HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

CHAPITRE NEUVIÈME. — LE LUXEMBOURG - LE SOCIALISME EN PRATIQUE

 

 

Première séance de la Commission de gouvernement pour les travailleurs. — Organisation immédiate de la représentation de la classe ouvrière. — Demande, par les délégués, de la réduction des heures de travail et de l'abolition du marchandage. — Objections faites à la réalisation immédiate de cette demande. — Intervention de M. François Arago. — Efficacité de ses paroles. — Assemblée des patrons et des ouvriers. — Mesures arrêtées dans cette assemblée. — Composition définitive de la Commission. — Principes généraux adoptés par elle. — Ouverture du parlement du travail. — Discours d'inauguration. — Ce qu'étaient les délégués du Luxembourg. — Leur touchante sollicitude pour Albert et pour moi. — Projet de création de cités ouvrières, etc. — Défaut de moyens d'exécution. — Complot pour faire avorter les efforts de la Commission, révélé, depuis, par M. Émile Thomas. — Décrets rendus successivement, à la demande de la Commission : pour l'institution de bureaux officiels rapprochant l'offre et la demande du travail ; pour la résiliation des marchés affermant le travail des prisons ; contre l'expulsion des ouvriers étrangers, etc. — Arbitrage de la Commission réclamé par les patrons et les ouvriers. — Grèves arrêtées, différends conciliés, questions de salaire résolues.

 

Ce fut le 1er mars 1848 que se tint, dans le palais du Luxembourg, la première séance de la Commission de gouvernement pour les travailleurs.

A neuf heures du matin, deux cents ouvriers environ, députés par les diverses corporations de Paris, ayant pris place sur les sièges que naguère encore occupaient les pairs de France, j'entrai avec Albert dans la salle où nous étions attendus, au cri de Vive la République ! bientôt suivi d'un silence solennel ; et, après quelques remarques sur la grandeur et la nouveauté du spectacle, j'expliquai que l'objet de la Commission de gouvernement pour les travailleurs était de soumettre les questions sociales à un examen approfondi ; de présenter les résultats de cet examen à l'Assemblée nationale qui sortirait du suffrage universel, et de recevoir, en attendant, les réclamations des travailleurs, notre mission et notre volonté étant de faire tout ce qui serait possible, tout ce qui serait juste.

Là-dessus, un ouvrier se leva, et, au nom de ses camarades, fit deux demandes auxquelles il déclara qu'il fallait une réponse immédiate. Ces deux demandes étaient : réduction des heures de travail, et abolition du marchandage.

Je fis observer qu'avant tout il y avait à organiser la représentation de la classe ouvrière au Luxembourg, et je proposai que chaque corporation désignât trois délégués, dont l'un prendrait part aux travaux journaliers de la Commission de gouvernement pour les travailleurs, et dont les deux autres assisteraient aux assemblées générales, où ils discuteraient les rapports présentés par elle. En d'autres termes, je proposai l'installation au Luxembourg d'un PARLEMENT DU TRAVAIL, proposition qu'accueillirent les plus vifs applaudissements.

Vint l'heure de l'épreuve. Les deux demandes déjà mentionnées furent reprises, et la solution séance tenante en fut exigée avec une véhémence où grondait la menace. Mais je dois à la justice de dire que rien n'était plus noble que le caractère des considérations mises en avant par les ouvriers. Nous insistons, disaient-ils, pour la réduction des heures de travail, afin qu'un plus grand nombre de nos frères trouvent à s'employer, et afin que chacun de nous ait au moins une heure par jour à donner à la vie de l'intelligence, du cœur et du foyer. Quant à l'abolition du marchandage, nous la voulons, parce qu'il est odieux qu'entre le patron et l'ouvrier se glissent de rapaces intermédiaires qui exploitent le second, et, quel que soit le bon vouloir du premier, font descendre les salaires au niveau marqué par la faim.

Il n'y avait rien là qui ne fût en parfait accord avec mes sentiments, rien que je n'eusse moi-même fait valoir dans mes écrits. Et cependant, il me sembla juste que la question ne fût point décidée en l'absence des patrons. Je m'en expliquai franchement, avec énergie, et j'appelai l'attention de l'assemblée sur les objections à prévoir, notamment en ce qui touchait la réduction des heures de travail. N'était-ce point porter atteinte aux forces productives, pousser au renchérissement des produits, resserrer la consommation, et courir le risque d'assurer aux produits du dehors, sur notre propre marché, une supériorité qui pouvait tourner au détriment de l'ouvrier lui-même ? J'engageai les travailleurs à tenir compte de ces objections, ajoutant qu'il était de leur intérêt de modérer leurs désirs, les complications de l'organisation économique actuelle étant de telle nature, qu'on n'y saurait faire un pas sans se heurter à quelque obstacle et courir quelque danger.

Mes paroles, en cette occasion, ne furent pas reçues, je l'avoue, avec la même faveur qui leur fut accordée plus tard ; quand nous nous connûmes mieux les uns les autres. Il se fit un silence qui annonçait un orage, et, en effet, deux ou trois minutes étaient à peine écoulées, que plusieurs ouvriers, se levant et parlant à la fois, déclarèrent que le travail s'arrêterait jusqu'à ce qu'il fût fait droit, sur les deux questions indiquées, aux réclamations du peuple. Pénible position que la mienne ! Mon sentiment personnel, ou, plutôt, tout mon cœur, était du côté des ouvriers ; mais ma conscience me criait qu'à cause de cela même, je devais me garder de tout entraînement, et montrer, dès l'abord, que j'étais résolu à ne servir d'instrument qu'à ce qui me paraîtrait rigoureusement juste. Je persistai donc à dire qu'aucune décision ne pouvait être prise, avant que tous les intérêts engagés dans la question eussent été consultés.

En ce moment, M. Arago entra. Il venait d'apprendre ce qui se passait, et, fidèle à la promesse qu'il m'avait faite à l'Hôtel-de-Ville, il accourait, prêt à me donner noblement son appui.

Quiconque a vu M. Arago, avec sa haute taille, ses yeux ardents ombragés par d'épais sourcils, sa tête de Jupiter Olympien, et sa belle figure, toute pâle alors des effets d'une maladie récente, se fera aisément une idée de l'impression que produisit l'intervention de cet homme illustre.

Singulièrement persuasives et douces furent les recommandations qu'il adressa aux ouvriers, et j'en pris texte pour faire, de mon côté, un vif appel à leur patriotisme et à leur confiance. Que des hommes qui avaient élevé des barricades, renversé un gouvernement défendu par des canons, et déployé un courage qui, sur les champs de bataille, ne fut jamais dépassé, aient cédé en un instant à quelques bonnes paroles venues du cœur, quelle preuve plus frappante de tout ce qu'il y a de généreux et d'élevé dans le Peuple de Paris ? L'opposition se trouva être tombée comme par enchantement. Pas un murmure, pas une plainte ; et l'assemblée se sépara en criant : Vive la République !

Aussitôt, des citoyens à cheval furent envoyés aux représentants les plus connus des principales industries de Paris, pour les convoquer à une assemblée générale, laquelle se tint, le lendemain, dans une des salles du palais. Les patrons y vinrent en grand nombre. Les questions posées la veille furent mises en délibération, discutées avec calme, et, la majorité des patrons ayant reconnu la justice des demandes faites par les ouvriers, soit conviction sincère, soit crainte des inconvénients attachés à un refus, Un décret fut rendu qui abolissait le marchandage, et réduisait les heures de travail, de onze à dix dans Paris, et de douze à onze dans les départements. La nouvelle s'en répandit bien vite dans Paris, et, ce jour-là, le Luxembourg fut assiégé jusqu'à la nuit de députations d'ouvriers, qui en firent retentir tous les échos d'acclamations joyeuses.

A flagorner la puissance du grand nombre, la bassesse n'est pas moindre qu'à courtiser la puissance d'un seul ; et ceux-là n'aiment pas sincèrement le Peuple, qui ne savent pas, pour le servir, s'exposer au risque de lui déplaire : voilà ce qui fut compris, au Luxembourg, quoi qu'on en ait dit, et les détails qui précèdent, dont la confirmation existe dans les documents officiels[1], le prouvent de reste.

Quant à l'ivresse fatale où l'on prétend que les promesses d'or tombées de mes lèvres jetèrent la multitude, on verra plus bas jusqu'à quel point cette accusation est inique. Aux assertions fausses de lord Normanby, je répondrai par des faits irrécusables. Encore pourrais-je vraiment m'épargner cette peine, ayant ici à invoquer contre lui le témoignage d'un homme dont l'approbation, resserrée en trois lignes, pèse plus dans un des plateaux de la balance que deux gros volumes d'injures mis dans le plateau opposé. En parlant de mes discours au Luxembourg, M. John Stuart Mill dit : On ne saurait imaginer rien de moins violent, de moins provocateur que son langage, rien de plus tempéré et de plus praticable que tout ce qu'il proposa comme susceptible d'une application immédiate[2].

Le parlement du travail fut institué conformément aux indications que j'avais données ; et chaque corporation fut représentée au Luxembourg par trois délégués tirés de son sein. De cette manière, un levier puissant se trouva aux mains de la Commission de gouvernement pour les travailleurs ; et, au moyen d'une assemblée permanente composée de ses élus, le Peuple de Paris fut en état d'agir comme un seul homme.

Pour ce qui est de la Commission, elle s'empressa de s'adjoindre tous les hommes compétents, sans distinction d'école : M. Charles Duveyrier, par exemple, et M. Cazeaux ; M. Jean Reynaud, M. Toussenel, M. Victor Considérant, M. Wolowski. Si la place de quelques penseurs distingués y demeura vide, ce fut, ou parce qu'ils n'étaient pas alors à Paris, comme M. Pierre Leroux ; ou parce qu'ils refusèrent leur assistance, comme M. Emile de Girardin ; ou parce que, comme M. Enfantin, ils crurent leurs idées suffisamment représentées au sein de la Commission par ceux de leurs amis qui en faisaient partie.

Mais ce qu'il m'est commandé, par-dessus tout, de rappeler, c'est l'inappréciable appui que me prêtèrent M. Vidal, secrétaire général de la Commission, et M. Pecqueur, tous les deux hommes d'un mérite éminent, d'un vaste savoir, et profondément versés dans la science de l'économie politique.

A la suite d'une discussion approfondie des principes généraux par la Commission, nous convînmes, MM. Vidal, Pecqueur, Albert et moi, d'un plan qui comprenait : — l'établissement de colonies agricoles d'après le système coopératif ; — la fondation d'institutions de crédit sur une vaste échelle ; — la centralisation des assurances de toute nature ; — l'établissement d'entrepôts et de bazars destinés à amener une réforme graduelle du commerce ; — la création d'une banque d'Etat, avec succursales dans les départements ; — en un mot, une série de mesures, toutes conçues en vue du but définitif à atteindre, mais dont le caractère, essentiellement pratique, cadrait avec les exigences présentes de l'organisation économique qu'elles avaient pour objet de modifier en évitant tout choc ruineux et toute secousse trop brusque. L'exposition détaillée de ce plan et la discussion des objections que naturellement il provoque, réclameraient un livre à part. Je renvoie ceux de mes lecteurs qui désireraient l'étudier au beau rapport qu'en a fait M. Vidal. Ce rapport, présenté avec une clarté et une précision remarquables, a été publié, par fractions, dans le Moniteur, et rassemblé ensuite dans un livre, intitulé la Révolution de février au Luxembourg[3].

L'ouverture du parlement du travail eut lieu le 10 mars, et je ne saurais mieux répondre aux calomnies dont il a plu à lord Normanby de se faire l'organe, qu'en citant quelques passages du discours que je prononçai à cette occasion.

En vous voyant réunis dans cette enceinte que le privilège a choisie pour son sanctuaire, et où l'on a fait tant de lois sans vous, malgré vous, contre vous, je ne puis me défendre d'une émotion profonde. A ces mêmes places où brillaient des habits brodés, voici des vestes que le travail a noblement usées, qu'ont déchirées, peut-être, de récents combats. Vous vous le rappelez : du haut de la tribune où je parle, un tribun des aristocraties évoquait naguère contre l'idée républicaine les plus sinistres puissances du passé, et, à sa voix, les pairs de France se levèrent dans un indescriptible transport. Dès législateurs à tête blanche déployèrent des passions qu'on croyait glacées. Ici même, la République de nos pères fut maudite ; l'on osa défendre la République à nos enfants, et toutes les mains se levèrent pour jurer haine à l'avenir. Eh bien, le provocateur, au bout de quelques jours, avait disparu. Où sont-ils maintenant ? Tout le monde l'ignore, et, à leur place, c'est vous qui siégez, élus du travail. Voilà comment l'avenir a répondu !... Des républicains, l'on disait qu'ils étaient des factieux, des hommes impossibles, des rêveurs. Eh bien, il s'est trouvé, grâce à la victoire du Peuple, que les factieux ont été chargés de la responsabilité de l'ordre, et que \eù hommes impossibles sont tout à coup devenus les hommes nécessaires. On les dénonçait comme les apôtres de la terreur ; et, le jour où ils ont été poussés aux affaires, ils ont aboli la peine de mort, leur plus chère espérance étant de pouvoir, un jour, vous conduire sur la place publique, pour y brûler, dans l'éclat d'une grande fête nationale, jusqu'aux derniers vestiges de l'échafaud... Les questions à résoudre ne sont malheureusement pas faciles. En touchant à un seul abus, on les menace tous. D'une extrémité de la société à l'autre, le mal forme comme une chaîne dont il est impossible, sans l'agiter tout entière, d'ébranler un seul anneau... Vous savez quelle concurrence meurtrière et immorale les machines font au travail humain, et combien de fois, instruments de lutte dans les mains d'un seul homme, elles ont chassé de l'atelier ceux à qui le travail donnait du pain. Les machines sont un progrès, pourtant. D'où vient donc cette anomalie tragique ? Elle vient de ce qu'au sein de l'anarchie industrielle- qui règne aujourd'hui, et par suite de la division des intérêts, tout se transforme naturellement en arme de combat. Que l'individualisme soit remplacé par l'association, et l'emploi des machines devient aussitôt un bienfait immense, parce que, dans ce cas, elles profitent à tous, et suppléent au travail sans supprimer le travailleur. Vous le voyez, les questions que nous avons è étudier veulent être examinées dans leur ensemble. Lo principe à faire triompher est celui de la solidarité des intérêts ; et cette solidarité, il faut travailler à l'introduire dans le bien, car elle existe dans le mal. La société est semblable au corps humain, où une jambe malade interdit tout exercice à la jambe saine. Un lien invisible, mais réel et fatal, unit l'oppresseur à la misère de l'opprimé, et le moment vient tôt ou tard où cette solidarité éclate en expiations terribles... Oui, plaider-la cause des pauvres, c'est, on ne le répétera- jamais assez, plaider-la cause des riches, c'est défendre l'intérêt universel. Aussi ne sommes-nous ici les hommes d'aucune faction. Nous aimons- la patrie, nous l'adorons, nous avons résolu de la servir dans l'union de tous ses enfants. Voilà sous l'empire de quels sentiments la Commission de gouvernement pour les travailleurs a été constituée. On s'est dit que-le temps était venu, pour les hommes qui auraient l'audace de commander, de se faire absoudre à force d'être utiles, et qu'il fallait enfin donner au pouvoir cette grande définition : Gouverner, c'est se dévouer... Quant au caractère de la mission qui nous a été confiée, je le préciserai en quelques mots. Le but de la Commission est d'étudier avec soin les questions qui touchent à l'amélioration, soit morale, soit matérielle, de votre sort, de formuler les solutions en projets de loi, et de les soumettre, avec approbation du Gouvernement provisoire, aux délibérations de l'Assemblée nationale. Ai-je besoin d'ajouter combien sera auguste une assemblée devant laquelle auront été portés les plus grands intérêts qui aient jamais ému les hommes[4] ? C'est de l'abolition de l'esclavage, en effet, qu'il s'agit : esclavage de la pauvreté, de l'ignorance, du mal ; esclavage du travailleur qui n'a pas d'asile pour son vieux père ; de la fille d& Peuple qui, à seize ans, s'abandonne pour vivre ; de l'enfant du Peuple qu'on ensevelit, à dix ou douze ans, dans une filature empestée. Tout cela est-il tellement conforme à la nature des choses, qu'il y ait folie à croire que tout cela doit changer un jour ? Qui oserait le prétendre et ainsi blasphémer le progrès ? Si la société est mal faite, refaites-la ; abolissez l'esclavage ! Mais, encore une fois, rien de plus difficile, rien qui exige des méditations plus profondes, une prudence plus attentive-. La précipitation ici pourrait être mortelle, et, pour aborder de tels problèmes, ce n'est pas trop de la réunion de tous les efforts, de toutes les lumières, de toutes les bonnes volontés...

 

Voyons, que lord Normanby réponde : était-ce là un appel à des impatiences farouches, un mot d'ordre donnera — la colère, une sommation au Peuple de reprendre le mousquet et d'en finir ? Et ce langage empreint de tant de modération, ce langage qui recommandait une patience si difficile à des hommes mourant de faim, comment fut-il accueilli ? Il faut laisser parler le Moniteur[5] : Toute la salle est debout ; des ouvriers versent des larmes, en proie à une émotion inexprimable. Et voilà les hommes pour qui lord Normanby n'a que paroles de mépris et d'insulte !

Moi qui les ai vus de plus près et mieux connus que n'a pu faire Sa Seigneurie, je dirai ce qu'étaient les délégués du Luxembourg.

Et d'abord, il importe de savoir que leurs services furent entièrement gratuits. Jamais, comme compensation de leur temps perdu, ils ne reçurent une obole, ni de moi, qui n'avais aucuns fonds à ma disposition, ni de personne. Ce n'est pas tout : la mission qu'ils avaient si généreusement acceptée devint, pour la plupart d'entre eux et pour leurs familles, là source des plus dures privations. Une persécution sourde les enveloppa. Aux uns leur emploi fut en levé ; aux autres les avenues du travail furent fermées par des mains barbares. Cependant, ils ne firent pas entendre un murmure, ils n'élevèrent pas une plainte, et tous, sans regarder aux sacrifices, restèrent noblement au poste que la confiance de leurs camarades leur avait assigné.

Non moins digne de remarque est l'extrême attachement qu'ils ne cessèrent de témoigner à des hommes qui, comme Albert et moi, ne pouvaient apporter à leurs maux aucun adoucissement immédiat, et auxquels avait été dévolue la tâche ingrate de calmer des ressentiments, après tout légitimes. De cet attachement, aussi désintéressé dans son principe que touchant dans ses manifestations, qu'il me soit permis de citer ici un exemple.

Nous avions coutume, Albert et moi, d'aller à pied, toutes les fois, que l'extrême urgence des affaires ne nous forçait pas de prendre une voiture, laquelle, soit dit en passant, était une voiture de louage[6], et non un de ces véhicules princiers qui ont figuré dans la liste des calomnies royalistes. Un soir que nous nous rendions au ministère de l'intérieur à travers les noires petites rues qui serpentent dans le voisinage de l'église Saint-Sulpice, Albert crut remarquer qu'un homme armé nous suivait, sans perdre de vue chacun de nos mouvements. Pour nous assurer du fait, nous faisons plusieurs tours et détours : l'homme était toujours derrière nous, à peu de distance, et semblait guetter le moment de mettre à exécution quelque projet sinistre. Impatientés, nous nous retournons brusquement et marchons droit à lui. Nous l'interrogeons ; point de réponse, d'abord. Il paraissait extrêmement confus. Puis, ce furent des réponses évasives qui ne firent que nous confirmer dans nos soupçons. Enfin, se sentant pressé de questions difficiles à éluder, il tire de sa poche une carte de délégué du Luxembourg, et nous la montre, en disant : J'étais ce soir de service. Nous ne savions ce que cela voulait dire : il nous expliqua que plusieurs de ses camarades, effrayés de nous voir sortir ainsi seuls et sans armes, étaient convenus de veiller, à tour de rôle, à notre sûreté. C'est ce qu'ils avaient fait à notre insu, et ce que nous aurions toujours ignoré, sans la circonstance que je viens de dire.

Autre fait qui met vivement en relief cette exquise délicatesse de sentiment, si remarquable chez l'ouvrier parisien. Peu de temps avant mon départ de Paris, qui frémissait encore des émotions du mois de juin, je me trouvais passer dans un endroit solitaire des boulevards extérieurs, lorsqu'une vieille femme s'approcha de moi, me demandant l'aumône. Je porte la main à ma poche, et m'aperçois que j'ai oublié ma bourse. La vieille femme paraissait misérable à l'excès, et se mit à insister d'un ton navrant. La contrariété que je ressentis de ne lui pouvoir venir en aide parut-elle sur mon visage ? C'est probable ; car, en ce moment, un homme en blouse, qui m'observait sans doute, accourt, et, d'un son de voix, avec un embarras de manières, si touchants, que, quand j'y songe, les larmes me viennent aux yeux : Citoyen, j'étais un des délégués du Luxembourg. Il ne sera pas dit qu'un être souffrant se sera en vain adressé à vous. Faites-moi la grâce d'accepter ceci, pour que cette pauvre vieille femme, elle aussi, vous bénisse. Et il m'offrait respectueusement une petite portion de ce salaire de l'homme du Peuple, prix de tant de fatigues ! Ce que j'éprouvai, les paroles ne sauraient le rendre. Je serrai la noble main qui m'était tendue, et je sentis qu'il n'y avait rien dont je dusse me plaindre dans tant de maux que je me suis attirés en servant la cause de pareils hommes.

Le 5 mars, la Commission de gouvernement pour les travailleurs s'étant réunie, je lui rappelai que notre tâche consistait, non-seulement à préparer, touchant la question du travail, des projets de loi destinés à recevoir la sanction de l'Assemblée nationale, mais aussi à prendre toutes les mesures d'urgence propres à apporter quelque soulagement aux souffrances du Peuple. En conséquence, je soumis à mes collaborateurs la proposition suivante, qui me semblait de nature à produire beaucoup de bien sans mélange d'inconvénients : Dans chacun des quartiers les plus populeux de Paris, on aurait formé un établissement modèle assez considérable pour loger environ quatre cents familles d'ouvriers, dont chacune aurait eu son appartement séparé, et auxquelles le système de la consommation sur une grande échelle aurait assuré, en matière de nourriture, de loyer, de chauffage, d'éclairage, le bénéfice des économies qui résultent de l'association : bénéfice équivalent à une augmentation de salaire. Dans ces établissements, il y aurait eu une salle de lecture, une salle-pour les enfants en nourrice, une école, un jardin, une cour, des bains. D'après les devis qui me furent présentés par deux habiles architectes, MM. Nott et Daiy, chaque établissement eût coûté à peu près un million. Pour couvrir cette dépense, le gouvernement aurait ouvert un emprunt ; des femmes se seraient mises en quête de souscriptions, et tous les rangs de la société eussent été appelés à fournir des agents pour le succès d'une négociation financière d'un caractère si nouveau et dune portée si bienfaisante.

Considéré en soi, le projet n'avait certes rien d'impraticable, et il avait été réalisé en d'autres pays. Néanmoins, des objections furent faites ; et, par exemple, on prétendit que les avantages mêmes attachés à ces sortes d'établissements donneraient lieu à des demandes trop* nombreuses pour qu'on pût les admettre toutes : à quoi il fut répondu que la préférence serait accordée aux personnes mariées sur les célibataires, et, parmi les premières, à celles qui seraient le plus chargées de famille. Ceci comme, moyen de parer à la difficulté, dans les commencements : car il était bien compris que le projet à débattre n'était que l'inauguration d'un système destiné à s'étendre peu à peu et à se généraliser, en raison de son excellence pratiquement démontrée. La question fût examinée sous toutes ses faces, avec beaucoup de sagacité et de talent, par MM. Vidal, Dupoty, Dussard, Duveyrier et Malarmet, ce dernier, ouvrier en bronze, homme d'une haute intelligence, et très-versé dans la connaissance du sujet. La conclusion fut qu'un résumé serait fait des vues qui avaient obtenu l'assentiment de la majorité dé la Commission, et que le tout serait soumis à l'approbation du Gouvernement provisoire. Ce projet, si important au bien-être de la classe ouvrière à Paris, est un de ceux qui auraient pu être sur-le-champ mis à exécution, si le ministère spécial dont j'avais demandé la création eût été institué. Malheureusement, dans l'état où étaient les choses, je ne pus que présenter la proposition ; et la succession rapide des événements ayant bientôt changé la face de la situation, cette proposition fut écartée, comme tant d'autres !...

Je me crois en droit d'appuyer sur ce point, parce qu'on s'est étudié à répandre en Angleterre que les plans du Luxembourg échouèrent à cause de leur impraticabilité, jointe à mon incapacité administrative, et cela, malgré les grandes ressources que j'avais sous la main. C'est ainsi qu'un écrivain distingué, M. Saint-John, dit, en parlant de moi, dans sa Biographie de Louis-Napoléon[7] : Son remarquable talent d'écrivain ne fit que mettre plus vivement en relief son insuffisance comme administrateur. Et un autre auteur anglais met aussi en doute mon habileté administrative, en songeant aux amples moyens (ample means) dont il suppose, fort gratuitement, que j'étais armé[8]. Je voudrais bien savoir comment j'aurais pu administrer avec efficacité, là où il n'y avait rien à administrer du tout ; et il est vraiment étrange que des écrivains qui prétendent connaître les choses dont ils parlent, se hasardent à faire sonner si haut mes ample means, lorsqu'il est notoire qu'au Luxembourg il n'y eut jamais ni caisse, ni bureaux, ni ombre d'organisation administrative.

On se rappelle qu'à l'Hôtel de-Ville, ce fut seulement sur les vives instances de M. Arago que je me résignai à accepter la présidence de la Commission de gouvernement pour les travailleurs, c'est-à-dire à courir au-devant d'une responsabilité énorme, sans aucun des moyens d'y faire face : des révélations ultérieures n'ont jeté que trop de jour sur les motifs secrets qui portèrent certains membres du Conseil à insister pour mon acceptation, et, parmi ceux-là je me hâte de déclarer que je ne range pas M. Arago, qui, en cette occasion, fut à son insu, j'en suis persuadé, l'instrument du complot raconté par M. Emile Thomas en ces termes[9] :

M. Marie me dit que l'intention formelle du Gouvernement était que cette expérience du Luxembourg se fit ; qu'elle aurait un excellent effet, celui de démontrer le vide des théories inapplicables de Louis Blanc — et l'on commençait par m'ôter tout moyen de les appliquer — ; que, de cette manière, la classe ouvrière ne tarderait pas à se désabuser ; que son idolâtrie pour Louis Blanc s'écroulerait d'elle-même ; qu'il perdrait pour toujours son influence, son prestige, et cesserait d'être un danger.

 

Il est vrai que l'événement trompa quelque peu cet espoir, si c'était là ce qu'on espérait. Non-seulement la confiance des délégués en moi demeura jusqu'au bout inébranlable, mais elle revêtit un singulier caractère de générosité et de grandeur. Le Peuple avait reconnu les siens.

Au reste, quelques précautions qu'on eût prises pour me lier les mains, je ne fus pas sans tirer de ma position des résultats pratiques dont le plus important fut l'impulsion donnée à l'établissement des associations ouvrières. L'histoire de leurs origines formera un chapitre à part. Je me contenterai ici de rappeler, en quelques mots, ce qui, en dehors même de ce grand mouvement, signala l'action du Luxembourg.

La difficulté pour les travailleurs de trouver de l'emploi, et pour les patrons de trouver à point nommé les travailleurs dont ils avaient besoin, était un des maux de la situation. Je fis rendre par le Gouvernement provisoire ur décret ordonnant la création, dans chaque mairie, d'un bureau officiel dont l'objet était de rapprocher l'offre et la demande.

Il y avait un abus dont les ouvriers se plaignaient bien haut et avec justice : c'était la concurrence désastreuse, impossible à soutenir, que faisait au travail libre le travail des prisonniers nourris et entretenus aux frais de l'État. La Commission de gouvernement pour les travailleurs fit résilier immédiatement les marchés passés avec des entrepreneurs pour le travail des prisonniers, et décider que, s'il y avait lieu à indemnité, le montant en serait payé par l'État, après avoir été fixé, soit de gré à gré entre les parties intéressées, soit par les tribunaux compétents, sur rapport d'experts[10].

Même mesure fut appliquée aux travaux exécutés par des militaires en état de service, ou recevant de l'État la solde, l'entretien, la nourriture et le logement[11].

Les travaux d'aiguille ou de couture organisés dans les établissements dits de charité avaient tellement avili le prix de la main-d'œuvre, que les mères, femmes et filles des ouvriers ne pouvaient plus, malgré un labeur excessif et des privations sans nombre, faire face aux besoins de première nécessité. Sur la proposition de la Commission de gouvernement pour les travailleurs, le Gouvernement provisoire publia un décret qui mettait fin à cet intolérable abus[12].

J'aurais trop à dire si je voulais énumérer toutes les mesures que le Luxembourg prit pour obvier aux souffrances du moment ; mais je ne saurais passer sous silence un fait qui prouvera que, quelque ardentes que fussent ses sympathies pour la classe ouvrière, la Commission ne les fit jamais passer avant la justice.

Les Anglais ont su, par une multitude d'amers pamphlets, amèrement commentés, et, entre autres libelles, par celui de lord Normanby, qu'après la révolution de février, de violentes clameurs s'élevèrent contre la concurrence, devenue très-fâcheuse, que les ouvriers étrangers faisaient aux travailleurs indigènes[13]. Cela est vrai : je l'avoue avec douleur. Mais à ce fait se lient des circonstances que lord Normanby s'est bien gardé de révélera ses concitoyens, et qu'il est bon de mentionner.

A peine fus-je informé, au Luxembourg, de l'agitation qui régnait dans certains ateliers, que je résolus d'y parer. Et il n'y avait vraiment là, de ma part, aucun effort de courage ; car je connaissais trop les ouvriers parisiens, pour n'être pas sûr d'avance que tout appel au sentiment du droit et de l'honneur produirait sur eux un effet décisif. Je rédigeai, en conséquence, la proclamation suivante, pour laquelle je n'eus pas de peine à obtenir lés signatures de tous mes collègues du Gouvernement provisoire, et qui parut dans le Moniteur du 9 avril 1848.

Sur la proposition de la Commission de gouvernement pour les travailleurs,

Considérant que le principe inauguré par la République triomphante est le principe de la fraternité ;

Que nous venons de combattre, de vaincre, au nom et pour le compte de l'humanité tout entière ;

Que ce seul titre d'hommes a quelque chose d'inviolable et d'auguste que ne saurait effacer la différence des patries ;

Que c'est, d'ailleurs, l'originalité glorieuse de la France, son génie, son devoir, de faire bénir par tous les peuples ses victoires, et, quand il le faut, ses douleurs mêmes ;

Considérant que, si elle nourrit en ce moment beaucoup 'd'étrangers, un nombre bien plus grand encore de nationaux vivent de leur travail en Angleterre, en Allemagne, en Suisse, en Amérique, sous les cieux les plus éloignés ;

Que provoquer des représailles en repoussant loin de nous nos frères des autres pays serait une calamité en même temps qu'un déshonneur ;

Le Gouvernement provisoire place sous la sauvegarde des travailleurs français les travailleurs étrangers qu'emploie la France, et il confie l'honneur de la République hospitalière à la générosité du Peuple.

 

Il n'en fallut pas davantage : l'agitation tomba, comme par enchantement.

La vérité est que, pour exercer de l'influence sur ce peuple, le plus noble qui fut jamais, il suffisait de parler à sa raison et à son cœur. Et cela même n'était que rarement nécessaire. De leur aptitude à tirer de leur propre sein les mobiles généreux qui, si souvent, déterminèrent leurs actes, je pourrais citer mille exemples : qu'il me suffise de rappeler avec quelle touchante spontanéité ceux d'entre eux qui étaient employés offrirent au Gouvernement provisoire, du milieu de leur détresse, le montant d'une cotisation destinée à faire travailler leurs camarades sans emploi[14].

Mais non moins digne d'éloges fut la modération de leurs demandes et de leur langage en ces jours où ils étaient tout-puissants : témoin une déclaration qu'on lut sur tout les murs de Paris, signée d'un grand nombre d'ouvriers, et, dans laquelle le Peuple était adjuré de se garder de toute prétention de nature à amener la ruine des patrons et la fermeture des ateliers[15].

C'est à ce mélange de modération et de bon sens dans la classe ouvrière que le Luxembourg dut de pouvoir intervenir d'une manière efficace, toutes les fois qu'il y eut quelque différend à régler entre les ouvriers et les patrons. — Et qu'on le remarque bien, cela n'eut jamais lieu qu'à la requête des deux parties intéressées.

J'ai dit combien le peuple de février, pris en masse, fut magnanime : pas de fait historique qui soit plus invinciblement établi. Toutefois ; c'eût été miracle si une tempête sociale comme celle de 1848 eût passé sur la France sans y remuer beaucoup d'intérêts et de passions. Il arriva donc que les espérances éveillées par la Révolution s'échappèrent quelquefois en plaintes douloureuses, quelque| fois en plaintes véhémentes. Là où les souffrances résultant | ; du vice des institutions sociales se trouvèrent être absolument intolérables, les opprimés durent essayer de secouer le joug. Alors se produisirent, de la part dos privilégiés, d'injustes résistances, qui, à leur tour, provoquèrent des réclamations emportées dont l'excès eût pu devenir fatal aux réclamants eux-mêmes. On devine à quelles calamités de semblables conflits eussent donné naissance, si un haut tribunal arbitral, investi de la confiance publique, n'eût existé. La nature même des choses plaça ce tribunal au Luxembourg, dont on peut dire que les services, sous ce rapport, furent immenses.

Son intervention mit fin à des grèves désastreuses, comme dans le cas de la manufacture Derosne et Caill ; d'ardentes disputes furent, ou calmées, ou prévenues ; des conciliations sans nombre furent opérées, quelques-unes d'une importance telle, que la paix publique en dépendait.

Qui ne se rappelle l'aspect de Paris pendant les premiers jours de la Révolution ? Partout des barricades, ou leurs débris. Le mouvement du commerce arrêté, les moyens de transport paralysés, demandaient impérieusement que les pavés qu'avait dérangés le combat fussent remis en place. Une grande difficulté s'éleva. Les paveurs mettaient à leur travail des conditions nouvelles, et, en cas de refus, se déclaraient résolus à rester les bras croisés. Quel dénouement aurait eu la crise, si le Luxembourg n'eut été là ? C'est à lui que, d'un commun accord, patrons et ouvriers s'adressèrent ; un débat s'ouvrit, qui écarta la force pour ne laisser parler que la justice ; les demandes des paveurs, reconnues légitimes, furent accueillies favorablement, et les rues reprirent leur aspect accoutumé[16].

Mais à peine les pavés étaient-ils remis en place, que, sur chaque point de Paris, les voitures s'arrêtèrent. Ce furent d'abord les omnibus, les favorites, etc., puis les fiacres, les cabriolets, toutes les voitures publiques. Encore une question de salaire ! La médiation du Luxembourg est sollicitée ; cochers et entrepreneurs comparaissent devant ce tribunal, auquel, avec une égale anxiété, les uns et les autres ont eu recours ; les délégués des parties sont contradictoirement entendus ; un accord a lieu, à la satisfaction de tous, et la circulation, reprend de toutes parts[17].

Une salle provisoire était à construire pour les délibérations de l'Assemblée nationale, l'enceinte de l'ancienne chambre des députés n'étant pas assez vaste pour la République. Au moment où les travaux devaient être poussés avec le plus d'activité, l'ouverture de l'Assemblée approchant, voilà, que tout à coup les couvreurs descendent du toit de l'édifice et se refusent d'y remonter, par suite d'un différend avec les entrepreneurs. L'intervention du Luxembourg est requise, et sur un simple appel à leur patriotisme, les couvreurs offrent de travailler gratuitement pour la République : générosité que la République ne pouvait accepter, mais qui ne la laissait pas moins débitrice d'un second salaire : la reconnaissance.

Longue serait la liste des conciliations opérées, s'il était nécessaire de tout dire. Mécaniciens, ouvriers en papiers peints, cochers, débardeurs, paveurs, chapeliers, plombiers-zingueurs, boulangers, maréchaux, blanchisseurs,... il est peu de professions où le Luxembourg n'ait ramené le travail en y rétablissant la concorde. Les procès-verbaux existent, revêtus des signatures des parties ! Déchire, qui en a le pouvoir, cette page d'histoire[18] !

Et ce qu'il ne faut pas oublier, c'est que, le plus souvent, les patrons furent les premiers à venir solliciter, notre arbitrage[19]. Patrons et ouvriers prenaient séparément le chemin du Luxembourg ; ils en sortaient presque toujours ensemble.

Une des conciliations ci-dessus mentionnées mérite d'arrêter l'attention du lecteur, parce qu'elle eut pour résultat de sauver Paris d'un danger imminent.

Le 29 mars, Paris courut risque de se réveiller sans pain. Le 25, la lettre suivante m'avait été adressée par les délégués du syndicat de la boulangerie :

Citoyen représentant,

Deux des représentants du syndicat de la boulangerie de Paris ont à vous faire une communication urgente, au sujet de graves appréhensions concernant la fabrication du pain ce soir ; ils ont eu hier deux conférences avec le citoyen préfet de police ; ils doivent retourner près de lui à une heure et demie. Peut-être vous trouverez vous à la conférence. C'est ce motif qui rend d'autant plus indispensable la communication qu'ils vous prient d'entendre, au nom de la tranquillité de Paris.

Ils sont, etc.

Signé : PART, CH. PÉCOURT.

Samedi, 25 mars, onze heures trois quarts.

 

Relativement aux suites qu'eut cette lettre, je laisse la parole au Moniteur[20] :

L'intervention officieuse de la Commission de gouvernement pour les travailleurs a encore été invoquée aujourd'hui, mais, cette fois, dans des circonstances exceptionnelles. Il s'agissait de l'.une des industries (la boulangerie de Paris) dont les moindres perturbations peuvent avoir les plus graves résultats pour la subsistance de la capitale. Les ouvriers boulangers forment le corps d'état dont les souffrances appelaient les palliatifs les plus prompts et les plus efficaces. Le vif sentiment du sort douloureux qui leur était insensiblement échu au sein d'un régime de travail devenu généralement intolérable, les exaspérait enfin, et leur avait inspiré des résolutions extrêmes. Paris était menacé de manquer de pain dans quelques jours, demain peut-être. La conciliation, cependant, et. une conciliation entière, a été aussitôt accomplie que demandée ; les délégués des patrons et ceux des ouvriers sont venus, ce matin, soumettre leur litige à l'arbitrage du président et du vice-président de la Commission. Un tarif nouveau est sorti d'une courte et amiable discussion contradictoire, et il a été consenti avec empressement par les deux parties. La masse des ouvriers boulangers stationnait dans la cour du Luxembourg, attendant avec une impatience pleine d'émotion l'issue de la démarche. M. Louis Blanc est venu lire la délibération, qui a été acclamée sans réserve et avec enthousiasme. Des témoignages de la plus sincère gratitude, apportés par les délégués des deux intérêts en présence, ont amplement récompensé la Commission de son infatigable sollicitude. Tandis que les patrons envoyaient remercier la Commission, un ouvrier, que ses camarades avaient délégué d'un mouvement spontané, s'approcha, vivement ému, de M. Louis Blanc, lui pressa chaleureusement la main, et lui offrit, en leur nom, deux francs sur la plus prochaine journée du travail de chacun d'eux, pour, le montant de ce don être mis à la disposition du Gouvernement provisoire. Ces faits ont une grande signification, car ils ne sont point isolés. Nous ne rappellerons pas les cas difficiles que la Commission a déjà arbitrés ; la plupart ont été livrés à la publicité ; hier encore, par d'opportunes démarches auprès de la Compagnie du chemin de fer de Lyon, la Commission aplanissait les difficultés qui menaçaient de prolonger le chômage désastreux des ouvriers mécaniciens de l'établissement Farcot, de Saint-Ouen ; et, ce matin, les ouvriers recevaient l'assurance qu'ils pouvaient reprendre leurs travaux et qu'ils allaient retrouver leurs salaires.

 

C'est avec de pareils documents sous les yeux, que lord Normanby écrit : Il n'y avait plus de farine dans la ville, et les boulangers avaient cessé de distribuer du pain. Nous devons aux heureux efforts de Lamartine d'avoir échappé, par l'enlèvement des barricades, à un danger plus sérieux, quoique moins apparent, qu'un massacre[21].

On peut juger, d'après cet échantillon, de la valeur historique des compliments que, tout le long de son livre, Sa Seigneurie adresse à M. de Lamartine, aux dépens de la Révolution et du Peuple.

Pour avoir une idée exacte du fardeau qu'eut à porter le Luxembourg, le lecteur ne doit point perdre de vue que tout ce qui précède fut accompli — grâce, du reste, à l'assistance, très-active et très-efficace, de M. Vidal. — dans le court espace de deux mois, pendant lesquels nous avions, on outre, à suivre les délibérations du Gouvernement provisoire. Je ne me rappelle pas avoir, à cette époque, travaillé moira de quatorze heures par jour. Albert, dont la constitution était d'airain, tint bon contre la fatigue ; il n'en fut pas ainsi de moi, et ma santé reçut alors une atteinte profonde.

Voilà nos crimes.

Et maintenant, réduit à tracer ces lignes en pays étranger... Mais quel soldat est reçu à se plaindre d'avoir été blessé en combattant ? Et d'ailleurs, que d'autres, bien plus méritants, ont bien plus souffert ! Quelque dur qu'il soit d'avoir été arraché, pour de longues années, pour toujours, peut-être, à ce qu'on avait de plus cher au monde ; quelque dur qu'il soit d'avoir à se traîner dans l'exil sous le double aiguillon de la calomnie et de la pauvreté, respirer l'air pur, après tout ; pouvoir embrasser du regard toute l'étendue des cieux : avoir l'espace devant soi ; se sentir libre ; c'est vivre. L'horreur, l'agonie, la mort avec la conscience qu'on vit dans la mort, c'est d'être plongé au fond d'un cachot où ne pénètrent ni les rayons du soleil ni les accents de la voix humaine ; c'est de traverser des prisons où l'on est confondu avec des voleurs et des assassins ; c'est de ne plus savoir de l'espace que ce que vous en révèle, sur la route d'un donjon à un autre donjon, le mouvement d'une voiture cellulaire, c'est-à-dire le mouvement d'un tombeau. Pauvre Albert !

 

 

 



[1] Voyez le Moniteur du 3 mars 1848. — Procès-verbal de la Commission de gouvernement pour les travailleurs.

[2] Westminster and Foreign Quarterly Review, for April 1849.

[3] Voir également Vivre en travaillant ! projets, voies et moyens de réformes sociales, par François Vidal. — Paris, 1848.

[4] Et c'est ce qui aurait eu lieu si le Gouvernement provisoire, par une abdication, plus honorable qu'intelligente et par un recours prématuré au suffrage n'eût tout remis en question. Je reviendrai sur cette faute, qui, selon moi, fut décisive.

[5] Moniteur du 11 mars 1848.

[6] Je reviendrai plus bas sur ce point.

[7] Louis Napoleon ; a Biography, by Augustus Saint-John, p. 268, 1857.

[8] Napoleon the Third. Review of his Life, Character and Politic, etc., by a British officer, p. 141, 1857.

[9] Histoire des Ateliers nationaux, par M. Emile Thomas, p. 47.

[10] Voyez le Moniteur du 25 mars 1848.

[11] Voyez le Moniteur du 25 mars 1848.

[12] Voyez le Moniteur du 25 mars 1848.

[13] A Year of Revolution in Paris, t. I, p. 178.

[14] Les ouvriers de M. Henry Leclerc donnèrent l'exemple. Voyez le Moniteur du 11 mars 1848.

[15] Voyez le Moniteur du 11 mars 1848.

[16] Voyez l'Appendice n° 3.

[17] Voyez l'Appendice n° 3.

[18] Voyez l'Appendice n° 3.

[19] Voyez l'Appendice n° 3.

[20] Voyez le Moniteur du 28 mars 1848.

[21] A Year of Revolution in Paris, t. I, p. 145.