Que devait être le Gouvernement provisoire ? que devait-il oser ? — Raisons qui lui commandaient de prendre l'initiative des réformes et d'en poursuivre l'application. — Erreur politique commise par la majorité de ses membres. — Question de l'ajournement des électrons, agitée dans la classe ouvrière. — Manifestation populaire annoncée. — Craintes qu'elle inspirait aux plus dévoués amis du peuple. — Mes efforts et ceux d'Albert pour la prévenir, en faisant décider la question qui devait en être l'objet. — La majorité du Conseil repousse nos propositions. — Nous prenons le parti de nous retirer. — Intervention de M. Ledru-Rollin. — La question reste en suspens. — Démonstration des compagnies d'élite de la garde nationale, supprimées par un décret. — Journée du 17 mars. — Les corporations sur là place de Grève. — Leur attitude imposante et calme. — Les délégués du Peuple à l'Hôtel-de-Ville. — Responsabilité que la manifestation faisait peser sur moi. — Mon discours aux délégués, pour demander que le Gouvernement soit laissé libre dans ses délibérations. — Discours de MM. Ledru-Rollin et Lamartine. — Les corporations se retirent dans un ordre parfait.A peine sorti de l'acclamation populaire, le Gouvernement provisoire avait eu à se demander comment il se définirait lui-même. Se considérerait-il comme une autorité dictatoriale, consacrée par une révolution devenue nécessaire et n'ayant à rendre ses comptes au suffrage universel qu'après avoir fait tout le bien qui était à faire ? Bornerait-il, au contraire, sa mission à convoquer immédiatement l'Assemblée nationale, en se renfermant dans les mesures d'urgence, dans des actes d'administration d'une portée secondaire ? De ces deux partis, le dernier avait sans contredit quelque chose de plus régulier, de moins hasardeux : il mettait à l'abri de tout soupçon le désintéressement du Gouvernement provisoire ; il nous sauvait à demi du reproche d'usurpation. Ce fut celui auquel se rangea le Conseil. Pour moi, j'avais une opinion entièrement opposée à celle qui prévalut, et je regardais l'adoption de l'autre parti comme devant exercer la plus heureuse influence sur les destinées de la République nouvelle. Ce n'est pas que je m'en fusse dissimulé les inconvénients et les périls. Une société, je le savais, ne se laisse point aisément conduire au delà de ce qu'elle connaît et de ce qu'elle pense. L'Histoire a une marche qui ne se règle ni sur les battements d'un cœur généreux ni même sur le développement logique d'une idée juste, et il n'est donné à personne de lui faire, selon son caprice, hâter le pas. Toutefois, cette observation, pour être juste, demande à n'être pas prise en un sens trop absolu ; car les circonstances ne sont, après tout, que le résultat d'une certaine combinaison d'efforts individuels ; et l'action de quelques hommes de bien, lorsqu'ils sont en mesure de faire servir un grand pouvoir au triomphe d'une grande idée, a certainement son poids dans la balance des affaires humaines. Ainsi donc, considérant l'état d'ignorance profonde et d'asservissement moral où les campagnes en France vivent plongées, l'immensité des ressources que ménage aux ennemis du progrès la possession exclusive de tous les moyens d'influence et de toutes les avenues de la richesse, tant de germes impurs déposés au fond de la société par un demi-siècle de corruption impériale ou monarchique, enfin la supériorité numérique du peuple ignorant des campagnes sur le peuple éclairé des villes, je pensais : Que nous aurions dû reculer le plus loin possible le moment des élections ; Qu'il nous était commandé de prendre, dans l'intervalle, et cela hautement, hardiment, sauf à en répondre sur nos têtes, l'initiative des vastes réformes à accomplir, réserve faite, pour l'Assemblée nationale, du droit de raffermir ensuite on de renverser notre œuvre, d'une main souveraine. Nous aurions, de la sorte, mis le temps de notre parti. Nous aurions pu agir, avec toute la force que donne l'exercice du pouvoir, sur cette nation française, si vive, si intelligente, si prompte à suivre les impulsions généreuses. Nous aurions comme allumé au sommet de la société un phare lumineux qui en aurait éclairé toute l'étendue. En un mot, quand la souveraineté du Peuple, dès l'abord reconnue et proclamée, aurait été appelée autour des urnes, elle se serait trouvée avoir fait son éducation. Telle était aussi l'opinion d'Albert, et rien n'était plus propre à me confirmer dans la mienne ; car, à une rare droiture, Albert joignait un sens exquis, une intelligence élevée. Quand il prenait la parole au sein du Conseil, c'était toujours pour exprimer des idées justes ou nobles, et il le faisait en termes pleins de précision et de force. A quels autres et déplorables résultats ne conduisait point la route contraire ! Le Gouvernement provisoire obligé de précipiter son action et, en la précipitant, de la compromettre ; le pouvoir poussé par le mouvement naturel de la Révolution à des réformes éclatantes et s'arrêtant à de grossières ébauches ; des indications, quand il fallait. des applications suivies ; les élections abandonnées à l'empire des préjugés anciens et des vieilles influences de localité ; le suffrage universel amenant sur la scène, grâce à la coalition des divers partis vaincus, une assemblée hostile à son propre principe ; l'esprit de réaction encouragé par la défiance du gouvernement envers lui-même, par son peu de durée, et, devant cet esprit de réaction, les élus de la place publique se désarmant d'avance... voilà ce que je pressentais, voilà ce qui ne s'est que trop réalisé ! Oui, je le dis sans hésitation, j'aurais voulu que, dès le premier jour, le Gouvernement provisoire mît ses devoirs très-haut et qu'il élevât sa puissance au niveau de ses devoirs. Il est, d'ailleurs, dans la vie des peuples, des occasions suprêmes que l'instinct des hommes d'État consiste précisément à saisir. Substitution d'une Banque nationale à la Banque de France, acquisition des chemins de fer, concentration des assurances, formation d'un budget des travailleurs, création d'un Ministère du Travail, que de choses faciles alors, qui, plus tard, devaient être faussement, mais avec succès, déclarées impraticables ! On peut juger par là de quelle importance était la question de savoir s'il convenait de presser les élections ou do les. ajourner. Or, à cet égard, mon opinion se trouva conforme au sentiment du peuple de Paris. Conviés tout à coup à l'exercice de ce droit électoral, pour eux si nouveau, les ouvriers n'entendaient pas improviser leur salut. Ils avaient besoin de se reconnaître : ils demandèrent qu'on leur laissât le temps et qu'il leur fût loisible de se concerter sur les choix à faire. Ce désir, enflammé chez eux par les chefs des clubs, était aussi légitime que raisonnable. Seulement, dans la fixation du délai, ils eurent le tort de ne pas tenir assez compte de la situation des provinces, fort différente de celle de Paris. Ils insistèrent pour un délai d'un mois environ : c'était trop ou trop peu. Evidemment, il aurait fallu, ou procéder aux élections sans retard, de manière à profiter de l'élan révolutionnaire de Février, ou les renvoyer à une époque assez éloignée pour que le Gouvernement provisoire accoutumât l'opinion à mieux connaître le régime républicain, à en éprouver la solidité, à en apprécier les bienfaits. Prendre un moyen terme, c'était donner aux partis abattus le temps de relever la tète, sans retenir la force qui aurait servi à les réduire. Quoi qu'il en soit, j'appris au Luxembourg, plusieurs jours avant le 17 mars, que le peuple de Paris se disposait ù faire une imposante manifestation, dans le double but d'obtenir l'ajournement des élections, soit de la Garde nationale, soit des membres de l'Assemblée constituante, et l'éloignement des troupes qui occupaient encore Paris. Il n'y avait rien là qui ne se rapportât à mes convictions les plus intimes. L'ajournement des élections, sauf la question du délai, je le souhaitais ardemment par les motifs déjà mentionnés. Quant à l'éloignement des troupes, j'avais toujours pensé que la présence d'une armée dans les villes de l'intérieur, et à Paris surtout, était le plus sérieux des périls que pût courir la liberté. Cela est si vrai, que, la veille de la Révolution de février, j'avais rédigé, comme membre d'une réunion politique dont je faisais partie, une protestation contre l'emploi du soldat dans la compression des troubles civils. Je l'ai donnée plus haut (chapitre II). Je ne pouvais donc qu'applaudir au double but de la manifestation du 11 mars. Mais, je l'avoue, l'idée de la manifestation elle-même m'effraya. J'avais de la peine à croire — la sagesse du Peuple m'a puni, depuis, de mes appréhensions, en me remplissant de joie — que plus de cent cinquante mille ouvriers traversassent tout Paris sans y causer la moindre agitation, sans y donner lieu au moindre désordre. Mais comment prévenir la manifestation annoncée ? En faisant accorder au peuple ce qu'avec raison, selon moi, il demandait ; c'est à quoi nous nous employâmes, Albert et moi. Malheureusement, il était entré dans l'esprit de nos collègues que nos avertissements avaient pour objet principal de peser sûr les délibérations du Gouvernement, de l'entraîner par la menace. Dans un conseil qui se tint un soir au palais du Petit-Luxembourg, et auquel avaient été appelés MM. Courtais et Guinard, chefs de la Garde nationale, je fis loyalement connaître ce que je savais. Le Peuple devait se porter en masse à l'Hôtel-de-Ville pour obtenir l'ajournement des élections. Cette grande démarche serait-elle sans danger ? Jusqu'alors, Paris, le Paris de la Révolution, avait été admirable de majesté tranquille et de puissant repos : ne devions-nous pas veiller à ce qu'il gardât jusqu'au bout cette noble attitude ? S'il était vrai que des agitateurs inconnus voulussent faire sortir quelque orage du fond de la multitude mise en mouvement, de semblables projets étaient faciles à déjouer, Qui va au-devant des désirs populaires ne risque point d'avoir à leur obéir. Sans doute, il ne pouvait nous convenir de plier d'avance sous la domination de ces désirs, quel qu'en fût l'objet : il est des circonstances où un gouvernement qui ne sait pas résister à ce que le Peuple veut, trahit le Peuple. Mais si, devant certaines exigences injustes, des hommes de bien doivent placer au-dessus de la souveraineté du Peuple celle de leur conscience, pourquoi hésiteraient-ils quand montent vers eux.de légitimes volontés ? Ne valait-il pas mieux faire avant la manifestation, pour en conjurer les périls, ce que nous aurions à faire après, pour en arrêter le cours ? La dignité du Gouvernement se trouvait ici enveloppée dans sa prudence. A ces considérations s'en ajoutaient d'autres qu'un sentiment de convenance m'ordonnait de taire. Qu'il ait existé entre les divers membres du Gouvernement provisoire des dissidences graves, il n'y a pas aujourd'hui à le cacher. Mais les dissidences qui, au point de vue de l'unité d'action, auraient fait de ce gouvernement un très mauvais pouvoir, constituaient son originalité comme gouvernement de passage, destiné à garder la place de la souveraineté. Oui, l'hétérogénéité même des éléments dont il se composait était de nature à sauver la situation parce qu'elle tendait à maintenir en équilibre les diverses forces de la société. C'est ainsi que les antécédents de M. de Lamartine le rendaient propre à attirer dans les routes du progrès la partie la moins vive de la nation, alors que je devais à la nature bien connue de mes idées le pouvoir de calmer la classe ouvrière. De là ce que je disais, un jour, à M. de Lamartine : Nous sommes l'un et l'autre dans cette situation singulière, que vous êtes responsable du progrès, et que je suis responsable de l'ordre. Par ces motifs, je jugeais indispensable qu'on respectât l'intégrité du Gouvernement provisoire, si l'on persistait à le considérer comme tel. Ceux qui l'auraient entamé n'auraient-ils pas ouvert une brèche par laquelle se seraient précipitées, avides et frémissantes, toutes les ambitions ? Voilà une des raisons qui, dans mon esprit, militaient contre la manifestation annoncée ; je craignais, avec un désintéressement réfléchi, qu'on n'en profitât pour renverser quelques-uns de mes collègues. On devine ce que je dus souffrir, lorsque je vis mes conclusions repoussées par un sentiment de défiance que je méritais si peu. Profondément blessé, je me levai et déclarai que je cessais de faire partie- du Gouvernement provisoire. De son côté, Albert s'était levé impétueusement, et déjà nous sortions de la chambre du Conseil, quand, saisis d'une inquiétude honorable, nos collègues nous rappelèrent et nous retinrent. Prenant aussitôt la parole, M. Ledru-Rollin exposa d'un ton animé qu'après tout il n'y avait pas lieu de fixer d'ores et déjà le moment précis des élections ; que, pour cela, un travail matériel était à faire ; que ce travail n'était pas fini ; que des renseignements, attendus de la province et nécessaires, n'étaient pas encore arrivés. C'était, nous ouvrir à tous une issue : la question fut remise en suspens. Cependant, l'agitation continuait parmi le Peuple. Le Luxembourg étant devenu, grâce aux délégués des Corporations, une sorte d'écho sonore que venait frapper, en traversant Paris, la grande voix des faubourgs, j'appris que cette agitation avait quelque chose de singulièrement grave et solennel. Le 16 mars, la suppression des compagnies d'élite de la Garde nationale provoqua, de leur part, une démonstration aussi infructueuse qu'imprudente ; Paris se troubla, et mes alarmes s'accrurent. C'était par les Corporations, et non par les clubs, qu'avait été prise l'initiative de la manifestation[1]. Je me hâtai d'appeler au Luxembourg, dans la matinée du 17 mars, les ouvriers à qui je savais de l'influence sur leurs camarades. Le mouvement est imprimé, me dirent-ils, il est devenu irrésistible. Je les exhortai alors à s'abstenir de tout cri provocateur, à réprimer eux-mêmes tout dangereux emportement, à conduire enfin la manifestation de manière à honorer pour jamais la sagesse du Peuple. Ils s'y engagèrent d'un ton si affirmatif, que leur confiance me gagna, et ce fut l'esprit presque entièrement rassuré que j'allai rejoindre mes collègues à l'Hôtel-de-Ville. La grande nouvelle du jour y avait déjà pénétré. Mais, comme on' ne voulait pas s'avouer qu'on avait eu tort de prêter une oreille défiante aux avertissements d'Albert et aux miens, on s'efforçait de croire ou l'on affectait de dire qu'il s'agissait tout simplement, pour les ouvriers, de protester contre les menaces des compagnies d'élite : interprétation frivole, à laquelle les ouvriers, par l'ordre savant de leur marche et les termes mêmes de la pétition qu'ils apportaient, allaient donner le plus éclatant démenti ! Nous étions dans l'attente... Tout à coup, à une des extrémités de la place de Grève, paraît une masse sombre et compacte. C'étaient les Corporations. Séparées l'une de l'autre par des intervalles égaux, et précédées de leurs bannières diverses, elles arrivaient gravement, en silence, dans l'ordre et avec la discipline d'une armée. Belle et vaillante armée, en effet ! Mais, au lieu de la mort, celle-ci portait dans ses flancs le travail, source de la vie ; et c'était les mains libres du poids des glaives, c'était le regard levé vers les cieux, qu'elle avançait, déroulant à la clarté du soleil républicain ses pacifiques bataillons ! Mes yeux se remplirent de larmes, et, me rappelant mes craintes, j'en demandai pardon au Peuple, dans l'émotion de mon cœur. Un rapide nuage vint, pourtant, passer sur cette joie. Les délégués étant montés à l'Hôtel-de-Ville et l'un d'eux, le citoyen Gérard, ayant lu la pétition, qui, au nom du Peuple de Paris, réclamait l'éloignement des troupes, l'ajournement des élections de la Garde nationale au 5 avril, et celui des élections pour l'Assemblée au 31 mai[2], j'aperçus parmi les assistants des figures inconnues, dont l'expression avait quelque chose de menaçant. Je compris aussitôt que des personnes étrangères aux Corporations s'étaient mêlées au mouvement, et que ceux qui se présentaient comme députés de la multitude ne l'étaient pas tous réellement, ou, du moins, au même titre. Le vœu des Corporations était celui que la pétition exprimait ; mais il y avait là des hommes impatients de renverser, au profit de l'opinion représentée par Ledru-Rollin, Flocon, Albert et moi, ceux des membres du Gouvernement provisoire qui représentaient une opinion contraire. Qu'allait-il se passer ? La situation était critique. Qu'un homme audacieux eût ouvert, en ce moment, une fenêtre de l'Hôtel-de-Ville et eût crié à la foule qui couvrait la place de Grève : On repousse vos vœux, on maltraite vos délégués, c'en était fait, peut-être ! Qui sait les malheurs qui seraient sortis d'un subit appel à des colères toutes-puissantes et trompées ? Quelles eussent été les suites de l'embrasement ? où se serait-il arrêté ? et de quelle responsabilité formidable ne m'eussent point chargé le soupçon dont je vivais enveloppé, l'idée qu'on me prêtait d'aspirer à la dictature, et la présence des délégués du Luxembourg à la tête du mouvement ! Je sentis que ma position particulière dans cette crise m'imposait le devoir de prendre le premier la parole, et, m'avançant[3] : Citoyens, le Gouvernement de la République est fondé sur l'opinion, il ne l'oubliera jamais. Notre force, nous le savons, est dans le Peuple ; notre volonté doit toujours être en harmonie avec la sienne. Nous vous remercions des paroles pleines de sympathie et de dévouement que vous nous adressez. Le Gouvernement provisoire les mérite par son courage, par son ferme vouloir de faire le bien du Peuple, avec le concours du Peuple, et en s'appuyant sur lui. Les pensées d'ordre que vous avez manifestées sont la consécration de la liberté en France. Il faut que la force du Peuple se montre sous l'apparence du calme : le calme est la majesté de la force. Vous nous avez exprimé des vœux qui feront l'objet de nos délibérations. Vous-mêmes, citoyens, vous ne voudriez pas que le Gouvernement qui est appelé à vous représenter cédât à une menace. Et je terminai en déclarant que nous prendrions les vœux émis en grande considération, réserve faite de la liberté de notre jugement et de notre dignité d'hommes. Ainsi, c'était au risque de me perdre avec eux que je prenais en main la cause de ceux de mes collègues qui m'étaient le plus opposés. Mes paroles furent très-favorablement accueillies par les représentants des Corporations mais les hommes exaltés qui s'étaient joints aux ouvriers laissèrent éclater un mécontentement sombre. J'avais dit que, s'il le fallait, nous saurions mourir pour le Peuple. Une voix rude avait répondu : Soyez persuadés que, de son côté, le Peuple travailleur mourra pour vous, bien entendu tant que vous servirez ses droits[4]. Je revins sur ma déclaration précédente et j'ajoutai : Laissez-nous délibérer, pour qu'il reste bien entendu que le Gouvernement de la République ne délibère pas sous l'empire d'une menace. A ceux qui ne représentaient que les privilèges, il était permis d'avoir peur ; cela ne nous est pas permis, à nous, parce que nous sommes vos représentants, et qu'en gardant notre dignité, nous gardons la vôtre[5]. — Nous ne sortirons pas d'ici sans avoir une réponse à transmettre au Peuple ! dit avec violence un des assistants. Mais les citoyens Sobrier et Cabet s'empressèrent de couvrir ce mot impérieux par des paroles où respirait la modération, la sagesse et le plus confiant patriotisme. MM. Ledru-Rollin et Lamartine prirent-successivement la
parole : le premier, pour faire observer que la France se composait
non-seulement des habitants de Paris, mais de l'universalité des citoyens, et
qu'il fallait, avant de fixer le jour des élections, connaître l'expression
du vœu des provinces ; le second, pour protester contre l'inquiétude contenue
dans la demande relative à l'éloignement des troupes. Il n'y a pas, dit-il, de troupes à
Paris, si ce n'est peut-être 1.500 ou 2.000 hommes dispersés dans les postes
extérieurs, pour la protection des portes et des chemins de fer, et il est
faux que le Gouvernement ait songé à en rapprocher de Paris. Il faudrait
qu'il fût insensé, après ce qui s'est passé, après que la royauté déchue a vu
se fondre 80.000 hommes de troupes contre le Peuple désarmé de Paris, pour
songer à lui imposer, avec quelques corps d'armée épars et animés du même
républicanisme, des volontés contraires à vos volontés et à votre
indépendance ! Nous n'y avons pas songé, nous n'y songeons pas, nous n'y
songerons jamais... La République ne veut, à
l'intérieur, d'autre défenseur que le Peuple armé[6]. Ceux qui allaient jusqu'à désirer le renversement d'une partie du Gouvernement provisoire gardèrent le silence ; les autres applaudirent ; et la députation se retirait, lorsqu'une immense clameur monta de la place de Grève. Le Peuple demandait à voir les membres du Gouvernement de la République : nous descendîmes pour accéder à ce désir. Or, au moment où nous percions la foule entassée sur les escaliers de l'Hôtel-de-Ville, un homme aux allures énergiques, et dont les yeux ardents éclairaient le visage, couvert d'une pâleur extrême, s'élança brusquement vers moi, et, me saisissant le bras avec colère, s'écria : Tu es donc un traître, toi aussi ? Car il y en avait qui m'imputaient à crime de ne pas saisir l'occasion de renverser ceux de mes collègues auprès desquels d'autres m'accusaient de vouloir, sur les débris de leur pouvoir, affermir et agrandir le mien ! En pensant à cette injustice des passions, je ne pus me défendre d'un sourire amer, et ce fut tout. Quand nous fûmes arrivés à l'estrade qui venait d'être élevée à la porte du milieu de l'Hôtel-de-Ville, je m'adressai aux Corporations pour les inviter à se retirer en bon ordre[7]. Elles répondirent par une vive acclamation, et, s'ébranlant aussitôt, elles se dirigèrent avec une admirable solennité vers la colonne de la Bastille, à travers la ville étonnée et silencieuse. Le défilé dura 'plusieurs heures, et les derniers des cent cinquante mille hommes qui le composaient, rapporte le Moniteur, passaient à cinq heures devant la façade de l'Hôtel-de-Ville. FIN DU PREMIER VOLUME |
[1] Voyez la Gazette des Tribunaux, numéro du 24 mars 1819. Procès de Bourges, déposition de Lavoye, délégué du Luxembourg.
[2] Voyez le Moniteur du 18 mars 1848.
[3] Voyez le Moniteur du 18 mars 1848.
[4] Voyez le Moniteur du 18 mars 1848.
[5] Voyez le Moniteur du 18 mars 1848.
[6] Voyez le Moniteur du 18 mars 1848.
[7] Voyez le Moniteur du 18 mars 1848.