HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

CHAPITRE SEPTIÈME. — LE DROIT AU TRAVAIL

 

 

Sommation populaire faite au Gouvernement provisoire. — L'ouvrier Marche. — Décret reconnaissant le droit au travail. — Fausse interprétation donnée à ce décret. — Sa défense par l'économiste anglais John Stuart Mill. — Le principe et l'application. — Journée du 28 février. — Députation envoyée au Gouvernement provisoire pour demander la création d'un ministère du Travail. — J'appuie cette demande au sein du Conseil. — Opposition véhémente de M. de Lamartine : j'offre ma démission : elle est repoussée. — Le Conseil institue, comme moyen terme, la Commission de gouvernement pour les travailleurs. — Motifs qui me firent accepter la présidence de cette Commission.

 

Dans la matinée du 25 février, nous étions occupés de l'organisation des mairies, lorsqu'une rumeur formidable enveloppa tout à coup l'Hôtel-de-Ville. Bientôt, la porte de la chambre du Conseil s'ouvrit avec fracas, et un homme entra qui apparaissait à la manière des spectres. Sa figure, d'une expression farouche alors, mais noble, expressive et belle, était couverte de pâleur. Il avait un fusil à la main, et son œil bleu, fixé sur nous, étincelait. Qui l'envoyait ? que voulait-il ? Il se présenta au nom du peuple, montra d'un geste impérieux la place de Grève, et, faisant retentir sur le parquet la crosse de son fusil, demanda la reconnaissance du Droit au Travail.

Je dois avouer que la forme menaçante de cette sommation éveilla en moi un sentiment involontaire de fierté ; mais, domptant aussitôt ce mouvement, injuste à l'égard de qui réclamait son droit, je me sentis bien aise, au fond, qu'une pression dont je n'avais pas à répondre forçât la réalisation du plus cher de mes vœux. M. de Lamartine, fort peu versé dans l'étude de l'économie politique, et à qui l'on avait fait peur des idées nouvelles comme on fait peur aux enfants de quelque châtiment fantastique, s'avança vers l'étranger d'un air caressant, et se mit à l'envelopper des plis et replis de son abondante éloquence. Marche — c'était le nom de l'ouvrier — fixa pendant quelque temps sur l'orateur un regard où perçait une impatience intelligente ; puis, accompagnant sa voix d'un second retentissement de. son mousquet sur le sol, il éclata en ces termes : Assez de phrases comme ça ! Je me hâtai d'intervenir ; j'attirai Marche dans l'embrasure d'une croisée, el j'écrivis devant lui le décret suivant, auquel M. Ledru-Rollin fit ajouter la clause qui le termine :

Le Gouvernement provisoire de la République -française s'engage à garantir l'existence de l'ouvrier parle travail,

Il s'engage à garantir du travail à tous les citoyens ;

Il reconnaît que les ouvriers doivent s'associer entre eux pour jouir du bénéfice de leur travail ;

Le Gouvernement provisoire rend aux ouvriers, auxquels il appartient, le million qui va échoir de la liste civile[1].

 

Lord Normanby, à ce sujet, raconte ce qui suit :

Lorsque la première députation turbulente arriva à l'Hôtel-de-Ville, réclamant le droit au travail et de l'ouvrage assuré, Louis Blanc lui-même entreprit de la mettre dans le droit chemin.

— Eh bien ! dit-il avec un calme parfait, vous êtes ouvrier ?

— Oui, monsieur, je le suis, nous le sommes tous.

— Venez donc, vous qui en savez plus que nous ; mettez-vous à côté de nous, et écrivez comment ça se fera.

L'homme parut déconcerté, se gratta le front.

— Mais, dame ! c'est que je ne sais pas écrire.

— N'importe, je ferai le secrétaire, dictez. Comment voulez-vous que cela se fasse ?

— 1° Ouvrage assuré pour tout le monde.

— Bien, c'est écrit.

— 2° Que l'ouvrage soit payé

— Bien !

— 3° (Longue pause.) Mais... comment assurer ça ? Mais... c'est que je n'en sais rien !

Sur quoi, les autres se prirent à rire. Louis Blanc profita de cet heureux moment pour ajouter :

— Vous le voyez, mes amis, ce sont là choses qui demandent quelque réflexion. Faites en sorte de ne pas troubler l'ordre, qui est la meilleure garantie du travail, et, pour le reste, fiez-vous à nous qui avons à cœur vos intérêts.

Là-dessus, la députation se retira en belle humeur[2].

 

Si, par le tour donné à ce récit, et certains ornements dont je suis tenu, en bonne conscience, de lui renvoyer l'honneur, lord Normanby a cru rendre la demande du Droit au Travail ridicule, et me classer parmi ceux qui ont le sot orgueil de refuser au peuple toute intelligence de ses propres affaires, je dois dire que Sa Seigneurie a manqué entièrement son but. Je me souviens, en effet, qu'un homme du peuple réclamant d'un ton impérieux la réalisation immédiate, à heure dite, du problème le plus difficile des temps modernes, et tous ses camarades s'accordant à le désapprouver, j'eus recours, pour lui faire sentir ce que ses exigences avaient de déraisonnable en leur exagération, au moyen que lord Normanby rappelle ; mais j'eus soin d'éviter tout ce qui, dans le récit précité, a le caractère d'une leçon donnée de manière à humilier l'individu qui la reçoit, et lord Normanby peut tenir pour certain que, si j'eusse violé en quoi que ce fût ces règles de bienséance et de délicatesse dont le peuple de Paris a un sentiment si vif, les ouvriers présents ne se fussent pas si fort pressés de prendre parti contre leur camarade.

Et ce fait, après tout, que prouve-t-il, sinon le bon sens de ce même peuple, objet des dédains du noble marquis ? Non, non, la reconnaissance officielle du Droit au Travail ne fut point entendue par les ouvriers dans le sens d'un engagement pris par le Gouvernement provisoire de réaliser ce droit à point nommé, du jour au lendemain. Le mélange d'impatience légitime et de résignation courageuse qui faisait le fond de leurs sentiments, ils l'exprimèrent par cette énergique formule : Nous mettons trois mois de misère au service de la République. C'était dire au Gouvernement que l'amélioration du sort des classes souffrantes devait être désormais la plus ardente de ses préoccupations.

Et là aussi était, à mes yeux, l'importance du décret. Je n'ignorais pas jusqu'à quel point il engageait le Gouvernement ; je savais à merveille qu'il n'était applicable qu'au moyen d'une réforme sociale ayant l'association pour base et, pour but ultérieur, l'abolition du prolétariat. Mais ce que je voulais, c'est que le pouvoir se trouvât lié par une promesse solennelle et amené de la sorte à mettre activement la main à l'œuvre.

Le décret du 26 février ayant fourni matière à une foule d'attaques passionnées, surtout en Angleterre, j'en confierai la défense à un homme que les Anglais ont depuis longtemps appris à respecter, homme de cœur et d'intelligence s'il en fut, et, très-certainement, le premier économiste de notre époque : M. John Stuart Mill.

Il est étrange, dit-il, que cet acte du Gouvernement provisoire ait rencontré ses censeurs les plus amers dans des journalistes qui ne tarissent pas sur l'excellence de la loi des pauvres d'Elisabeth ; et l'on ne conçoit pas que les mêmes personnes déclarent si mauvais, pour la France, ce qu'elles approuvent si fort, relativement à l'Angleterre et à l'Irlande ; car le Droit au Travail, c'est la loi des pauvres d'Elisabeth, et rien de plus. Secours assuré à qui ne peut travailler, travail garanti à qui le peut, tel est l'acte d'Elisabeth, et telle la promesse que le Gouvernement provisoire est si coupable d'avoir faite à la France !

Non-seulement le Gouvernement provisoire n'a offert rien de plus que l'acte d'Elisabeth, mais il l'a offert d'une manière et dans des conditions de beaucoup préférables. Dans le système anglais de la paroisse, la loi confère à chaque pauvre le droit de demander, pour lui-même individuellement ; ou du travail, ou de l'assistance sans travail. Le Gouvernement provisoire n'eut pas en vue de reconnaître semblable droit ; il n'entendit pas faire l'aumône aux individus ; son action ne devait s'exercer que sur le marché général du travail ; son plan était de créer, là où il était manifesté que le travail manquait, la quantité d'emploi productif requise, au moyen de fonds avancés par l'Etat. Mais la question, pour l'État, n'était nullement de chercher du travail à A ou à B. Dans le système du Gouvernement provisoire, l'Etat se réservait le choix des ouvriers à employer ; il n'affranchissait personne de la nécessité de pourvoir à sa subsistance par ses propres efforts ; tout ce qu'il entreprenait, c'était d'aviser à ce que l'emploi ne fit pas défaut. Inutile de dire que l'intervention du gouvernement en faveur des travailleurs considérés d'une manière collective, est infiniment moins fâcheuse que cette intervention de la paroisse, qui consiste-à fournir de l'emploi à tout individu bien portant qui n'aura pas été assez honnête ou assez actif pour s'en procurer lui-même.

Le Droit au Travail, tel que le Gouvernement provisoire le comprit, n'appelle pas les objections qu'on peut élever contre la loi des pauvres ; il soulève la plus fondamentale des objections, celle qui se rapporte au principe de la population. Mais, à part cela, nul ne peut y trouver à redire. Au point de vue de quiconque ne tient pas compte du principe de la population, le Droit au Travail doit être la plus incontestable des vérités morales, et sa reconnaissance la plus sacrée des obligations politiques.

Le Gouvernement provisoire pensa, comme doivent penser tous ceux dont l'esprit est élevé et le cœur exempt d'égoïsme, que la terre appartient, avant tout, aux êtres humains qui l'habitent ; que quiconque travaille à un objet utile doit être nourri et vêtu, avant que les hommes capables de travailler reçoivent le pain de la paresse. Ce sont là des axiomes moraux. Mais on ne saurait se diriger d'après un principe donné, abstraction faite des autres principes qui l'environnent. Le Gouvernement provisoire ne prit pas garde — et combien, parmi ses censeurs, y en a-t-il qui aient pris garde ? — que, si tout membre de la grande famille humaine a droit à une place au banquet que les efforts collectifs de son espèce ont préparé, il n'en résulte pas, pour chacun, le droit d'inviter à-ce banquet, sans le consentement de ses frères, des convives surnuméraires. S'il en est qui agissent de la sorte, c'est sur la part qui leur revient que doit être prise celle des nouveaux venus. Il y a certainement assez et plus qu'il me faut pour tous ceux qui sont nés ; mais il n'y a pas et il ne saurait y avoir assez pour tous ceux qui peuvent naître ; et si à chaque individu qui vient au monde on reconnaissait un droit absolu à porter la main sur le fonds commun, chacun bientôt en-serait réduit à n'avoir tout au plus que de quoi vivre, et, même dans ces étroites limites, les ressources ne tarderaient pas à manquer. Ainsi donc, le Droit au Travail, réalisé conformément à la portée de la promesse qu'il contient, serait un présent, fatal à ceux-là mêmes auxquels il s'agit, de venir en aide, à moins que l'accroissement de la population ne fût arrêté de manière à servir d'équivalent à l'accroissement de la consommation.

Le fait est que le Gouvernement provisoire avait raison, et que ceux-là aussi ont raison, qui le condamnent. Il y a une moitié de la vérité d'un côté, et une moitié du côté opposé. Ces deux moitiés se rejoindront un jour. Peut-être le résultat pratique de la vérité entière serait-il que toutes les personnes vivantes se garantissent les unes aux autres, jar l'intermédiaire de leur représentant commun, l'État, la possibilité de vivre en travaillant, sauf à abdiquer le droit de propager l'espèce à leur gré et sans limites, auquel cas riches et pauvres devraient se soumettre également aux règles prescrites par l'intérêt social. Mais avant qu'une pareille solution du problème ait cessé de paraître visionnaire, il faut qu'une révolution presque complète s'accomplisse dans les idées et les sentiments du genre humain[3].

 

Voilà sous quel jour la question du Droit au Travail est apparue à un des esprits les plus éminents de l'Angleterre moderne. On voit que l'unique objection qu'il fasse à la reconnaissance solennelle du Droit au Travail est tirée de considérations qui ont trait à l'excès de la population, qu'il est, selon lui, très-dangereux d'encourager. Nous ferons observer à M. John Stuart Mill, avec tout le respect dû à sa haute intelligence, que les règles propres à la vie de famille en France ôtent à son objection beaucoup de sa force. En France, pour garantir la table du banquet social contre une ruineuse invasion de convives surnuméraires, il n'est aucunement besoin d'avoir recours à des lois prohibitives. Ce qui met obstacle, dans notre pays, au débordement de la population, c'est le bon sens et la prévoyance de tout père de famille qui se trouve dans l'aisance. Parmi ceux-là, il en est peu qui ne mesurent le nombre de leurs enfants à l'étendue de leurs ressources, pour les élever d'abord, et ensuite pour les mettre en état de se suffire. Une description statistique de la France a montré, il n'y a pas longtemps, que, loin de s'accroître d'une manière alarmante, la population en France reste plutôt stationnaire. S'il y a un excès dont on doive se préoccuper, c'est précisément dans la classe des hommes pauvres et sans emploi : d'où notre mot français prolétaires. Et pourquoi ? Parce que, pour celui auquel le présent échappe, il n'y a pas lieu de prendre souci de l'avenir ; parce que pauvreté et prévoyance sont des termes contradictoires ; parce que le culte d'un sensualisme brutal est le résultat logique d'une condition qui n'offre pas d'autres sources de joie ; parce qu'enfin le pauvre, habitué qu'il est à vivre au jour le jour, est naturellement conduit à s'en remettre, pour ses enfants comme pour lui, à la grâce de Dieu ! D'où il résulte que le manque de travail mène à l'accroissement de la population par l'accroissement de la pauvreté, tandis que les conséquences pratiques du Droit au Travail, proclamé avec sincérité et mis en mouvement avec sagesse, seraient, au contraire, de poser une limite à cette reproduction aveugle de l'espèce, qui dérive de l'action combinée de l'ignorance, de l'insouciance et des loisirs forcés.

Quoi qu'il en soit, ceux qui ont lancé contre le Droit au Travail tant d'anathèmes feront bien de méditer la comparaison établie par M. John Stuart Mill entre cette mesure, si violemment attaquée, et la loi des pauvres d'Elisabeth. Surtout, qu'ils n'oublient pas ces mots remarquables : Au point de vue de quiconque ne tient pas compte du principe de la population, le Droit au Travail doit être la plus incontestable des vérités, la plus sacrée des obligations politiques.

Que si, maintenant, on considère la demande prise en elle-même, quelle élévation de sentiments ne trahissait-elle point, de la part du Peuple ? Il était maître de Paris, alors, et, le lendemain d'une révolution qui l'investissait d'un pouvoir souverain, que demanda-t-il ? Du pain et des spectacles, panem et circenses ? Non : Du pain gagné par le travail. Était-ce trop ? Rien n'atteste d'une façon plus frappante le progrès des âges, et cette hauteur d'âme que, dans les circonstances orageuses qui sont ici rappelées, le peuple de Paris déploya.

Le principe proclamé, restait à lui donner vie, par la création immédiate d'un ministère dont ce fût là l'objet spécial. Et le peuple ne l'entendait pas autrement.

Le 28 février, le Conseil était réuni. Soudain, du haut des fenêtres de l'Hôtel-de-Ville, nous vîmes le peuple couvrir la place de Grève, et s'y ranger, pour ainsi dire, en bataille. Au-dessus des têtes pressées flottaient de nombreuses bannières où étaient écrits ces mots : Ministère du Travail !Organisation du travail ! Presque au même' instant, une députation du peuple nous fut annoncée. Il s'agissait de se décider. Je n'hésitai pas à me prononcer pour qu'on fît droit au vœu populaire. La Révolution avait un sens social : que tardait-on à la définir ? La Révolution venait de révéler le vrai souverain, et ce souverain le prolétariat le retenait esclave : que tardait-on à reconnaître cette poignante anomalie ? Créer un ministère qui fût celui de l'avenir, remplacer par une organisation fraternelle du travail l'anarchie qui couvait sous son vaste désordre l'oppression de la multitude et faisait hypocritement porter à son esclavage les couleurs de la liberté, voilà ce qui était à faire.

Ces conclusions rencontrèrent dans M. de Lamartine un contradicteur plein de véhémence. Il déclara que nous n'étions pas pouvoir constituant ; qu'il ne nous était pas permis d'engager sur des points de cette importance l'opinion de l'assemblée future ; qu'il ne concevait pas la nécessité du ministère proposé ; que, quant à l'organisation du travail, il ne l'avait jamais comprise et ne la comprendrait jamais.

La majorité applaudit, et sur-le-champ j'annonçai ma retraite ; car, selon moi, représenter dans un gouvernement autre chose que son idée, c'est la dernière des humiliations, et désirer le pouvoir pour le pouvoir même, c'est être le dernier des hommes.

Ma démission fut repoussée vivement, et, comme j'insistais, on m'offrit la présidence d'une commission au sein de laquelle, en attendant l'Assemblée, les questions sociales seraient élaborées et discutées.

Ainsi, au lieu d'un ministère ayant sous la main des bureaux, des agents, un budget, des ressorts administratifs, un pouvoir effectif, des moyens d'application, des ressources pour agir, on proposait... quoi ? L'ouverture d'une orageuse école où j'étais appelé à faire un cours sur la faim, devant le peuple affamé ! Ai-je besoin de dire avec quelle énergie je rejetai cette offre pleine de périls ? Alors, prenant la parole d'une voix émue, M. François Arago m'adjura de ne point persister dans un refus au fond duquel était le soulèvement de Paris. Il invoqua contre moi l'autorité de son âge. Il ébranla dans mon cœur toutes les puissances d'une ancienne et persévérante affection. Il se montra prêt à siéger dans la commission, et à y siéger en qualité de vice-président. J'aimais M. François Arago, je le respectais ; sa sincérité n'avait jamais été et ne fut jamais pour moi l'objet d'un doute ; son abnégation m'embarrassait et me touchait à la fois... Mais, en de pareils moments, ce n'est qu'au fond de soi-même qu'il faut chercher l'inspiration et la lumière.

Cruelle alternative !

Si je cédais, j'allais avoir sur les bras une multitude souffrante, animée d'impatients désirs, impérieuse, souveraine, sans autre pouvoir pour la contenir que celui de la parole ; j'acceptais, dans ce qu'elle avait de plus violent, la responsabilité d'une situation qu'on me refusait le moyen de dominer ; je me livrais aux défiances, et, bientôt peut-être, aux emportements du peuple, justement irrité d'attendre ; j'exposais les idées que je crois vraies au discrédit dont il était possible qu'elles fussent frappées par défaut d'application ; qui sait ? j'affrontais un abîme.

Si je persistais, pouvais-je répondre des suites ? Une scission éclatant dans le Gouvernement, en de telles circonstances et pour de tels motifs, ne donnerait-elle pas le signal d'une insurrection populaire ? Au milieu de la guerre civile, la République ne risquerait-elle pas de devenir furieuse ou de périr ? Et puisque par une étrange fatalité je me trouvais placé entré deux sortes de responsabilités redoutables l'une et l'autre, ne valait-il pas mieux choisir celle qui, du moins, ne m'apparaissait pas dans le sang ?

Voila de quelles pensées diverses mon esprit fut tourmenté pendant ces heures terribles !

Je me rappelais, d'autre part, le mot célèbre : Mens agitat molem ; je me disais qu'une occasion souveraine se présentait pour le socialisme d'avoir à sa disposition une tribune d'où il parlerait à toute l'Europe ; que ce n'était pas une œuvre à dédaigner que la propagande faite au profit d'une grande idée, du haut d'une grande situation ; que ce n'était pas un médiocre pouvoir que celui de mettre en discussion, devant une multitude immense, le royaume du mal. Eh ! qu'importait, après tout, qu'on renversât l'homme, qu'on le foulât aux pieds, si l'œuvre survivait, si le sillon était creusé ?

Ces dernières considérations me décidèrent. Il fut arrêté immédiatement qu'une Commission de gouvernement pour les travailleurs serait instituée, qu'Albert en serait le vice-président et qu'elle siégerait au Luxembourg. On fit entrer la députation.

Un ouvrier mécanicien, aux manières froides et fermes, au visage austère, s'avança tenant un papier à la main, et lut la pétition qui réclamait la création d'un Ministère du Travail. Répondre, je ne le pouvais faire selon ma conscience, sans dévoiler la discussion qui venait d'avoir lieu et sans trahir mes collègues. Ce fut M. de Lamartine qui prit la parole. Pendant qu'il parlait, l'incertitude se peignait sur le visage des envoyés du Peuple. Us m'interrogèrent du regard, et, comme s'ils eussent lu dans le mien ce qui se passait au fond de mon âme, ils se retirèrent en silence.

Je rédigeai le décret suivant, que le Moniteur publia le lendemain avec les signatures de tous les membres du Gouvernement provisoire :

Considérant que la révolution faite par le peuple doit être faite pour lui :

Qu'il est temps de mettre un terme aux longues et iniques souffrances des travailleurs ;

Que la question du travail est d'une importance suprême ;

Qu'il n'en est pas de plus haute, de plus digne des préoccupations d'un gouvernement républicain ;

Qu'il appartient surtout à la France d'étudier ardemment et de résoudre un problème posé aujourd'hui chez toutes les nations industrielles de l'Europe ;

Qu'il faut aviser, sans le moindre retard, à garantir au Peuple les fruits légitimes de son travail ;

Le Gouvernement provisoire de la République arrête :

Une commission permanente, qui s'appellera Commission de gouvernement pour les travailleurs, va être nommée avec mission expresse et spéciale de s'occuper de leur sort.

Pour montrer quelle importance le Gouvernement provisoire attache à la solution de ce grand problème, il nomme président de la Commission de gouvernement pour les travailleurs un de ses membres, M. Louis Blanc, et pour vice-président un autre de ses membres, M. Albert, ouvrier.

Des ouvriers seront appelés à faire partie de la Commission.

Le siège de la Commission sera au palais du Luxembourg.

 

Ce décret n'était, certes, pas de nature à répondre entièrement aux désirs que la Révolution avait éveillés. Toutefois, il leur ouvrait une issue ; il appelait pour la première fois le Peuple à la discussion publique de ses intérêts ; il faisait de la solution de ce problème : abolition du 'prolétariat, la grande affaire du moment ; il mettait au premier rang des questions dignes de la sollicitude d'un 'gouvernement républicain la question du travail. Voici comment le Moniteur rend compte de l'annonce qui en fut faite au Peuple :

De nombreuses corporations d'ouvriers, portant des drapeaux et formant une foule d'au moins cinq ou six mille personnes, se sont présentées aujourd'hui, à trois heures, sur la place de l'Hôtel-de-Ville, pour demander qu'un Ministère du Travail et du Progrès fut institué. Après avoir reçu quelques députations, le Gouvernement provisoire, représenté par MM. Arago, Louis-Blanc, Marie, Bethmont, est descendu sur la place de Grève, au milieu des ouvriers. M. Arago a pris la parole à plusieurs reprises, de groupa en groupe, excitant partout sur son passage les plus chaleureuses acclamations. M. Louis Blanc s'est ensuite adressé au peuple, et lui a annoncé la formation de la COMMISSION DE GOUVERNEMENT POUR LES TRAVAILLEURS, laquelle doit se réunir dès demain au palais du Luxembourg, et commencer immédiatement ses travaux, avec le concours de tous les hommes compétents, notamment d'ouvriers désignés par leurs camarades. M. Louis Blanc a dit que la force du Gouvernement provisoire était dans la confiance du peuple, et la force du peuple dans sa modération ; qu'il fallait à la fois que sa fermeté imposât aux malveillants, et que son calme laissât au Gouvernement provisoire la liberté d'esprit nécessaire à ses délibérations. Les plus vifs applaudissements ont accueilli ces paroles, et M. Louis Blanc, que sa petite taille dérobait aux regards de la foule, enlevé sur les épaules de deux ouvriers, a été porté autour de la place au milieu des acclamations[4].

 

Hélas ! à la vue de ces élans de naïf et affectueux enthousiasme, je sentis mon cœur se briser. Je me demandai, avec une angoisse secrète, si je pourrais m'acquitter par des services effectifs de la dette que m'imposaient les témoignages de la sympathie populaire. Tout un monde de noires conjectures s'ouvrit à ma pensée. Elle était de sinistre augure, cette crainte que la majorité du Conseil avait manifestée, à la seule idée d'un commencement de rénovation sociale ! Nous serait-il possible d'agir en commun ?... Et, dans le cas contraire, combien fatal le dénouement !

 

 

 



[1] Voyez le Moniteur du 26 février 1848. — Le récit que M. Garnier-Pagès fait de cette scène, dans son Histoire de la révolution de Février, contient plusieurs inexactitudes. Je n'en relèverai qu'une, parce que celle-là touche à une question de principes. M. Garnier-Pagès me présente comme partisan de l'association forcée des ouvriers ! Ses souvenirs ne l'auraient pas trompé à ce point, s'il lui était jamais arrivé de me lire...

[2] A Year of Revolution in Paris, t. I, pp. 167, 168.

[3] Défense dé la révolution de 1848, en réponse à lord Brougham et autres. Voyez Westminster and Quaterly Review, for april 1849, pp. 31-33

[4] Voyez le Moniteur du 1er mars 1848.