HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME SECOND

 

CHAPITRE DIX-SEPTIÈME. — CALOMNIES DE LA RÉACTION

 

 

Une chasse à courre à Chantilly inventée par le Constitutionnel. — Réponse de M. Ledru-Rollin. — Honteuses manœuvres dénoncées à la Reforme par M. Crocé-Spinelli. — Les prétendues orgies du ministère de l'intérieur. — Déclaration unanime dé la Commission chargée de vérifier les comptes du Gouvernement provisoire. — M. Crémieux accusé d'avoir acheté une forêt avec le fruit de ses spoliations. — M. de Lamartine réduit à exposer publiquement l'état de sa fortune. — Imputations contre la probité de M. Marrast, démenties par sa mort. — Albert donné comme un faux ouvrier, et prétendu manufacturier et millionnaire. — Les journaux royalistes affirment que M. Louis Blanc refuse de louer à des ouvriers sa maison du faubourg Saint-Germain. — Contradiction des calomniateurs. — Albert et moi passons pour ressusciter, au Luxembourg, le luxe de Barras. — La grossièreté de l'invention ne nuit pas à son succès. — L'auteur de Jérôme Paturot. — Lettre de M. Genevay, administrateur du Luxembourg, au gérant du Constitutionnel. — Les Lucullus du Gouvernement provisoire. — Biographie du rédacteur en chef du Lampion. — Fabrique de calomnies aujourd'hui avouée. — Ce qui s'appelle, en style réactionnaire, l'artillerie des bons mots.

 

Je me suis toujours demandé avec étonnement pourquoi une calomnie, bien constatée, n'était point réputée, même par la loi, un crime égal au crime d'assassinat, dans un pays où chacun déclare tenir à son honneur plus qu'à sa vie.

L'impudence des calomnies qui assaillirent le Gouvernement provisoire fut telle, qu'elles semblent appartenir beaucoup moins à l'histoire qu'à la légende.

Quelque répugnance que j'éprouve à remuer de pareils souvenirs, il faut que je les fasse revivre, à cause de l'enseignement qu'ils renferment.

On lut, un jour, dans le Constitutionnel :

Nouvelles de la Cour. Il y a eu hier déjeuner au Petit-Trianon. Il y avait des dames. M. Ledru-Rollin faisait les honneurs. Il y a eu aussi chasse à Chantilly ; on a couru le cerf et fait des battues dans le parc d'Apremont.

 

Une chasse à Chantilly, du temps du Gouvernement provisoire, quelle, horreur ! Aussi n'y eut-il qu'un cri d'indignation parmi les Catons royalistes qui, depuis, se sont humanisés au point de ne rêver qu'introductions à la cour, galas princiers, grands et petits levers, dames d'honneur, pages, et le reste ; le tout, sous le règne d'un prince qui n'est qu'un parvenu, et qui s'en est vanté[1] ! Très-bien ; mais encore aurait-il fallu que M. Ledru-Rollin fût réellement coupable de ce crime énorme : une chasse à Chantilly. Or, il n'en était rien ; et l'accusé, entre les mains duquel reposait un pouvoir presque dictatorial, se contenta d'opposer aux commentaires venimeux d'une imposture la lettre suivante :

Monsieur, au pouvoir comme dans l'opposition, j'ai toujours méprisé les sales calomnies qui s'attaquaient à ma personne. Ce n'est qu'à cette condition qu'on peut marcher directement au but que la conscience se propose. Je ne veux pas mépriser celles qui s'attachent à mes fonctions, car alors c'est l'autorité même de la République qu'on cherche à avilir. Avant-hier, vous me faisiez assister à une chasse à Rambouillet ; hier, à une orgie de femmes à Trianon et à une chasse à Chantilly. La cour ! c'est là, je le sais, le rêve que vous poursuivez : ces plaisirs sont ceux des gens que vous représentez. Pour ce qui me regarde, sachez que, depuis le 24 février, je n'ai pas quitté Paris un instant ; que, sur vingt-quatre heures, vingt ont été consacrées par moi au travail. Si je n'ai pas fait au Peuple tout le bien que je voulais faire, les obstacles ont été autre part que dans mon défaut d'assiduité et de dévouement.

LEDRU-ROLLIN.

 

Mais la calomnie avait été transformée en système, et chaque jour était marqué par une invention nouvelle. La lettre suivante, adressée au journal la Réforme, dira la nature des moyens auxquels on eut recours pour Récrier le Gouvernement provisoire.

Citoyens, je suis sous le poids d'une singulière enquête. Plus de vingt personnes sont aujourd'hui venues me demander s'il était vrai que le citoyen Ledru-Rollin eût contracté chez moi une dette de 25.000 à 30.000 fr. pour achat de bijoux. J'ai répondu, comme cela est vrai, que le citoyen ministre de l'intérieur ne me devait pas un centime ; mais on s'en allait en hochant la tête, et avec un air d'incrédulité que je cherche en vain à m'expliquer. Quel intérêt ont donc ces messieurs à ce que le citoyen Ledru-Rollin me doive quelque chose ? Permettez-moi, citoyen rédacteur, de leur répéter, par la voie de votre estimable journal, qu'ils sont le jouet de quelque mauvaise plaisanterie, et que, bien qu'un peu attardé, le poisson d'avril passe toujours, pour eux.

CROCÉ-SPINELLI, place de la Bourse, 12.

 

Il y avait, au ministère de l'intérieur, un petit salon contigu au cabinet du ministre. Là se réunissaient quelquefois, après une longue journée laborieuse, et jamais avant minuit, quelques amis de M. Ledru-Rollin, charmés de trouver un moment pour s'entretenir avec lui, dans tout l'abandon d'une causerie non officielle, des nouvelles et des affaires du moment. Les membres habituels de ces réunions étaient M. Jules Favre, M. Carteret, M. Elias Regnault, M. Etienne Arago, M. Jeanron, M. Landrin[2] ; et ces noms indiquent assez que la politique, la littérature, les arts, formaient la matière des conversations. Eh bien, tel fut le point de départ de cette multitude de noirs libelles où l'on parlait de bacchantes, et de vin de Champagne coulant à flots. Le fait vrai, a écrit M. Elias Regnault sans que personne ait osé le démentir, c'est que jamais dans aucune soirée, il ne parut d'autre boisson que la liqueur innocente de la tribune parlementaire, l'eau sucrée. Quant aux bacchantes, elles restaient à l'état de métaphore, faisant assez bonne figure dans les colonnes des pamphlets.

Après la retraite du Gouvernement provisoire, l'Assemblée nationale nomma, pour examiner les comptes de es gouvernement, une commission composée d'hommes très-opposés à la République ! Quel fut le résultat ? Laissons la commission répondre :

Nous affirmons unanimement qu'après un long et minutieux examen, poursuivi avec la plus grande impartialité, il nous a été impossible de découvrir la moindre trace d'irrégularité de la part du Gouvernement provisoire, ou quoi que ce soit de nature à suggérer le moindre soupçon de malversation dans le maniement des deniers publics dont il disposait[3].

 

Et cependant, en 1848, il n'était bruit dans les feuilles réactionnaires que des sommes immenses qui, dérobées par le Gouvernement provisoire, avaient été placées en Angleterre ! Comment rappeler sans un profond dégoût que dès libellistes anonymes hé rougirent pas d'accuser M. Crémieux d'avoir acheté une forêt avec le fruit de ses spoliations, et qu'il y eut un moment où, pour imposer silence à des insinuations infâmes, M. de Lamartine crut nécessaire de soumettre au public l'état de ses affaires privées et d'introduire eh quoique sorte le passant dans sa maison ? A entendre certaines gens, nul doute que M. Marrast, pendant les deux mois de son administration, n'eût amassé une fortune colossale ; et ces basses rumeurs auraient encore cours aujourd'hui, peut-être, s'il ne leur eût donné un démenti trop décisif, hélas ! en mourant sans laisser de quoi se faire enterrer[4] !

On pense bien que, dans ce déchaînement d'impostures, le Luxembourg, ne fut pas épargné.

On mit une effronterie inconcevable à affirmer qu'en prenant le titre d'ouvrier, M. Albert avait trompé le public ; que c'était un riche manufacturier, un millionnaire ! Et cette fausseté fut répétée avec une obstination tellement systématique, que M. Albert dut publier, sur sa position antérieure, les particularités que voici :

Albert, né à Bury (Oise) en 1815, fils d'un fermier, fut apprenti chez un de ses oncles, le citoyen Ribou, fabricant de machines, rue Basse-des-Ursins, n° 21. Depuis, il a été employé par diverses personnes, parmi lesquelles nous pouvons citer le citoyen Pecqueur, fabricant de machines, près le marché Popincourt ; le citoyen Margox, rue Ménilmontant, n° 21. La veille du jour où la République fut proclamée, le citoyen Albert travaillait comme ouvrier dans la fabrique de boutons du citoyen Bapterouse, rue de la Muette, n° 16, où sa blouse et ses instruments de travail sont encore[5].

 

Moi aussi, cela va sans dire, je nageais dans l'opulence, moi qui, de travaux littéraires où s'était absorbée toute ma vie, n'avais jamais retiré que de quoi vivre strictement. Croira-t-on qu'à Paris, où il était si facile de constater que je n'étais possesseur d'aucune maison ou propriété quelconque, le Lampion, petit journal où les grands journaux se fournissaient de calomnies, n'eut pas honte de publier que j'avais défendu au concierge de ma maison du faubourg Saint-Germain de louer aux ouvriers, préférant avoir des gens riches pour locataires !

Je ne m'arrêterai pas ici à faire remarquer avec quelle audacieuse mauvaise foi mes ennemis défigurèrent mes idées, tantôt me mettant dans la bouche ce que je n'avais jamais dit, tantôt supprimant la partie la plus essentielle de ce que j'avais dit, de manière à en changer le sens. Le principe que j'avais posé, non comme susceptible d'une application immédiate, mais comme résumant l'idéal d'une société perfectionnée, loin encore dans l'avenir : De chacun selon ses facultés ; à chacun selon ses besoins, fut cité partout avec omission du premier membre de phrase, celui qui se rapportait au devoir, et sans mention aucune, dans le second, de la définition large et élevée que j'avais donnée du mot qui servait à exprimer le droit : d'où la conclusion que je cherchais la régénération de la société dans une satisfaction bestiale des appétits purement matériels, et que je faisais consister l'amélioration du sort du peuple dans l'acte de l'engraisser ! Or, contradiction bien étrange ! pendant que les uns m'adressaient ce reproche basé sur une espèce de faux, les autres me dépeignaient, au contraire, comme un esprit chimérique à l'excès, comme l'apôtre d'une perfection morale et d'un dévouement impossible à pratiquer ou même à concevoir, comme un homme assez fou pour vouloir rayer l'intérêt individuel du nombre des mobiles de la vie... Et pourquoi ? Parce que j'avais dit, après tant d'autres, que le but des institutions, dans une société bien organisée, doit être d'amener chacun à ne poursuivre le triomphe de son intérêt propre que dans celui de l'intérêt général, ce qui est le cas dans toute association véritable.

En ce qui concerne le Luxembourg, le mensonge qu'on se mit à répéter avec le plus de complaisance, parce qu'il tendait à rendre odieux aux ouvriers Albert et moi, ce fut celui qui nous faisait héritiers du luxe de Barras. On ne tarissait pas sur nos habitudes somptueuses ; on s'émerveillait du raffinement de nos goûts ; on nommait nos plats favoris ; on disait nos soupers épicuriens dans ces magnifiques salons que les Lucullus du Directoire avaient choisis comme théâtre de leurs orgies.

Si jamais imposture fut prodigieuse, c'était celle-là ; car, dès notre entrée au Luxembourg, nous avions adopté un système de frugalité tel, qu'on eût pu le taxer avec justice d'affectation, si nous n'avions dû nous rappeler tant de pauvres gens dont nous représentions la cause et qui étaient alors sans pain. Mais plus la fable était grossière, plus des journaux, indignes de ce nom, s'étudièrent à la répandre.

Tout cela nous fit pitié, rien de plus. A quoi bon nous inquiéter d'une accusation dont plusieurs milliers de témoins savaient l'impudeur ? Est-ce que nous n'avions pas fait du Luxembourg un palais de verre ? Est-ce qu'il ne suffisait pas de montrer la carte de délégué pour parvenir jusqu'à nous, à chaque heure du jour, à chaque heure de la nuit ? Est-ce que le Peuple n'assistait pas quotidiennement à nos repas par quelques-uns de ses représentants ? D'ailleurs, devant des accusations et des adversaires d'une certaine espèce, le mépris est une jouissance hautaine à laquelle s'abandonne volontiers la dignité de l'honnête homme qu'on outrage.

Notre silence humilia nos détracteurs, mais il les servit. Dédaignée par ceux qu'elle atteignait, recueillie avidement et propagée par ceux dont elle armait les rancunes, la calomnie gagna les départements, où elle ne devait pas rencontrer de contradicteurs ; elle circula dans les salons royalistes ; elle se mêla à la fange des libelles. J'ignore ce que pense aujourd'hui M. Louis Reybaud du grossier pamphlet qu'il publia sous le titre de Jérôme Paturot, dans un moment où l'air qu'il respirait était tout imprégné de haine ; mais, s'il se rappelle de quels mensonges il emprunta le-sel de quelques-unes de ses plaisanteries, poignants doivent être ses regrets.

Au reste, il n'est qu'un temps pour tout ce qui est injuste et vil. Le Constitutionnel ayant, un jour, fait allusion à notre luxe, M. Genevay, alors gouverneur du château de Versailles, et qui avait administré le Luxembourg pendant le Gouvernement provisoire, écrivit au rédacteur la lettre suivante, qu'on lit dans le Constitutionnel du 2 juin 1848 :

Monsieur, nommé administrateur du palais du Luxembourg dès que cette résidence fut donnée aux citoyens Louis Blanc et Albert, je crois de ma loyauté de protester de toutes mes forces contre un bruit que plusieurs feuilles publiques ont malheureusement accueilli. On prétend que les citoyens Louis Blanc et Albert ont fait d'énormes dépenses pour leur table : c'est une erreur ou une calomnie. Le premier mois, après bien des résistances, la table des deux membres du Gouvernement provisoire fut servie à 6 francs par jour et par tête ; le second mois, les citoyens Albert et Louis Blanc, ayant trouvé la nourriture encore trop abondante, n'autorisèrent plus qu'une dépense de 2 francs 50 centimes pour le déjeuner, et de 2 francs 50 centimes pour le dîner. Les preuves et pièces à l'appui peuvent être immédiatement fournies.

Ce 31 mai 1848.

A. GENEVAY.

 

Des dîners de cinquante sous, voilà quelles furent les orgies quotidiennes des Lucullus du Gouvernement provisoire !

J'ai parlé d'un petit journal intitulé le Lampion. Ce fut l'atelier où des mains expérimentées dans ce genre de travail forgeaient les calomnies, qui, de là, passaient dans des feuilles plus influentes, telles que l'Assemblée nationale et le Constitutionnel. Or, il est arrivé que, le 31 août 1856, M. Charles Bataille a publié, dans le Diogène, une biographie de l'homme qui, en 1848, rédigeait le Lampion, et cette biographie, favorable d'ailleurs à celui qui en est l'objet, dit du Lampion, après l'avoir décrit comme un journal diabolique et fou de rage : Là fut inventée la fameuse purée d'ananas, délices des membres du Gouvernement provisoire ; là on fit voler à M. Marrast le berceau du comte de Paris pour l'usage du fils de M. Marrast ; là, on découvrit, si j'ai bonne mémoire, que le plus beau cachemire de la duchesse d'Orléans servait de nappe à M. Louis Blanc ; là, à toute heure, on tint boutique ouverte de toutes sortes d'invectives sans Il ein. Les femmes mêmes, qui sûrement n'avaient rien à faire avec les fureurs de parti, ne furent pas épargnées par cette grossière licence... Il y a dans le répertoire de l'éditeur du Lampion deux mots dont je ne voudrais pas être l'auteur pour tout l'esprit de Voltaire. C'était en juin 1848. Une bande d'hommes désarmés passait, escortée d'un régiment de la ligne, et suivie d'une voiture remplie des fusils des insurgés : Voilà les fourchettes du Père Duchesne, dit amèrement l'éditeur du Lampion, en voyant passer ces malheureux. Le soir même, sous le titre Variétés, le Lampion contenait ces lignes : On a trouvé sur le cadavre d'un socialiste le billet démocratique que voici : — Bon pour trois dames du faubourg Saint- Germain. Et, pendant ce temps, le sang coulait à flots dans les quatre quartiers de Paris.

La réponse du journaliste, ainsi mis en cause, est d'une étrange candeur et dispense de tout commentaire :

Dieu me préserve de vouloir galvaniser les passions éteintes d'une époque si près et cependant si loin de nous, où vainqueurs et vaincus, nous avons tous péché par exagération. Mais je dois dire que, dans les discordes civiles, le plus coupable n'est pas celui qui répond à des actes de sauvagerie sociale par l'artillerie d'un bon mot[6].

 

Il serait trop long d'énumérer toutes les inventions meurtrières qui, lancées par le Constitutionnel et d'autres journaux de ce genre, passèrent pour articles de foi parmi ceux qui avaient intérêt à y croire. Et puis le moyen de suivre, dans leur affreux progrès, des calomnies qui parcoururent l'Europe entière, grossissant à chaque pas comme des boules de neige ?

Je n'insisterai pas davantage sur ce triste sujet. Mais, ayant dit sans détour ce qui est, suivant moi. à la charge du Gouvernement provisoire, je demande à dire avec la même franchise ce qui, suivant moi, est à sa louange.

Quelque opinion qu'on se fasse des vues que ce gouvernement émit ou représenta, et quelque déplorables qu'aient été les erreurs où une défiance irréfléchie de toute idée nouvelle précipita la majorité de ses membres, son passage sur la scène orageuse du monde restera comme un souvenir impérissable d'honnêteté, d'intégrité, d'amour du bien public, et de dévouement. Je ne nierai pas qu'il n'y ait eu entre ceux qui le composèrent de ces malentendus et de ces divisions qui accusent l'infirmité humaine ; et, néanmoins, ma conviction profonde est que le Gouvernement provisoire, si l'on prend l'ensemble de ses actes, peut soutenir la comparaison avec le meilleur gouvernement qui ait jamais existé. Oui, lorsque les clameurs de parti seront tombées, l'histoire dira que jamais gouvernement, dans le court espace de deux mois, ne rendit autant de décrets favorables à la liberté, et empreints d'un aussi profond respect pour la dignité humaine ; que jamais, au milieu d'un immense conflit de passions déchaînées, gouvernement ne montra une sérénité plus constante, une confiance plus noble dans l'autorité morale de son principe, un désintéressement plus absolu, et un plus fier courage ; que jamais gouvernement ne traita ses ennemis avec plus de magnanimité, ne fit preuve d'une plus grande horreur pour l'effusion du sang, et ne s'abstint plus scrupuleusement de tout acte de violence ; en un mot, que jamais gouvernement ne réussit d'une manière aussi merveilleuse à se maintenir, tant qu'il le jugea à propos, au sommet d'une société ébranlée jusqu'en ses fondements ; et cela, sans avoir recours à la force, sans employer juges, police, soldats, et sans appeler à son aide d'autre pouvoir que celui de la persuasion[7].

 

 

 



[1] On n'a pas oublié le discours dans lequel Louis Bonaparte annonça son mariage avec mademoiselle de Montijo.

[2] Voyez l'Histoire du Gouvernement provisoire, par M. Elias Regnault, p. 157.

[3] Rapport de la Commission chargée d'examiner les comptes du Gouvernement provisoire, 14 avril 1849.

[4] Flocon ne fut pas plus épargné par la calomnie que ses collègues du Gouvernement provisoire. C'est donc pour nous un devoir de consigner ici un fait aussi honorable pour Flocon que pour les ouvriers de Genève :

Un jour, à Genève, Flocon se trouvait dans le dénuement le plus complet ; de son passé modeste il n'avait conservé qu'un dernier bijou, relique sacrée, portant le chiffre de sa famille, et près duquel il avait plus d'une fois senti les étreintes de la misère sans avoir jamais voulu s'en séparer.

Pourtant le cas était pressant. Il fallait se résigner. Flocon entra chez un horloger et vendit sa montre. Il allait partir, le marchand le retient. Il lui faut signer son nom sur le registre de vente. A ce moment, le rouge au front, il va rompre le marché, mais l'affreuse nécessité est là, qui se dresse et commande. Il signe sur le livre de la misera et sort de la boutique. Le sacrifice était accompli.

Mais le commerçant a été frappé par le nom de Flocon. Il s'enquiert. s'entend avec ses voisins et amis, et peu de temps après, l'exilé recevait sa montre avec cette inscription gravée à l'intérieur : A Monsieur Flocon, ex-ministre de la République française, les ouvriers horlogers de la ville de Genève.

[5] Voyez le Moniteur du 5 mai 1848.

M. Croker a accrédité aussi en Angleterre la fable qu'Albert était un riche manufacturier qui avait joué, sous Louis-Philippe, un rôle important dans les troubles de Lyon, et dont je parle dans l'Histoire de dix ans. Malheureusement pour M. Croker, il se trouve avoir confondu deux personnes parfaitement distinctes, quoique portant le même nom.

[6] Figaro du 7 septembre 1856.

[7] Comme témoignage du respect du Gouvernement provisoire pour la liberté de la presse, nous ne pouvons mieux faire que de reproduire ici les instructions adressées le 8 mai, 1868, par M. Crémieux, ministre de la justice, aux procureurs généraux de la République :

 

Monsieur le procureur général,

La liberté de la presse est le droit reconquis en Février. La licence est sa plus mortelle ennemie ; mais les gouvernements jugent à leur point de vue la licence et la liberté ; c'est une grande faute que le gouvernement de la République ne doit pas imiter.

Les attaques dirigées contre les fonctionnaires publics doivent être examinées sous deux aspects : attaques contre les actes, attaques contre les personnes.

Les premières, il faut leur laisser la plus grande latitude. Si les actes attaqués sont vrais et seulement mal appréciés ou même politiquement défigurés, tant que les commentaires n'appellent pas à l'insurrection, à la violation des lois, ils sont dans le droit des partis. Pour juger la presse, il faut, en effet, se supposer toujours dans les rangs où figure le journaliste, avec ses idées, ses préoccupations. Dans la République surtout, le soupçon marche a côté du pouvoir, il le contient, il le surveille. Que vous dirai-je ? Le soupçon est un droit après tant de duperies ; il est un devoir dans les temps difficiles ; c'est à l'homme investi de fonctions publiques à dominer même le soupçon.

Quant aux attaques contre les personnes, je ne puis rien dire de précis. A mon avis, à moins qu'elles ne dégénèrent en calomnies qui veulent attenter à l'honneur, l'homme public doit y répondre par sa vie et par ses actes. Chacun sait que le mensonge se glisse près des hommes publics, donne à leurs paroles, à leurs faits, une couleur défavorable et fausse. C'est le fonctionnaire seul qui doit juger s'il poursuivra le journal ou s'il laissera tomber le mensonge. Le mieux est de ne pas intenter d'action judiciaire et de conquérir l'estime publique ; on la conserve, malgré l'outrage, quand on délie l'outrage par sa conduite au grand jour et par une vie privée dont l'intérieur se montre à tous les regards.

Que si la calomnie veut dégrader le représentant du pouvoir, qu'il' apprécie les circonstances, les lieux, qu'il examine si l'opinion publique est pervertie sur son compte ; qu'il pèse les avantages de la vérité judiciairement établie, les inconvénients de la poursuite devant les tribunaux, et qu'il agisse dans sa prudence.

Seulement, je dois ajouter qu'on n'est pas homme public quand on n'est pas cuirassé contre la presse. Il ne faut pas se mettre si fort en colère contre les journaux ; leur critique, leurs assertions, leurs injures, quelquefois même leurs mensonges peuvent être utiles. S'il faut vous dire toute ma pensée, les fonctionnaires publics ne doivent poursuivre que si la nécessité la plus impérieuse, la plus absolue, leur en impose le devoir.

Voilà mes principes ; je les avais dans l'opposition, je les garde au pouvoir ; je les soutenais député, je les conserve représentant ; je les plaidais avocat, je les proclame ministre.

Quant aux articles que vous me signalez, je pense qu'il serait difficile, au lendemain de notre République, d'obtenir un jugement favorable à la poursuite. Il faut que notre fibre soit moins sensible que celle de l'homme privé. Quand on a l'honneur d'être, dans une situation donnée, à la tête de la puissance publique, il faut se passer la main sur le visage et as dire : Je ne suis pas blessé.

Salut et fraternité !

Le ministre de la justice,

AD. CRÉMIEUX.