Le dernier budget de la monarchie. — Le déficit. — Encaisse existant dans les coffres de l'État le 24 février. — M. Goudchaux, ministre des finances. — Sa panique et sa démission. — Fausse interprétation donnée à sa retraite. — M. Garnier-Pagès lui succède. — M. Duclerc, sous-secrétaire d'État. — Création des comptoirs d'escompte. — Prêts sur dépôts par l'Etat. — Insuffisance de ces mesures. — Émeute de négociants pour demander la prorogation a trois mois de toutes les échéances. — Indulgence de lord Normanby pour ces agitateurs en habit noir. — Situation commerciale de Paris. — Conspiration des capitalistes et des riches pour paralyser le crédit public. — Dévouement et offrandes des classes populaires. — Les dépôts des caisses d'épargne convertis par Louis-Philippe en bons du trésor. — Affluence des demandes de remboursement. — Impossibilité d'y pourvoir. — Le ministre des finances fait décréter un emprunt de 100 millions. — Un mauvais vouloir systématique fait échouer la souscription. — Intensité de la crise. — M. Delamarre propose un impôt forcé sur les riches. — Plan financier présenté par le Luxembourg. — Théorie des banques. — Avantages d'une banque d'Etat. — Il était possible d'en créer une en 1848. — Moyens d'exécution. — Opposition de la routine. — Décret du 15 mars donnant cours forcé aux billets de banque. — Cet expédient ne sauve que la Banque de France. — Impôt des 45 centimes. — Discussion de cette mesure, au sein du Conseil. — Elle est adoptée et décrétée. — Ses désastreux effets. — Appel à l'équité de l'histoire.Dès le lendemain de la Révolution, le Gouvernement provisoire se trouva au bord d'un gouffre béant. Le budget de 1848 — c'était le dernier de la monarchie, et non, comme beaucoup de gens l'ont cru, le premier de la République — présentait, tout compris, un déficit de 652 millions 525.000 francs[1]. Les ministres de Louis-Philippe ayant, dans le court espace, de sept années de paix, ajouté une somme de 912 millions 329.328 francs au capital de la dette publique, ce capital, qui, le 1er janvier 1841, n'excédait pas 4 milliards 267.315.402 francs, s'élevait, le 1er janvier 1848, à 5 milliards 179.644.730[2]. Le Gouvernement monarchique s'était mis à aller à la banqueroute d'un pas si rapide, que, durant les derniers 268 jours de son existence, il avait dépensé, en sus du revenu ordinaire, 294 millions 800.000 francs, c'est-à-dire plus d'un million par jour[3]. Les bons du trésor avaient atteint le chiffre, jusqu'alors sans exemple, de 325 millions, et la dette flottante ne s'élevait pas à moins de 872 millions[4]. Maintenant, que contenaient, dans la matinée du 25 février, les coffres de l'Etat ? 57 millions, en valeurs de portefeuille, et, en numéraire, 135 millions, dont 127 millions à la Banque. Encore fallait-il distraire 73 millions de cette somme, pour le paiement du semestre de la rente 5 pour cent. Ainsi, comme l'a dit, avec toute l'autorité de faits et de chiffres incontestables, le ministre des finances du Gouvernement provisoire, M. Garnier-Pagès : Pour faire face aux échéances d'une dette flottante fabuleuse ; pour couvrir les dépenses courantes, qui s'élevaient à environ 125 millions par mois ; pour continuer les travaux publics ; pour secourir les ouvriers ; pour soutenir l'industrie et le commerce ; pour réorganiser nos forces de terre et de mer,.e Gouvernement de la République trouvait en tout dans les caisses de la monarchie, quoi ? Soixante-deux millions ![5] L'héritage avait de quoi effrayer. L'homme auquel on en confia d'abord le fardeau était un homme d'intégrité et de courage, mais le type de ces républicains formalistes qui résistent avec hardiesse à toute idée hardie et combattent énergiquement toute mesure énergique. Si la République n'avait dû être qu'un roi de moins, nul n'aurait été plus propre que M, Goudchaux à occuper, sous le Gouvernement provisoire, le poste de ministre des finances ; car à une haute probité il joignait de grandes connaissances financières et ce qu'il devait à sa longue expérience comme banquier. Malheureusement, — du moins, selon moi, — d'autres qualités encore étaient nécessaires, au lendemain d'une Révolution qui exigeait la destruction de tant d'abus et venait ouvrir à l'esprit humain tant de perspectives nouvelles. Dominé à son insu par le génie de la routine, et peu préparé par la nature de ses occupations quotidiennes à embrasser d'un regard calme l'étendue des besoins sociaux, la nouvelle que des conférences allaient avoir lieu au Luxembourg effraya M. Goudchaux outre mesure, et ses alarmes se convertirent en panique, lorsqu'il fut question de supprimer certains impôts devenus intolérables, et notamment le droit de timbre, taxe absolument inconciliable avec la liberté de la presse, et dont la portée funeste se peut définir par ces mots amers de Lamennais : Silence au pauvre ! Le 3 mars, dans une réunion à laquelle assistaient tous les membres du Gouvernement provisoire, sauf M. Flocon, alors malade, M. Goudchaux traça un émouvant tableau de la détresse financière du pays. Sa voix brisée, l'expression de son visage, le caractère sombre des détails où il entra, produisirent un tel effet de découragement, que M. de Lamartine, se penchant à l'oreille de M. Garnier-Pagès, lui dit avec une anxiété visible : Est-ce donc vrai, Garnier-Pagès ? Sommes-nous donc perdus ?[6] A la suite d'une délibération vraiment tragique, il fut décidé que, d'un cœur viril, on tiendrait tête au danger. Mais, le 5 mars, M. Goudchaux donna sa démission, et, comme la majorité du Conseil hésitait à l'accepter, il déclara que, si l'on insistait, il se brûlerait la cervelle. On le savait résolu ; on craignit la réalisation de cette menace : il fallut céder. Il a été prétendu par les amis de M. Goudchaux et, je crois, par M. Goudchaux lui-même, dans sa déposition devant la Commission d'enquête — de ceci je ne suis pas sûr, n'ayant pas le document sous la main — qu'une des causes de la démission du ministre fut la frayeur née de la promulgation audacieuse des doctrines du Luxembourg, Un simple rapprochement de dates prouvera combien cette allégation est erronée. La démission de M. Goudchaux eut lieu le 5 mars[7]. Mon premier discours au Luxembourg est du 30[8]. Il est difficile de concevoir comment la détermination de M. Goudchaux aurait pu être le résultat d'une propagande qui n'avait pas commencé quand cette détermination fut prise ! La réduction des heures de travail et l'abolition du marchandage, voilà les deux seules mesures par où se manifesta, antérieurement au 5 mars, l'action du Luxembourg. Or, on doit se rappeler que ces deux mesures furent adoptées — M. Arago, membre de la majorité du Conseil, et moi agissant ici de concert — dans une assemblée où les patrons vinrent s'asseoir à côté des ouvriers, après un examen de la question par les uns comme par les autres, et de leur accord mutuel. Les circonstances, du reste, étaient à cet égard si impérieuses, que, même avant l'ouverture des conférences du Luxembourg, les propriétaires du chemin de fer du Nord avaient dû réduire les heures de travail[9]. Et ce fait, c'est lord Normanby qui le constate. La vérité est que, lorsque M. Goudchaux se retira, il venait d'avoir recours, avec les meilleures intentions du monde, à un expédient qui trompa ses espérances. Pour dissiper les inquiétudes qu'éveillait dans le public l'état des finances, et voiler, autant que possible, les difficultés du moment, il avait annoncé que le Gouvernement payerait, dès le 6 mars, le semestre des rentes, dû seulement le 22[10]. Cet empressement à offrir ce qu'on ne demandait point parut suspect : les appréhensions, au lieu de s'évanouir, redoublèrent. Le ministère des finances ayant été offert à M. Garnier-Pagès, il accepta aussitôt, avec cette confiance en lui-même qui est un de ses traits caractéristiques, mais qui, dans la circonstance, dénotait un courage moral, véritablement noble. Ainsi que le général Cavaignac, M. Garnier Pages devait en partie sa position politique au grand rôle qu'un frère, enlevé par la mort, avait joué dans les luttes qui marquèrent le règne de Louis-Philippe. Quoique le bruit eût couru — bruit auquel il opposa un démenti formel et constant — qu'on l'avait vu, le 24 février, pencher du côté de la régence, nul doute qu'il ne fût sincèrement républicain ; mais il appartenait, lui aussi, à la catégorie de ceux qui, prenant le moyen pour le but, s'arrêtent à la République, ne comprenant point que, par elle, c'est à la régénération de la société elle-même qu'il s'agit d'arriver. Une aussi fausse appréciation du but définitif à atteindre ne pouvait qu'exercer une influence funeste sur les mesures à prendre. Mais le mérite de ces mesures mis à part, il est juste de reconnaître que M. Garnier-Pagès déploya dans l'exercice de ses difficiles fonctions une force de volonté, une activité soutenue, et, si je puis parler ainsi, une intrépidité intellectuelle qu'on aurait à peine attendues de lui, à en juger par l'expression maladive de son visage dans le cadre de ses longs cheveux, par sa taille frêle et par certains accès de vivacité nerveuse où se révélait l'ardeur de ion tempérament excitable. M. Duclerc, intelligence élevée, froide et ferme, fut appelé au poste de sous-secrétaire d'État, et eut à soutenir, en cette qualité, de concert avec M. Garnier-Pagès, l'édifice croulant des finances. Le premier acte du ministre eut pour objet de venir en aide à la bourgeoisie, qui retira effectivement de cet acte quelque bénéfice, et en eût retiré un plus considérable, si l'intervention de l'Etat ne se fût confinée dans des limites trop étroites. Au milieu d'une crise que des circonstances antérieures à la Révolution avaient engendrée, mais que la Révolution accéléra, des catastrophes commerciales étaient inévitables. Il advint donc qu'on put parler partout de faillites imminentes. Des établissements, jusqu'alors réputés fort solides, chancelaient ; des maisons de banque avaient déjà disparu dans la tourmente ; d'autres luttaient contre le torrent, mais avec des efforts qui semblaient n'attester que l'énergie du désespoir ; manufacturiers, commerçants, marchands de tous les degrés, étaient frappés de stupeur, et, les yeux tournés vers le Gouvernement provisoire, criaient au secours ! La Banque de France n'escomptant que des effets de commerce revètus de trois bonnes signatures, et le résultat le plus immédiat de toute crise étant une excessive contraction du crédit, impossible que le commerce ne se trouvât point dans un état de paralysie. Comme moyen de remédier au mal, on proposa d'établir des comptoirs nationaux pour l'escompte des effets de commerce à deux signatures, ces comptoirs n'étant point, d'ailleurs, autorisés à émettre des billets ayant cours de monnaie, et le papier escompté par eux devant être réescompté par la Banque de France. Cette proposition, adoptée, donna lieu au décret suivant : Dans toutes les villes industrielles et commerciales, il sera créé un comptoir national d'escompte, destiné à répandre le crédit et à l'étendre à toutes les branches de la production. Ces comptoirs auront un capital dont le chiffre variera suivant le besoin des localités. Ce capital sera formé dans les proportions suivantes : 1° Un tiers en argent par les associés souscripteurs ; 2° Un tiers en obligations par les villes ; 3° Un tiers en bons du trésor par l'Etat[11]. Il est à noter que les bons du trésor et les obligations des villes ne figuraient ici qu'à titre de garanties, réalisables seulement dans le cas d'un déficit. Conséquemment, le capital avec lequel les comptoirs nationaux allaient se mettre en mouvement devait, au fond, leur être fourni par des souscripteurs, en d'autres termes, par la classe même qu'il s'agissait de secourir ; et, sous ce rapport, il semble qu'on pouvait accuser d'inconséquence les auteurs de la mesure. La contradiction, cependant, était moins réelle qu'apparente. Quelque étendue que fût la crise, elle n'avait pas ' atteint toutes les fortunes ; à côté de ceux qui enfonçaient, il y avait ceux qui surnageaient ; et la question était d'amener ceux-ci à sauver ceux-là sans s'exposer à trop de risques. Ce qu'on faisait à l'égard du papier, on était naturellement conduit à le tenter à l'égard des marchandises. Des magasins généraux furent ouverts, et les détenteurs de produits furent invités, s'ils avaient besoin de secours, à aller déposer leurs marchandises dans ces magasins : dépôts dont la valeur vénale, une fois expertisée, devait servir de garantie au prêt d'une valeur équivalente, consenti par le comptoir national en faveur du déposant. Ici encore l'intention était bonne, mais le but fut manqué, faute d'ampleur dans les vues, et par suite de cette crainte aveugle, tranchons le mot, de cette crainte puérile qu'on avait de pousser jusqu'au socialisme. Il ne suffisait pas, en effet, d'autoriser les comptoirs nationaux à faire, s'ils le jugeaient à propos, des avances de fonds remboursables à une échéance déterminée, et cela sur dépôt de marchandises. Les déposants qu'on avait en vue seraient-ils en état de rembourser, le moment venu, les avances dont on leur offrait le bénéfice ? La plupart d'entre eux n'étaient-ils pas alors d'une solvabilité au moins douteuse ? S'ils ne payaient point aux échéances fixes, quelle autre ressource aurait le comptoir préteur que de vendre aux enchères publiques les produits déposés ? Et qu'attendre de cette ressource, lorsque chacun sait combien, même en temps ordinaire, les ventes aux enchères avilissent la marchandise qui en est l'objet ? Ces appréhensions étaient trop naturelles pour ne point paralyser l'action des comptoirs nationaux. Ils mesurèrent leur secours d'une main avare, et aux propriétaires de quelques produits privilégiés seulement ; de sorte que, si l'institution n'avorta pas complètement, son utilité, en tout cas, fut très-disproportionnée aux besoins et sans rapport avec les exigences de la situation. Tout autre eût été le résultat, j'en suis convaincu, si, comme cela fut proposé par le Luxembourg, le Gouvernement provisoire eût ouvert au public des entrepôts et des bazars destinés à la vente des produits déposés, et correspondant les uns avec les autres dans toute la France, chaque producteur, chaque manufacturier, admis à apporter à l'entrepôt les marchandises ou denrées, aurait reçu en échange un récépissé ou warrant, détaché d'un registre à souche et indiquant la nature de l'objet déposé, la quantité, la qualité, la valeur expertisée. Ce récépissé, transmissible par endossement, aurait donné droit à la propriété du dépôt, dont l'État aurait répondu, s'obligeant soit à le représenter en nature au porteur du titre, soit à en payer la valeur. Les ventes se seraient faites au comptant, à prix fixe, ou à crédit en cas de consentement formel de la part du déposant, qui aurait eu alors à répondre des frais de vente et de magasinage. Les récépissés, comme les titres de vente, auraient pu être donnés à la Banque en garantie des sommes avancées ; ils seraient devenus eux-mêmes une valeur négociable, un excellent papier-monnaie, le billet étant couvert par un gage positif, déterminé et expertisé, par un gage d'un prix courant très-facilement appréciable ; en réalité, ils auraient joué dans la circulation le même rôle que les warrants des docks en Angleterre. Pour se couvrir des frais, l'État aurait perçu, conformément à un tarif déterminé, un droit d'entrepôt, source féconde de revenus ouverte au trésor. Enfin, on aurait établi des bazars, organisés d'après des vues identiques, et qui eussent été aux entrepôts ce qu'est la boutique du détaillant au magasin du marchand en gros[12]. Les industriels soustraits à la tyrannie des spéculateurs, — un écoulement facile assuré aux produits de bonne qualité et d'un prix raisonnable, — les bases du crédit élargies, au moyen des récépissés, sur un terrain solide, — le consommateur délivré de la rançon ruineuse que lui impose la multiplicité des intermédiaires, — l'acheteur garanti contre la chance d'être trompé sur la qualité ou sur le prix, — l'avidité des fournisseurs de mauvaise foi déjouée par la connaissance que le public acquerrait du prix courant de chaque marchandise, — les opérations du commerce associées à une exposition permanente des richesses de l'industrie, tels étaient quelques-uns des avantages à recueillir de l'adoption du plan dont je viens de crayonner à la hâte les lignes principales. Mais l'adopter, ce plan, c'eût été entrer d'un pas résolu dans les voies d'une réforme sérieuse ; c'eût été tirer des embarras mêmes du présent le principe de grandes améliorations à venir- ; et, par malheur, la majorité du Gouvernement provisoire ne l'entendait pas ainsi. Au lieu de chercher à régénérer le commerce, à le purifier, à l'ennoblir, M. Garnier-Pagès ne songea guère qu'à écarter de la classe commerçante les conséquences logiques d'un ordre de choses dont la Révolution était venue éclairer d'une lumière si vive les vices et les dangers. Or, pendant qu'il s'ingéniait de son mieux à porter secours à la bourgeoisie, des hommes appartenant à la bourgeoisie étaient en train de préparer une émeute financière, tendante, chose incroyable ! à imposer au Gouvernement un décret qui autorisât la prorogation à trois mois de toutes les échéances. Si un pareil décret eût été rendu, quelles en eussent été les conséquences ? Comment le manufacturier, privé pendant trois mois des rentrées sur lesquelles il comptait, eût-il payé le prix des matières premières requises et le salaire de ses ouvriers ? Le long de cette immense chaîne d'obligations qui ne commence et ne finit nulle part, chacun étant plus ou moins créancier à l'égard des uns et débiteur à l'égard des autres, où se serait arrêtée la perturbation des rapports sociaux ? La circulation de la monnaie, aussi nécessaire à la vie de la société que l'est à la vie de l'homme la circulation du sang, eût été suspendue d'une manière soudaine et terrible. Adieu notre industrie au dedans ! adieu notre commerce au dehors ! Ce qu'on demandait, c'était, — M. Garnier-Pagès a eu bien raison de le dire, — c'était... la banqueroute universelle[13]. Eh bien, cette demande, si ruineuse pour ceux qui la faisaient, elle se produisit avec une sorte de furie. Le 9 mars, près de trois mille individus partirent de la Bourse, se dirigeant vers le siège du Gouvernement provisoire. Ils paraissaient tellement animés, ils proféraient de telles menaces, que le bruit d'une attaque contre l'Hôtel-de-Ville se répandit aussitôt dans Paris. Je ne me rappelle pas m'être trouvé auprès de M. Garnier-Pagès, au moment précis où, secondé de M. Pagnerre, il eut à soutenir ce choc inattendu ; mais je sais que leur attitude fut très-énergique et très-digne. La lutte se prolongea. Des paroles retentirent, qui touchaient à l'outrage. Un membre du Conseil reprochant aux plus emportés leur impatience égoïste, qu'il opposait à l'héroïque résignation des ouvriers : Vos ouvriers ! s'écrie l'un d'eux, hors de lui, nous les renverrons de nos ateliers, nous les jetterons sur le pavé, nous leur dirons d'aller vous demander du pain, et nous verrons s'ils se contenteront d'entendre vanter leur patriotisme ! Tout fut inutile. Un délai de dix jours avait été précédemment accordé, sous la pression de circonstances inouïes : les tumultueux visiteurs ne purent arracher au Gouvernement rien de plus. Ils venaient de se retirer, et le calme était rétabli dans l'Hôtel-de-Ville, quand les Écoles parurent, comme en bataille, sur la place de Grève. Les étudiants avaient appris que l'Hôtel-de-Ville était menacé, et ils accouraient, du fond du quartier latin, pour nous défendre. Arrivé moi-même à l'Hôtel-de-Ville sur ces entrefaites, j'allai au-devant d'eux ; je les remerciai, au nom du Gouvernement provisoire ; et ils se dispersèrent, au cri accoutumé de Vive la République ![14] Il est curieux de voir comment lord Normanby atténue le caractère de ces faits, qui étaient de notoriété publique, lorsqu'il tenait son journal : 11 mars. Il y a deux jours, le Gouvernement a eu à prendre une détermination bien sérieuse ; il a reçu une députation de personnes engagées dans diverses branches d'affaires, lesquelles venaient le prier de décréter un délai de dix jours dans le payement des échéances[15]. Jamais tant de miel ne coula de la plume de Sa Seigneurie. Il est vrai que l'émeute, ici, était en habit noir, et c'est aux blouses que lord Normanby réserve l'honneur de ses sévérités. La violence de la crise ne faisant que s'accroître, il y fallait apporter remède, et promptement. Des trois signes d'échange avec lesquels la circulation s'opérait en France : le numéraire, le billet de banque, et le papier-monnaie individuel, le premier se cacha aussitôt après la Révolution, le second fut menacé, le troisième disparut. Non, je le répète, que la -Révolution eût créé le mal, elle ne fit que le révéler. Il y avait longtemps déjà, bien longtemps, qu'une lettre de change, jetée dans la circulation, avait cessé de signifier la transmission réelle par un vendeur de bonne foi à un acheteur sérieux, d'un produit de valeur égale à celle portée sur la lettre de change. Il y avait longtemps qu'une tourbe de spéculateurs sans honneur et sans solvabilité avaient rempli les canaux de la circulation d'une masse de papier qui ne répondait à rien. La Révolution éclatant, l'alarme fut donnée ; la défiance acquit des yeux de lynx ; on pénétra au fond de beaucoup de manœuvres qui, jusqu'alors, avaient échappé à l'attention des parties intéressées ; on découvrit qu'un grand nombre de maisons commerciales ne vivaient que d'une vie factice, et qu'une masse énorme de papier reposait sur un capital purement imaginaire. La conséquence était fatale : toutes les transactions qui s'accomplissaient au moyen de ce signe d'échange s'arrêtèrent : immense désastre, si l'on considère qu'avant la Révolution de février, le papier-monnaie individuel, ainsi discrédité, ne représentait pas moins de 12 milliards dans les 15 milliards qui constituaient l'ensemble de la circulation, le numéraire n'y figurant que pour 2 milliards et demi, et les billets de banque que pour 400 millions. On devine le reste : dans les fonds de roulement des maisons de commerce ou d'industrie, le numéraire ne tenant qu'une très-petite place à côté des effets en portefeuille, ce fut un bouleversement général. Une foule de maisons qui, pour remplir leurs engagements, n'avaient qu'une quantité de numéraire insuffisante et une grande masse de papier inconvertible, sombrèrent. Ai-je besoin de dire combien l'établissement des comptoirs nationaux était un faible remède, en présence d'un tel mal ? La question, d'ailleurs, était de savoir si les actionnaires se présenteraient ; et l'empressement, il faut bien-le dire, ne fut pas remarquable. Le montant des actions, fixé, pour le comptoir de Paris, à 6 millions 666.000 frans, atteignait à peine, au commencement d'août, la somme de 4.051.804 francs. Et ce qui rendait l'aspect de la crise plus alarmant encore, c'était la conduite de ceux des riches dont la Révolution avait heurté les préjugés, inquiété l'égoïsme, ou blessé l'orgueil. On en vit qui, par une manœuvre indigne, dont le faubourg Saint-Germain avait donné l'exemple sous le règne de Louis-Philippe, se mirent à couper court à leurs dépenses, vendant leurs équipages et leurs chevaux, renvoyant leurs domestiques, et se condamnant à une économie qui ne pouvait manquer d'être mortelle à une multitude de travailleurs et de travailleuses : joailliers, tailleurs, peintres, sculpteurs, couturières, modistes, tous ceux à qui l'art et le luxe assurent un morceau de pain ! Lord Normanby n'a rien négligé de ce qui était de nature à assombrir l'énumération des résultats matériels de la Révolution : pourquoi s'est-il abstenu d'indiquer les vraies causes ? Et pourquoi n'a-t-il pas ajouté, par manière de contraste, que le peuple, victime de cette conspiration de boudoir et de salle à manger, déployait, pendant ce temps, un enthousiasme patriotique à l'épreuve de la faim, et un pouvoir de souffrir, presque incroyable ? Car, alors, comme aux jours de la première Révolution, quand la patrie fut proclamée en danger, on vit de pauvres ouvriers courir porter à l'Hôtel-de-Ville une partie de leur salaire, si péniblement gagné ; et des filles du Peuple vinrent offrir au Gouvernement provisoire leurs bagues, leurs boucles d'oreilles ; et des femmes du Peuple allèrent jusqu'à mettre à sa disposition leurs cadeaux de noces ! Nombreuses furent les offrandes de ce genre ; et, lorsque luiront des jours meilleurs, l'histoire ne rappellera pas sans attendrissement que, pour recevoir les présents du pauvre, en des heures bien cruelles pour lui cependant, il fallut instituer une commission à la tête de laquelle furent deux hommes tels que Béranger et Lamennais. La valeur de ces présents ne fut sans doute pas proportionnée à leur abondance ; et à cela, quoi d'étonnant ? Ils venaient de l'atelier ou de la mansarde ; mais, bien que d'une importance financière fort minime, ils attestèrent le dévouement auquel un peuple est capable de s'élever, lorsque le souffle puissant de la liberté a passé sur lui. Un trait manquerait à ce tableau, si j'oubliais l'épisode des caisses d'épargne. Des 872 millions qui constituaient la dette flottante, vf>5 millions appartenaient aux caisses d'épargne. Or, le gouvernement de Louis-Philippe se trouvait avoir immobilisé, soit en actions de canaux, soit en rentes, la plut, grande partie des dépôts. La crise ne se fut pas plutôt déclarée, que les déposants, saisis d'effroi, coururent au remboursement. Terrible extrémité ! L'argent manquait, et le ministre des finances était aux abois. Il proposa de rembourser à chaque déposant une somme de 100 francs, et d'offrir le payement du solde de leur compte à ceux qui l'exigeraient : moitié en rentes 5 pour cent au pair, moitié on bons du trésor. Le 5 pour cent était alors à 77 ; les bons du trésor perdaient considérablement ; la situation faite aux déposants était donc assez dure pour-provoquer de leur part des protestations orageuses. M. Garnier-Pagès avait eu la main forcée par les circonstances, et les difficultés de sa position n'ont peut-être pas été assez présentes à l'esprit de ses inexorables censeurs ; mais il n'en — est pas moins vrai que les déposants auraient pu lui dire : Comment ! nous sommes, nous, de pauvres gens accoutumés à vivre au jour le jour, et dont les petites épargnes, ramassées sou par sou, sont le fruit de longues privations, courageusement endurées ; et lorsque nous venons réclamer la restitution d'un dépôt sacré, d'un dépôt confié à la bonne foi du gouvernement, à son honneur, vous nous ajournez, vous qui avez payé le semestre des rentes, à heure dite, avec une exactitude scrupuleuse, à d'autres créanciers de l'État, bien plus riches que nous pour la plupart, et qui, eux, étaient en mesure d'attendre ! Oui, voilà le langage qui aurait pu être tenu. Eh bien, nulle plainte ne s'éleva du milieu des malheureux que la mesure frappait. Le peuple souffrit en silence, fier de souffrir pour la République. Il y en eut même qui n'hésitèrent pas à aggraver leur position par une générosité d'un caractère héroïque. M. Garnier-Pagès reçut la lettre suivante, spécimen de beaucoup d'autres qu'il serait trop long de citer ici : Vous allez avoir besoin d'argent. Permettez à un pauvre ouvrier qui, comme le dit Lamartine, est dévoué â la République, tête, cœur et poitrine, de pouvoir ajouter le mot et biens. J'ai pour toute fortune 500 francs à la caisse d'épargne. Soyez assez bon pour m'inscrire le premier pour une somme de 400 francs, que je tiens à votre disposition, trois jours après votre demande. Que la patrie me pardonne si je garde 100 francs pour mes besoins ; mais, depuis six mois, je suis sans travail[16]. Ces élans extraordinaires d'enthousiasme et ce dévouement des classes pauvres firent tomber le ministre des finances dans une illusion dont on se sent à peine le courage de le blâmer. Il eut foi au succès d'un emprunt, et d'un emprunt contracté à des conditions évidemment désavantageuses au prêteur. Il ne voulut pas croire possible que, pendant que les pauvres, se saignaient les quatre veines, des hommes placés dans une situation fortunée-assistassent sans un battement de cœur au spectacle de la France en détresse. Car ce n'était plus de telle ou telle forme de gouvernement qu'il s'agissait maintenant : c'était de la France ; et lorsque, par l'organe du ministre des finances, elle criait aux banquiers, aux gros propriétaires, aux capitalistes opulents : Voici venir la banqueroute ; aidez-moi à écarter le spectre ; la monarchie, que vous la regrettiez ou non, nous a mis au bord d'un gouffre : aidez-moi à le combler ou à le franchir, que signifiait ce langage, sinon : Le vaisseau qui vous porte enfonce ; vous risquez de périr, tous tant que vous êtes : aidez nous à vous sauver ? Le patriotisme, grâce au ciel ! n'est pas confiné, en France, dans la mansarde et dans l'atelier. La République, je l'ai dit, avait gagné à sa cause, par sa modération, plus d'une intelligence rebelle ; la magnanimité du Peuple avait fait nombre de convertis ; et des preuves de bon vouloir nous arrivèrent de chaque classe de la société. Mais, en matière d'emprunts, le succès dépend presque toujours du vent qui souffle à la Bourse. Or, les princes de l'agio étaient ligués contre la République ; ils avaient juré au fond de leur cœur de la détruire, et cela, coûte que coûte, sachant bien que, si la République se maintenait et portait ses fruits naturels, c'en était fait de leur règne. Entre eux et la République, régime de moralité, la lutte ne pouvait être que décisive. Prétendre se les concilier était puéril ; rechercher leur appui était dangereux. C'est sur quoi les membres de la majorité du Conseil prirent plaisir à s'aveugler, tant l'ombre d'une innovation les faisait tressaillir, tant ils nourrissaient avec complaisance le fantastique espoir d'accomplir une révolution en dehors des éléments révolutionnaires ! Donc, le 9 mars 1848, M. Garnier-Pagès annonça un emprunt de 100 millions à 5 pour 100 au pair[17], les fonds étant alors à 77. C'était demander aux capitalistes d'acheter de l'État, au prix de 100 francs, une rente qu'il leur était loisible de se procurer sur l'heure, au prix de 77 francs seulement. Le succès de ce romantique appel à l'esprit public des hommes d'argent dépendait de l'exemple que donneraient les régulateurs habituels du monde financier. Aussi l'emprunt proposé échoua-t-il : à la fin du mois, les souscriptions montaient à 500.000 francs ! Le jour même où la liste des souscriptions avait été ouverte, M. Garnier-Pagès avait obtenu du Gouvernement provisoire l'autorisation d'aliéner : 1° les diamants de la couronne — propriété de la nation, et dont la couronne n'avait que l'usufruit — ; 2° les terres, bois et forêts tenant de l'ancienne liste civile ; 3° une portion des. forêts nationales, d'une valeur n'excédant pas 100 millions[18]. Bien qu'aucun gouvernement antérieur ne se fût fait scrupule de toucher aux forêts nationales, le Gouvernement provisoire répugnait beaucoup, à cette mesure ; d'abord, parce qu'il trouvait très-dur d'avoir à vendre à vil prix une propriété de la nation, et ensuite, parce qu'il y avait un inconvénient grave à étendre ee système de déboisement qui n'avait déjà que trop de fois changé les rivières en torrents et exposé les vallées aux ravages des inondations. Il fut conséquemment convenu qu'on n'aurait recours à la mesure susdite qu'à la dernière extrémité ; et c'est ce que donnait à entendre le préambule du décret[19], qui, en fait, ne fut jamais appliqué. Tout cela ne remplissait pas les coffres publics. Suivant l'énergique expression de M. Garnier-Pagès, l'argent s'écoulait comme l'eau d'une écluse ouverte. Chaque matin, le directeur du mouvement général des fonds, ou le caissier central, allant au ministre, lui disait : Monsieur le ministre, nous pouvons encore vivre quinze jours douze jours, dix jours... huit jours[20]. Chaque heure, chaque minute, nous rapprochaient ainsi de la mort, qui se dressait là, en face, à deux pas de nous. Et quelle mort ? Celle de tous ! La chose était si évidente, que, même parmi les ennemis les plus emportés de la République, quelques-uns s'en émurent. Ce qui suit le prouve. Un jour, au Luxembourg, j'appris que M. Delamarre désirait me voir. M. Delamarre était un banquier très-connu, et, si je ne me trompe, le fondateur de la Patrie, journal réactionnaire à l'excès. Que pouvait-il me vouloir ? J'ordonnai qu'on le fit entrer ; et voici ce qu'il me dit, en substance : Je n'ai pas besoin, monsieur, je pense, de vous informer que je ne suis point des vôtres et que la République n'a point mes sympathies. Cependant, je sens que, dans la crise présente, il y va de l'intérêt de chacun de soutenir le Gouvernement provisoire. S'il tombe, qu'arrivera-t-il ? Je frémis d'y penser. J'ai donc pris, monsieur, la liberté de vous venir voir, pour vous soumettre une idée que je crois de la plus haute importance. Le Gouvernement ne peut ni se sauver, ni sauver les autres, qu'à la condition de trouver de l'argent, et, pour en trouver, il faut qu'il le cherche où il est : chez les riches. Tous mes confrères n'examinent vas la question du même point de vue que moi, et il en est d'assez aveugles pour ne pas comprendre qu'en ce moment la ruine du Gouvernement provisoire serait leur propre ruine. Eh bien, il faut les sauver malgré eux, et vous le pouvez, en ne craignant pas de laisser peser sur eux le poids du pouvoir dictatorial dont les événements vous ont investis. Ainsi, ce que M. Delamarre conseillait, c'était une contribution forcée sur ceux de sa catégorie. Était-il sincère en cela ? Je crus qu'il l'était, et je le crois encore. Mais, si j'ai été bien renseigné, M. Garnier-Pagès, auquel il adressa le même conseil, n'y vit qu'un piège, tout entier qu'il était à la crainte de heurter de front ceux qu'il avait conçu l'espoir de gagner à force de ménagements et de douceur. Il fallait, pourtant, prendre un parti définitif. Et lequel ? L'emprunt volontaire n'avait pas réussi ; un emprunt forcé n'était pas du goût du Gouvernement ; le décret relatif à la vente d'une portion de la propriété nationale n'était, au fond, qu'un expédient pour ranimer la confiance par un étalage des ressources qui restaient à la France, en cas d'extrême nécessité. Restait l'impôt. Mais, soit qu'on eût recours aux taxes indirectes, qui tombent si lourdement sur l'ouvrier, soit qu'on préférât une augmentation des taxes foncières, si odieuses aux paysans propriétaires,- on était également sûr d'exposer la République aux malédictions de ceux au nom et pour le bien de qui elle s'était établie. D'où la nécessité de s'ouvrir des routes nouvelles, n'est ce que, de toutes parts, on criait au Gouvernement provisoire ; et, quant à moi, je ne dissimulai pas combien je jugeais contradictoire et fatale d'application de procédés ordinaires à des circonstances extraordinaires. J'exposerai, plus loin, le plan financier que, d'après mon opinion, il eût été convenable d'adopter ; mais, pour mettre le lecteur en mesure de bien apprécier les choses, il faut d'abord que je rappelle quelques-uns des traits caractéristiques de la crise. Le soir du 15 mars, M. d'Argout se présenta au ministère
des finances, accompagné des sous-gouverneurs de la Banque. L'agitation de
ces messieurs était extrême : on le voyait assez à l'expression de leurs
visages. M. d'Argout déclara que la Banque était en état de siège ; qu'une
foule animée inondait les avenues de l'établissement ; que l'inapaisable
anxiété des porteurs de billets avait atteint son extrême limite ; que la Banque
était au moment de n'avoir plus un écu à donner en échange de son papier. Nous n'avons, dit-il en terminant, que 63 millions dans les départements, où la terreur va se
répandre ; ici, nous avons 59 millions, sur lesquels nous vous en devons 45,
qui vous sont indispensables pour payer l'armée, vos ouvriers, vos services.
Nous sommes perdus[21]. De fait, dans l'intervalle du 24 février au 15 mars, le montant des espèces à la Banque était tombé de 140 millions à 59 millions, dont 45 étaient dus au Gouvernement ; de sorte que, pour faire face à 264 millions de billets en circulation et à 81 dus par suite d'autres engagements, la Banque avait, quoi ? 63 millions dans ses succursales de province, et 14 millions dans Paris ! A cette nouvelle, la majorité du Gouvernement provisoire fut frappée de stupeur. Si la Banque croulait, qu'allait devenir le vieux système financier dont elle était l'arcboutant ? Et les suites ? Une fois la porte de l'escompte brusquement fermée sur eux, que deviendraient les marchands et les manufacturiers encore debout ? La liquidation de la Banque, n'était-ce pas la mort du crédit ? Oui, sans doute, si, sur les ruines de cette institution, on n'en élevait aucune autre d'un mérite supérieur. L'occasion s'offrait d'elle-même ; que ne s'empressait-on de la saisir ? Le salut de la Révolution était là. Mes idées sur ce point, les voici en peu de mots : Si l'on prend la peine d'approfondir les causes des crises commerciales et des désastres qu'elles enfantent, l'on trouvera que la principale est dans ce fait, que les dispensateurs exclusifs du crédit sont de simples individus, ou des établissements tels que les banques, collections d'individus. Aussi, lorsque l'horizon s'assombrit, lorsque les signes précurseurs d'une perturbation sociale commencent à devenir visibles, et, plus encore, lorsque cette perturbation se déclare, les dispensateurs individuels du crédit, tremblant de perdre leur argent, coupent court à l'escompte. Alors, celui qui ne touche pas ce qui lui est dû se trouve dans l'impossibilité de payer ce qu'il doit ; les faillites s'entassent sur les faillites ; les catastrophes engendrent les catastrophes ; le péril est partout, partout la ruine. Quand, au contraire, c'est l'Etat qui dispense, le crédit, si une crise éclate, l'État, loin d'être intéressé à s'abstenir, l'est à redoubler d'activité, son but étant, non de sauver ou d'accroître un capital qui lui est propre, mais de prévenir le ralentissement des affaires, afin que la levée des impôts ne soit pas entravée, la fortune publique mise en danger, et la circulation du sang dans les veines du corps social suspendue. Le lendemain d'une révolution est-il quelqu'un qui ait moins besoin qu'à l'ordinaire de manger, de boire, de se vêtir, de s'abriter, de vivre enfin ? Et chacun ne sait-il pas, le lendemain d'une révolution aussi bien que la veille, que là où le travail s'arrête, là aussi s'arrête la vie ? D'où vient donc, en de pareils moments, la stagnation des affaires ? De ce que les dispensateurs du crédit, au lieu de chercher à l'étendre, le resserrent ; en d'autres termes, de ce qu'ils agissent et ont intérêt à agir d'une manière diamétralement opposée à la conduite qu'en leur lieu et place l'État serait amené à tenir. Partant de ces principes, dont le spectacle déroulé devant moi ne me démontrait que trop la vérité, puisque, en 1848, le Gouvernement provisoire s'épuisait en efforts pour ranimer la confiance, que tout le monde autour de lui semblait travailler de concert à éteindre, j'allai droit aux conséquences logiques. Pourquoi, sans supprimer les établissements privés de crédit, n'en pas créer un qui eût un caractère national, et qui fît, au profit de tous, ce que la Banque de France est autorisée à faire, au profit d'un petit nombre d'actionnaires ? De cette sorte, le privilège de battre monnaie par l'émission de billets de banque serait retourné à l'État, qui n'aurait jamais dû s'en départir en faveur d'une compagnie particulière. D'autant qu'il est absurde de livrer entièrement à la merci d'intérêts privés la circulation, j'allais dire la respiration même du commerce. Et, lorsque je parle de battre monnaie, je n'exagère pas. Quelle est, en effet, la nature des opérations d'une banque de circulation ? Prenons la Banque de France, par exemple. Un négociant va lui offrir un effet de commerce, payable à une époque déterminée, et en échange duquel il reçoit, déduction faite du prix du service que la Banque lui rend, un billet admis à circuler comme monnaie. L'émission de ces billets est donc, à la lettre, la monétisation des effets de commerce qui, entre les mains de la Banque, leur servent de gages. Les banques de circulation font bien véritablement de la monnaie avec du papier. Est-ce là un de ces privilèges qu'on puisse sans inconvénient abandonner à de simples particuliers ? Que si nous y regardons de plus près, nous verrons que les bénéfices qui résultent de ce privilège pour ceux à qui il est conféré, sont le prix de services rendus à la société par l'agence, non de leur propre crédit, mais du crédit public. C'est ce que prouve de reste le mécanisme des banques. Chacun sait que les banques ne gardent jamais dans leurs caves une quantité d'espèces exactement correspondante à la valeur des billets émis. Réglant leurs escomptes sur la masse d'effets de commerce bien garantis qu'on leur apporte, et non sur la quantité de numéraire dont elles disposent, elles émettent toujours plus de billets qu'elles n'ont d'argent ; en d'autres termes, jamais tous les billets qu'une banque a lancés dans la circulation ne sont immédiatement convertibles en numéraire ; et, comme, néanmoins, ils rapportent tous également un intérêt à la banque, elle se trouve tirer un double profit de ceux qui, dans ses caves, ne sont représentés par rien. D'où vient cela ? d'où vient que le public accepte comme monnaie un papier dont il sait parfaitement qu'une partie ne repose sur aucune base métallique, et ne pourrait s'échanger contre du numéraire, s'il arrivait qu'à un moment donné, tous les porteurs de billets courussent à la banque en réclamer la conversion ? La réponse est bien simple, et il n'y en a qu'une de possible. Le public n'ignore pas que les billets de banque en circulation ont pour gage, outre la quantité plus ou moins considérable d'or ou d'argent dont la banque peut disposer, une valeur équivalente en effets de commerce ; et c'est parce qu'il a confiance dans la solidité de ces effets de commerce, qu'il reçoit les billets de banque dont ils sont le gage. La vraie garantie du papier de banque est donc, aux yeux du public, non pas l'encaisse, mais le portefeuille. La réserve métallique, ne répondant jamais qu'à une partie des billets en circulation, est un supplément de garantie, mais rien de plus. Sans la confiance qu'inspire le portefeuille, c'est-à-dire la solidité des commerçants dont il contient le papier, les billets ne circuleraient pas, ou circuleraient difficilement Ce qui les soutient, ce n'est donc pas le crédit particulier de la banque d'émission, c'est le crédit public. La conséquence de tout ceci est qu'il n'y a pas de raison pour que l'importante fonction de battre monnaie avec du papier soit abandonnée à de simples particuliers, comme récompense d'un service qu'il est si facile à la société de se rendre à elle-même, en organisant une Banque nationale, indépendante du pouvoir exécutif, et soumise au contrôle direct de la législature. Par ce moyen, non-seulement la société, prise dans son ensemble, recueillerait les profits immenses qui, aujourd'hui, se concentrent en un petit nombre de mains, mais la circulation cesserait d'être vassale de la spéculation privée, toujours si égoïste. Les directeurs de la Banque nationale étant des fonctionnaires publics et n'ayant aucun intérêt à élever le taux des escomptes, le maintiendraient au niveau le plus bas possible, et l'intérêt de l'argent baisserait, par suite, dans la généralité des transactions : bienfait inappréciable pour le commerce, l'agriculture, et tous les genres d'entreprises. On demandera, peut-être, comment l'établissement d'une Banque nationale eût été possible en février 1848, au milieu de la détresse où se trouvait le Gouvernement provisoire, et comment il se serait procuré la quantité d'espèces requises pour la réserve d'une pareille banque. Mais cette question suppose l'absolue nécessité d'une réserve. Or, quelque répandue que soit l'opinion contraire, j'estime que cette prétendue nécessité est complètement chimérique. On dit que les porteurs des billets en circulation doivent être garantis contre les pertes éventuelles de la Banque. On dit que les billets doivent être payables à vue en numéraire. Mais, en premier lieu, les chances de perte dont on parle ne sont, en réalité, qu'un danger imaginaire mis en avant pour fasciner les yeux du public. Quelles pertes la Banque de France a-t-elle encourues depuis qu'elle existe ? Aucune. Loin, de là, elle a toujours eu à distribuer à ses actionnaires des dividendes aussi certains que considérables. Les chiffres suivants peuvent se passer de commentaires. Les actions de la Banque de France, au pair, sont de 1.000 francs. Or, le 1er février 1848, elles étaient à 3.190 francs, et, en 1856, elles dépassaient 4.000 francs. Même au plus fort de la tourmente de 1848, c'est à-dire le 1er mars, elles étaient à 2.400 francs, et, au moment où, le visage pâle, le cœur ému, M. d'Argout venait de dire au ministre des finances : Nous sommes perdus ! les actions de la Banque à l'agonie étaient encore à 1.300 fr. — au-dessus du pair ! La vérité est que la Banque de France a toujours joué un jeu sûr. Ne prêtant jamais que sur effets de commerce parfaitement solides, sous la garantie de trois bonnes signatures, et pour un temps qui n'excède pas 90 jours, elle n'a jamais couru aucun risque, dans les circonstances ordinaires, et l'on ne voit pas pourquoi une Banque nationale en courrait davantage, si elle obéissait aux mêmes règles de prudence et ne prêtait que sur des garanties sérieuses. Quant à prétendre que les billets de banque ne circulent qu'à cause de leur convertibilité en numéraire au gré des porteurs, rien de plus, erroné j et la preuve, c'est que, la Banque de France ayant été autorisée à suspendre ses payements, et le cours forcé de ses billets ayant été décrété, ainsi que nous Talions voir, cette mesure extrême, loin d'achever de tuer la confiance, la ranima, et à tel point que, bientôt, le public se mit à préférer les billets à l'or ; que dis-je ! il y eut un moment où ils furent recherchés à prime ! Quoi de plus concluant ? La garantie véritable des billets n'est donc pas l'encaisse, ou réserve ; leur pouvoir de circuler ne dépend donc pas d'une manière absolue de leur convertibilité ; et, conséquemment, une Banque nationale, sans encaisse, eût été possible en 1848. Seulement, dans ce cas, et pour éviter la dépréciation des billets, conséquence inévitable de ; toute émission exagérée, deux conditions eussent dû être rigoureusement remplies. Il aurait fallu : 1° que la Banque s'astreignît à n'émettre qu'un papier garanti par un gage réel, connu, parfaitement déterminé ; 2° qu'elle s'engageât à accepter, à retirer de la circulation, les billets qu'on lui aurait présentés, en payant aux porteurs un intérêt égal au taux de l'escompte lors de l'émission ; moyen fort simple de faire revenir à la Banque les billets surabondants et de ne laisser dans la circulation que la quantité requise par les besoins. Conformément à ces données, le plan à suivre étai celui-ci : Instituer une Banque nationale, avec succursales dans les départements ; Former, de personnes choisies par les corps municipaux, les chambres de commerce, les syndicats, un conseil chargé de prendre des informations sur la solvabilité des emprunteurs et de, fournir tous les renseignements jugés nécessaires. Placer la Banque sous le contrôle direct de la législature, en ayant soin de la rendre indépendante du pouvoir exécutif. Déclarer les billets monnaie légale, en les garantissant, d'ailleurs, par des. gages facilement appréciables et solides, Astreindre la Banque nationale à recevoir et à retirer de la circulation les billets surabondants, à la charge par elle de payer aux porteurs qui les auraient présentés un intérêt égal au taux de l'escompte lors de l'émission. Établir des entrepôts dans lesquels chaque producteur serait appelé à déposer ses produits, contre un warrant constituant droit de propriété sur l'objet déposé, et pouvant, de la sorte, faire les fonctions, de papier-monnaie. Autoriser la Banque nationale à prêter sur ces warrants. Employer tous les profits de banque à grossir le budget du travail destiné à commanditer les associations ouvrières. Est-il nécessaire d'insister longuement sur les avantages d'un plan semblable ? La Banque nationale n'ayant aucun motif pour tenir élevé le niveau des escomptes, et ne pouvant avoir d'autre but que d'activer les transactions par le bon marché du signe d'échange, il en serait résulté une baisse générale dans l'intérêt de l'argent, attendu que la plus haute institution de crédit est celle qui fournit toujours la règle d'après laquelle les prêteurs conduisent leurs opérations. Au moyen des dépôts et de la transformation des produits en warrants aux mains du producteur, beaucoup de produits inertes auraient acquis une valeur négociable, et accéléré, en le fécondant, le mouvement de la circulation. Les profits de l'escompte, passant de quelques particuliers à l'Etat, lui auraient permis de favoriser d'une manière efficace l'introduction du principe d'association dans le travail et d'employer le prix des services rendus aux uns à préparer l'émancipation sociale des autres. Enfin, il est manifeste qu'une pareille banque aurait puissamment aidé le Gouvernement provisoire à surmonter la crise. Mais à l'adoption de ces vues il y avait un obstacle péremptoire : le fanatisme de la routine. M. Garnier-Pagès, dont toutes les idées rencontraient dans la majorité du Conseil une adhésion aussi empressée qu'aveugle, ne pensa qu'à une chose : sauver la Banque de France ; et il la sauva, en effet, parle décret du 15 mars, portant : Que désormais les billets de banque seraient reçus comme monnaie légale ; Que, jusqu'à nouvel ordre, la Banque de France était dispensée de l'obligation de rembourser ses billets en espèces ; Que, pour faciliter la circulation, la Banque était autorisée à émettre des coupures qui, toutefois, ne pourraient être inférieures à 100 francs, etc.[22]. Alors se produisit le phénomène auquel j'ai fait allusion plus haut : les billets de banque, après une dépréciation légère et presque insensible, regagnèrent le pair, et, bientôt, furent préférés à l'or ; quant aux actions de la Banque de France, elles montaient du coup, de 1.300 à 1.500 francs. Si donc M. Garnier-Pagès n'avait en vue que de sauver une institution impolitique, clef de voûte d'un système autour duquel se groupaient tous les ennemis de la République, impossible de nier qu'il n'ait agi avec beaucoup de vigueur et de succès. Victoire de Pyrrhus, hélas ! Elle prouvait qu'à côté du crédit privé en ruine, le crédit public restait debout ; mais, au lieu de laisser l'influence du crédit publie se développer par son organe naturel, l'État, M. Garnier-Pagès s'en servît uniquement pour rendre le souffle et la vie à une oligarchie financière, bien décidée à ne jamais pactiser avec la République. La convertibilité des billets de banque était une condition si peu nécessaire pour assurer leur circulation, que, dans une période qui s'étend du mois de mars 1848 au 6 août 1850, leur valeur ne fut en aucune sorte affectée par le cours forcé ! Et dès lors, comment mettre en doute la possibilité d'établir, en 1848, une Banque nationale sans encaisse ? On a allégué que la Banque de France s'était montrée reconnaissante, puisque, comme prix du service signalé qui lui fut rendu le 15 mars, elle avait prêté an Gouvernement provisoire 50 millions, c'est vrai ; mais qu'était-ce qu'une somme de 50 millions, comparée à l'étendue des besoins du moment, et en présence d'une République i consolider ? Les forêts et autres propriétés nationales 5 d'une valeur vénale de 800 millions, rapportant un revenu de 30 à 35 millions, constituaient un excellent gage, sur lequel une Banque nationale eût pu, en toute sécurité, prêter à l'État 600 millions en billets, avec lesquels il y avait moyen de dominer la crise. La Banque de France une fois hors de danger, fut-elle en état de fournir au Gouvernement de quoi se dispenser d'asseoir de nouveaux impôts, — question de vie ou de mort pour la République ? Non : car le lendemain du jour où elle était sauvée, M. Garnier-Pagès poussait le Gouvernement provisoire, à décréter cet impôt, à jamais funeste, des 45 centimes, qui devait tuer la République dans le cœur des paysans. L'alternative était, formidable, sans doute ; mais le moyen d'y échapper, lorsque le Gouvernement provisoire était résolu à ne rien tenter de nouveau ? Le 16 mars, M. Garnier-Pagès provoqua une réunion du Conseil à l'hôtel du ministre des finances ; et, s'appuyant de l'exemple de Napoléon, de Louis XVIII, de Louis-Philippe, qui tous avaient eu successivement recours à une augmentation des contributions directes, il proposa le fameux impôt des 45 centimes, dont il évaluait le produit brut à 100 millions. Qu'attendre d'une mesure de ce genre, si elle passait ? quelles clameurs n'allaient pas faire entendre cette foule de petits paysans-propriétaires, pour qui le meilleur gouvernement est celui qui leur demande le moins, et qui ne voient l'État que dans la personne du percepteur ? Comment se bercer de l'espoir que les populations rurales s'attacheraient à une République s'annonçant par une taxe additionnelle sur la propriété foncière ? Et quel glaive acéré n'allions-nous pas mettre dans les mains de la réaction ? Mieux eût valu encore une taxe sur le revenu, taxe que le, ministre des finances repoussait comme entraînant de trop longs délais et présentant un caractère inquisitorial mais dont il n'eût pas été impossible d'écarter en partie les inconvénients, par l'adoption des procédés usités en Angleterre. Quai qu'il en soit, si l'on se décidait à frapper l'impôt des 45 centimes, au moins aurait-il fallu en épargner la rigueur aux propriétaires les plus pauvres, dût-on ajouter au fardeau de ceux qui avaient les épaules ansez fortes pour le porter. Cette limitation de la taxe, outre qu'elle était juste, eût été un acte de sagesse. Les paysans, transportés de joie, eussent applaudi, et cela seul eût empêché les gros propriétaires de se plaindre ; au lieu que le système contraire, en irritant les premiers, ouvrait libre carrière aux murmures des seconds et risquait de mettre tout le monde contre nous. C'est pourquoi nous demandâmes, M. Ledru-Rollin et. moi, la fixation d'un minimum dans le décret même ; à quoi M. Garnier-Pagès objecta que la seule chose à faire était d'enjoindre aux collecteurs de l'impôt de prendre en considération les ressources de chaque contribuable, et de faire une remise entière ou partielle de la taxe à ceux qu'ils jugeraient hors d'état de la payer. Comme j'insistais. Vous ne connaissez pas la campagne, me dit-il. — Mais je la connais, moi ! s'écria vivement Dupont (de l'Eure) ; j'y ai vécu longtemps, et je sais qu'en pareille occurrence, l'homme qu'on est tenté de ménager, c'est le riche qui a de l'influence, et non le pauvre qui n'en a pas. Cette remarque, du noble vieillard semblait devoir d'autant plus peser dans la balance, qu'il avait coutume de voter avec M. Garnier-Pagès. La mesure passa, néanmoins, telle que le ministre des finances l'avait proposée. C'était une faute politique des plus graves, et les conséquences ne le montrèrent que trop. En vain M. Garnier-Pagès adressa-t-il aux commissaires du Gouvernement, dès le 18 mars, une circulaire qui prescrivait aux maires, assistés du percepteur et d'un ou de plusieurs répartiteurs, de dresser, dans la forme des états irrécouvrables, un état nominatif des contribuables notoirement incapables de supporter la taxe ; en vain, le 5 avril, réitéra-t-il aux maires et aux employés des finances l'injonction de décharger, partiellement ou totalement, de la contribution les malaisés et les pauvres ; en vain lança-t-il, le 25 avril, une nouvelle circulaire impérative à cet effet, tout cela témoignait des bonnes intentions, du ministre, mais n'écarta point le danger au-devant duquel il avait couru, en abandonnant aux autorités locales, ou, ce qui revenait au même, à l'arbitraire de leurs préférences, la solution d'une question sur laquelle il aurait dû se prononcer tout d'abord, directement, avec précision et clarté. Aussi, qu'arriva-t-il ? Que les injonctions ministérielles ne furent, ni suivies par ceux à qui elles étaient adressées, ni appréciées par ceux qu'elles avaient pour but de protéger. D'un autre côté, on avait fourni aux ennemis de la République une arme qu'ils mirent une adresse fatale à manier ; leurs émissaires coururent les campagnes, animant les paysans jusqu'à la fureur contre cette république qui, disaient-ils, leur faisait payer si cher sa bienvenue ; les royalistes maudirent en chœur un impôt qui venait combler l'abîme ouvert par la royauté ; M. Garnier-Pagès, vilipendé, calomnié, par des gens dont il avait prévenu la ruine, devint le point de mire de toutes sortes d'imputations venimeuses et se vit dénoncé à toutes les haines, sous le nom de l'homme aux 45 centimes ; le bien que le Gouvernement provisoire avait fait fut perdu de vue ; on ne tint aucun compte du bien qu'il avait voulu faire ; on oublia qu'il avait aboli le plus odieux des impôts, l'impôt sur le sel, renonçant de la sorte, pour le soulagement du pauvre, à un revenu annuel de 70 millions ; en un mot, la taxe des 45 centimes, quoique levée au profit de nos successeurs, et par eux, ne fut fatale qu'à nous... Petit malheur, si elle n'avait été fatale aussi à la République ! Et maintenant, que dira l'histoire, si elle est juste ? Elle dira qu'à la vérité le Gouvernement provisoire fut poussé, par l'excessive timidité de la majorité de ses membres, à certaines mesures incompatibles avec les intérêts bien entendus de la République ; mais qu'il n'y eut, après tout, dans ses fautes rien de personnel, rien de bas, rien d'égoïste. Quand j'en serai à des calomnies, dont l'impudence fut un prodige et qu'on n'ose plus aujourd'hui avouer, je prouverai, par les confessions des calomniateurs eux-mêmes, que le Gouvernement provisoire ne pensa jamais à l'argent qu'en vue du pays ; que ceux de ses membres qui étaient pauvres restèrent pauvres ; que ceux d'entre eux qui étaient riches lorsqu'ils prirent le pouvoir, l'étaient moins lorsqu'ils le quittèrent... Et je dois à M. Garnier-Pagès, — moi qui, plus que personne, ai déploré sa politique financière, — je lui dois cette justice de dire que, si une frayeur exagérée de toute innovation l'entraîna, comme je le crois, à des erreurs, ces erreurs vinrent aussi d'un sentiment honorable, savoir le désir de remplir, sans distinction d'amis ou d'ennemis, les engagements contractés, et la ferme résolution — où nous étions tous, du reste, — de sauver à la République, à la France, la honte d'une banqueroute — de cette banqueroute que conseillait, à cette époque, M. Fould, depuis ministre de Louis-Napoléon Bonaparte[23]. |
[1] Rapport sur la situation financière de la République, voyez le Moniteur du 10 mars 1848.
[2] Moniteur du 10 mars 1848.
[3] Moniteur du 10 mars 1848.
[4] Moniteur du 10 mars 1848.
[5] Moniteur du 10 mars 1848.
[6] On trouvera là confirmation de ce fait dans la brochure de M. Garnier-Pagès, un Épisode de la Révolution de 1848, p. 63.
[7] Voyez le Moniteur du 7 mars 1848.
[8] Moniteur du 11 mars 1848.
[9] A Year of Revolution in
Paris, t. I, p. 212.
[10] Un Épisode de la Révolution de 1848, p. 65.
[11] Voyez le Moniteur du 8 mars 1848.
[12] Voyez dans le livre intitulé la Révolution de février au Luxembourg, le remarquable exposé, fait, au nom de la Commission de gouvernement pour les travailleurs, par son secrétaire général M. Vidal.
[13] Un Épisode de la Révolution de 1848, p. 70.
[14] Voyez à ce sujet le Moniteur du 10 mars 1848.
[15] A Year of Revolution in
Paris, p. 218.
[16] M. Garnier-Pagès a publié cette lettre, que je lui emprunte, dans son Épisode de la Révolution de 1848, pp. 171-172.
[17] Voyez le Moniteur du 10 mars 1848.
[18] Voyez le Moniteur du 10 mars 1848.
[19] Il y était dit : Le ministre des finances est autorisé à aliéner, s'il le juge nécessaire, etc.
[20] Un Épisode de la Révolution de 1848, p. 111.
[21] Ceci est raconté, par M. Garnier-Pagès lui-même. Voyez un Épisode de la Révolution de 1848, p. 103.
[22] Voyez le Moniteur du 16 mars 1848.
[23] Ceci fut, plus tard, le sujet d'une accusation formelle portée par M. Ledru-Rollin contre M. Fould, du haut de la tribune.