M. Crémieux, ministre de la justice. — Principaux actes de son administration. — Sa réserve quant aux réformes à opérer dans la magistrature. — Ses votes dans le Conseil. — Intérim du ministère de la guerre- — Création delà garde nationale mobile. — M. Arago, ministre de la marine. — Sous l'inspiration de M. Schœlcher, il fait décréter l'émancipation des esclaves et abolir les peines corporelles dans le code maritime. — M. Carnot, ministre de l'instruction publique. — Avec l'aide de MM. J. Reynaud et Charton, il prépare un plan d'éducation universelle et gratuite. — Interprétation perfide donnée à sa circulaire aux instituteurs. — M. Ledru-Rollin, ministre de l'intérieur. — Odieuses injures de lord Normanby a son adresse. — Les membres du Gouvernement présentés par Sa Seigneurie comme des bravi. — Les commissaires delà République. — Choix du personnel. — Instructions du ministre. — Terreur factice de la réaction. — Sollicitude de M. Ledru-Rollin pour les beaux-arts. — Préjugés des artistes contre les gouvernements démocratiques. — M. Charles Blanc, directeur des beaux-arts. — Décret organisant des représentations nationales gratuites. — La préfecture de police. — Aspect qu'elle présentait le lendemain de la Révolution. — M. Marc Caussidière. — Ses services administratifs. — Défiance de la majorité du Conseil à son égard. — M. Sobrier. — Son club armé ; armé par qui ? — Société centrale républicaine. — M. Blanqui. — Club de la Révolution. — M. Barbès ; ses antécédents, son caractère. — Club des Amis du Peuple. — M. Raspail. — Essor de la presse, affranchie de l'impôt du timbre. — Liberté extrême laissée par le Gouvernement provisoire à l'expression de la pensée publique.La Révolution suivait son cours. Son avènement fut signalé, dans le ministère de la justice, confié à M. Crémieux, par des actes empreints d'un profond respect pour les droits et la dignité de l'homme. L'abrogation des fameuses lois de septembre ; l'extension donnée à l'institution protectrice du jury ; la suppression du pilori, aggravation inhumaine et dégradante des sentences pénales, inutile à l'égard du coupable endurci, et propre à étouffer le repentir dans toute âme qui n'est pas irrémédiablement gâtée ; les facilités offertes à la réformation des criminels ; l'abolition des serments politiques, scandaleux quand on les viole, instruments de tyrannie si on les tient ; la réduction des frais de justice ; l'abolition de l'emprisonnement pour dettes ; de nouveaux modes de naturalisation ménagés aux étrangers[1], — voilà quels actes honorèrent l'administration de M. Crémieux. De toutes les réformes républicaines conformes au génie anglais, la plus urgente était celle de la magistrature, presque exclusivement composée d'hommes qui, sous Louis-Philippe, n'avaient dû leur promotion qu'au système corrupteur alors en vogue. Jamais la magistrature ne s'était montrée plus souple que pendant le règne de Louis-Philippe ; jamais l'esprit de parti n'avait plus ouvertement infecté de son venin l'administration de la justice. Le principe d'inamovibilité, adopté, dit-on, pour assurer l'indépendance des magistrats, n'avait servi qu'à mettre leur servilité en relief ; et, dans une république, régime où tout doit être soumis au jugement du Peuple, il eût été absurde d'admettre qu'un juge doit conserver ses fonctions, même quand il les remplit mal. Et quelles fonctions ! Les plus importantes de l'ordre social, les pins redoutables, celles de l'exercice desquelles dépendent, et la fortune des citoyens, et leur vie. Le Gouvernement provisoire eut donc raison de décréter que les magistrats pourraient être suspendus ou révoqués[2]. C'était ouvrir la porte à une réorganisation de la magistrature. Mais le ministre de la justice n'usa pas du pouvoir qu'on, lui confiait : d'abord, parce que cela eût entraîné un remaniement pour lequel le temps manqua, et ensuite parce que semblable tâche ne convenait guère à M. Crémieux, grand criminaliste, orateur vif et plein de grâce, un des plus brillants avocats du barreau de Paris, mais dont la bienveillance et le caractère facile se prêtaient peu aux mesures de rigueur. Lord Normanby, dans son livre, a beaucoup et très-injustement attaqué M. Crémieux. Pour mieux prouver que, le 24 février, M. Crémieux ne dut sa nomination de membre du Gouvernement provisoire qu'à l'insertion furtive de son nom par lui-même sur la liste, lord Normanby le représente, nous l'avons dit déjà, donnant lecture de cette liste, tandis que chacun sait qu'elle a été lue par M. Ledru-Rollin. Mais, en vérité, des attaques de ce genre ne valent pas qu'on descende à y prendre garde. Dans le Conseil, M. Crémieux votait, en général, avec la majorité ; mais, doué d'un esprit impressionnable et d'une intelligence très-ouverte, il lui arrivait assez souvent de passer du côté de la minorité ; de sorte qu'il servait pour ainsi dire, de lien entre les deux opinions qui divisaient le Conseil. Il put manquer de fermeté quelquefois ; de générosité, jamais. L'esprit de la Révolution s'était glissé aussi où il semblait moins aisé qu'il pénétrât, j'entends dans les ministères de la guerre et de la marine. Le 24 février, un M. Dubourg qui, en 1830, avait organisé les volontaires de la Charte, ayant suggéré l'idée de la formation d'un corps composé des combattants de février, M. de Lamartine s'empara de cette idée et en fit un décret. Aussitôt des listes d'enrôlement furent préparées dans toutes les mairies, pour la création de la garde mobile. Le chiffre fixé était de 20.000 hommes. La jeunesse martiale des faubourgs accourut, attirée bien moins par l'offre d'une paye de un franc et demi que par l'amour du mouvement, l'attrait des choses militaires et les séductions de l'uniforme. Sous le commandement du général Duvivier, homme d'une intelligence ardente et vaste, en qui le courage du soldat se mariait à l'audace de l'innovateur, la garde mobile eût constitué une force vraiment républicaine, si l'on eût trouvé le temps de l'organiser d'une manière convenable ; mais, par un lamentable concours de circonstances, elle tomba, quand le Gouvernement provisoire se fut retiré, au pouvoir des ennemis de la République, qui, comme nous le raconterons, réussirent, chose horrible ! à vaincre le Peuple au moyen du Peuple, les pères au moyen des enfants ! C'était au général Subervie qu'avait été confié, à l'origine, le ministère de la guerre, où son grand âge ne lui permit pas de déployer une activité suffisante. Le général Cavaignac fut donc appelé à remplir ce poste, et, comme il était alors en Afrique, M. Arago, déjà chargé du ministère de la marine, reçut l'intérim de la guerre : double fardeau, très-lourd sans doute, mais auquel pouvait suffire ce puissant esprit. Dans M. Arago, toutefois, la largeur des vues politiques n'était pas au niveau de l'homme et du savant. De là son hésitation à accomplir, en sa qualité de ministre de la marine, un des actes qui font le plus d'honneur au Gouvernement provisoire. Cédant aux importunités des colons qui résidaient à Paris, il avait envoyé aux gouverneurs des colonies une dépêche qui semblait ajourner l'abolition de l'esclavage. L'arrivée de M. Schœlcher à Paris décida de la question. M. Schœlcher, aujourd'hui exilé en Angleterre[3], revenait alors du Sénégal, où il était allé étudier la condition des esclaves et poursuivre les nobles investigations dont il avait fait le but de sa vie, Jamais, peut-être, personne ne montra, réunies et portées au même degré que M. Schœlcher, des qualités de nature différente : les habitudes de l'homme du monde et la moralité austère du philosophe ; la passion des arts et la pratique d'une vertu stoïque ; un vif sentiment de sa dignité propre et un grand respect de celle d'autrui ; le goût des élégances de la vie et cette rigidité de principes qui se refuse aux compromis, même les plus excusables. Tout entier au culte- de la justice et du droit, M. Schœlcher, en ce qui touche les noirs, a été pour la France ce que Wilberforce fut pour l'Angleterre. Quand la révolution de février éclata, il se trouvait préparé à aborder la question de l'esclavage par de longs travaux et des voyages dans lesquels il n'avait reculé devant aucune dépense, aucune fatigue, aucun danger. Il n'est pas plutôt à Paris, qu'il court chez M, Arago, parle à son cœur, le presse, l'entraîne ; et, le 4 mars, paraissait un décret par lequel était désignée la Commission spéciale chargée de rédiger l'acte d'émancipation des esclaves. Le décret commençait par ces simples et belles paroles : Le Gouvernement provisoire de la République, considérant que nulle terre française ne peut plus désormais porter d'esclaves[4]... L'acte d'émancipation nous fut présenté le 27 avril, et tous nous le signâmes avec une émotion semblable à celle qui nous avait saisis quand nous abolîmes la peine de mort en matière politique. C'était, sous une autre forme, la consécration du même principe, le grand principe de l'inviolabilité delà vie humaine ; carne pas s'appartenir, c'est ne pas vivre. C'est aussi à l'action de M. Schœlcher que se rapporte le décret par lequel le Gouvernement provisoire mit fin à l'inflation des peines corporelles dans la marine, regardant ce genre de châtiment comme une insulte à la nature humaine, et sa suppression comme un moyen d'exalter, chez le matelot, le sentiment de l'honneur. Dans le département de l'instruction publique, les intérêts de la République furent servis avec zèle par M. Carnot, fils du célèbre membre du Comité de salut public, celui qui organisa la victoire. Assisté de deux hommes supérieurs, MM. Jean Reynaud et Edouard Charton, M. Carnot forma une haute Commission d'études scientifiques et littéraires, dont l'objet spécial fut d'approfondir les diverses questions auxquelles la République donnait naissance ; il érigea une école à l'usage des personnes qui se destinent à la carrière des emplois publics ; et, convaincu que l'ignorance est la source des crimes, il s'occupa de poser les bases d'un système universel et gratuit d'éducation. Et voilà l'homme que les royalistes ont dénoncé à l'Europe comme l'apôtre de l'ignorance ! Et pourquoi ? Parce qu'il pensait, ainsi que tous les hommes d'un jugement sain, qu'une assemblée de neuf cents personnes ne saurait fournir neuf cents Lycurgue ; que, dans une assemblée pareille, le bel esprit, la rage de briller ; les prétentions nées d'un savoir superficiel ou d'une éloquence creuse, ne sont pas des choses à priser ; que les esprits initiateurs sont, de leur nature, en très-petit nombre ; et que, par conséquent, ceux-là peuvent, en thèse générale, être présentés aux suffrages de leurs concitoyens, qui ont une intégrité sans tache, un patriotisme sûr, un sens droit, et une connaissance pratique des affaires sur lesquelles Us sont appelés à prononcer. La circulaire de M. Carnot, ou, pour mieux dire, la phrase de cette circulaire dont les royalistes ont fait tant de bruit, contenait deux ou trois mots qui n'avaient pas été pesés suffisamment ; mais quel excès de mauvaise foi ne fallait-il pas pour travestir en un panégyrique de l'ignorance un passage tel que celui-ci, le seul qui ait donné prise aux attaques : La plus grande erreur contre laquelle il y ait à prémunir les populations de nos campagnes, c'est que, pour être représentant, il soit nécessaire d'avoir de l'éducation ou delà fortune. Quant à l'éducation, il est manifeste qu'un brave paysan, avec du bon sens et de l'expérience, représentera infiniment mieux, à l'Assemblée, les intérêts de sa condition qu'un citoyen riche et lettré, étranger à la vie des champs ou aveuglé par des intérêts différents de ceux de la masse des paysans. Quant à la fortune, l'indemnité qui sera allouée à tous les membres de l'Assemblée suffira aux plus pauvres. Il ne faut pas oublier que, dans une grande assemblée comme celle qui va se réunir, la majeure partie des membres remplit le rôle de jurés. Elle juge par oui ou par non si ce que l'élite des membres propose est bon ou mauvais. Elle n'a besoin que d'honnêteté et de bon sens ; elle n'invente pas. La rédaction de ce passage eût pu être mieux réussie, j'en conviens, et c'était une faute que d'employer le mot éducation sans le définir ; mais cela autorisait-il les ennemis de la République à prétendre, comme ils ne rougirent pas de le faire, que, selon le ministre de l'instruction publique, la première condition pour être un bon législateur était de ne savoir pas lire ? Évidemment ce que M. Carnot entendait, c'est qu'il ne fallait pas donner le pas aux manières raffinées sur les connaissances pratiques, à un vain jargon de collège sur l'habitude des affaires, au bel esprit sur le bon sens, et aux écus sur le patriotisme. Or, tout cela était non-seulement très-républicain, mais très-raisonnable. Jusqu'alors, le Peuple n'avait pas été représenté : admis à désigner ses mandataires, il était certes bien naturel qu'il les choisît, autant que possible, dans ses rangs. C'est ce qu'il fit en plusieurs endroits, et il fit bien. Pour ne citer qu'un exemple, par qui, je le demande, ses intérêts furent-ils défendus, dans l'Assemblée, avec plus de zèle, plus de sens pratique et plus d'élévation de cœur que par M. Nadaud, un simple maçon ? Où M. Carnot se trompa, ce fut dans sa politique de ménagements à l'égard des jésuites, qui, maîtres du terrain de l'éducation et soutenus par le budget ecclésiastique, faisaient aux instituteurs privés une concurrence presque irrésistible. Mais combien il était facile alors de se laisser aller à cette erreur ! Le clergé était si humble, si caressant ! Il avait salué d'un si ardent vivat l'avènement de la République ? J'ai vu, de mes yeux vu, une procession de six cents prêtres se diriger vers l'Hôtel-de-Ville, et y acclamer le Gouvernement provisoire avec transport. J'ai entendu, je crois entendre encore, leurs saintes clameurs ; et qui de nous ne les a rencontrés, sous le Gouvernement provisoire, se pressant partout où l'on plantait un arbre de liberté, et, les mains étendues, les regards levés vers le ciel, conjurant Dieu de rendre la République immortelle ! J'arrive au ministère de l'intérieur. Là était M. Ledru-Rollin, et, sous beaucoup de rapports, il convenait éminemment à sa mission, toute de propagande révolutionnaire. Esprit très-prompt et très-pénétrant, énergie politique tempérée par des manières franches et engageantes, ardeur de vouloir, intégrité, désir véhément d'assurer le triomphe de la République, et talent oratoire de premier ordre, telles étaient les qualités que M. Ledru-Rollin apportait dans l'accomplissement de ses fonctions, et elles étaient relevées chez lui par une belle figure, une taille imposante, et je ne sais quel fluide magnétique qui, lorsqu'il parlait, semblait s'échapper de chacun de ses gestes. C'était beaucoup, et pourtant ce n'était peut-être pas assez encore, tant étaient grandes les exigences de la situation ! Au pouvoir d'entraîner, il aurait fallu que le ministre de l'intérieur joignît celui de contenir ; il lui aurait fallu cette force de caractère qui fait qu'on résiste, au besoin, à ses partisans, même à ses amis. Or, M. Ledru-Rollin, nature confiante et généreuse, nature d'artiste, était moins capable d'offenser un ami que de tenir courageusement tête à un adversaire, ce qui le rendait trop accessible à l'influence de son entourage, dont les antipathies ne furent pas toujours justes et éclairées. D'autre part, la Révolution, pour M. Ledru-Rollin, était une chose à reconquérir par l'action plutôt qu'un mouvement à continuer et à développer par l'action à la fois et par la science. Sa vive imagination, que hantaient des souvenirs glorieux, eût volontiers transporté d'un seul coup dans l'avenir le passé que ces souvenirs faisaient étinceler devant elle. Il ne tenait pas assez compte des travaux de la pensée dans ce siècle, travaux dont il ne connaissait que la surface, et dont son impatience qui, du reste, était celle d'un noble cœur, s'irritait comme d'un obstacle. Toujours est-il que M. Ledru-Rollin se mit à sa tâche avec une intrépidité et un zèle qu'on se rappellera, lorsque, depuis longtemps, les injures que lord Normanby lui adresse auront été oubliées. Est-il possible à quiconque connaît M. Ledru-Rollin de lire sans indignation le passage suivant : M. Ledru-Rollin est un homme d'une capacité médiocre et d'un courage moral qui n'est point au-dessus du doute ; mais c'est un véritable orateur de populace, dont la fortune est en ruine, et qui, désireux de se maintenir au pouvoir le plus longtemps possible, est assez hardi pour tout entreprendre, pourvu qu'il se sente appuyé par la multitude[5]. Si, avant de hasarder, au milieu de ces grossièretés, des insinuations odieuses, Sa Seigneurie eût pris la peine d'aller aux informations, comme le lui prescrivaient les plus simples notions de la justice, elle aurait su que M. Ledru-Rollin, dont seul au monde lord Normanby était capable de contester le courage moral et la capacité, était riche quand la Révolution le porta au pouvoir ; qu'au point de vue de ses intérêts particuliers,- il n'avait rien à y gagner ; qu'il avait, au contraire, tout à y perdre, et que l'idée du dérangement qu'une crise aussi violente risquait de causer dans ses affaires ne le fit pas balancer un instant. Lord Normanby est un auteur de romans : fort bien ; mais ce dont on se contente dans un roman ne suffit pas dans un livre d'histoire. Et que dire, par exemple, de la scène qui suit, racontée, de l'air le plus sérieux du monde, sur la foi d'un rapport dont on se garde bien d'indiquer la source : M. Ledru-Rollin dit à la majorité du Gouvernement : Savez-vous que votre popularité n'est rien, comparée à la mienne ? Je n'aurais qu'à ouvrir cette fenêtre et à appeler le Peuple, pour vous faire, tous tant que vous êtes, jeter dans la rue. Voulez-vous que j'essaye ? Et il s'avança vers la fenêtre, au-dessous de laquelle la foule était rassemblée. M. Garnier-Pagès, qui est un homme de beaucoup de nerf, alla droit à lui, tira un pistolet de sa poche, et, le lui appliquant sur la poitrine, s'écria : Si vous faites un pas, ce sera le dernier. La menace étincela dans les yeux de M. Ledru-Rollin ; mais il se contint et se rassit[6]. Je m'assure que MM. Ledru-Rollin et Garnier-Pagès ont dû éprouver quelque étonnement, à la lecture de cette page burlesque, si tant est qu'ils aient fait au livre de Sa Seigneurie l'honneur de le lire. Pour moi qui ai suivi les séances du Conseil avec beaucoup d'assiduité, tant que le Gouvernement provisoire est resté en fonctions, je déclare que je n'ai jamais été témoin de rien de semblable, et je puis affirmer à lord Normanby que les membres du Gouvernement provisoire, même dans leurs débats les plus vifs, n'oublièrent jamais vis-à-vis les uns des autres les égards que se doivent des hommes bien élevés. Quant à nous représenter comme des bravi allant au Conseil avec des pistolets dans nos poches, pour nous brûler réciproquement la cervelle, ceci est tout simplement ridicule. Je reprends mon récit. M. Ledru-Rollin avait dans ses attributions de ministre de l'intérieur la direction politique des départements : il se hâta d'y envoyer des commissaires, le remplacement des fonctionnaires publics hostiles au régime nouveau étant, de toutes les mesures, la plus indispensable et la plus urgente ; car quel gouvernement consentit jamais à prendre pour agents ses ennemis ? Y aurait-il eu folie comparable à celle de laisser les destins de la République à la merci d'hommes connus pour vouloir sa chute, et qui n'avaient été nommés, sous Louis-Philippe, qu'à cause de leurs opinions monarchiques ? Ah ! si l'on peut reprocher ici quelque chose au Gouvernement provisoire, c'est précisément d'avoir été trop généreux à l'égard des partis hostiles ; c'est d'avoir ouvert une oreille trop confiante aux promesses des convertis ; c'est d'avoir trop donné au désir chevaleresque de les gagner ! En envoyant des commissaires dans les départements, M. Ledru-Rollin obéissait à une nécessité d'autant plus impérieuse, qu'à la première nouvelle de la Révolution, les préfets de M, Duchâtel, ou avaient abandonné leur poste, ou en avaient été chassés par le soulèvement des populations. Aurait-il donc fallu que, pour faire plaisir aux royalistes, la République se croisât les bras ? En ce qui concerne les choix, ils ne furent pas tous tels qu'on les aurait désirés, c'est possible ; et l'on ne s'en étonnera point, si l'on songe que M. Ledru-Rollin eut à se décider précipitamment, du jour au lendemain, quelquefois Fur des renseignements incomplets ou fautifs, l'extrême urgence de la mesure ne laissant pas le temps de les vérifier. Et, certes, ce n'était pas chose facile que d'improviser des administrateurs républicains pour toute la France, avec un personnel composé d'hommes, la plupart inconnus. Celui-ci avait de l'influence dans son département, mais ses opinions étaient suspectes ; celui-là était un homme sûr, mais son influence était bornée. En général, il eût été bon de donner à chaque localité des administrateurs en crédit dans la localité même. Mais, au sein de la confusion créée par une secousse aussi violente et aussi soudaine, comment trouver sous la main, sur-le-champ, à heure dite, les meilleurs instruments à employer ? Il est certain, du reste, que beaucoup de choix — le plus grand nombre — furent bons, quelques-uns excellents, et que, si-quelques erreurs furent commises, M. Ledru-Rollin se hâta de les réparer aussitôt qu'on les lui signala. De toutes les nominations du ministre, celle qui souleva le plus de clameurs fut la nomination d'un nommé Riancourt, sous-commissaire au Havre. Mais quel ne fut pas l'étonnement des âmes pieuses qui, à ce sujet, avaient invoqué contre M. Ledru-Rollin le ciel et la terre, lorsqu'il fut prouvé que ce Riancourt avait été nommé, sur la recommandation de l'archevêque de Paris ! L'archevêque avait été trompé, sans doute ; mais en quoi M. Ledru-Rollin était-il à blâmer ? Là ne s'arrêtèrent point les injustes attaques. Parmi les détracteurs de la République, il y en eut — lord Normanby, dans son livre, est de ce nombre[7] — qui reprochèrent amèrement au ministre de l'intérieur d'avoir, en ses instructions aux commissaires, employé ces expressions : Vos pouvoirs sont illimités. La forme était absolue, trop absolue, peut-être ; mais le sens de ces mots, la circulaire l'expliquait d'avance de manière à rendre impossibles, ce semble, les interprétations de la mauvaise foi. Il y était dit, à propos de la magistrature, que chacun savait opposée à la République : La magistrature ne relève de l'autorité exécutive que dans le cercle précis tracé par les lois[8]. Cela signifiait-il d'aventure que les agents du pouvoir exécutif devaient se considérer comme supérieurs aux lois ? Que si l'on se reporte à l'époque, si l'on se représente quelle était alors la situation de plusieurs départements, peut-être reconnaîtra-t-on qu'il y avait quelque prudence à leur parler d'un ton sévère, précisément pour n'avoir point recours à de sévères mesures. Le Gouvernement provisoire n'ignorait pas que, dans certaines villes de province, le royalisme, encouragé par l'éloignement de Paris, et furieux, appelait bien haut l'anarchie à son secours ; qu'on avait fait gronder l'émeute autour de plus d'un fonctionnaire public, nouvellement nommé ; que quelques commissaires avaient été insultés, d'autres forcés de céder à la menace. Il était donc indispensable, tant que la situation bouillonnait, d'intimider la malveillance, de tenir en échec l'esprit de faction, de prévenir les conflits et d'inspirer aux agents de l'autorité centrale une confiance en leur force propre à les sauver à la fois du découragement et de l'impuissance. Et, après tout, y avait-il, dans cette circulaire attaquée avec tant de fiel, un mot, un seul mot qui fût un appela la violence ? L'instruction disait : Grâce à nos mœurs, votre mission n'a rien de terrible. Et quelle fut effectivement en tout ceci la part faite à la terreur ? quelles lois violèrent-ils, ces formidables proconsuls, aux pouvoirs illimités ? Aussi longtemps que dura le Gouvernement provisoire, quels actes arbitraires furent commis ? quels journaux brutalement supprimés ? de quelles familles souilla-t-on le sanctuaire ? quelles transportations en masse affligèrent l'humanité, en outrageant la justice ? quelles victimes donna-t-on à dévorer au climat brûlant de Cayenne ? Je reviendrai à la partie de la circulaire qui concerne les élections, et je démontrerai que jamais, dans aucun pays, la liberté de l'électeur ne fut respectée plus scrupuleusement qu'en France, sous le Gouvernement provisoire ; mais ce qui précède suffit pour faire juger de la loyauté des attaques dont l'administration de M. Ledru-Rollin fut l'objet. Une chose à rappeler, dans l'histoire dé l'administration de M. Ledru-Rollin, c'est la sollicitude éclairée que l'avenir de l'art lui inspira. Elle était si vive et s'associait en lui à une foi si profonde dans les destinées de la Révolution, que, dès le 24 février, au plus fort de tant de préoccupations orageuses, il avait signé un décret qui fixait au 15 mars l'ouverture de l'exposition annuelle de peinture, de sculpture et d'architecture. Sous la monarchie, l'admission des œuvres d'art dans les expositions annuelles avait provoqué, contre le jury duquel cette admission dépendait, des réclamations sans nombre ; sous une république, il était naturel que le principe électif fût introduit dans le domaine de l'art, à la place des autorités privilégiées ou de convention ; et c'est ce qui eut lieu. Or, le discernement apporté par les artistes dans le choix de ceux d'entre eux qui devaient former le jury chargé du placement des œuvres d'art au salon du Louvre sera prouvé de reste par la simple énumération des élus, lesquels furent : MM. Léon Cogniet, Ingres, Eugène Delacroix, Horace Vernet, Decamps, Robert Fleury, Ary Scheffer, Meissonnier, Corot,- Paul Delaroche, Jules Dupré, E. Isabey, Drolling, H. Flandrin, C. Roqueplan ; pour la sculpture, MM. Rude, Jouffroy, Barye, David, Dantan aîné, Pradier, Toussaint, Jean Debay, Maindron, Petitot, Daumas ; pour l'architecture, MM. H. Labrousse, Duban, Blouet, H. Lebas, Gilbert ; pour la gravure, MM. Dupont, A. Caron, Martinet, Girard, Gâteaux. Ces choix avaient cela de particulièrement heureux, qu'ils représentaient toutes les écoles, et offraient, par conséquent, une sûre garantie d'impartialité dans les décisions à intervenir[9]. M. Jeanron, appelé par M. Ledru-Rollin à la direction des musées, prit d'excellentes mesures : celle, entre autres, de classer, selon les écoles et les siècles, des tableaux dont la classification jusqu'alors n'avait été déterminée par aucune pensée méthodique ; et on lui doit un rapport remarquable sur la réintégration au Musée central des objets d'art disséminés dans les résidences royales[10]. De son côté, M. Garraud, placé d'abord à la tête de la division des beaux-arts, mettait au concours la composition de la figure symbolique de la République[11], concours qui n'attira pas moins de sept cents artistes dans la lice. Malheureusement, le résultat de cette noble lutte ne répondit pas à l'attente qu'elle avait éveillée. Où il eût fallu montrer la force dans le calme, la sérénité au sortir de la tempête, et le pouvoir de créer sorti d'un amas de ruines, la plupart ne représentèrent que l'image d'une déesse vulgairement puissante, et à peu près telle que l'avaient dépeinte les ïambes brûlants d'Auguste Barbier. Il devint manifeste que l'art avait encore à découvrir l'idéal du régime nouveau. Et à cela quoi de surprenant ? La Révolution de février venait d'ouvrir carrière à des aspirations magnanimes sans doute, mais qui cherchaient encore leur formule ; elle nous avait donné à gravir une montagne au sommet imposant de laquelle ne conduisait encore aucun sentier tracé d'une main sûre. Et quelle éducation l'art pouvait-il avoir reçue du régime abattu la veille ; de ce régime sans grandeur, sans initiative hardie, sans croyances qui lui fussent propres, et d'un caractère si essentiellement transitoire ; ' de ce régime qui à l'art, devenu le serviteur à gages des goûts privés et des fantaisies individuelles, avait demandé, au lieu de monuments pour tous, de petites demeures bien confortables ; au lieu de tableaux héroïques, des portraits à tant l'aune ; au lieu de statues pour de vastes jardins publics, des statuettes destinées à orner une devanture de boutique ; au lieu d'œuvres magistrales, des vignettes hâtives ? Rien n'honore davantage l'école française, rien ne révèle mieux ce qu'il y a de sève en elle, que l'importance de ce qu'elle était parvenue à produire, en dépit d'une influence aussi délétère. Mais ce qui respirait, après tout, dans ces productions, même dans les plus hautes, c'était le passé, pas autre chose que le passé ; et comment exiger que, tout d'un coup, l'art s'élevât à une compréhension bien claire de l'avenir et à l'intuition des formes le mieux appropriées à un mouvement de transformation sociale qui ne faisait que commencer ? Une autre difficulté, c'était ce préjugé, très-répandu parmi les artistes, qu'ils ne sauraient vivre que par le luxe des cours, et que les républiques n'ont pas de place pour eux. Erreur profonde, qui m'amène naturellement à citer un passage du beau rapport que Charles Blanc, mon frère, fit sur les arts du dessin, lorsqu'il fut devenu directeur des beaux-arts : Les seules formes de gouvernement qui aient été favorables à la grandeur de l'art, ce sont les monarchies pures ou les démocraties vigoureuses, avec cette différence que les premières ont fait de l'art un esclave ou un flatteur, tandis que les autres lui ont fourni presque toujours une besogne héroïque. Il peut arriver qu'un despote, pour se faire bien venir de la postérité, procure au génie la facilité d'être sublime ; mais c'est alors par une de ces bonnes fortunes qui prêtent à l'élu du hasard les proportions d'un héros, ou font naître en lui d'heureux caprices dont profite l'humanité. Encore faut-il observer que le génie mis au service de la vanité des grands ou des rois contracte involontairement cette tache originelle de la servitude, qui ne s'efface point. Lorsque Raphaël introduisit dans son dernier chef-d'œuvre les deux figures, si malencontreuses, du pape et d'un de ses chapelains, figures dont la présence vint troubler l'auguste symétrie du groupe supérieur, il écrivit lui-même sur cette toile divine la preuve de sa soumission forcée aux caprices d'un prêtre souverain. N'est-ce pas dans les républiques de la Grèce et de l'Etrurie que les arts ont produit ces monuments merveilleux dont la beauté impérissable fut remise en honneur, dans toute l'Europe, par un peintre républicain, le grand David ? N'est-ce pas dans les républiques de Florence et de Venise que le flambeau sacré se ralluma ? Enfin, l'Ecole flamande, cette école dont le monde entier se dispute les chefs-d'œuvre, ne s'est-elle pas élevée sous la tutelle de la République batave ? Et les Rembrandt, les Terburg, les Metzu, les Wouwermans, les Ruysdael, n'étaient-ils pas les contemporains de Corneille et de Jean de Witt ?... Car c'est une chose remarquable dans l'histoire de l'Art, qu'on le voit naître partout de la seule grandeur des événements et des héros dont il nous transmet l'image. Les beautés de l'antique se produisent en même temps que les autres merveilles du génie de l'homme ; la frise du Parthénon porte la même date que les victoires de Périclès. Et si ces faibles républiques du passé, qui occupent si peu de place sur la carte d'Europe, ont pu faire de si grandes choses, que ne sortira-t-il pas de la jeune et forte république que la France inaugure ?... Le beau principe auquel nous devons nos musées, nos fontaines, nos jardins publics, prenant dans le domaine de l'Art un développement progressif, l'architecture, la peinture, la statuaire auront à créer des œuvres dignes d'elles. L'Art s'est trouvé comprimé dans son essor, tant qu'il n'a eu à exprimer que la fantaisie individuelle des oisifs, ou des flatteries banales et commandées... Mais l'élan qu'a imprimé la renaissance moderne ne s'arrêtera pas à l'Industrie ; et, à son tour, au lieu des amateurs et des princes, l'Art trouvera pour protecteur ce grand prince, cet amateur opulent, qu'on appelle tout le monde. Alors se formeront des associations puissantes, capables d'ouvrir aux artistes une vaste carrière, de leur donner des monuments à construire, des murailles à couvrir de cette grande peinture que rêvait Géricault sur son lit de mort, des jardins immenses à peupler de statues, des palais à remplir de tout ce qui rappelle les victoires de l'esprit humain et l'image de la beauté, etc.[12]. Celui qui traçait ces lignes quand déjà le Gouvernement provisoire n'existait plus, avait été nommé Directeur des Beaux-Arts, le 5 avril, sous le Gouvernement provisoire, et sur la désignation expresse de plusieurs artistes, parmi lesquels figuraient des noms éminents[13]. Aussi, bien que l'éloge d'un frère par son frère puisse paraître manquer d'autorité, peut-être me sera-t-il permis de dire que le choix de M. Charles Blanc fut un des bons choix faits par M. Ledru-Rollin ; et je ne crains pas d'être démenti par les artistes, en ajoutant qu'il ne leur arriva jamais d'avoir affaire, sous la monarchie, à un directeur des Beaux-Arts plus soucieux de leur bien-être, plus jaloux de leur dignité, plus prompt à chercher le talent, plus délicat enfin et plus respectueux dans la manière de le protéger. Ses titres, du reste, ne consistaient pas seulement dans son dévouement aux principes de la République : élève de Calamatta pour la gravure, élève de Paul Delaroche pour le dessin, il avait consacré sa vie entière à l'étude de l'art, qu'il embrassa de bonne heure avec une ardeur passionnée. Emule et ami de M. Thoré, qui s'était fait dans la critique d'art une place si haute, Charles Blanc, dès avant 1848, se trouvait avoir publié des travaux importants, dans un style plein de charme ; et il avait commencé sa grande Histoire des peintres de toutes les écoles. Sa compétence était donc bien établie, et son passage à la Direction des Beaux-Arts la confirma. Ce fut lui qui eut l'heureuse idée de faire donner aux artistes, à titre de récompenses nationales, de magnifiques porcelaines de Sèvres, proie réservée jusqu'alors à toutes sortes de personnes qui n'y avaient aucun droit : attachés d'ambassade, femmes bien en cour, etc. Ce fut encore lui qui songea à employer !e fonds des ouvrages d'art à faire graver des fac-simile d'après les dessins des maîtres qui sont au Louvre : innovation féconde et qui a eu pour effet de répandre beaucoup en France le goût du dessin. Je pourrais grossir cette énumération, s'il ne s'agissait pas de mon frère : qu'il me suffise de rappeler combien vif et général fut le regret que sa démission, née de causes politiques, laissa parmi les artistes[14]. Un beau décret de M. Ledru-Rollin fut celui-ci : Le Ministre de l'Intérieur, Considérant que, si l'Etat doit au Peuple le travail qui le fait vivre, il doit aussi encourager tous les efforts tendant à le faire participer' aux jouissances morales qui élèvent l'âme ; Considérant que les représentations des chefs-d'œuvre de la scène française ne peuvent que développer les bons et nobles sentiments ; Sur l'offre faite par le citoyen Lockroy, commissaire du Gouvernement près le théâtre de la République ; Vu le rapport du Directeur des Beaux-Arts[15], arrête : Le Commissaire du Gouvernement près le théâtre de la République est autorisé à donner gratuitement et à des époques rapprochées des représentations nationales ; Ces représentations seront composées des ouvrages des maîtres de la scène française, interprétés par l'élite des artistes du théâtre. Dans les entr'actes, des masses musicales exécuteront des airs et des chants nationaux. La salle sera divisée en stalles numérotées ; chaque stalle aura son billet. Ces billets seront envoyés par portions égales et par coupons de deux places aux douze Municipalités de Paris, à l'Hôtel-de-Ville et à la Préfecture de policé, pour être distribués dans les ateliers, les clubs, les écoles, aux citoyens les plus pauvres. Là, ils seront tirés au sort[16]. J'ai assisté à quelques-unes des représentations gratuites qui eurent lieu en vertu de ce décret, et je me plairais à décrire l'impression profonde qu'elles firent sur moi, si je n'aimais mieux laisser parler, sur ce point, un auteur dont l'appréciation aura plus de poids que la mienne, cet auteur étant une femme d'un goût exquis, et habituée à toutes les délicatesses, à toutes les élégances de ce qu'on appelle la vie du grand monde : Jamais le progrès des mœurs ne fut plus sensible qu'à ces représentations populaires, où la politesse mutuelle, le silence, l'attention émue de cet auditoire en blouse et en veste, la vivacité et la justesse de ses applaudissements, le montraient accessible à toutes les nobles curiosités, passionné pour la vraie grandeur, pénétré de ce respect des maîtres et de ce respect de soi, qui est la marque certaine du sens moral[17]. A Paris, le Ministre de l'Intérieur s'appuyait sur la Préfecture de police. Il me semble avoir encore là, devant les yeux, le tableau qui s'offrit à ma vue la première fois que je mis le pied à la Préfecture de police. Quelle métamorphose ! Ce n'était plus cette caverne sombre où régnait, sous l'ancien régime, le silence des tombeaux, et où l'air qu'on respirait était chargé de soupçons, de défiance, de haine. Le sinistre sergent de ville avait disparu, et l'on n'avait pas à craindre de coudoyer, en passant, un de ces espions en habit noir, aux regards fauves, à l'âme louche, qui sont l'opprobre de la civilisation placée sous leur dégradante protection, et le déshonneur du gouvernement qui les emploie. En février 1848, la Préfecture de police ne présentait point l'aspect qu'elle avait eu sous Louis-Philippe. Ce n'était pas un antre, c'était un corps de garde. La nuit tombait, quand j'arrivai ; mais, à la lueur des torches allumées çà et là, j'aperçus une foule de gens qui allaient et venaient. La cour principale, les escaliers, les salles, étaient remplis d'hommes à la physionomie énergique, joviale et franche. Ils portaient autour du cou des cravates de laine rouge, et, autour des reins, des ceintures rouges de même étoffe. Les uns fumaient, les autres étaient étendus sur des lits de camp ; j'en entendis qui juraient d'une façon très-militaire, ma foi, et, s'il faut tout dire, plus d'un mot équivoque frappa mon oreille. Certainement, la scène, prise dans son ensemble, était de nature à offenser le dandysme d'un habitué de boudoir, mais elle n'avait rien de répulsif. Un air de bonne humeur et de bonté rude demandait et obtenait grâce pour ce qu'il y avait d'un peu risqué dans le langage et la désinvolture de ces lurons en cravates rouges. Leur bruyante animation était cent fois moins effrayante que le calme assassin des fantômes qu'ils avaient remplacés, et les armes de toute espèce dont ils faisaient étalage ne réveillaient en aucune sorte cette idée de meurtre qui s'attacha si longtemps à l'épée mince du sergent de ville. Je vais au secrétariat général, et je me trouve en présence d'un homme aux membres herculéens, au cou de taureau et à la taille gigantesque, rendue plus remarquable encore par la petitesse delà tête ; avec cela des manières d'une aménité parfaite, un son de voix très-doux, un extérieur plein de bonhomie, et, en même temps, un regard dont l'éclat à demi voilé révélait à l'observateur attentif un mélange extraordinaire de souplesse et d'énergie, d'élans excentriques et de prudence, de finesse et de rondeur. On devine que je veux parler de M. Marc Caussidière. Le 24 février, à la tête de quelques ouvriers venant des barricades, il avait marché à la Préfecture de police, où. ne prenant ordre que des événements, il s'était constitua le gardien de l'ordre public, sauf ratification ultérieur du Gouvernement provisoire. L'entrevue que j'eus avec lui me laissa l'impression qu'il était l'homme du rôle qu'il avait choisi. Du reste, il n'était pas un étranger pour moi Je l'avais connu dans les bureaux de la Réforme, dont il propagea l'influence avec beaucoup de zèle et un tact singulier. Lorsque, peu de temps avant la Révolution, nous allâmes, M. Ledru-Rollin, M. Flocon et moi, au banquet de Dijon, il nous accompagna, et, par les discours que nous lui entendîmes adresser au Peuple, nous pûmes juger qu'il possédait une sorte d'éloquence abrupte, fantastique, semée de citations contestables et d'expressions vulgaires, mais abondante, chaleureuse, surprenante de tours inattendus, et menant au but à travers une confusion apparente. La minorité du Gouvernement provisoire n'avait donc aucun motif pour ne pas soutenir M. Caussidière, dont, aussi bien, les actes, depuis le premier jour de son installation à la police, avaient tous été marqués au coin de l'utilité publique. Il s'occupa sans relâche et avec succès de l'approvisionnement des marchés, coupa court aux lenteurs de la routine officielle, pourvut à l'éclairage et à la propreté de la ville, fit revivre les règlements de police concernant la libre circulation sur la voie publique, et veilla d'une manière infatigable à la sécurité de tous. En réalité, ses services administratifs furent tellement appréciés, qu'ils lui valurent, en des circonstances critiques, même l'appui de la bourgeoisie[18]. De l'esprit de tolérance, de conciliation et de courtoisie qu'il apporta dans l'exercice de ses fonctions, il existe un témoignage curieux ; c'est la lettre suivante que M. Delessert, son prédécesseur, lui écrivit à la date du 29 avril 1848 : Monsieur le préfet, Je viens d'apprendre, par mes amis de Paris, la bienveillance avec laquelle vous vous êtes exprimé au sujet du très-petit séjour que madame Delessert a été faire à Passy, et le regret que vous avez témoigné de ce qu'elle ne s'était pas adressée à vous. Permettez-moi de vous en offrir mes remercîments. Je le' fais avec d'autant plus d'empressement, que c'est pour moi une occasion de vous dire combien j'ai été sensible à tous les bons procédés dont vous avez usé envers moi, en permettant, avec tant de bonne grâce, la sortie de la Préfecture de police, des effets, chevaux et autres objets qui nous appartenaient personnellement, à ma femme et à moi. Je suis heureux, monsieur le Préfet, de vous exprimer ma gratitude bien franche et bien cordiale. J'ai l'honneur de vous prier de recevoir mes sentiments de haute considération. GABRIEL DELESSERT[19]. Mais tout cela n'empêchait pas la majorité du Conseil de s'alarmer de la présence de M. Caussidière à la Préfecture de police. MM. Garnier-Pagès et Marrast, notamment, s'inquiétaient de voir un poste de cette importance confié à un homme qu'ils savaient n'être pas des leurs. Leur anxiété redoubla lorsqu'ils furent informés que M. Caussidière était entouré, à la Préfecture, d'une troupe de gens déterminés qui, au nombre d'environ deux mille, et sous le nom de Garde du Peuple, constituaient la seule force organisée qu'il y eût alors dans Paris. Divers expédients furent employés, d'abord pour l'évincer, puis pour le subordonner spécialement au Maire de Paris ; mais la majorité éprouva, dans le Conseil, une résistance dont il lui parut impolitique de ne tenir aucun compte. Le 13 mars, sur la proposition de M. Ledru-Rollin, il fut décidé, non-seulement que M. Caussidière resterait à son poste, mais qu'il ne relèverait que du Ministre de l'Intérieur. L'action du Préfet de police allait désormais se déployer sans contrainte, et l'édilité parisienne n'y perdit rien. Quant à la sécurité publique, jamais elle ne fut mieux protégée que par la vigilance des Montagnards de Caussidière, qui, pour nous servir de son propre langage, réussit bien véritablement à faire de l'ordre avec du désordre. Parmi ceux qui, le 24 février, avaient accompagné M. Caussidière à la Préfecture de police, était un pâle jeune homme, d'une nature tendre et excitable, d'une constitution faible, et dont l'âme, quoique douce, était capable d'une grande exaltation. Il venait de recueillir un riche héritage, et son premier soin fut de consacrer vingt mille francs à la propagation, des principes républicains. On a beaucoup parlé, dans le temps, d'un club armé dont le siège était l'appartement que Sobrier occupait au n° 16 de la rue de Rivoli. Il est très-vrai que ce club exista, et il l'est aussi que l'établissement d'une espèce de garnison dans une maison particulière, au milieu du quartier le plus tranquille de Paris, était un fait qui, absolument intolérable en des circonstances ordinaires, provoqua et dut provoquer, même alors, des plaintes nombreuses. Mais çà qui, à cette époque, n'était guère connu, et ce que, aujourd'hui encore on ignore généralement, c'est que les armes rassemblées dans la maison de Sobrier furent fournies par la Préfecture de police, à l'insu de la minorité du Conseil, sur une lettre émanée de M. de Lamartine[20]. Impossible de rappeler l'existence révolutionnaire de 1848, sans mentionner les clubs, assemblées quotidiennes ou hebdomadaires qui surgirent dans chaque quartier de Paris, et ouvrirent, par la parole, une carrière indéfinie à l'expansion de la pensée. Les deux clubs qui, à cette époque, fixèrent le plus l'attention, furent celui de la Société centrale, dirigé par M. Blanqui, et celui que M. Barbès avait établi au Palais-National, sous le nom de Club de la Révolution. J'ai entendu des partisans de M. Blanqui beaucoup vanter ses facultés intellectuelles, son ascétisme monastique son habileté à ouvrir des mines souterraines, et à manier les passions populaires, le pouvoir enfin que lui assure M sur certains nommes une vie solitaire, une façon de s'exprimer audacieuse et froide, des regards sombres, un visage amaigri. De la fidélité de ce portrait, je ne saurais répondre ; car, personnellement, je ne connais pas M. Blanqui. Quand vint la Révolution, je me trouvais ne l'avoir vu qu'une fois, et en passant. Je ne l'ai jamais revu depuis et n'ai jamais eu avec lui, directement ou indirectement, aucune relation. Ses vues relativement à l'organisation de la démocratie, je ne les connais pas davantage, et je ne sache pas qu'il ait jamais rien émis de formel à cet égard. Quant à M. Barbès, qui donc pourrait avoir suivi les événements de la France contemporaine, et ignorer quel grand rôle fut le sien ? Qu'il ait déployé, réunies au courage du chevalier et au dévouement du martyr, les qualités sérieuses et fortes de l'homme public, c'est à peine s'il est besoin de le dire, tant sa vie a parlé haut ! Mais ceux-là seuls qui l'ont approché savent que cet homme qui n'entra jamais en compromis avec l'injustice, ne plia jamais devant la force, n'hésita jamais devant le danger, ne se troubla jamais devant la mort, est, dans le commerce de la vie, d'une telle suavité de caractère et d'une telle séduction, que le connaître, c'est l'aimer. J'ai de lui des lettres qui sont de vrais chefs-d'œuvre de grâce, de sensibilité et de style ; quelques-unes, où il m'entretient de la France, sont d'une mélancolie si pénétrante, qu'elles arracheraient des larmes à bien des gens qui, sur la foi de calomnies abjectes, tressaillent au bruit de son nom. Si l'Histoire présente un exemple de dévouement continu, comparable à celui que fournit la carrière de Barbès, il est permis d'en douter. Lorsqu'il se mit, corps et âme, au service de la République, où sa haute intelligence vit, tout d'abord, non pas une forme de gouvernement plus ou moins bonne, mais un moyen de remédier aux calamités sociales dont le spectacle l'avait de bonne heure frappé et attristé, M. Barbès venait de compléter une éducation brillante ; il était jeune, beau et riche ; il avait un esprit cultivé, des manières attractives, et pouvait, conséquemment, prétendre à occuper dans l'ordre social actuel une position en rapport avec un aussi rare concours de qualités personnelles et d'avantages. Mais la mission qui lui était départie était celle du dévouement ; et, quoique la possibilité d'une rénovation sociale n'apparût encore que dans le lointain, il ne balança point à embrasser la cause de ceux qui souffrent, bien résolu à la servir jusqu'à son dernier souffle. Ses luttes, du temps de Louis-Philippe, je les ai racontées au long dans mon Histoire de dix ans. Ayant été vaincu dans cet effort, dont le résultat ultérieur devait être la Révolution de février, il ne songea point à se défendre, en présence des juges qu'on lui donna. Modeste et dédaigneux, il gardait le silence, lorsque, pressé de s'expliquer, il dit : Quand le sauvage Indien est vaincu, quand la fortune de la guerre l'a livré au pouvoir de ses ennemis, il n'a pas recours à de vaines paroles, il se résigne et présente sa tête à scalper. Le lendemain, M. Pasquier, président de la Chambre des pairs, n'ayant pas rougi de dire au prisonnier qu'il avait eu raison de se comparer à un sauvage, lui, répliqua avec un mépris calme : Le sauvage sans pitié n'est pas celui qui offre sa tête à scalper, mais celui qui scalpe. On le condamna à mort, sur une accusation — prouvée fausse[21]. — Ce qui était vrai, ce que M. Barbès ne niait pas, et ce qui fut le motif réel de sa condamnation, c'était la part prise par lui dans une insurrection ; le reste n'avait été imaginé que pour détourner de lui le vif intérêt qui s'attachait à son attitude héroïque. Vain artifice ! L'idée qu'une aussi noble tête allait tomber remplit le Peuple de tristesse. Les ateliers furent abandonnés, les barrières devinrent désertes. J'étais alors à Paris, et je vis de mes yeux trois mille étudiants s'avancer vers la place Vendôme, la tête découverte, et en deuil. Ils allaient à la Chancellerie demander la vie de Barbès. Grâce à cette imposante manifestation du sentiment public, et aussi, je le crois, à cette aversion pour le sang versé qui était une des vertus de Louis-Philippe, la sentence fut commuée, et M. Barbès jeté dans le cachot d'où la Révolution vint le retirer[22]. Il y avait passé neuf ans, lorsque, pour la première fois, il parut à l'Hôtel-de-Ville. Tous les membres du Gouvernement provisoire allèrent au-devant de lui, les bras ouverts. La captivité avait pâli son visage, creusé ses joues, dégarni ton front, altéré la flamme de son regard ; mais sa sérénité, la même après d'aussi rudes épreuves, n'en était que plus touchante et plus impressive. Il est aisé de comprendre de quelle popularité dut être entouré un club présidé par lui. Là se rassemblèrent en grand nombre les hommes les plus influents du parti républicain : M. Martin Bernard, l'ami intime de Barbès, le compagnon de ses périls et de ses souffrances ; M. Thoré, qui s'était fait une place si distinguée parmi les journalistes et dans le monde des arts ; M. Etienne Arago, frère de l'illustre astronome, et M. Emmanuel Arago, son fils, recommandables l'un et l'autre par un mérite qui leur était propre ; M. Greppo, l'ouvrier lyonnais, à la veille de devenir représentant du Peuple ; M. Proudhon, si célèbre depuis ; M. Landolphe, qui avait été activement mêlé à toutes les luttes du précédent régime, et que ses connaissances étendues, l'énergie de ses convictions, sa fermeté, son intelligence, appelaient naturellement auprès de M. Barbès. Là, chaque soir, en présence d'un auditoire nombreux, attentif et sympathique, on discuta les plus importantes questions de la science sociale et de la politique ; là, dans un langage généralement hardi mais sans âpreté, on développa toutes sortes de vues théoriques ayant trait à l'avenir de la France, et au bonheur de l'humanité, comme conséquence d'une stricte application des lois de la justice. Un autre club, très-fréquenté et très-bien tenu, était celui des Amis du Peuple, que M. Raspail avait établi dans la salle de la rue Montesquieu. L'influence politique de M. Raspail, son talent oratoire, et sa double réputation de médecin et de savant, firent courir à lui beaucoup d'auditeurs respectueux. Son club avait cela de particulier, que ce fut plutôt une école de scion ce et de philosophie qu'une arène ménagée à la discussion. J'avais pour auditeurs, a-t-il dit lui-même[23], mes malades guéris, mes disciples dévoués, mes vieux compagnons dans l'œuvre de s'instruire, de faire le bien et de souffrir. Indépendamment des principaux clubs, il y en avait une foule d'autres, correspondant à chaque nuance de l'opinion. Les phalanstériens se groupèrent autour de MM. Considérant et Cantagrel ; les communistes, autour de M. Cabet. Il y eut des clubs orléanistes ; il y eut des clubs légitimistes : témoin le club républicain de la Liberté de élections, que présida M. Viennet, et le club du Xe arrondissement, que présida M. de Vatimesnil. Politique intérieure, politique étrangère, impôts, amélioration du sort des ouvriers, éducation nationale gratuite, union des peuples, quelles questions ne furent pas soulevées et débattues dans ces ardents laboratoires de l'opinion publique ! Oh ! combien elle était rapide, alors, la fuite des heures ! Comme le cœur de chacun battait vite ! et quelles ailes de feu l'imagination émue prêtait aux conceptions de l'esprit ! La Révolution avait si profondément remué, au sein de la société, toutes les puissances de la vie, qu'en peu de jours le nombre des clubs ne s'éleva pas à moins de trois cents ; et, quoique les salles immenses des édifices publics eussent été mises au service d'assemblées populaires permanentes, de chacune de ces salles, chaque soir remplies jusqu'à suffocation, le Peuple débordait dans les rues avoisinantes ; de sorte que le fluide intellectuel qui s'en dégageait se communiquant de proche es proche, finissait par pénétrer même au fond de ces humbles demeures où les plus nobles facultés de l'homme avaient sommeillé si longtemps. Et ce qui aiguillonnait, ce qui alimentait cette curiosité féconde, c'était la presse, à laquelle l'abolition du droit de timbre avait donné le pouvoir de se multiplier à l'infini ; c'était la parole écrite, dont l'action s'exerçait avec tant d'empire et d'éclat par des écrivains tels que Michelet, Edgar Quinet, Lamennais. Eugène Sue, Félix Pyat, George Sand[24]. On devine qu'au milieu de cette vaste mêlée d'aspirations, de croyances, de sympathies ou d'antipathies, d'opinions et de vues diverses, dont rien n'entravait le développement, dont rien ne gênait l'essor, le Gouvernement provisoire, loué par les uns, fut déchiré par les autres. Si la majorité du Conseil avait l'appui du National, et la minorité celui de la Réforme, où le talent de M. Ribeyrolles étincelait, combien d'autres feuilles poursuivaient le Gouvernement d'attaques furieuses ! Pas un de ses actes qui échappât à la censure amère de M. de Girardin, rédacteur en chef de la Presse ; pas un de ses mouvements que M. Proudhon ne fût prêt à dénoncer comme preuve de l'excellence de son système : l'anarchie. Et, quant à M. Lamennais, je l'ai dit, il tonnait alors contre le socialisme, auquel il rendit plus tard les armes. Ainsi ballotté sur les vagues de cette mer mugissante, quelle politique adopta le Gouvernement provisoire ? Le vit-on interdire la discussion, ordonner le silence l'épée à la main, trembler à l'idée d'une observation critique, pâlir devant l'ombre d'une allusion, faire pacte avec la nuit ? Non. Le Gouvernement provisoire était si convaincu de sa force morale, si fier de ses bonnes intentions, si plein de confiance dans l'appui spontané du Peuple, que, loin de craindre la lumière, — crainte qu'il faut laisser aux malfaiteurs, — il mit ses soins à protéger la liberté de ses plus violents ennemis. L'imprimerie de M. Emile de Girardin ayant été menacée par un groupe d'hommes qu'exaspéraient les attaques systématiques et sans frein de la Presse contre les serviteurs officiels de la République, M. Caussidière se hâta d'envoyer ses Montagnards au secours de qui les décriait, et M. Ledru-Rollin courut, de sa personne, préserver de toute atteinte cette liberté d'écrire dont M. de Girardin usait si impitoyablement à notre égard. Un fait semblable eut lieu au Luxembourg ; Quelques délégués m'étant venus dire que beaucoup de leurs camarades s'irritaient de notre persistance à tolérer les calomnies du Constitutionnel, et que, dans ce moment-là même, une foule d'ouvriers, inondant la cour du palais, ne parlaient que de marcher droit aux bureaux du Constitutionnel, pour le sommer d'être juste, je sortis à la hâte, fis placer au milieu de la cour une table sur laquelle je montai, et mis tant de véhémence à les détourner de leur projet, qu'ils y renoncèrent. Il existe, au surplus, un témoignage officiel et décisif de la confiance du Gouvernement provisoire dans les sympathies de la nation : c'est la proclamation qu'il publia, le 20 avril, concernant les clubs. Elle commence par ces mots : La République vit de discussion et de liberté, et finit par ceux-ci : La meilleure sauvegarde de la liberté, c'est la liberté[25]. Et, du reste, la licence accordée, soit aux clubs, soit à la presse, eut, avec quelques inconvénients, inséparables des choses humaines, des avantages dont l'avenir recueillera le fruit. Les questions à l'étude, qui mirent en fureur les égoïstes, ne furent pas sans inquiéter un certain nombre d'esprits sincères ; une agitation factice reçut de dangereux encouragements ; la tendance à innover se manifesta quelquefois sous des formes ridicules ; il y eut force déclamations, et des aliments peu substantiels ou malsains furent offerts à la curiosité publique. Mais des problèmes d'un intérêt suprême s'éclairèrent d'un jour inattendu ; la pensée se fraya vers la vérité des routes nouvelles et entrevit la justice à l'horizon ; à côté d'idées vaines ou chimériques, il s'en produisit d'autres que la raison put ajouter à son domaine ; en un mot, le sol fut labouré à une grande profondeur, dans toutes les directions, et il y tomba une semence que rien désormais ne saurait détruire, qui croit en silence, et donnera, quand l'hiver sera passé, une moisson dont la richesse étonnera l'Europe. |
[1] On trouvera dans le Moniteur tous les décrets relatifs à ces réformes, avec des préambules qui en expliquent la portée et disent le sentiment qui les dicta.
[2] Moniteur du 18 avril 1848.
[3] Il y a publié un livre très-intéressant et plein de recherches savantes : la Vie de Haendel.
[4] Moniteur du 5 mars 1848.
[5] A Year of Revolution in
Paris, t. I, p. 228.
[6] A Year of Revolution in
Paris, t. I, p. 239.
[7] A Year of Revolution in
Paris, t. I, p. 217.
[8] Voyez le Moniteur du 12 mars 1848.
[9] Voyez le Moniteur du 12 mars 1848.
[10] Voyez ce rapport dans le Moniteur du 10 avril 1848.
[11] Voyez le Moniteur du 18 mars 1848.
[12] Rapport sur les arts du dessin et sur leur avenir dans la République. Voyez le Moniteur, année 1848, n° 284.
[13] Voyez à ce sujet le Moniteur du 6 avril 1848, qui constate le fait d'une manière formelle. M. Garraud fut remplacé, si je ne me trompe, pour cette unique raison qu'il était sculpteur, et que la profession d'artiste est, à tort ou à raison, considérée par les artistes comme incompatible avec les fonctions de Directeur des Beaux-Arts.
[14] Je demande pardon au lecteur de m'être arrêté avec complaisance sur un sujet qui, personnellement m'est si cher. Mais il est juste de ne pas perdre de vue que la nomination de mon frère à la Direction des Beaux-Arts a été présentée par certains libellistes — de très-bas étage, il est vrai — comme un exemple de népotisme républicain, ce qui est absolument faux. Mon frère ne fut nommé que le 5 avril, et, je le répète, sur la désignation de plusieurs artistes éminents qui crurent devoir l'indiquer au choix du ministre.
[15] C'était alors M. Garraud.
[16] Voyez le Moniteur du 25 mars 1848.
[17] Histoire de la Révolution de 1848, par Daniel Stem, t. II, p. 350.
[18] On se rappelle qu'après le 15 mai 1848, accusé d e n'avoir. pas protégé, en sa qualité de préfet de police, l'Assemblée nationale, il donna sa démission, et en appela au scrutin. Le résultat fut que le club du Manège de la Chaussée-d'Antin, composé de conservateurs, l'accepta comme candidat, et qu'il fut élu représentant du Toupie par 147.000 votes.
[19] Mémoires de Caussidière, t. I, pp. 69-70.
[20] Voyez les Mémoires de Caussidière, auquel la lettre de M. de Lamartine fut adressée, t. II, p. 177.
[21] L'accusation calomnieuse à laquelle je fais allusion ici ayant eu cours en Angleterre, je crois de mon devoir de dire comment les choses se passèrent. Les soldats que, dans la journée du 12 mai, le capitaine Drouineau commandait faisant face aux insurgés, ceux-ci, selon les formes usitées en France, invitèrent la troupe à fraterniser : à quoi le capitaine Drouineau répondit par l'ordre de faire feu. Les insurgés alors répliquèrent par une décharge qui atteignit la capitaine. Tout cela fut odieusement défiguré dans l'acte d'accusation, lequel imputa à M. Barbès personnellement et transforma en trahison un malheur de la nature de ceux que tout combat entraîne...
[22] C'est pour nous un devoir de rappeler également la noble démarche personnelle de Victor Hugo auprès du roi pour obtenir la grâce de Barbès.
[23] Compte rendu du procès de M. Raspail, devant la haute cour de Bourges, 5 mars 1849.
[24] Victor Hugo ne se rangea que plus tard au parti de la Révolution ; toutefois, ses écrits, même antérieurs, étaient pleins d'aspirations socialistes, et républicaines. Sa lettre à Sainte-Beuve, datée de 1832, ne laisse aucun doute sur le fond de ses sentiments. La République proclamée par la France en Europe, ce sera la couronne de nos cheveux blancs. Qui pourrait dire aujourd'hui que ce vœu du grand poète ne s'accomplira pas ?
[25] Voyez le Moniteur du 20 avril 1848.