l'Étoile, l'officier de commandement montait sur l'estrade, où l'un des membres du Gouvernement provisoire — chacun à son tour — lui présentait le drapeau, en disant : Au nom du Peuple, vous jurez de défendre ce drapeau que la République vous confie ? L'officier répondait : Je le jure. Vive la République ! Il prenait l'étendard, retournait à son. poste, et donnait l'ordre de la marche.

Comment la peindre dignement, cette marche passionnée de tout un peuple en armes, devant l'image de la République, enfin triomphante ! J'ai vu éclater, ce jour-là, des transports qui tenaient du délire. Ah ! lord Normanby a beau jeter la glace de son style sur ces souvenirs de feu ; il a beau prétendre que la réception faite au Gouvernement provisoire, à son arrivée, le frappa comme très-froide ; il a beau dire, d'un ton embarrassé : D'après ce que j'ai eu sous les yeux, il n'y avait pas beaucoup d'enthousiasme ; mais il m'est revenu que d'autres avaient rapporté, de divers points du défilé, une impression plus favorable[1] : j'ose, affirmer, moi, que, dans aucun pays et à aucune époque, il n'y eut un élan du cœur plus impétueux, plus général, plus spontané, que celui qui alors fit pousser par trois cent mille voix le cri de Vive la République ! Et au témoignage de lord Normanby, celui que j'oppose, cette fois, c'est celui de tout Paris. En ces moments, trop courts, quelle âme ne fut attendrie ? qui ne sentit monter à son front la pâleur des émotions héroïques ? Les petites rivalités firent trêve ; les passions misérables eurent honte d'elles-mêmes ; les haines de parti s'ajournèrent au lendemain. Ce fut un jour de concorde, un jour de doux oubli et de rapide espoir.

Ainsi que chacun de mes collègues, j'eus à recevoir le serment de quelques colonels : eh bien, je déclare que tous prononcèrent cette parole solennelle : Je le jure ! avec un accent de sincérité qui ressembla, chez plus d'un, à celui de l'enthousiasme.

Parmi tant d'officiers qui, dans l'espace de douze heures, défilèrent sous nos yeux, un seul garda le silence. Il était nuit, mais des milliers de torches éclairaient l'estrade et ses abords. Des onze membres du Gouvernement, il ne restait que M. François Arago et moi. Le lendemain, le général Bedeau vint me voir, et m'assura que le militaire qui avait si défavorablement attiré mon attention, était, néanmoins, un soldât sur la fidélité duquel on pouvait compter ; qu'il le connaissait ; qu'il répondait de lui ; et 4juela République n'aurait pas un serviteur plus dévoué.

Les Anglais qui liront ces lignes demanderont, peut-être, avec étonnement, comment il se fait que, le 2 décembre 1851, Louis Bonaparte ait trouvé un appui dans cette armée qui, le 20 avril 1848, fraternisait si chaleureusement avec les Parisiens et s'engageait d'une manière si absolue au service de la République ? L'explication de ce phénomène, presque inconcevable pour un étranger, et douloureux au plus haut point pour un Français, est dans ce qui constitue l'essence d'une armée permanente, partout où des troupes régulières sont chargées de la compression des troubles civils. En France, l'armée, au point de vue de l'action, est un vaste engrenage dont les ressorts obéissent, avec la précision inconsciencieuse de la machine à vapeur, à la force motrice qu'on nomme le pouvoir. Admirable en temps de guerre, et. animé, sur le champ de bataille, des plus nobles sentiments qui puissent remuer le cœur des' hommes, le soldat, en temps de paix, n'a qu'un but : l'avancement ; qu'une religion : la hiérarchie ; qu'une science : la discipline ; qu'une loi : l'obéissance. Le simple soldat étant un instrument passif entre les mains du caporal, le caporal un instrument passif entre les mains du sergent, et ainsi de suite, le mouvement de l'armée dans telle ou telle direction dépend de la volonté de celui, quel qu'il soit, qui est en position de presser le ressort principal de l'engrenage. Si, à la veille du coup d'État de décembre, l'Assemblée n'avait pas commis l'irréparable faute de mettre l'armée aux ordres du Président, je suis profondément convaincu qu'en cas de lutte le général Changarnier aurait fait arrêter Louis Bonaparte par les mêmes soldats dont Louis Bonaparte se servit pour faire arrêter le général Changarnier : ce qui veut dire que là où une armée permanente est à la disposition du pouvoir exécutif, la liberté est impossible.

Et voilà justement pourquoi j'étais opposé au retour des troupes dans Paris, pressentant bien que, tôt ou tard, leur présence y serait fatale. Mais ce qui, pour moi, était une source d'alarmes, était, pour d'autres, un sujet d'espoir. Ceux qui, en secret, brûlaient de mettre le Peuple à la raison, s'étudièrent à retenir le soldat par toutes sortes de prétextes. Et ici encore, la majorité du Gouvernement tomba dans une erreur fatale. Elle ne vit pas clair au fond d'un désir dont la persistance cachait une manœuvre ; elle joua, sans le savoir, le jeu de nos ennemis, et se laissa imprudemment aller à appuyer des actes qu'il aurait fallu désavouer bien haut, ou même punir.

C'est ainsi que, le 27 avril, des troubles ayant eu lieu à Rouen, relativement aux élections, et le général qui commandait là, ayant fait charger les ouvriers qui s'étaient rassemblés en tumulte, — groupes désarmés, composés en partie de femmes et d'enfants, et que la présence de la garde nationale eût dispersés sans effusion de sang, — je ne pus obtenir du Conseil qu'une enquête immédiate et sévère fût ouverte sur ce lamentable événement. Et pourtant, nous ne tardâmes pas à recevoir des nouvelles déchirantes : le canon avait été tiré dans les rues ; le sang du Peuple avait coulé en abondance, et pas un soldat n'avait péri, tant la lutte était peu nécessaire, tant elle était inégale ! Pour comble, le général victorieux nous adressa un rapport, vrai bulletin de la grande armée, où respirait je ne sais quelle satisfaction sauvage. Indigné, je demandai que cet officier fût sur-le-champ mandé à Paris, pour rendre compte de sa conduite, demande que, si j'ai bonne mémoire, M. Ledru-Rollin appuya. Mais je rencontrai une opposition si emportée et si violente de la part de M. Arago, que, pour la première et unique fois dans ma vie, j'eus regret à la contrainte que m'imposait le respect dû à ses cheveux blancs.

La période que nous avions fixée pour l'expiration de nos pouvoirs approchait, et le décret qui appelait la nation à l'exercice de sa souveraineté venait de paraître. Jamais, en aucune contrée, loi électorale plus sincèrement démocratique ne fut rendue. Celle-ci portait : que tout Français âgé de vingt et un ans était électeur, après six mois de résidence dans le lieu de l'élection ; que tout Fiançais était éligible ; que le scrutin serait secret ; que, pour ouvrir au pauvre les avenues de la vie politique, un salaire de vingt-cinq francs par jour serait alloué à chaque représentant du Peuple[2]. C'était le suffrage universel dans sa plus large acception.

Qu'on en dût attendre immédiatement des résultats favorables, pour mon compte je ne l'espérais pas. Je savais trop dans quel état de dépendance et d'ignorance végétaient les populations rurales. Mais je savais aussi que ce n'est pas au point de vue exclusif des intérêts du moment qu'il se faut placer pour estimer l'importance sociale d'un principe ; je savais qu'il est de l'essence du suffrage universel d'acquérir une valeur pratique de plus en plus grande, à mesure que le Peuple s'éclaire, que son intelligence s'élève, et que sa vie politique se développe. Le suffrage universel, d'ailleurs, repose sur la notion du droit, et, dans le seul fait de la reconnaissance solennelle du droit, il y a quelque chose d'une portée immense. Seulement, j'aurais voulu qu'on mit moins de précipitation à confier aux paysans une arme avec laquelle je prévoyais qu'ils se blesseraient eux-mêmes.

Je signai donc le décret qui établissait le suffrage universel, principe dont nul plus vivement que moi ne désirait le triomphe.

Les élections avaient été fixées au 23 avril, dimanche de Pâques. Il y fut procédé dans toute la France avec un calme remarquable. Non-seulement elles ne donnèrent lieu à aucun trouble nulle part, si ce n'est à Rouen ; mais, en beaucoup d'endroits, elles eurent le caractère d'une fête de village. On vit les paysans électeurs se ranger en bon ordre devant le portail de l'église, au sortir, de la messe, et, sous la conduite du maire, bannières au vent, musique en tête, prendre processionnellement la route des urnes.

A Paris, quelques manœuvres souterraines, que mon respect pour la vérité va me forcer de dire, furent employées contre Albert et contre moi, par deux de nos collègues ; mais, sauf cela, rien n'eut lieu' qui fût de nature à accuser une influence illégitime.

Il est vrai que, dans sa circulaire du 12 mars, M. Ledru-Rollin avait publiquement recommandé aux commissaires de bien mettre sous les yeux des électeurs la nécessité de choix républicains ; il est vrai que la circulaire contenait cette phrase : L'éducation du pays n'est pas faite : c'est à vous de le guider ; il est vrai enfin qu'il envoya dans les districts ruraux, non pas en secret, mais en pleine lumière du jour, un certain nombre d'hommes intelligents chargés de répandre les principes de la Révolution. Eh bien, en ceci, il ne fit que son devoir, et il le faut louer de l'avoir rempli. Le suffrage universel, réduit à opérer au sein des ténèbres, en dehors de l'influence qui appartient naturellement et doit appartenir au savoir sur l'ignorance, n'est qu'une farce misérable, qu'un moyen hypocrite de faire servir la souveraineté du Peuple à opprimer le Peuple. La censure de l'histoire ! M. Ledru-Rollin l'eût encourue, s'il eût étouffé la discussion des candidatures, interdit les réunions électorales, imposé à la presse un silence de mort, et posé l'urne des votes entre un soldat et un gendarme. Grâce au ciel, le Gouvernement provisoire ne fit rien de tel. Il n'eut pas peur, lui, de la lumière. Loin d'ôter la parole à ses ennemis, il leur laissa liberté pleine et entière de l'attaquer, de l'insulter, même de le calomnier. Et Dieu sait s'ils en profitèrent ! Non contents d'envenimer l'opposition créée dans les villages par l'impôt des quarante-cinq centimes, ils abusèrent de la crédulité des paysans, jusqu'à les prendre au piège des fables les plus ridicules. Il est certain, quelque peu croyable que cela paraisse, qu'en certains districts éloignés, M. Ledru-Rollin, sous le nom de le duc Rollin passa pour un homme de mœurs excessivement libres, qui avait à la fois deux maîtresses : la Marie et la Martine ; et les bonnes gens qu'on trompait d'une manière aussi honteuse, de s'écrier : Oh ! une maîtresse, c'est déjà beaucoup ; mais deux, c'est trop fort ![3]

Il va sans dire que Ces intrigues ne pouvaient se donner carrière dans les villes de quelque importance. Là, le sentiment républicain avait fait, depuis Février, de si sensibles progrès, que tout candidat qui ne se serait pas proclamé républicain eût couru la chance presque certaine d'une défaite ignominieuse. Et c'est ce qui explique le ton uniforme des professions de foi électorales de cette époque. Je me ' bornerai à quelques citations, assez curieuses pour trouver place ici, et n'être pas oubliées dans l'histoire des dignitaires de l'Empire.

M. Baroche écrivait aux électeurs du département de la Charente-Inférieure : Je suis républicain par raison, par sentiment, par conviction. Ce n'est pas comme un pis-aller, ou comme un arrangement provisoire que j'accepte la République, mais comme la seule forme de gouvernement qui puisse assurer la grandeur et la prospérité de la France.

Suivant M. Rouher, la Révolution était à la fois politique et sociale. En conséquence, il demandait la liberté de réunion pleine et entière, la permanence des clubs, l'impôt progressif, le travail organisé, tout pour la Peuple et par le Peuple.

M. Fialin de Persigny s'adressait en ces termes aux électeurs de la Loire ; Ceci n'est pas une révolution politique qui finit, c'est une révolution sociale qui commence. Il jurait donc que tout ce que Dieu lui voudrait accorder de courage, d'intelligence et de résolution, serait désormais consacré à l'affranchissement de la seule servitude qui pesât encore sur le Peuple : la servitude de la misère (2)[4].

Les commentaires seraient superflus.

A Paris, voici ce qui se passa.

M. Marrast, en sa qualité de maire de Paris, se trouvait placé au centre du mouvement électoral. Adversaire ardent du socialisme, et tremblant que le progrès des idées nouvelles ne se manifestât d'une façon éclatante par le résultat des élections de Paris, il résolut de diriger toute son action contre le Luxembourg : ce que sa position officielle lui permettait de faire avec espoir de succès. M. Bûchez s'offrit à le seconder ; et ce fut M. Bûchez qui, de concert avec MM Marrast et Marie, prépara le plan d'une revue des Ateliers nationaux à Saint-Maur, la veille du jour fixé pour les élections à Paris. Je laisse la parole à M. Emile Thomas, qui fut l'instrument choisi par ces messieurs. Après avoir raconté que l'objet de la revue était de disposer les ouvriers en faveur de l'Hôtel-de-Ville ; que chacun d'eux devait recevoir une paye supplémentaire ; et que cette idée, soumise par lui à MM. Marrast et Marie, fut accueillie avec une vive satisfaction, M. Emile Thomas s'exprime ainsi :

En conséquence, dès le 21 au matin, j'avais tout fait préparer pour cette revue, qui devait avoir lieu au champ de manœuvres de Saint-Maur, le 22, et se terminer, le soir, par une réception officielle des délégués dans la salle du palais de la Bourse, par les deux membres du Gouvernement provisoire. A cette occasion, et pour les indemniser des frais que leur déplacement leur eût causés, les ouvriers devaient, non pas être tous payés comme en un jour de travail, mais recevoir seulement une paye supplémentaire de 50 centimes[5].

 

Il paraît qu'on craignit les commentaires ; car, dans la journée, M. Emile Thomas reçut de M. Bûchez une lettre où il était dit :

Mairie de Paris.

21 avril 1848.

Mon cher Emile, la nuit porte conseil. J'ai pensé qu'une revue des Ateliers nationaux ressemblerait trop à une manœuvre électorale. J'ai communiqué cette crainte à Marrast et à Recurt. Ils ont pensé comme moi...

Signé : BÛCHEZ[6].

 

Aussitôt, d'après ce qu'il raconte lui-même, M. Emile Thomas courut à l'Hôtel de-Ville. Il représenta à M. Bûchez les inconvénients d'un contremandement ; il lui fit observer que peu importait l'impression produite, lorsque, en définitive, le but serait atteint tout entier au profit delà modération et de la sagesse[7].

En d'autres termes, aux yeux de M. Emile Thomas, le but justifiait les moyens !

Il en était de même, il faut le croire, aux yeux de MM. Bûchez et Marrast, puisque M. Emile Thomas ajoute : M. Bûchez goûta mes raisons et me mena chez M. Marrast, qui revint entièrement à mon avis[8]. En conséquence, M. Bûchez écrivit de nouveau pour contremander le contremandement[9].

Malgré tout cela, la revue n'eut pas lieu. Pourquoi ? C'est ce que M. Emile Thomas n'a pas su probablement, et ce que je suis en mesure de dire.

Informé de ce que la mairie projetait, j'avais porté la question au Conseil, et, sur mes observations, il avait été décidé que, si la revue de Saint-Maur avait lieu, ce serait, non pas en présence de deux membres du Gouvernement provisoire seulement, mais en présence du Gouvernement tout entier. — Quant à la paye supplémentaire, j'ignorais ce détail caractéristique, et l'on n'en parla pas.

Toutefois, l'heure approchant, le projet fut abandonné par ceux mêmes qui l'avaient conçu. Et en effet, si tous les membres du Gouvernement étaient appelés à paraître dans cette manifestation, que devenait le but indiqué plus haut par M. Emile Thomas ? Comment faire servir une semblable fête à donner à MM. Marrast et Marie une grande prépondérance ? Comment savoir si l'épreuve tournerait au profit de la modération et de la sagesse, telles qu'on les entendait à l'Hôtel-de-Ville ?

Mais la mine des aveux instructifs n'est pas encore épuisée. Et, par exemple, c'est M. Emile Thomas lui-même qui veut bien nous apprendre que la mairie de Paris fit imprimer à un million d'exemplaires, sur papier rose, une liste électorale où les noms de MM. Louis Blanc, Albert, Flocon et Ledru-Rollin n'existaient pas ; que cette liste fut distribuée par des hommes connus pour appartenir d'opinion à la mairie ; qu'elle fut envoyée aux maires d'arrondissement sur lesquels on pouvait compter : qu'enfin elle fut répandue par M. Barthélémy Saint-Hilaire[10].

Nous avons pensé à quelques retranchements à opérer, écrivait M. Bûchez, le 21 avril, à M. Emile Thomas. Veuillez voir le ministre.

Et comme, en citant cette phrase, M. Emile Thomas craint que le lecteur ne la trouve trop obscure, il a soin de l'expliquer en ces termes :

Cette note est relative à la composition des listes électorales. Les noms de MM. Louis Blanc et Albert en avaient été d'abord écartés ; il est question là de ceux de MM. Ledru-Rollin et Flocon, qui le furent également.

Ce qu'on aura peut-être quelque peine à croire, et ce qui n'est pourtant que trop certain, c'est que M. Emile Thomas ne se fit pas scrupule d'employer l'argent de l'État, au succès de ces déloyales menées. Prenez le rapport de M. Ducos sur les comptes du Gouvernement provisoire (Moniteur du 26 avril 1849), et vous y lirez :

Il résulte des déclarations de M. Gariépuy que, quelque temps avant les élections du mois d'avril 1848, M. Emile Thomas lui donna l'ordre de mettre d'abord trente-six hommes de sa brigade à la disposition de M. Mouton, qui était président de l'Union des travailleurs, dans : le but de l'aider à répandre les listes électorales. Plus tard, de nouveaux ordres furent donnés pour que les huit cents artisans fussent employés à la même œuvre, dût-on accorder à chacun d'eux 5 francs par jour.

Cependant, puisqu'on se décidait à faire ces tristes déclarations, il fallait trouver un moyen d'en atténuer l'effet Aussi M. Emile Thomas cherche-t-il, dans son livre, à présenter les manœuvres électorales de l'Hôtel-de-Ville comme de simples représailles envers le Luxembourg. Malheureusement, cette assertion, donnée pour excuse à l'intrigue, tombe devant des preuves tirées de documents qu'on ne récusera point.

Le rapport de la Commission d'enquête, rédigé par mes ennemis. dans le but avoué de me perdre, renferme un discours de moi que je puis rappeler avec autorité, puisqu'il n'était pas destiné à voir le jour et qu'il se compose de notes sténographiées, recueillies et rassemblées d'une main complaisante par mes accusateurs eux-mêmes. Eh bien, que s'est-il passé lorsque, au Luxembourg, il a été question de la liste électorale à former ? Je cite :

UNE VOIX. — Vous devriez le faire vous-même.

LOUIS BLANC. — Je ne le puis pas, parce que je suis membre du Gouvernement provisoire[11].

 

Je suis intervenu cependant, mais veut-on savoir comment ? Je vais le dire, toujours en prouvant mes affirmations.

Appelé pour la première fois à l'exercice de son pouvoir, souverain, le Peuple paraissait vivement ému du désir de donner pour représentants au travail... des travailleurs. Paris avait trente-quatre candidats à présenter, et il m'était revenu que, sur ce nombre, il était question, parmi le Peuple, de nommer 24 ou 25 ouvriers. Ce chiffre me sembla exagéré, et je m'en expliquai nettement devant les délégués du Luxembourg.

Vous me permettrez, leur dis-je, de vous parler avec franchise ; il serait très-important, dans votre intérêt, que votre liste ne se composât pas tout entière d'ouvriers. Parmi les hommes qui ne sont pas ouvriers comme vous, il y en a — vous en connaissez quelques-uns — qui le sont par le cœur et par les entrailles ; il y en a qui vous aiment comme s'ils avaient partagé vos douleurs ; il y en a qui, sans avoir été réduits à la dure nécessité de se vouer douze, treize, quatorze heures par jour à un travail manuel de nature à ôter à l'intelligence une partie de son développement, n'en ont pas moins consacré leur vie à étudier vos misères, vos intérêts, qui les connaissent, qui sont en état de les défendre, qui le veulent, qui le feront... Je vous proposerai donc, sur les trente-quatre noms, d'en choisir vingt appartenant à la classe ouvrière, et quatorze appartenant â la catégorie de ceux qui, n'étant pas ouvriers, ont donné des gages au Peuple[12].

 

Le lecteur remarquera que le chiffre proposé par moi laissait place sur la liste des corporations, et pour mes douze collègues, et pour les deux ministres qui n'étaient pas membres du Gouvernement provisoire. De sorte que je m'étudiais à tenir la porte de la liste électorale ouverte à ceux-là mêmes qui, pendant ce temps, ne songeaient qu'à me la fermer !

Il est vrai que, sur leur liste, les corporations n'admirent que quatre des noms du Gouvernement provisoire, ceux de Ledru-Rollin, d'Albert, de Flocon, et le mien. Mais qu'y avait-il là dont on dût s'étonner ? Est-ce que la séparation du Conseil en deux groupes révolutionnaires n'était pas un fait connu, éclatant ? Est-ce qu'il n'était pas naturel que le cours des préférences populaires fût dans le sens de la minorité, qu'on savait représenter d'une manière plus spéciale le sentiment et les intérêts du Peuple ? En quoi pouvais-je répondre du résultat de suffrages dont la liberté devait être et fut toujours sacrée à mes yeux ? M'eût-on mis dans la main la clef des urnes, je l'aurais jetée au loin avec indignation et frayeur. Ce qui est vrai, ce que nul n'aura l'audace de nier publiquement, c'est que les délégués du Luxembourg, fixèrent leur choix en dehors de toute influence personnelle, et après l'examen le plus sérieux, le plus approfondi, le plus impartial, des opinions et des titres de chaque candidat travailleur.

Voici comment les choses se passèrent.

Il fut convenu que chaque corporation présenterait un candidat ; que les candidats auraient à comparaître devant une commission chargée de leur faire subir un interrogatoire ; que les réponses seraient consignées dans un procès-verbal, après avoir été sténographiées : que le procès-verbal serait lu en assemblée générale, les candidats présents ; et que, d'après ces données, l'assemblée dresserait la liste des vingt noms à désigner aux suffrages populaires.

Ainsi, rien ne devait être donné, ni à la faveur, ni à l'engouement, ni à la camaraderie, ni à quelque influence officielle que ce pût être.

Trois semaines seulement séparaient le jour des élections générales de celui où furent arrêtées les bases que je viens d'indiquer.

Ce fut le 5 mars 1848 que la commission d'examen fut formée. Elle se composa des citoyens : Viez, délégué des typographes ; Six, délégué des tapissiers ; Bonnefond, délégué des cuisiniers ; Passard, délégué des brossiers ; Pernot, délégué des ébénistes en meubles ; Duchêne, délégué des compositeurs.

Où siégerait cette commission ? Il ne manquait certes pas de salles pour la recevoir, dans le Luxembourg, devenu la maison du Peuple. Mais les délégués ne voulurent pas fournir à la contre-révolution un prétexte pour suspecter l'indépendance de leur choix, en calomniant mon influence ; et, comme leur fierté aurait trop souffert, soit des refus de l'Hôtel-de-Ville, soit de ses dons, ils durent se mettre en quête de deux misérables chambres de dix pieds carrés, eux, les représentants de ces puissantes cohortes dont Ta générosité gardait tant de palais demeurés vides !

Avec beaucoup de grâce et de courtoisie, M. Dumas offrit le logement particulier qu'il occupait à la Sorbonne, en sa qualité de professeur de chimie : ce fut là que la commission d'examen alla s'installer.

Un président et un secrétaire furent nommés ; on rassembla les procès-verbaux des corporations, constatant la validité des candidatures, et l'on fit savoir par lettres à chacun des candidats le jour et l'heure où il serait entendu.

Les principales questions étaient celles-ci :

Que pensez-vous des institutions actuelles ?

Quelles sont vos idées en matière de religion ? Etes-vous pour la liberté des cultes ? Les cultes doivent-ils être salariés par l'Etat ?

Quelles sont vos vues sur l'organisation du travail ?

Quelles réformes croyez-vous qu'on doive introduire dans la magistrature ?

Comment entendez-vous l'organisation de l'armée ? Quel rôle doit être le sien, maintenant et plus tard ?

Sur quelles bases doit reposer, suivant vous, le système des impôts ?

Quelle est votre opinion relative au divorce ?

Que pensez-vous des relations à établir entre la France et les divers peuples de l'Europe, notamment l'Allemagne et l'Italie ?

La commission siégea huit jours durant. Elle entendit soixante et dix candidats, présentés par autant de corporations ; et je tiens des sténographes qui assistèrent à ces graves séances, que, parmi les ouvriers interrogés-, plusieurs déployèrent une intelligence supérieure.

Une particularité touchante marqua la fin des travaux de la commission. A la dernière séance, le citoyen chargé de recevoir les candidats vint annoncer qu'un personnage, aimé du Peuple, demandait à être introduit. Il entra. Son aspect avait quelque chose d'attirant à la fois et de vénérable. Son regard était doux, pénétrant, plein de pensées. Ses manières, où la simplicité se mariait à la noblesse, sa physionomie une et méditative, sa chevelure opulente ; son visage d'une beauté forte et rustique, sa tête que l'habitude des veilles avait un peu courbée, tout en lui commandait le respect, mais un respect mêlé de confiante sympathie. Citoyens, dit-il, j'ai appris que les travailleurs me faisaient l'honneur de me porter sur leur liste comme candidat à l'Assemblée constituante. J'ai cru de mon devoir de me présenter devant leur commission, afin de me soumettre à son examen.

Les ouvriers se regardèrent, partagés entre l'attendrissement et la surprise. L'homme qui leur parlait ainsi était de ceux dont la vie entière est une éclatante profession de foi. Ses écrits l'avaient fait depuis longtemps connaître à toute l'Europe comme un des plus vigoureux penseurs et des plus magnanimes philosophes de ce siècle. Ai-je besoin de nommer Pierre Leroux ?

Les travaux de la commission terminés, on porta au Luxembourg les procès-verbaux, et ce fut le 17 avril, lendemain d'un jour néfaste, que les délégués se constituèrent en assemblée générale pour former la liste des candidats définitifs.

Des trois séances qu'on y employa, et qui commençaient à huit heures du matin, la dernière se prolongea jusqu'à deux heures après minuit. Ne voulant pas se séparer avant d'avoir achevé leur œuvre, les délégués s'étaient fait servir à dîner dans leurs bureaux. Du pain, du fromage et de l'eau, voilà de quoi se composa ce festin des travailleurs, dans ce palais du Luxembourg où les libellistes de la contre-révolution allaient placer le roman de leurs immondes calomnies. Et, comme les ouvriers sont trop fiers pour devoir même de l'eau à qui que ce soit, les délégués firent entre eux ; afin de payer les frais de leur modeste repas, une collecte qui s'éleva à quarante-deux francs : ils en donnèrent vingt au garçon de service.

Faut-il maintenant rappeler jusqu'où l'on alla, dans le combat électoral qui fut livré aux délégués du Luxembourg ? Le jour des élections, Pernot, délégué des ébénistes, revenait du Champ de Mars accompagné du porte-drapeau de sa corporation, lorsque, devant la mairie du 7e arrondissement, il aperçut plusieurs individus distribuant une liste qu'ils disaient être celle du Luxembourg : c'était celle de l'Hôtel-de-Ville ! Pernot éclata en reproches méprisants, le Peuple s'indigna... et il est trop certain que, sur une foule de points, des scènes de ce genre furent provoquées par les mêmes fraudes.

Telle est, fidèlement retracée, l'histoire des premières élections que le Peuple de Paris ait été appelé à faire, sous l'empire de ce grand principe : le suffrage universel.

Pour moi, non-seulement je n'indiquai aucun nom, mais je n'assistai à aucun débat électoral, et je poussai le scrupule jusqu'à voiler soigneusement mes sympathies. Cela est si vrai, que la liste du Luxembourg ne comprit pas les noms que j'aurais le plus désiré d'y voir, tels que celui de Pecqueur, par exemple, qui, au Luxembourg, m'avait secondé avec tant de talent et de zèle ! Les scrupules de délicatesse, si impérieusement commandés aux âmes honnêtes, sont un grand obstacle, surtout : en politique. Les délégués du Luxembourg ne furent pas plutôt abandonnés à eux-mêmes, qu'ils commirent une faute par où se révélait, en même temps qu'un puritanisme honorable, beaucoup d'inexpérience en matière de conduite électorale. Au lieu de composer leur liste de façon à la rendre acceptable à cette fraction du parti républicain qui n'allait pas tout à fait jusqu'au socialisme, tels qu'eux le comprenaient, ils n'adoptèrent pour candidats que des socialistes bien prononcés, et ceux parmi les ouvriers qui étaient le mieux connus de leurs camarades.

Tant de roideur avait sa source dans un sentiment très-noble et dans une conviction vraiment forte ; mais le résultat fut ce qu'il était aisé de prévoir : un grand nombre de républicains qui eussent volontiers voté pour la liste des ouvriers, si elle eût été moins exclusive, portèrent ailleurs les suffrages dont ils disposaient, et quelques-uns votèrent, confondus dans les rangs du Légitimisme et de l'Orléanisme.

Une autre circonstance qui servit à merveille les vues du Maire de Paris et des siens fut la rivalité qu'on était parvenue à créer entre les Ateliers nationaux et le Luxembourg. Les Ateliers nationaux renfermaient, d'ailleurs, tant de milliers, d'hommes qui, pour leur existence et celle de leurs familles, dépendaient du Ministre des travaux publics ! Ils se laissèrent donc arracher par l'Hôtel-de-Ville, sous le dur empire de la faim, un contingent de votes qui leur fut, plus tard, un amer sujet de douleur. Mais il n'était plus temps, alors !

Voilà comment la liste de l'Hôtel-de-Ville, qui portait les noms de MM. de Lamartine, Arago, Dupont (de l'Eure), Marrast, Marie, Garnier-Pagès, Crémieux, et de laquelle avaient été écartés les noms de Ledru-Rollin, Flocon, Albert, et le mien, se trouva présenter le chiffre le plus élevé, formée qu'elle était par la coalition de tous les anciens partis : légitimiste, orléaniste, républicain, et grossie, en outre, par cette portion de la classe ouvrière qui, comme on l'a vu, avait reçu du Ministre des travaux publics une organisation toute militaire ! Quant à la liste du Luxembourg, il était naturel qu'elle ne l'emportât point par le nombre, puisque c'était l'expression d'un seul parti, d'un parti sans alliage.

Je suis forcé d'avouer que mes adversaires me faisant l'honneur de me considérer comme un homme plus particulièrement dangereux, remuèrent les montagnes pour empêcher mon élection. L'Histoire de dix ans, l'Organisation du travail, mes constants efforts en faveur de l'émancipation de la classe ouvrière, m'avaient attiré des inimitiés mortelles. Si jamais j'avais pu en douter, je le saurais maintenant ! Et toutefois, je fus élu, avec 121.140 suffrages. Albert, contre qui les haines étaient moins violentes, quoique aussi méritées, eut 133.041 voix, c'est-à-dire autant que M. Ledru-Rollin, à 15.000 voix près. Les autres membres du Gouvernement provisoire, sauf M. Flocon, figurèrent tous à la tête de la liste des 34 membres qui furent élus.

Cette liste, que terminait le nom de M. Lamennais, s'ouvrait par celui de M. de Lamartine, lequel n'obtint pas moins de 259.800 voix. Ce fut M. Marrast qui apprit à M. de Lamartine son éclatant triomphe aux élections de Paris. Le poète, fatigué des émotions de la journée, se reposait chez lui, étendu sur un canapé, ayant à ses côtés sa levrette favorite. Lorsque M. Marrast lui eut fait connaître le chiffre des suffrages, M. de Lamartine s'élança de son siège, et, debout, les yeux levés au ciel, les bras étendus, il s'écria : Me voilà donc plus grand de la tête qu'Alexandre et César ! Puis il reprit : Du moins ils le disent[13].

Oh ! que M. de Lamartine le comprit peu, ce chiffre étincelant dont ses yeux furent alors éblouis ! Il lui échappa que ces 259.800 électeurs, rapprochés par une ligne momentanée et répondant à un mélange confus de croyances sincères, d'ambitions hypocrites, de ressentiments qui s'ajournaient, et d'arrière-pensées de toutes sortes, composaient une force infiniment moins réelle que les 133.000 votes donnés à Albert, parce que ce chiffre comprenait au moins 100.000 hommes partageant les mêmes vues, adoptant le même programme, et ayant la même foi — foi assez profonde, assez inflexible, pour préférer le risque d'une défaite à l'avantage d'un compromis.

Mais si l'illusion de M. de Lamartine fut douce, elle fut courte. Les Légitimistes et les Orléanistes montrèrent bien vite qu'en lui donnant leurs suffrages, leur unique objet avait été de se créer un instrument qu'ils pussent mettre en pièces aussitôt qu'ils auraient cessé d'en avoir besoin.

Certes, personne plus que moi n'admire le génie de M. de Lamartine, son intégrité, le caractère chevaleresque de ses élans, et la splendeur de son imagination, si bien servie par le rayonnement de son style. Mais ces qualités mêmes eurent un côté fatal, en servant à masquer, aux yeux d'autrui et à ses propres yeux, la nature de ses fautes. Doué d'une puissance d'illusion prodigieuse, il s'imagina tout à coup avoir donné à la France cette République qu'il avait si longtemps jugée chimérique et qu'il avait combattue ; traîné à la suite du mouvement, il crut l'avoir conduit, et il se figura qu'il lui serait facile de le dominer. Or, comment, dans ce but, composa-t-il son rôle ? Il le composa, il faut bien le dire, sous l'empire absolu d'une passion d'homme de lettres ; il le fit tenir tout entier dans ces deux mots : être applaudi. L'oreille incessamment tendue pour écouter le bruit de son nom, et tremblant toujours qu'on ne troublât la musique de sa renommée, il voulut capter quiconque se faisait craindre. Il convoita tous les hommages, se mira dans toutes les opinions, et chercha, pour s'y placer, le point d'intersection de tous les partis. D'une égale ardeur, on le vit rechercher l'approbation des salons et tenter celle des clubs, se concilier lord Normanby et s'efforcer de plaire à M. Sobrier, offrir une ambassade à M. de la Rochejacquelein et se prêter à des entrevues secrètes avec M. Blanqui.

Que M. de Lamartine ait cru travailler en cela à une œuvre de réconciliation générale, sa générosité naturelle autorise à le supposer. Mais il aurait compris bien vite ce qu'il y avait de vain en un tel effort, réduit à des essais.de séduction personnelle, s'il n'eût cédé à un motif intérieur que, probablement, il ne s'avouait pas. Nos meilleurs sentiments recèlent de si imperceptibles sophismes et le cœur humain est si habile à se tromper lui-même !

Ce n'est pas tout. Il y a deux manières de corrompre : l'une grossière et brutale, c'est celle qui s'adresse à la soif de l'argent ou des emplois ; l'autre plus délicate, plus subtile, c'est celle qui fait appel à la vanité. Or, la flatterie prodiguée sans mesure à tout venant est un artifice familier aux hommes qui ont une grande réputation à soigner Convaincus que la flatterie, quand elle tombe de haut, a des attraits irrésistibles, ils se font volontiers courtisans, pour grossir le nombre de leurs admirateurs, de leurs séides, de leurs porte-voix ; ils descendent à intéresser au succès de leur propre vanité la vanité d'autrui ; après l'avoir conquise de haute lutte, ils rusent avec la gloire. Ce fut un des torts de M. de Lamartine et un de ses malheurs. Un de ses malheurs ! car il lui arriva d'avoir affaire, tantôt à des natures intelligentes et fortes, comme celle de M. Barbes, auprès desquelles l'empressement-de ses avances le décria ; tantôt à des esprits déliés qui, comme M. Blanqui, le devinèrent et se servirent de lui quand il croyait s'être servi d'eux.

Quoi qu'il en soit, Cette bienveillance systématique et banale de M. de Lamartine ne s'étendit point jusqu'aux hôtes du Luxembourg, lorsque ce palais de l'aristocratie fut devenu le palais du Peuple. Pourquoi ? Parce que M. de Lamartine ne savait rien du vrai mouvement des esprits ; qu'il ne pouvait pardonner au Luxembourg d'être en corps et en âme cette Révolution de février dont tout le reste n'était que le bruit ou l'ombre ; parce que, enfin, je l'ai déjà dit et je le répète, il avait peur du socialisme, cette grande réalité, comme les enfants ont peur des fantômes.

S'il ne s'était agi que d'aimer le Peuple d'un amour poétique, il y aurait suffi certainement, et nul, plus volontiers que lui, n'eût répandu sur les souffrances humaines les trésors d'une sensibilité prompte à s'épancher en métaphores. Mais épouser hardiment contre les forts la cause du faible opprimé ; braver, dans l'élan d'une âme indomptable, l'injustice armée d'un glaive, ou, seulement, l'injustice couronnée de fleurs ; s'exposer, pour la vérité éternelle, à être méconnu, calomnié, vilipendé, tourné en ridicule, mordu jusqu'au sang par des milliers de vipères ; vivre à l'aise dans la haine des malhonnêtes gens, et, afin d'avoir pour soi son cœur, mettre au besoin l'univers contre soi, voilà ce qu'il faut. M. de Lamartine défiait noblement la mort ; courage du soldat ; il tremblait d'avoir des détracteurs : faiblesse du poète. Il lui manqua de savoir se faire des ennemis mortels.

Et c'est ce qui explique comment il eut de son côté tous les partis pendant un jour. Il se coucha, croyant avoir la France à son chevet ; il s'endormit dans l'ivresse de lui-même ; il rêva dictature ; il se réveilla ; il était seul.

 

 

 



[1] A Year of Revolution in Paris, t. I, p. 335.

[2] Pour les détails, voyez le Moniteur.

[3] M. Michelet cite ce fait, bien connu en France, comme une indication curieuse de la manière dont les légendes durent se former dans le moyen âge.

[4] On lit dans la correspondance parisienne du Times du 19 janvier 1859 :

La Biographie universelle a publié un supplément contenant la biographie d'un homme que ses amis considèrent comme un homme émanent, sinon très-consistant, et comme la célébrité la mieux réussie du jour ; je veux parler de M. Baroche, président du conseil d'État, grand croix de la Lésion d'honneur, etc.. Or, il faut savoir qu'avant d'être mis en colportage, un livre doit obtenir le visa du ministre de l'intérieur, qui ne l'accorde que sur l'avis de la commission de colportage, laquelle se réunit une fois par semaine au ministère de l'intérieur. Chaque exemplaire doit porter le sceau du ministre, faute de quoi l'ouvrage est saisissable. Dans la biographie de l'illustre et fortuné citoyen mentionné plus haut, il était fait allusion, comme point d'histoire, à la part qu'il prit aux affaires publiques en 1848, et à sa fameuse profession de foi adressée aux électeurs de la Charente-Inférieure... Malheureusement, on ne pouvait plaider ici en faveur de M. Baroche l'inexpérience de la jeunesse ; car il avait alors quarante-huit ans, et avait occupé un rang distingué au barreau. Trouvant quelque inconvénient à ce que chaque villageois, chaque artisan, fût mis au fait des précédentes opinions, très-avancées, d'un homme dont une heureuse coïncidence a lié l'impérialisme à de grands honneurs, une position élevée et une place lucrative, quelque prudent ami, membre de la commission de colportage, s'est opposé a la publication de la biographie, à moins que le passage malsonnant ne fût écarté. C'est ce qui a été décidé, je crois, et il faudra que, retirant la présenta édition, l'éditeur en prépare une nouvelle, vierge de tout souvenir républicain importun. Rien de tel que d'avoir un ami, en cas de besoin ; et je ne doute pas que M. Baroche se montre reconnaissant d'un pareil service.

[5] Histoire des Ateliers nationaux, par M. Emile Thomas, p. 213.

[6] Histoire des Ateliers nationaux, par M. Emile Thomas, p. 214.

[7] Histoire des Ateliers nationaux, par M. Emile Thomas, p. 215.

[8] Histoire des Ateliers nationaux, par M. Emile Thomas.

[9] Histoire des Ateliers nationaux, par M. Emile Thomas.

[10] Histoire des Ateliers nationaux, par M. Emile Thomas, p. 216.

[11] Rapport de la Commission d'enquête, t. I, p. 121.

[12] Rapport de la Commission d'enquête, t. I, p. 121.

[13] Histoire du Gouvernement provisoire, par M. Elias Regnault, t. I, p. 358.